L’efficacité des sanctions économiques

par Céline Antonin

Cette thématique a fait l’objet d’une conférence intitulée « Sanctionner l’économie d’un pays, une solution ? » le 16 novembre 2022 dans le cadre des journées de l’économie (Jéco) de Lyon : http://www.touteconomie.org/conferences/sanctionner-leconomie-dun-pays-une-solution

L’idée d’utiliser des instruments économiques pour influencer les objectifs politiques remonte à l’Antiquité mais ce n’est qu’à l’issue de la Première Guerre mondiale que les sanctions ont été codifiées juridiquement dans la Charte de la Société des nations. Les vainqueurs de la Grande guerre estimaient alors que ces mesures auraient une portée dissuasive et permettraient de garantir la paix en évitant de s’engager dans la confrontation armée[1].



L’intervention militaire russe en Ukraine et les nombreuses salves de sanctions qui s’en sont suivies de la part des pays occidentaux (États-Unis, Union européenne…) ont réactivé le débat sur le but et l’efficacité des sanctions. Quel est l’objectif politique des sanctions ? Peuvent-elles être efficaces ou existe-t-il des moyens de contournement pour le pays sanctionné dans une économie mondialisée ? Quelles sont les conditions de leur réussite ?

Historique des sanctions

Pendant plusieurs siècles, les sanctions économiques accompagnèrent la guerre et visèrent à compléter l’action militaire. Au cours du XXe siècle, on assista à un changement de paradigme avec l’idée que les sanctions pouvaient constituer un substitut efficace à l’action militaire, comme en atteste la Charte de la Société des nations (article 16). Keynes lui-même déclara être « sûr que le monde sous-estime grandement l’effet des sanctions économiques ». Il fut pourtant démenti par l’histoire : ainsi, les sanctions de la Société des nations prises à l’encontre de l’Italie ou du Japon à la veille de la Seconde Guerre mondiale ne purent prévenir le conflit mondial. 

Après la Seconde Guerre mondiale, l’idée des sanctions comme alternative à l’affrontement armé se renforça et les sanctions s’inscrivirent dans le temps long. Après l’épisode de la guerre froide où les sanctions se firent plus rares, la décennie 1990 marqua leur retour en force, au point qu’on parla de « décennie des sanctions ». Des voix s’élevèrent néanmoins pour contester leur efficacité et mettre en exergue la souffrance des populations civiles, ce qui déboucha, à l’aune du XXIe siècle, sur l’idée de sanctions ciblées, dites sanctions « SMART » (spécifiques, mesurables, atteignables, réalistes, temporellement définies).

Définition et objectif(s)

Que recouvre exactement le terme de sanctions ? Askari et al. (2003)[2] les définissent comme des « mesures coercitives, imposées par un pays ou un groupe de pays à un autre pays, son gouvernement ou des entités individuelles visant à induire un changement de comportement ou de politique ». Ces sanctions peuvent être générales ou ciblées, bilatérales ou multilatérales, commerciales et/ou financières.

Lorsque l’on évalue les sanctions, on a coutume de leur assigner un objectif unique mais la réalité est beaucoup plus complexe. Il existe en réalité une pluralité d’objectifs, comme le montre Barber (1979)[3] : des objectifs primaires, visant à la modification du comportement du pays cible ; des objectifs secondaires, visant à satisfaire les forces politiques domestiques ; et des objectifs tertiaires, qui visent à promouvoir la défense de certaines valeurs. Ainsi, les sanctions s’apparentent aussi à une forme de châtiment infligé à des acteurs dont le comportement est jugé « déviant » par rapport à un ordre moral dominant et une volonté d’extension de la souveraineté nationale, comme en témoignent par exemple les lois américaines d’extraterritorialité.

Par conséquent, l’efficacité des sanctions ne peut se juger uniquement à l’aune des objectifs primaires. Par ailleurs, les objectifs recherchés sont parfois différents des objectifs affichés : dans le cas des sanctions contre l’Iran, au-delà de l’objectif affiché des États-Unis d’empêcher l’Iran de devenir une puissance nucléaire, c’est en réalité aussi un objectif de changement de régime en Iran qui est poursuivi depuis 1979 (Coville, 2015[4]).

Une efficacité débattue

Dans les tentatives d’évaluer l’efficacité des sanctions, un premier courant de pensée, considéré comme « pessimiste », a généralement conclu à leur inefficacité. Ce courant est né avec l’étude fondatrice de Galtung (1967)[5] qui, à partir de l’exemple privilégié de la Rhodésie, a conclu que les sanctions avaient contribué à renforcer le pouvoir politique en place. Un deuxième courant de recherches menées à partir des années 1980 a fourni une vision plus « optimiste » de l’efficacité des sanctions ; cette approche a été initiée par une étude de Hufbauer, Schott et Elliot[6] (HSE, 1985) : à partir d’un échantillon portant sur 103 cas de sanctions commerciales et financières prises entre 1914 et 1985, Hufbauer, Schott et Elliot concluent que 36 % des sanctions ont atteint leur objectif. Un troisième courant de recherche s’est ensuite structuré à partir des critiques formulées à la méthodologie HSE pour juger de l’efficacité des sanctions. Comme le relèvent Coulomb et Matelly (2015)[7], les études récentes évoquent un niveau de réussite moyen de 30 % d’efficacité des sanctions ciblées (Targeted Sanctions Consortium,2012[8]). Certains politologues s’inscrivent en faux, à l’instar de Robert A. Pape (1997)[9] qui critique la causalité établie entre sanction et objectif politique et estime l’efficacité des sanctions « au sens strict » autour de 4 %.

Pire encore, les sanctions sont parfois accusées d’être contreproductives. Dans le pays sanctionné, elles sont susceptibles d’apporter un surcroît de légitimité au dirigeant et de rendre la population plus vulnérable aux idéologies radicales. Elles peuvent également aggraver la situation des populations civiles (accès aux besoins primaires, aux soins et services médicaux, à l’alimentation de base…), et entraîner le développement d’une économie parallèle au détriment des plus fragiles. Les sanctions peuvent également avoir des répercussions fortes dans les pays d’où elles émanent. Elles peuvent engendrer des contre-sanctions, comme on le voit actuellement de la part de la Russie à l’encontre des pays européens. Par ailleurs, si les sanctions sont bilatérales, elles peuvent défavoriser les entreprises des pays émetteurs et créer un effet d’aubaine pour leurs concurrents qui ne pratiquent pas de sanctions : la Chine comme l’Inde profitent aujourd’hui d’une forte décote sur le pétrole russe alors que les entreprises européennes doivent supporter une hausse des coûts des carburants.

La performance plutôt que l’efficacité

Comme le montre le rapport PERSAN sus-cité (2017), mesurer l’efficacité est en réalité insuffisant pour rendre compte de l’opportunité des sanctions. Plutôt que l’efficacité, les auteurs plaident pour une mesure de la « performance » de la sanction, autour du triptyque pertinence-efficacité-efficience. Si la notion d’efficacité mesure seulement l’adéquation entre objectifs et résultats, la notion de pertinence évalue l’adéquation entre moyens et objectifs. Si un pays est très inséré dans la mondialisation et a des possibilités de contournement de sanctions bilatérales, alors la sanction perdra de sa pertinence. Par ailleurs, l’efficience mesure le lien entre moyens et résultats, autrement dit, elle rend compte de l’effet des sanctions sur le pays émetteur. La sanction idéale est ainsi la sanction qui maximise le coût potentiel payé par le pays sanctionné tout en minimisant les coûts engendrés par le pays émetteur.

Notons que les pays de l’Union européenne ont une vulnérabilité aux sanctions comparable à celle des États-Unis, si l’on exclut le commerce intra-zone. En effet, le taux d’ouverture au commerce international, mesuré comme la somme des exportations et des importations de biens d’un pays rapportée au PIB, atteint 18 % dans l’Union européenne (51 % en tenant compte du commerce intra-UE) contre 19 % aux États-Unis en 2019[10]. Mais la dépendance est variable selon les pays européens : les petits pays très ouverts comme la Slovénie ou la Bulgarie ont un taux d’ouverture de 35 % (hors commerce intra-UE) alors que le taux d’ouverture de la France et du Portugal n’est que de 14 %. Par ailleurs, le degré de dépendance est variable selon les produits : à titre d’exemple, Guinea et Sharma (2022)[11] élaborent une liste de 233 produits pour lesquels l’Union européenne est fortement dépendante de l’extérieur en soulignant le poids de la Chine, de l’Inde ou encore de la Russie.

Sanctions de l’UE contre la Russie : l’arroseur arrosé ?

Aujourd’hui, la question de la performance des sanctions se pose notamment dans le cas de la Russie. Face à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, six vagues successives de sanctions ont été décidées par l’Union européenne. Les quatre premières salves de sanctions européennes visaient le commerce avec la Russie mais les produits énergétiques et les banques très impliquées dans le secteur énergétique étaient soigneusement tenus à l’écart. La situation a changé avec le cinquième salve de sanctions imposée par le Conseil de l’UE le 8 avril 2022, qui interdit d’importer du charbon et d’autres combustibles fossiles solides russes à destination de l’UE à partir d’août 2022. Le sixième train de sanctions décrète quant à lui l’arrêt total des importations de pétrole russe à horizon de six mois et des produits raffinés d’ici fin 2022. Face à ces mesures, la Russie a riposté par des contre-sanctions : elle a obligé les créanciers étrangers à payer leurs importations en roubles et a suspendu ses livraisons de gaz à plusieurs pays européens via le gazoduc Yamal.

En matière d’efficacité, il est encore tôt pour juger de l’effet des sanctions sur l’économie russe mais le bilan provisoire paraît mitigé. Dans ses prévisions d’octobre 2022, le FMI table sur une contraction du PIB de 3,4 % en 2022, ce qui est inférieur aux 6 % attendus en juillet 2022. Certes, la moitié des réserves de change sont gelées, plusieurs des principales banques ont été coupées du système de paiement international et le brut de l’Oural se négocie avec un rabais d’environ 20 dollars par baril. Cependant, l’économie russe semble résister mieux que prévu. La banque centrale a imposé des contrôles de capitaux et augmenté fortement les taux d’intérêt, ce qui a conduit à une forte appréciation du rouble. La balance commerciale s’est améliorée : la hausse des prix mondiaux du pétrole et du gaz a compensé la « décote russe », et l’augmentation des ventes à la Chine et à l’Inde semble avoir partiellement compensé la baisse des exportations vers l’UE. Ainsi, l’existence de pays tiers se revendiquant neutres, dans un contexte de mondialisation, affaiblit largement le pouvoir des sanctions et interroge sur leur pertinence. Certains pays, à l’instar de la Turquie, jouent un rôle majeur dans le contournement des sanctions, comme l’illustre le projet discuté par V. Poutine et de R. T. Erdogan qui vise à créer un hub gazier en Turquie dans le but de livrer du gaz russe aux pays européens[12]

Par ailleurs, l’efficience des sanctions est remise en question par la forte dépendance de l’Union européenne au pétrole et au gaz naturel russes. Changer de producteur peut s’envisager en matière pétrolière du fait de la relative simplicité de transport du pétrole ; les sanctions impliqueraient alors une redéfinition – non sans coût – de la cartographie des échanges. En revanche, dans le cas du gaz naturel, la nature même de l’infrastructure de transport rend les possibilités de substitution limitées, l’essentiel du commerce européen de gaz reposant sur un réseau de gazoducs venus de Russie. En outre, les pays européens affichent une dépendance inégale face à la Russie, les pays les plus à l’est de l’Europe apparaissant comme les plus vulnérables (Antonin, 2022[13]). Pour répondre aux sanctions, la Russie a réduit drastiquement ses livraisons de gaz vers l’Union européenne, ce qui pourrait avoir un impact fort sur la croissance des pays de l’Union (Geerolf, 2022[14]). Or, si le coût pour le pays émetteur l’emporte sur le coût pour le pays sanctionné, alors les sanctions seront contre-performantes. L’enjeu pour le pays émetteur est donc de réduire les effets sur sa propre économie, en accompagnant au mieux par exemple les entités domestiques qui subissent le plus directement les sanctions.

Définir les conditions de réussite des sanctions

Il est impossible de prédire les conditions de réussite des sanctions, tant chaque situation réclame une analyse détaillée spécifique. En revanche, certaines conditions semblent favorables pour maximiser leur performance. Bien que les études empiriques basées sur les données de Hufbauer et al. (déjà cité) démontrent que les sanctions unilatérales ont un taux de succès supérieur aux sanctions multilatérales, ce résultat ne fait pas consensus : sur la base de nouvelles données incluant 888 cas de sanctions – avec une proportion plus élevée de sanctions non étatsuniennes –, Bapat et Morgan (2009)[15] montrent que les sanctions multilatérales ont plus de chances de réussir que les sanctions unilatérales à condition qu’il y ait soit un unique grief envers le pays ciblé, soit (s’il y a plusieurs griefs) que les sanctions soient orchestrées par une institution internationale. En effet, grâce à la présence d’une institution internationale, chaque pays émetteur perd sa capacité à conclure un accord parallèle avec le pays cible et à participer de facto à une stratégie de contournement. En conséquence, le pays ciblé est davantage susceptible de prendre les menaces au sérieux et de proposer un compromis. En outre, les sanctions multilatérales présentent l’avantage d’ajouter une forte légitimité politique à la sanction.  

Par ailleurs, il est important de s’assurer de l’adéquation entre objectif politique final et objectif économique intermédiaire afin que le pays émetteur des sanctions soit sûr de sa capacité à maintenir les sanctions dans le temps (Lettre Trésor-éco, 2015[16]). Enfin, les sanctions doivent être limitées aux mesures les plus performantes et les sanctions ayant un but d’affichage – dont la performance n’a pas été prouvée – devraient être proscrites. Les régimes de sanctions qui affichent un taux de succès élevé sont d’ailleurs ceux dont la mesure principale vise un secteur exportateur clef du pays cible – sans que le pays émetteur ne soit trop affecté : la Lettre Trésor-éco (2015) estime un taux de réussite de 54 % lorsque la mesure principale des sanctions porte sur l’une des principales ressources à l’exportation du pays ciblé, contre un taux de succès moyen de 18 %, toutes sanctions confondues[17]. Il faut enfin s’assurer de la clarté de l’objectif final poursuivi afin de ne pas alimenter l’idée que les sanctions sont un instrument d’impérialisme ; le risque serait en effet de conduire la population des pays sanctionnés à nourrir un sentiment d’agression injuste et à renforcer la légitimité des dirigeants – ce qui irait totalement à l’encontre de l’effet recherché.


[1] Pour approfondir la question de la performance des sanctions, le lecteur pourra utilement se référer au rapport Matelly S., Gomez C., Carcanague S. (2017). Performance des sanctions internationales, Typologie : étude de cas. Rapport final PERSAN juin 2017, IRIS, CSFRS, qui a largement inspiré et nourri la rédaction de ce texte.

[2] Askari H., Forrer J., Teegen H. et J. Yang (2003). Economic sanctions: examining their philosophy and efficacy. Greenwood Publishing Group.

[3] Barber J. (1979). “Economic Sanctions as a Policy Instrument”. International Affairs, 55(3).

[4] Coville, T. (2015). « Les sanctions contre l’Iran, le choix d’une punition collective contre la société iranienne ? ». Revue internationale et stratégique, 97(1).

[5] Galtung J. (1967). “On the Effects of International Economic Sanctions, With Examples from the Case of Rhodesia”. World Politics, 19(3).

[6] Hufbauer G. C., Schott J.J., Elliott A. K., 1985, Economic Sanctions Reconsidered: History and Current Policy, Washington, Peterson Institute for International Economics.

[7] Coulomb, F. et Matelly, S. (2015). « Bien-fondé et opportunité des sanctions économiques à l’heure de la mondialisation ». Revue internationale et stratégique, 97(1).

[8] Targeted Sanctions Consortium, 2012, Designing United Nations targeted sanctions. Evaluating impacts and effectiveness of UN targeted sanctions, The Graduate Institute – Watson Institute for International Studies, août.

[9] Pape, R. A. (1997). Why economic sanctions do not work. International security, 22(2).

[10] Source des données : Banque mondiale pour les États-Unis, Eurostat pour l’Union européenne (27 pays hors Malte).

[11] Guinea, O. et Sharma, V. (2022). Should the EU Pursue a Strategic Ginseng Policy? Trade Dependency in the Brave New World of Geopolitics. ECIPE Policy Brief, avril 2022.

[12] La Tribune, Erdogan et Poutine s’accordent pour bâtir un « hub gazier » de l’Europe en Turquie, 13 octobre 2022.

[13] C. Antonin (2022). « Dépendance commerciale UE-Russie : les liaisons dangereuses », Blog de l’OFCE, 4 mars 2022.

[14] Geerolf  F. (2022). “The “Baqaee-Farhi approach” and a Russian gas embargo – some remarks on Bachmann et al.”. Sciences Po OFCE Working Paper, n°14/2022.

[15] Bapat, N.A. et Morgan, C.T. (2009). Multilateral versus unilateral sanctions reconsidered: a test using new data. International Studies Quarterly, 53(4).

[16] Ministère de l’Économie, de l’Industrie et du Numérique (2015). « Sanctions économiques : quelles leçons à la lumière des expériences passées et récentes ? ». Lettre Trésor-Éco, n° 150.

[17] Lettre Trésor-éco (2015) sus-citée, tableau 2.




Réforme du Pacte de stabilité et de croissance : la Commission est tombée sur la dette

par Jérôme Creel

Dans sa communication du 9 novembre 2022, la Commission européenne a esquissé les contours du nouveau cadre budgétaire européen qui devrait, selon ses termes, être simplifié, et adapté aux besoins spécifiques des États en vue d’assurer leur solvabilité et permettre des réformes et les investissements nécessaires. Il devrait également mieux prendre en compte les déséquilibres économiques dont ceux relatifs aux balances commerciales, et enfin être mieux appliqué. Vaste programme !



L’objectif de solvabilité des États membres réitéré par la Commission tient aux niveaux excessifs, dans le cadre budgétaire européen actuel, des ratios de dette publique sur PIB pour un nombre important d’États membres :  12 États membres parmi les 27 auront un ratio de dette publique sur PIB supérieur au seuil de 60 % à la fin de l’année 2022 (graphique 1).

Ces niveaux élevés de dette publique sont le résultat d’une succession de crises économiques, financières et géopolitiques en Europe depuis 2007. Entre fin 2007 et fin 2021, la dette publique a augmenté de près de 30 points de PIB en moyenne, avec une dispersion de l’ordre de 23 points. Comme le montre le graphique 2, certains États membres de l’Union européenne – rappelons que le Pacte de stabilité et de croissance que la Commission envisage de réformer s’impose à tous ces États, et pas seulement à ceux de la zone euro – ont subi des hausses d’endettement de près de 50 points (France, Italie, Chypre, Portugal), voire bien au-delà (Grèce, Espagne). D’autres, comme l’Allemagne, ont vu leurs dettes légèrement augmenter, sinon diminuer (Malte, Suède). Dans ce contexte, l’application homogène ou indifférenciée des règles budgétaires semble difficile sinon impossible à réaliser car elle nécessiterait des efforts substantiels de la part d’États membres qui sortent progressivement d’une crise sanitaire et continuent de subir une crise énergétique dont les effets sur les finances publiques se font durement ressentir[1].

Le Pacte de stabilité et de croissance, appliqué dès la création de la zone euro en 1999, vise à assurer la discipline budgétaire des États de l’Union européenne en prévenant les déficits et les dettes publics excessifs ou en les corrigeant par des politiques budgétaires limitant les dépenses et augmentant les recettes fiscales. Le Pacte n’étant pas appliqué de façon mécanique, son application dépend cependant de l’interprétation des États et de la Commission européenne sur la nature « excessive » des déficits et des dettes. Si des critères numériques ont été annexés, dans un Protocole, au Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne – les fameux critères de 3 % du PIB pour le déficit et de 60 % du PIB pour la dette –, il existe des circonstances exceptionnelles qui permettent de s’en abstraire temporairement. Ainsi quand une crise grave survient, comme ce fut le cas en 2020 avec la pandémie, la clause dérogatoire relative à la suspension du volet préventif du Pacte peut être activée. En l’espèce, le Pacte aura été mis entre parenthèses de 2020 à fin 2023. Á quoi devrait-il ressembler au-delà, selon la Commission ?

Les deux critères numériques du Pacte seraient conservés mais l’outil principal pour les respecter serait modifié. La soutenabilité budgétaire[2], c’est-à-dire la baisse de la dette publique, serait désormais évaluée sur la base d’un seul indicateur : les dépenses primaires, c’est-à-dire les dépenses publiques nettes des revenus discrétionnaires, hors charges d’intérêt sur la dette et hors dépenses d’indemnisation du chômage. La référence du cadre budgétaire actuel à la baisse annuelle de la dette (un vingtième de l’écart entre la dette constatée et la cible de 60 % du PIB) serait abandonnée, tout comme la référence à une baisse minimale du solde public corrigé du cycle. Le nouvel indicateur en remplacerait deux, d’où la simplification selon la Commission.

La cible de dépenses primaires devrait assurer un sentier plausible de baisse de la dette publique vers la cible de 60 % du PIB pendant 10 ans. Cela n’implique pas que la dette devra avoir atteint sa cible au bout de 10 ans, mais seulement qu’elle aura tendu vers elle à un rythme jugé satisfaisant.

Les États membres devraient présenter à la Commission un « plan national budgétaire et structurel de moyen terme » conforme à leurs engagements de discipline budgétaire. La cible de dépenses primaires établie en coordination étroite entre l’État membre et la Commission devrait donc être cohérente avec les dépenses jugées nécessaires par les deux parties pour assurer des réformes structurelles et des investissements. La nature des uns et des autres n’est pas précisée. La cible de dépenses primaires pourrait donc être différente d’un pays à un autre car leurs besoins de réforme et d’investissement sont sans doute différents.  

Les dépenses primaires conformes à la discipline budgétaire seraient prévues sur une période de 3 à 4 ans, engageant la responsabilité de l’État au cours de cette période. Si des circonstances économiques imprévues empêchaient la dette publique de baisser au rythme souhaité (l’engagement des États est assorti d’un scénario de croissance sur le même horizon) ou si les réformes et les investissements ne produisaient pas les effets escomptés, principalement sur la croissance économique, l’ajustement des dépenses primaires pourrait être rallongé jusqu’à 3 ans supplémentaires : l’État aurait au plus 7 ans pour réduire sa dette publique vers la cible de 60 % du PIB à un rythme satisfaisant. La notion de moyen terme qui figure dans la mouture actuelle du Pacte de stabilité et de croissance aurait tendance à devenir très extensible.   

Depuis 2011, l’Union européenne s’est dotée d’instruments de surveillance des déséquilibres macroéconomiques (surchauffe des salaires, déséquilibre commercial, endettement privé excessif, etc.) qui sont jusqu’à présent restés déconnectés du cadre budgétaire européen. La Commission propose de les y intégrer. Par une meilleure surveillance de ces déséquilibres, la Commission ajusterait ses recommandations de réformes et d’investissements pour que soient assurés dans les États membres une croissance soutenable et un désendettement progressif. 

La Commission insiste enfin beaucoup sur la nécessité pour les États de respecter les engagements pris – l’application du Pacte de stabilité et de croissance n’a pas toujours été très scrupuleuse – et sur leur contrôle plus étroit par des organes nationaux (en France le Haut Conseil aux Finances Publiques). Ces organes seraient chargés d’organiser un débat national sur la pertinence des hypothèses pluriannuelles de finances publiques faites par les gouvernements.  

Voilà donc pour le projet de réforme. Qu’en penser ?

Tout d’abord, le projet de réforme, s’il était adopté, élargirait les marges de manœuvre des États par rapport aux règles actuelles : baisse plus lente de la dette, préservation des dépenses d’indemnisation du chômage et prise en considération des investissements. L’austérité budgétaire ne serait pas pour tout de suite.  

Pour autant, l’ajustement des dépenses primaires sur plusieurs années pour assurer la soutenabilité de la dette tout en tenant compte des réformes et des investissements jugés nécessaires ne paraît pas bien différent de la situation qui prévaut aujourd’hui. L’assouplissement serait inscrit dans le nouveau projet là où il est plus improvisé dans la mouture actuelle. Mais en pratique, qu’est-ce que cela change ? Les États avaient déjà coutume de modifier leurs politiques budgétaires pour financer des réformes et des investissements tout en veillant à leur solvabilité. Les auditions devant le Haut Conseil aux Finances Publiques sont d’ores et déjà supposées animer le débat national sur l’orientation à court et moyen terme des finances publiques. Sur ce point également, il est assez difficile de concevoir en quoi la proposition de la Commission est innovante.  

La cohérence a priori entre un objectif potentiellement assoupli de dépenses primaires et le respect toujours en vigueur du critère de déficit public ne va cependant pas de soi. De quelles marges de manœuvre disposeront les États dont le déficit total est au-dessus des 3 % du PIB ? Ils devront certainement trouver de nouvelles ressources pour baisser ce déficit et préserver leur capacité de dépenses primaires afin de financer réformes et investissements. Le défi est de taille, surtout si la conditionnalité macroéconomique quant à la mise à disposition des fonds européens (politique de cohésion, fonds issus de la facilité de relance et de résilience du programme Next Generation EU) s’applique lorsque le déficit public est jugé excessif : l’octroi des fonds européens pourra être suspendu.

Autre élément important : la très grande place prise par la Commission dans le processus budgétaire proposé. La Commission impose le sentier d’ajustement des dépenses et si les États ne parviennent pas à mettre en œuvre leurs plans budgétaires et leurs réformes en temps voulu, elle pourra, magnanime, leur octroyer quelques délais supplémentaires pour y parvenir. Et, proposition de sanction qualifiée d’intelligente[3], elle envisage d’imposer systématiquement aux ministres des Finances des pays n’ayant pas respecté leurs engagements d’aller s’en expliquer devant le Parlement européen. Dans ce processus budgétaire, doit-on vraiment limiter le rôle de la seule assemblée démocratique européenne à humilier systématiquement les fautifs ? Certes, cette disposition existe déjà mais elle n’est pas appliquée systématiquement. Il y a sans doute d’autres moyens d’associer le Parlement européen au nouveau cadre budgétaire[4]. Mais il est vrai que la Commission a une préférence marquée pour les organes technocratiques, comme les comités budgétaires ou hauts conseils aux finances publiques.

Concernant la meilleure intégration des outils de surveillance des déséquilibres macroéconomiques, l’intention d’assurer une cohérence d’ensemble des recommandations de la Commission est très louable. Reste à savoir si les pays qui dépassent le seuil jugé maximal d’excédent commercial – ce qui se reproduira sans doute lorsque les coûts de l’énergie auront baissé – mettront effectivement en œuvre lesdites recommandations. Les gouvernements allemands n’en ont jamais tenu compte jusque-là.

Dernier élément, enfin : il y a quelque chose de très mécanique dans la vision de la politique budgétaire que ce projet de réforme véhicule. Á un horizon de 3 à 4 ans, les fonctionnaires des ministères vont continuer de faire ce qu’ils font depuis que le Pacte de stabilité et de croissance a été mis en place, c’est-à-dire calculer des trajectoires de dépenses compatibles avec une baisse de la dette publique. Et contrairement à ce que la proposition tente de laisser croire, la notion controversée d’écart de production, c’est-à-dire d’écart entre un PIB potentiel non mesurable et le PIB réalisé, n’a pas disparu du cadre budgétaire européen. Elle restera cruciale pour séparer le déficit corrigé du cycle du déficit conjoncturel, et le solde structurel primaire (le solde public hors charges d’intérêt et corrigé du cycle) reste la référence des analyses de soutenabilité de la dette[5]. Vu la succession de crises économiques que nous traversons depuis 15 ans et les hausses de dette qu’elles ont engendrées, il n’est pas certain que ces exercices aient été bien utiles.


[1] Voir les prévisions de l’économie mondiale récemment réalisées par la Département Analyse et Prévisions de l’OFCE.

[2] Sur la soutenabilité de la dette, voir le numéro spécial de la Revue d’économie financière paru le mois dernier.

[3] Le qualificatif d’intelligente figure dans la colonne 3 de la figure 2 de la Communication de la Commission.

[4] C’est l’objet de la ma contribution au numéro spécial de la Revue d’économie financière déjà mentionné.

[5] Voir pp. 11-12 et p. 22 de la Communication de la Commission.






L’effet des chocs conjoncturels sur le déficit commercial français

par Raul Sampognaro

L’économie française fait face à une multitude de chocs ayant un fort impact sur les perspectives de croissance du PIB[1]. Au-delà de la crise du pouvoir d’achat, ces chocs se sont traduits par la dégradation du solde extérieur français au point qu’au troisième trimestre 2022 la France a connu son plus fort déficit commercial depuis 1949 selon les comptes nationaux publiés par l’Insee[2] : le solde commercial s’établit à – 4,6 % du PIB. Selon les données disponibles au deuxième trimestre 2022, le besoin de financement de la nation vis-à-vis du reste du monde (grandeur qui tient compte notamment des flux de revenus) atteint quant à lui 2,9 % de la valeur ajoutée (VA) française. Ce chiffre n’a été dépassé que deux fois depuis 1949 : au troisième trimestre 1982 (4,5 % de la VA) et à la suite du premier confinement de 2020 (4,3 % de la VA au deuxième trimestre 2020 ; voir graphique).



Avant le déclenchement de la pandémie de Covid-19, le déficit commercial était de 1 % du PIB. La dégradation de plus de 3 points de PIB s’explique en partie par les évolutions des prix. Depuis 2019 les importations françaises se sont renchéries de 28 % tandis que le déflateur des exportations a augmenté de 23 %[3]. Selon les prévisions de l’Insee, la dégradation des termes de l’échange attendue pour 2022 devrait amputer le revenu disponible des agents nationaux de 1,5 point de PIB au cours de l’année en cours[4]. Le creusement de la balance commerciale ne s’explique pas exclusivement par l’évolution défavorable des prix. En volume, les exportations sont en retrait de 3 % au troisième trimestre 2022 par rapport à un trimestre moyen de 2019 alors que les importations sont plus fortes de 3 points.

L’objectif de ce billet de blog est de quantifier la contribution respective des variations de prix et des volumes à l’évolution du déficit commercial entre 2019 et le troisième trimestre 2022. Les contributions seront calculées au niveau A17 de la nomenclature des comptes nationaux. La baisse des exportations totales mentionnée masque des évolutions divergentes entre les branches pendant la période. La plupart des branches ont augmenté leurs ventes à l’étranger en volume. L’évolution du chiffre global reflète en grande partie la chute des exportations de produits pour lesquels la France disposait d’une forte spécialisation : la fabrication des matériels de transport (-26 %) et la consommation des touristes étrangers sur le territoire français (-7 %).

Pour calculer les déterminants des évolutions des prix et des volumes aux évolutions de la variable  (soit les exportations, soit les importations) pour chaque produit  entre 2019 et le troisième trimestre 2022 la formule suivante est mobilisée :

La dégradation de 24,3 milliards d’euros du solde commercial s’explique majoritairement par les évolutions des prix (13,4 milliards d’euros s’expliquent par ce facteur) (Tableau). Sans surprise, l’effet vient du renchérissement des produits énergétiques et raffinés importés (net des exportations, l’effet est de 19,0 milliards d’euros). Cette dynamique est atténuée par la hausse du prix des échanges de services de transport (+3,4 milliards d’euros).

Si les termes de l’échange ont un effet quantitatif négatif, l’évolution des volumes aggrave le déficit de 10,9 milliards d’euros supplémentaires. L’essentiel de la baisse s’explique par les évolutions observées dans les échanges de matériels de transport (-5,0 milliards)[5]. Le maintien d’un taux d’investissement élevé explique une dégradation supplémentaire du solde du fait des volumes échangés en biens d’équipement (-3,2 milliards). Le volume des échanges de produits énergétiques contribue lui aussi négativement au solde (-1,7 milliard) probablement en lien avec le remplissement rapide des stocks de gaz et les évolutions spécifiques observées dans l’électricité ; mais à ce niveau de la nomenclature il n’est pas possible de distinguer ces deux effets. Encore une fois, les volumes échangés de services de transport compensent partiellement ces évolutions (+2,0 milliards).

La contribution du tourisme international mérite un commentaire spécifique. La consommation des étrangers sur le territoire français serait quasiment stable au troisième trimestre 2022 par rapport à 2019 (+0,4 milliard). Cette évolution masque une baisse du volume (-1,0 milliard), plus que compensée par l’évolution du prix. Dans le contexte post-Covid, les dépenses des Français à l’étranger reculent encore plus fortement (-0,6 milliard dont une baisse des volumes de -1,6 milliard). Alors que le tourisme est plutôt un domaine où la France est spécialisée et dispose d’une balance historiquement en surplus, le solde touristique contribue toujours positivement à améliorer la balance commerciale à l’issue du troisième trimestre 2022, mais avant tout sous l’effet notable d’un ajustement plus marqué des importations que des exportations.

Le déficit record de la balance commerciale observé au troisième trimestre 2022 constitue un point d’alerte pour l’économie française. Cette évolution s’explique en grande partie par l’évolution défavorable des prix énergétiques. Toutefois, pour le moment, les volumes échangés, loin d’atténuer le déficit, l’aggravent. En particulier, la situation est particulièrement dégradée dans les matériels de transport. Ces chocs ont été en partie atténués par la contribution des ventes de services de transport au reste du monde. La plus grande incertitude pour le futur reste de savoir si ces chocs sont temporaires ou permanents. Ceci détermine l’ampleur de l’ajustement qui sera nécessaire pour diminuer ce déséquilibre vis-à-vis du reste du monde, notamment s’il faut financer une facture énergétique durablement plus onéreuse.


[1] Département analyse et prévision de l’OFCE, sous la direction d’Éric Heyer et Xavier Timbeau, 2022, « Du coup de chaud au coup de froid : perspectives 2022-2023 pour l’économie mondiale », OFCE Policy brief, n° 109, 12 octobre.

[2] Il est possible de calculer le solde commercial grâce aux données douanières ou de la balance des paiements. Des différences de champ ou de méthodologie peuvent expliquer des divergences sur les chiffres publiés. La comptabilité nationale offre l’avantage de réaliser des comparaisons sur longue période avec une méthodologie homogène.

[3] Pour plus de détails sur ce que la comptabilité nationale nous apprend sur la dynamique de prix récente, voir Amoureux, Carnot et Laurent, 2022, « Ce que nous enseignent les déflateurs en comptabilité nationale », Le blog de l’Insee.

[4] Voir Amoureux, Carnot et Laurent, 2022, « Termes de l’échange et revenu intérieur réel: mesurer le pouvoir d’achat de la nation », Le blog de l’Insee.

[5] Ce produit de la nomenclature des comptes nationaux comprend à la fois l’automobile et l’aéronautique.




Ce que le PIB russe ne dit pas

par Guillaume Allègre

Les révisions récentes de projection de PIB pour la Russie pour 2022 ont relancé le débat sur l’efficacité des sanctions économiques. Le FMI a révisé deux fois sa prévision économique pour 2022, la croissance de l’économie russe est passée de – 8,5% en avril à – 6% en juillet puis à – 3,4% en octobre (à comparer à la prévision de 2,8% en janvier 2022). On peut dire que, contrairement à certaines prédictions, l’économie russe ne s’est pas effondrée. En conclure sur l’inefficacité des sanctions serait pourtant prématuré. 

Les premières sanctions européennes contre la Russie datent de 2014, à la suite de l’annexion illégale de la Crimée. De nouveaux trains de sanctions ont été votés après « l’invasion non provoquée et injustifiée de l’Ukraine ». Ces sanctions visent les secteurs financier, commercial, de l’énergie, des transports, de la technologie et de la défense. Elles ont pour objectif explicite « d’affaiblir la capacité du Kremlin à financer la guerre et d’imposer des coûts économiques et politiques évidents à l’élite politique de la Russie qui est responsable de l’invasion » (Conseil européen). Á ce propos, pour estimer l’impact de ces sanctions sur l’économie russe, on pourra se référer à Bruegel, 2022 et Sonnenfield et al., 2022



Il convient de rappeler qu’il n’y a pas que les sanctions occidentales qui impactent l’économie russe. L’économie russe est impactée par trois chocs importants : les sanctions occidentales, les sanctions russes contre l’Occident, et … la guerre russe en Ukraine. Deux des trois chocs sont donc auto-infligés et diminuent potentiellement le rôle des sanctions occidentales sur la révision des prévisions de croissance du PIB par rapport à celle de janvier 2022 (6,2 points aujourd’hui contre 11,3 points en avril, soit une diminution de moitié environ).

Le problème est que le PIB ne mesure pas vraiment ce que l’on a envie de mesurer en termes d’efficacité des sanctions. L’objectif est de réduire la capacité de nuisance de l’économie russe, notamment en termes militaires par rapport à ses objectifs en Ukraine et possiblement une extension du conflit. Ce billet ne s’appuie pas sur une expertise militaire, il ne s’appuie pas non plus sur une analyse approfondie de la comptabilité nationale russe : il s’agit seulement de montrer que le PIB n’est pas un bon indicateur si l’on s’en tient à l’objectif fixé par les sanctions. Tous les indicateurs sont mauvais mais certains sont utiles ; d’autres sont tellement mauvais qu’il vaut mieux y accorder qu’un très faible poids, voire aucun poids s’il y a un doute en termes de manipulation. 

Notons qu’il existe d’autres indicateurs qui ne donnent pas les mêmes informations que le PIB. Le principal indicateur boursier (Moex) est passé d’environ 4 000 en février à environ 2 000 aujourd’hui, soit une baisse de 50%. Un indicateur boursier ne mesure pas la capacité productive d’une économie : c’est une anticipation des profits futurs (d’un petit nombre d’entreprises) et non pas de la valeur ajoutée (de la richesse créée). Á court terme, une économie peut être productive même en l’absence de profits : les usines peuvent tourner à marge nulle (mais la capacité d’investissement est réduite : le PIB ne dit rien sur le futur). Le PIB est un indicateur de richesse créée à un moment donné. C’est une partie de ce que l’on veut mesurer. On souhaiterait mesurer la qualité et la pertinence mais le PIB ne mesure pas la pertinence et on a de nombreuses raisons de penser que la qualité est mal mesurée (en dehors même de triche).

Premièrement, le PIB additionne les pommes, la vodka et les kalachnikovs. Si l’économie russe ne peut plus produire d’armes sophistiquées, l’objectif est atteint même si les Moscovites continuent à sortir au restaurant, à boire des alcools locaux et à mettre les photos sur Telegram. Le PIB russe peut même augmenter s’ils substituent au champagne une contrefaçon locale.

Deuxièmement, le PIB additionne tout cela aux prix de marché. Cela pose un problème dans le cas précis de l’économie russe puisque les sanctions ont justement pour objectif de couper le pays des marchés internationaux. La mesure du PIB est pertinente dans une économie de marché quand tous les biens sont échangés. Premier type de problème, calculer et comparer le PIB d’une colonie sur Mars, sans aucun échange entre la Terre et Mars, n’aurait pas de sens. Deuxième type de problème, prenons l’exemple extrême d’un pays exportateur : 100% du financement provient de l’exportation de matières premières, 100% des biens et services sont fournis par l’État. Le PIB ne dit rien de la qualité des biens et services fournis, en termes de bien-être ou de capacité militaire (si l’État ne fournit qu’une bureaucratie inefficace). Dans la situation actuelle, ces deux problèmes se posent à la Russie : l’économie est coupée d’une partie des marchés internationaux, et l’État – qui reçoit les dividendes de Gazprom – compense les dommages infligés par les sanctions au niveau macroéconomique.  

Prenons l’exemple du gaz : son prix a fortement augmenté depuis bien avant la guerre, en partie en raison de la forte reprise en 2021 et de la volonté de la Russie de ne pas fournir de gaz à l’Europe au-delà des contrats de long-terme. La demande de gaz étant fortement inélastique à court-terme, la Russie a réussi à augmenter fortement ses recettes grâce à un effet-prix bien supérieur à l’effet-volume[1]. Toutes choses égales par ailleurs, le PIB augmente et les caisses de l’État se remplissent[2]. Face à la stratégie russe qui conduit à des excédents commerciaux, la stratégie de sanctions occidentales ne vise pas à vider les caisses de l’État russe mais principalement à réduire ses capacités logistiques, industrielles et militaires. Selon des informations très partielles, le secteur des transports serait très touché : la production de voitures particulières s’est effondrée d’environ 90% ; la vente de voitures neuve a baissé de 60%. Les importations sont loin de compenser entièrement la baisse de la production, ce qui tend à montrer que les substitutions par les importations ne sont pas si aisées. Á Vladivostok, la plupart des voitures vendues d’importations japonaises n’auraient pas le volant du bon côté .

Les sanctions ont des effets immédiats sur les capacités de l’économie russe mais les effets qu’elles produisent sur les richesses créées par l’économie, telles que mesurée par le PIB, sont plus diffus. C’est également vrai de l’impact de l’émigration. Selon le FSB, près de 1 million de Russes auraient émigré depuis fin février alors que la population active est de 70 millions. Certains sont probablement rentrés et certains sont partis avec des enfants. Même si la population active (et le PIB) n’a baissé que de 1% à la suite de ces départs, cela ne veut rien dire de la désorganisation que cette baisse peut représenter. Cas extrême : si un fonctionnaire parti en Arménie est remplacé par un chômeur au même taux salarial, le PIB reste constant (le PIB par tête augmente) mais pas nécessairement la qualité des services rendus. C’est vrai des services publics mais aussi de tous les services achetés par l’État, industrie militaire inclue (les prisonniers payés par l’armée font augmenter le PIB). Or l’État a beaucoup de cash en ce moment : il pourrait acheter beaucoup de services pour stabiliser l’économie sans être trop regardant sur la qualité.

Tous ces biais existent en temps normal dans nos économies. Ils sont exacerbés en situation de crise. La baisse du PIB en France au deuxième trimestre 2020 (-19% par rapport au deuxième trimestre 2019) ne mesurait pas la chute de bien-être produit par l’économie ni aujourd’hui la capacité de nuisance du conflit. Le PIB n’est pas un très bon indicateur pour mesurer ces capacités en temps normal (voir Stiglitz-Sen-Fitoussi), mais c’est encore plus vrai en période de crise où les priorités changent vite et les marchés se ferment.

Á moyen-terme, le principal journal économique russe (kommersant.ru) l’écrit explicitement : une stratégie de substitution des importations va être difficile dans de nombreux secteurs[3]. Il est probable que la capacité de l’économie russe à s’insérer dans les secteurs à forte valeur ajoutée des chaînes de valeur mondiales sera fortement affectée. La baisse de la bourse reflète en partie ce type d’anticipations. 

Il est d’ailleurs aussi probable que ces chaînes de valeur ajoutée soient de moins en moins mondialisées. Le commerce n’est doux que si la spécialisation induite par les échanges internationaux ne conduit pas à des situations de dépendance dans lesquelles un gouvernement hostile a la possibilité d’exercer un chantage économique. Le PIB russe potentiel à moyen-long terme sera probablement très affecté par l’invasion en Ukraine et les sanctions économiques (probablement durables). Aussi, la Russie va vendre son gaz durablement moins cher (et le transporter de façon plus coûteuse) que ce qu’elle aurait vendu aux Européens, qui, quel que soit l’avenir, ne voudront plus être autant dépendants. Mais cette situation est également coûteuse à moyen-long terme pour l’Europe (et à court terme pour le climat). La démondialisation subie par les tensions géopolitiques implique des pertes pour tous les pays.  La question de la distribution au sein des pays et de gains éventuels pour ceux qui ont perdu à la mondialisation reste ouverte : il n’est pas certain que ceux qui ont perdu à la mondialisation gagneront à la démondialisation (ce qui pose la question de l’inférence causale).  


[1] Dans un second temps, les deux effets risquent de jouer dans le même sens : les prix baissent et les volumes restent déprimés. 

[2] Remarquons que ce qui coûte à l’Union européenne, en termes de crise énergétique, est la conséquence d’une stratégie russe et non pas la conséquence des sanctions européennes. Comme en Russie, ce qui est le plus pénalisant n’est pas ce que l’on n’exporte pas mais ce que l’on n’importe pas, conséquence de l’intégration économique mondiale et de la spécialisation qui en découle. Notons que dans ces conflits économiques, l’Union européenne est en partie désarmée : elle semble plus dépendante que les autres blocs de produits hautement stratégiques.

[3] Le journal écrit (« Tragédie d’une petite chose ») : tous les effets instantanés (macroéconomiques) des sanctions ont été compensés par le ministère des Finances, la Banque centrale et les interdictions d’importations. (…) Écrire que l’économie russe ne s’est pas effondrée est aussi imprévoyant qu’écrire qu’elle s’est effondrée. (…) La demande de pétrole et de gaz, de blé et de métaux russes est mondiale, l’économie russe n’est pas très importante, il est donc peu probable qu’elle se trouve dans une situation incapable de payer les importations, du moins dans les années à venir. (…)  . Là où la substitution des importations échouera (par exemple, les affirmations pleines d’entrain selon lesquelles la Russie est capable de se doter d’avions de ligne moyen-courriers doivent être vérifiées : l’avionique russe moderne n’existe pas encore), il sera nécessaire de passer aux technologies de génération précédente, voire d’abandonner celles-ci, produits de consommation et de production, s’ils ne sont pas produits dans des juridictions « amies » et ne sont pas fournis par des juridictions « inamicales ». (…) L’exotisme de ce qui se passe sera visible en contraste avec les mêmes pays de l’OCDE (pour de nombreuses raisons, les technologies de pointe ne seront pas disponibles ici). (…) Personne ne garantit que le processus de croissance sera couronné de succès. Il existe de nombreuses raisons pour lesquelles le processus échoue. Selon les normes mondiales, la Russie est un pays dont l’économie est très fortement intégrée au commerce mondial alors que la plupart des exemples de substitution réussis des importations reposaient sur le développement d’économies relativement fermées.