Le repli du temps partiel dans l’emploi des femmes : quelques constats et interrogations

Françoise Milewski

Le développement de l’emploi à temps partiel des femmes avait été une caractéristique majeure des décennies 1980 et 1990. De l’ordre de 16 à 17 % dans les années 1970, la part du temps partiel dans l’emploi des femmes avait bondi jusqu’à 32,6 % à la fin des années 1990, sous l’effet de politiques publiques (incitations financières aux entreprises). Ces politiques sont devenues neutres à partir des années 2000 mais la proportion est restée élevée, supérieure à 30 % – et même un peu au-delà – durant toute la décennie qui a suivi. La concentration de l’emploi des femmes dans des secteurs (commerces, services) plus fortement pourvoyeurs de temps partiel que dans les autres secteurs (industrie, construction) explique ce maintien à niveau élevé. L’importance du temps partiel est ainsi devenue au fil des ans une des caractéristiques de l’insertion des femmes dans l’emploi avec des conséquences d’une part en termes de revenus, d’autre part de conditions de travail dégradées lorsque les horaires sont atypiques, que l’amplitude est étendue par de multiples coupures, que l’organisation du temps est fluctuante et sans prévisibilité.



La tendance s’inverse à partir de 2017 mais on pouvait en déceler les prémices à partir de 2014. En 2022, le temps partiel représente 26,5 % de l’emploi des femmes.

Dans le même temps, la part de l’emploi à temps partiel des hommes progresse tendanciellement, sans rupture (8,4 % en 2022). L’écart avec celle des femmes demeure massif, bien qu’en repli (18,1 points en 2022 contre 26,4 points en 1999 à son maximum) (graphique).

On peut se demander ce que signifient ces mouvements récents. Témoignent-ils de ruptures ou de consolidations ? Peut-on parler d’améliorations, de rééquilibrages ? Ce billet résume les constatations et interrogations qui sont développées dans l’étude Le repli du temps partiel dans l’emploi des femmes : quelques constats et interrogations.

Cette baisse du taux de temps partiel des femmes sur les 5 dernières années ne provient pas d’un simple effet de calcul de ratio. Le nombre d’emplois à temps partiel diminue depuis 2014 et le mouvement s’est accentué depuis 2017. Le nombre d’emplois à temps complet augmente depuis le début des années 2000 et surtout depuis 2017. Ces deux évolutions se cumulent. Pour les hommes, l’emploi à temps complet est moins dynamique que celui des femmes et l’emploi à temps partiel progresse.

Les incertitudes liées à la crise sanitaire conduisaient à éviter de sur-interpréter les données de 2020 et 2021. Mais le recul est désormais plus grand. Le rééquilibrage de l’emploi des femmes se confirme.

Les évolutions récentes de l’emploi des femmes témoignent-elles de ruptures ou de consolidations ? Peut-on parler d’améliorations, de rééquilibrages ? Deux lectures sont possibles, qui laissent cependant ouvertes de nombreuses questions quant à l’ampleur des phénomènes en cours et donc quant à l’avenir.

Deux lectures croisées

Deux lectures croisées peuvent être faites de ces évolutions.

La première lecture consiste à mettre en avant que le fait que les femmes ont pleinement profité de la bonne conjoncture de l’emploi, surtout depuis 2019 où le dynamisme des créations d’emplois dans le secteur marchand est allé au-delà de ce que laisserait supposer l’évolution de l’activité. Malgré la réduction du nombre d’emplois à temps partiel, le nombre global d’emplois s’est accru grâce à la progression du nombre d’emplois à temps complet.

Des performances scolaires en hausse constante chez les jeunes femmes conduisent à une amélioration progressive de la qualification des emplois. Or la part du temps partiel s’amenuise au fur et à mesure que l’on monte en qualification.

Dans le même temps, l’emploi des hommes à temps complet a été moins dynamique et l’emploi à temps partiel s’est accru. Les hommes travaillant de plus en plus dans le tertiaire, ils sont aussi désormais de plus en plus déterminés par la nature des emplois proposés dans ce secteur, en particulier lorsqu’il s’agit d’emplois peu qualifiés. Le niveau du total des emplois des hommes s’accroît moins que celui des femmes.

Le développement de l’apprentissage depuis 2019, qui concerne de plus en plus de femmes, a eu un impact significatif sur l’emploi. Mais la progression du temps complet des femmes demeure plus forte que celle des hommes si l’on corrige de l’apprentissage, même si l’ampleur est moindre.

La seconde lecture met en valeur la lenteur des processus et les risques de retournement qui en découlent.

Les effets des meilleures performances scolaires des jeunes femmes sont limités parce que leurs diplômes sont moins bien valorisés. L’accès à l’encadrement demeure moindre que celui des jeunes hommes tandis que leur part parmi les peu qualifié.e.s reste élevée. La « surqualification » est le signe de cette distorsion.

L’orientation vers des filières de formation moins valorisées pèse aussi pour expliquer la moindre « rentabilité » des diplômes obtenus.

La non-reconnaissance des qualifications et savoir-faire joue enfin, tout particulièrement dans les métiers à prédominance féminine comme ceux du soin ou des services à la personne où les compétences pour s’occuper d’autrui sont censées être innées. La crise sanitaire avait révélé le décalage entre l’utilité sociale des métiers essentiels et leurs faibles reconnaissance et valorisation salariale.

De plus, les discriminations dans les déroulements de carrière continuent de peser et expliquent la moindre progression au fil de l’âge. Cette tendance est accentuée pour celles qui connaissent des interruptions et des parcours discontinus.

Parmi les jeunes en tout début de carrière, les mieux formés donc, la durée des temps partiels s’est allongée, mais davantage pour les hommes que pour les femmes. La majorité de celles et ceux qui sont à temps partiel souhaiterait travailler à temps plein… et les jeunes femmes sont plus nombreuses que les jeunes hommes à le vouloir. Cette aspiration à travailler davantage est cependant en recul (surtout pour les hommes), laissant supposer que l’allongement des durées compense l’insatisfaction.

Les inégalités résistent donc. Malgré la convergence des taux de temps partiel, l’écart entre les femmes et les hommes demeure très important. La hausse du niveau d’éducation des jeunes femmes n’a pas suffi et ne suffira pas, à elle seule, pour surmonter les inégalités, compte tenu des freins et des discriminations qui s’exercent dès l’embauche puis dans la carrière. La lenteur des progrès peut donc faire craindre un risque de réversibilité si la conjoncture de l’emploi se dégrade.

Il peut paraître paradoxal qu’au moment même où le niveau du temps partiel recule, la pauvreté s’étende. En réalité, l’amélioration en moyenne masque des inégalités persistantes entre les salarié.e.s très qualifié.e.s, dont les carrières sont en général continues, et celles et ceux qui cumulent faibles qualifications, temps partiel, bas salaires (mensuels mais aussi horaires puisque les emplois à temps partiel sont sur-représentés dans le Smic et les bas salaires) et parfois carrières discontinues. Précarité, sous-emploi durable et bas revenus conduisent à une pauvreté en emploi, qui est surtout le lot des femmes. Celles-ci, surtout lorsqu’elles élèvent seules leurs enfants, sont les nouveaux publics des associations de secours. Leur situation s’est aggravée avec le choc d’inflation. Les moyennes masquent donc une polarisation croissante, y compris parmi les femmes.




Le Green Deal dans l’agriculture (II) : enjeux de souveraineté et de soutenabilité environnementale

Sandrine Levasseur

Le 30 janvier 2023, l’OFCE a organisé une Conférence-débat sur le thème du « Green Deal dans l’agriculture » . L’objectif était d’aborder les principaux enjeux du Pacte vert européen en faisant se côtoyer divers experts académiques (Jacques Le Cacheux, Université de Pau ; Hervé Guyomard, INRAE ; Christophe Bureau, AgroParisTech ; Carine Barbier, CNRS-CIRED; une représentante de la Commission européenne Marion Maignan, et un représentant du monde agricole Guillaume Cabot du syndicat des Jeunes Agriculteurs). Cette matinée, fructueuse, a donné lieu à un appel à contributions pour publication dans La Revue de l’OFCE. Quatre articles en sont l’aboutissement et constituent le dossier « Agriculture européenne : enjeux de souveraineté et de soutenabilité environnementale ».

Au regard des manifestations d’agriculteurs qui ont débuté en janvier 2024 en France et dans plusieurs pays de l’Union européenne, ce dossier revêt une actualité toute particulière. Nul doute aussi qu’au Salon international de l’Agriculture qui se déroule à Paris du 24 février au 2 mars 2024, les discussions à propos du Green Deal seront très présentes.

Le Green deal : définition et état d’avancement dans l’agriculture

Lancé en décembre 2019, le Green Deal1 formule des ambitions importantes en matière climatique et environnementale pour l’Union européenne (UE). Son objectif ultime consiste à faire de l’Europe le premier continent neutre en émissions de gaz à effet de serre (EGES) d’ici 2050 tandis que, de manière intermédiaire, il est prévu une baisse de 55 % des EGES en 2030 par rapport à 1990.

Dans le secteur agricole, la stratégie Farm-to-Fork ou « De la ferme à la fourchette » constitue la pierre angulaire de la transition vers des modes de production et de consommation plus respectueux de l’environnement, de sa biodiversité et de la santé des citoyens européens. Formulée en mai 2022 par la Commission européenne, cette stratégie définit des objectifs quantitatifs à l’horizon 2030 tels que diviser par deux le recours aux pesticides, aux engrais chimiques et aux pesticides, consacrer 25 % des terres agricoles à l’agriculture biologique ou encore laisser 4 % des terres improductives (jachère, haies, mares, etc).

Quatre ans plus tard, plusieurs évènements dont la Loi de restauration de la nature (votée en juin 2023, mais vidée de sa substance) et la suspension de certains objectifs quantitatifs tels que la réduction de l’usage des pesticides et la mise en jachère (en février 2024, par la Commission européenne suite aux manifestations d’agriculteurs), montrent à quel point le Green deal ne fait pas consensus, et en premier lieu au sein du monde agricole.

Ce dossier de la Revue de l’OFCE dédiée à l’agriculture arrive à point nommé en apportant des éléments d’éclairage sur les grandes questions et interrogations qui entourent le Green Deal.

Des éclairages utiles à propos du Green deal

L’article de Thierry Pouch et Marine Raffray « Éclipse puis résurgence de la souveraineté alimentaire: une approche en termes d’économie politique » propose une mise en perspective historique d’une notion clé, celle de souveraineté alimentaire, dont le renouveau, déjà amorcé avec la pandémie de 2020, est devenu patent depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Les auteurs y montrent comment la politique agricole commune (PAC), mise au service de la volonté de réduire les dépendances alimentaires de ce qui était alors la Communauté européenne, a permis d’atteindre l’autosuffisance alimentaire mais aussi de faire de la Communauté une grande puissance exportatrice, notamment en céréales. L’article souligne toutefois que la recherche de l’indépendance en matière de production des biens alimentaires s’est accompagnée d’un accroissement des dépendances en termes d’intrants, notamment en protéines végétales et engrais chimiques2. En outre, si le contexte géopolitique actuel est propice à la résurgence de la notion de souveraineté alimentaire, cette notion ne fait cependant pas consensus. En témoignent, notamment, les Plans stratégiques nationaux des États membres censés décliner sur chacun des 27 territoires, les grands principes d’une nouvelle PAC plus « verte », en vue de se conformer aux principes du Green Deal. Comme le soulignent les auteurs, la société est traversée par des oppositions entre ceux qui arguent que respecter le Green Deal permettra de résorber la dépendance aux engrais chimiques (et donc restaurera notre souveraineté en amont) et ceux qui avancent qu’un moindre recours aux engrais portera préjudice aux rendements des productions agricoles (et donc mettra à mal notre souveraineté en aval). Plus généralement, ce sont les pratiques agro-écologiques que le Green Deal promeut qui font l’objet d’attaques par ceux qui sont opposés au verdissement de l’agriculture européenne3.

Deux articles du dossier s’intéressent spécifiquement aux « outils » disponibles pour atteindre les objectifs du Green Deal dans l’UE. Tout d’abord, Hervé Guyomard, Louis-Georges Soler et Cécile Détang-Dessendre, dans « La transition du système agroalimentaire européen dans le cadre du Pacte vert : mécanismes économiques et points de tension » quantifient l’impact de la mobilisation conjointe de trois leviers que sont l’extensification de l’agriculture européenne, la réduction des pertes et gaspillages, la diminution des produits carnés dans nos régimes alimentaires. Leurs résultats, obtenus dans le cadre d’un modèle en équilibre partiel, corroborent, globalement, ceux des précédentes études : la mise en place du Green Deal aura pour effet de réduire les productions agricoles européennes, de modifier les prix relatifs et d’augmenter les importations en provenance des pays tiers. Les EGES liées aux productions européennes seraient fortement diminuées bien que partiellement compensées par les émissions contenues dans les importations. La biodiversité serait accrue. L’article souligne ainsi les points de tension induits par une agriculture plus respectueuse de l’environnement, qui contribuerait à lutter contre le réchauffement climatique mais au risque de dégrader la balance commerciale en produits agroalimentaires. Cependant, les auteurs argumentent que ce constat ne peut suffire pour affirmer que la souveraineté alimentaire de l’UE serait menacée : les (in-)dépendances amont/aval doivent être reconsidérées et, éventuellement, accompagnées de mesures correctrices. Ensuite, l’article de Sandrine Levasseur, « Reducing EU cattle numbers to reach greenhouse gas targets », évalue plus particulièrement l’impact d’une réduction du cheptel bovin dans les pays de l’UE en vue de répondre à la baisse des EGES sous-tendue par le Green Deal. Cette option radicale de lutte contre le réchauffement climatique a notamment fait l’objet de propositions par les gouvernements irlandais et néerlandais ainsi que par la Cour des Comptes en France. Le principal argument qui préside à la réduction des effectifs bovins est leur forte responsabilité dans les EGES du secteur agricole, essentiellement du fait de leur émission de méthane. Une mise à contribution de 30 % de ces effectifs à l’objectif 2030 de réduction des EGES aurait un impact notable sur le cheptel bovin de l’UE ainsi que sur la consommation de viande bovine des citoyens européens en l’absence de substitution par les importations. Finalement, l’article aborde la question des solutions technologiques disponibles et des modèles de production agricoles possibles comme alternatives à une réduction drastique des effectifs bovins. Des choix sont – et seront – inéluctables.

Le dossier se conclut par l’article de Jacques Le Cacheux dont le titre, « Agriculture ‘durable’ et alimentation ‘saine’ en Europe : De la ferme à la fourchette…, un très long chemin », résume bien la difficulté de la tâche. Certes, chacun, et en premier lieu, le milieu agricole, reconnaît la nécessité d’une agriculture au service d’une alimentation « saine ». Pour autant, les intérêts contraires – voire divergents – compliquent le chemin vers cet objectif, tout particulièrement dans un contexte géopolitique dont les conséquences en termes d’inflation des biens alimentaires et la crainte de la perte de souveraineté alimentaire sont prégnantes. L’article rappelle de manière exhaustive, et souvent chiffrée, ce que nous avons à gagner en changeant de systèmes de production agricole et de consommation alimentaire (e.g. une meilleure qualité de l’eau, un recul de l’obésité, l’augmentation de la biodiversité, etc.) et comment la PAC, qui a longtemps financé et encouragé l’intensification des productions agricoles, peut y contribuer. Notamment, l’auteur appelle à un véritable verdissement de la PAC, soulignant que les aides actuelles aux pratiques agro-environnementales ne représentent, en moyenne, que quelques pourcentages du revenu des agriculteurs français. Mais, et c’est là la partie la plus complexe d’une stratégie de changement systémique, il faut aussi faire évoluer rapidement les consommations alimentaires (notamment, en réduisant la consommation des produits carnés), ce qui nécessite la mise en place de politiques publiques proactives. À ce titre, au-delà des campagnes d’information, de l’éducation scolaire, de labels nutritionnels et environnementaux plus explicites, l’auteur propose de mobiliser l’outil fiscal en généralisant la taxe « soda » aux contenus qui augmentent les risques sanitaires et en appliquant aux produits alimentaires une taxe environnementale tenant compte des EGES tout le long de la chaîne de production.

Le dossier, au travers de ses quatre articles, proposent donc des pistes de réflexion sur la façon de mieux articuler productions agricoles, consommations alimentaires et environnement. Dans chacun des articles, les questions relatives à la souveraineté alimentaire, aux dépendances, au recours aux importations y sont présentes, a minima implicitement. De même, la transition vers d’autres systèmes de production agricole y est discutée, selon des variantes palpables d’un article à l’autre. En ce sens, le dossier propose un aperçu des discussions en cours sur les nouveaux modèles agricoles possibles.

Footnotes

  1. Levasseur S. (2023), « Le Green Deal dans l’agriculture :  quelques éléments de cadrage », Blog de l’OFCE, 26 janvier 2023.
  2. Sur la dépendance aux intrants, voir aussi le chapitre de S. Levasseur “Sécurité alimentaire et autonomie stratégique de l’Union européenne”, in L’économie européenne 2023-2024, Éditions La découverte. 
  3. D’un point de vue géopolitique, la dépendance de l’UE aux intrants a aussi son importance selon qu’il s’agit des protéines végétales (dont les importations sous forme de tourteaux de soja proviennent à plus de 80 % du Brésil et de l’Argentine) ou des engrais chimiques (importés à hauteur de 30 % de Russie avant le conflit russo-ukrainien et fortement réduits mais pas totalement annulés depuis lors). Voir S. Levasseur (op.cit) pour une analyse des réponses de l’UE à la dépendance aux intrants.






Près de la moitié des travailleurs proches du smic ne touchent pas la prime d’activité

Muriel Pucci, CES Université Paris 1 et OFCE Sciences Po

On peut lire sur le site solidarites.gouv.fr « La prime d’activité est destinée aux travailleurs aux ressources modestes. Versée chaque mois, elle a pour objectif de soutenir l’activité en complétant les revenus professionnels. Mensuelle, elle a pour but de soutenir leur pouvoir d’achat et de favoriser leur retour ou maintien dans l’emploi. Elle concerne les salariés, les travailleurs indépendants et les fonctionnaires âgés de 18 ans et plus. »



La prime d’activité est donc avant tout conçue comme un dispositif de soutien à l’activité : elle assure que le revenu disponible d’un foyer augmente lorsque les revenus d’activité s’accroissent de telle sorte qu’il soit toujours financièrement plus intéressant de travailler. Ciblée sur les travailleurs aux ressources modestes, elle est également instrument de lutte contre la pauvreté laborieuse. Mais il est trompeur de la présenter comme un complément de revenu professionnel qui serait substituable à une revalorisation des salaires. C’était pourtant le message du gouvernement en 2018, lorsqu’il annonçait la revalorisation de la prime d’activité : “Le salaire d’un travailleur au smic augmentera de 100 euros par mois dès 2019, sans qu’il en coûte un euro de plus pour l’employeur” (Emmanuel Macron, 10 décembre 2018).

Pourtant, d’après nos estimations, 45% des travailleurs dont le revenu professionnel mensuel moyen est proche du smic ne perçoivent pas la prime d’activité. Cela s’explique en partie par le non recours mais la principale explication repose sur son mode de calcul familialisé qui évalue la modestie des ressources du travailleur au niveau de son foyer.

Au total, pour un travailleur à bas salaire, le fait d’être éligible ou non à la prime d’activité et le niveau du montant éventuellement perçu répondent à des logiques difficiles à comprendre. Aussi,  est-il utile de repartir du mode de calcul de la prime d’activité[1] qui peut être résumé comme suit :

Le montant de la prime est donc la somme d’un montant forfaitaire net  des autres prestations (A) et de bonus d’activité individuels (B)[2] dont on déduit une fraction seulement des revenus professionnels et l’intégralité des revenus non professionnels du foyer (C).

C’est donc une prestation familialisée qui tient compte à la fois de la situation conjugale du travailleur, du nombre d’enfants, du revenu du conjoint éventuel et de la nature (professionnelle ou non) de ce revenu. Au total, si l’on considère comme revenu du travail la somme du revenu professionnel et de la prime d’activité, on peut dire qu’un emploi rémunéré au smic rapporte plus ou moins selon la situation familiale.

Pour comprendre comment ces modalités complexes de calcul jouent sur le montant de la prime d’activité dont peut bénéficier un travailleur rémunéré au smic à temps plein, nous verrons successivement le cas de travailleurs sans enfant (graphique 1) et celui de travailleurs avec un à trois enfants (graphique 2).

Un emploi au smic rapporte plus ou moins selon la situation conjugale et la nature des revenus du conjoint[3]

En 2023, une personne sans enfant rémunérée au smic (1 383 € net mensuels) a droit à 218 € de prime d’activité par mois si elle vit seule, 406 € par mois si elle vit en couple avec un conjoint inactif sans revenu propre, et rien du tout si elle vit en couple avec un conjoint au chômage percevant le montant moyen d’allocation de retour à l’emploi[4] (983 €/mois). Lorsque le conjoint travaille, l’emploi au smic procure 92 € de prime d’activité si ce conjoint a le même salaire mais la prime est nulle s’il gagne 1,5 smic[5].

La comparaison des primes d’activité perçues par les couples selon la situation du conjoint donne des informations complémentaires : 

  • dans un couple biactif avec deux emplois au smic, si l’un des deux tombe au chômage, c’est toute la prime d’activité du couple (2×92 €) qui est supprimée ;
  • dans un couple mono-actif, l’un rémunéré au smic et l’autre sans revenu,  si ce dernier prend un emploi au smic, la prime d’activité du couple passe de 406 € à 184 € ;
  • le montant de prime d’activité du travailleur au smic est plus élevé si son conjoint gagne également le smic que s’il est au chômage rémunéré, alors même que son revenu est plus faible dans le second cas.

Ces résultats, qui illustrent la manière dont les revenus du conjoint et leur nature affectent le montant de la prime d’activité perçue par un travailleur au smic montrent bien que les employeurs ne devraient pas considérer que celle-ci peut se substituer à des revalorisations salariales pour les bas salaires.

Un emploi au smic rapporte plus ou moins selon le nombre d’enfants à charge

La prise en compte des enfants dans le calcul de la prime d’activité au niveau du smic rend compte de deux mécanismes aux effets contradictoires : d’un côté, le montant forfaitaire familial utilisé pour le calcul de la prime augmente avec le nombre d’enfants à charge[6] ; de l’autre côté, les prestations familiales perçues au titre des enfants à charge et le forfait logement, inclus dans la base ressource, réduisent le montant (A+B) duquel sont déduits les revenus pour le calcul de la prime (voir encadré). Il résulte de cette imputation des prestations sur le montant forfaitaire, un montant de prime très variable pour un ou une salarié(e) au smic selon le nombre d’enfants à charge.

Avec un emploi à temps plein au smic, un parent isolé avec un enfant qui ne perçoit pas de pension alimentaire touche une prime d’activité plus élevée qu’une personne seule. Avec 2 enfants, le montant de la prime est plus faible que pour une personne seule et le parent isolé ne perçoit pas de prime d’activité s’il a trois enfants à charge. L’impact des pensions alimentaires sur la prime d’activité a été largement étudiée (Périvier et Pucci, 2021[7]). Si le salarié au smic touchait une pension alimentaire plutôt que l’ASF, le montant de sa prime serait encore réduit, même pour une pension d’un montant équivalent à l’ASF (187 €/enfant).

Pour un travailleur rémunéré au smic qui vit en couple avec un conjoint inactif, le montant de la prime d’activité augmente avec le nombre d’enfants jusqu’au deuxième mais diminue de 130€ avec le troisième. On observe un profil similaire, mais avec des montants plus faibles, lorsque le conjoint est salarié. Dans un couple où les deux travailleurs gagnent le smic, le montant de la prime d’activité de chacun augmente de près de 40 € avec le premier enfant, 18 € avec le deuxième mais diminue de presque 120 € avec le troisième. Lorsque le conjoint est un peu mieux rémunéré (1,5 fois le smic), seuls les couples avec 1 ou 2 enfants peuvent prétendre à la prime d’activité. Enfin, quel que soit le nombre d’enfants, si le conjoint est au chômage et perçoit le montant moyen de l’ARE (983€), le salarié au smic ne peut pas percevoir de prime d’activité.

L’impact du nombre d’enfants sur le montant de la prime d’activité ne semble répondre à aucune logique et être un impensé de la prestation. Une autre interprétation serait que lorsqu’ils sont chefs de familles monoparentales avec 2 enfants ou plus ou de familles nombreuses, les salariés rémunérés au smic sont davantage aidés en tant que parents qu’en tant que salariés. Ces situations concernent particulièrement des mères pour lesquelles le travail est donc moins « payant » que pour les autres salariés au smic.

Il serait plus logique de dissocier les logiques de compléments de revenus d’activité, et de compensation de la charge d’enfant, de sorte que la part de l’aide sociale justifiée par la présence d’enfants ne dépende que du revenu du ménage et non du statut dans l’emploi des adultes. En ce sens, il serait cohérent que le montant de base de la prime d’activité ne dépende pas du nombre d’enfants, et que l’allocation permette le cumul avec les prestations familiales.

Seulement 64% de smicards éligibles à la prime d’activité et à peine la moitié de ceux qui vivent en couple

Le modèle de microsimulation INES développé par l’Insee, la Drees et la Cnaf permet de compléter l’analyse en estimant, au niveau des ménages et non plus des foyers Caf, la part des éligibles à la prime d’activité et le montant mensuel moyen de la prime à laquelle ils peuvent prétendre selon leur configuration familiale et leurs revenus. En effet, ce modèle simule les montants des principaux prélèvements et des prestations sociales pour un échantillon de ménages représentatif des ménages français[8]. La version du modèle utilisée ici simule la législation socio-fiscale de l’année 2019 à partir des revenus annuels des ménages[9]. Lorsqu’on considère des ménages réels, et non plus des cas types, il est impossible de repérer précisément dans les enquêtes portant sur les revenus des ménages, les travailleurs rémunérés au smic mensuel ou même au smic horaire. Le choix retenu ici consiste à sélectionner tous les travailleurs ayant gagné entre 90% et 110% d’un smic annuel, dénommés par la suite « travailleurs proches du smic ». Selon nos résultats, un peu moins des deux tiers d’entre eux sont éligibles à la prime d’activité. Le montant mensuel moyen de prime d’activité auquel les ménages de ces travailleurs peuvent prétendre est de 221 €. La part des éligibles au sein des travailleurs proches du smic, tout comme le montant moyen de prime auquel le ménage peut prétendre sont beaucoup plus faibles pour les travailleurs en couple, en particulier lorsque leur conjoint a une rémunération élevée. Lorsque le conjoint gagne plus de 1,5 smic, seulement 16% de ces travailleurs sont éligibles et pour un montant moyen inférieur à 100 €. La perception de revenu non professionnels (allocations chômage, pensions de retraite, pensions alimentaires…) ou d’autres prestations sociales réduit fortement la part des éligibles et le montant moyen du droit. Conformément aux résultats obtenus sur cas types, l’éligibilité augmente avec le premier enfant mais diminue ensuite avec le deuxième et le troisième. Les montants moyens auxquels les familles éligibles ont droit, en revanche augmentent avec le nombre d’enfants.

Dans l’ensemble, un peu moins des deux tiers des travailleurs proches du smic sont éligibles à la prime d’activité. Compte tenu du non-recours, ils ne sont que 55% à en bénéficier[10].

L’étude de l’éligibilité à la prime d’activité des travailleurs rémunérés au smic tend à montrer que ce dispositif rend soutenable socialement une vision du smic comme salaire « d’appoint », insuffisant pour vivre décemment, et qui serait complété soit par les ressources familiales (dont le revenu du conjoint), soit par une aide publique.

Encadré : Modalités de calcul de la prime d’activité

La prime d’activité, calculée au niveau du foyer Caf, vise à amener le revenu disponible du foyer au niveau d’un revenu garanti qui dépend de la situation familiale.

        Revenu garanti du foyer    =     Montant forfaitaire qui dépend de la situation familiale

                                                            +  61% des revenus professionnels                                                         +   bonus d’activité individuels

Lorsque le revenu d’un foyer est inférieur à son revenu garanti, le montant de la prime comble l’écart :

       Prime d’activité du foyer   =  Revenu garanti

                                                   –   revenus professionnels   –  revenus non professionnels

                                                   –   forfait logement  –  prestations familiales(*)    –  autres minima sociaux

La prime est versée si son montant est supérieur ou égal à 15 €.

On peut réécrire le montant de la prime comme suit :

       Prime d’activité du foyer  (Montant forfaitaire qui dépend de la situation familiale

                                                  –  forfait logement – prestations familiales  – autres minima sociaux )

                                                  + bonus d’activité individuels

                                                –  39 % des revenus professionnels – 100% des revenus non professionnels

Avant déduction des prestations familiales et du forfait logement, le montant forfaitaire croît avec le nombre d’enfants. Après déduction, on constate que pour les parents isolés, le montant forfaitaire net augmente avec le premier enfant mais diminue ensuite avec chaque enfant supplémentaire. Pour les couples, le montant forfaitaire net augmente jusqu’au deuxième enfant et diminue ensuite.

(*) Certaines prestations familiales ne sont pas prises en compte pour le calcul de la prime d’activité. C’est le cas de la majoration pour âge des allocations familiales, du forfait d’allocations familiales quand l’aîné des 2 enfants à 20 ans, de l’allocation de rentrée scolaire, de la prime de naissance, des prestations mode de garde, d’une partie de l’ASF et du complément familial.


[1] Voir encadré pour une explication plus précise.

[2] Pour chaque travailleur, le bonus augmente de 0 à 173 € pour un revenu professionnel allant de 0,5 à 1 smic et se stabilise au-delà.

[3] Les résultats ci-dessous ont été obtenus à l’aide de la maquette de simulation des transferts sociaux et fiscaux SOFI pour l’année 2023. Ils supposent que les ménages ont pour seuls revenus des salaires ou des allocations chômage.

[4] Plus généralement, dans un couple sans enfant, le travailleur rémunéré au smic à plein temps n’est pas éligible à la prime d’activité dès lors que les revenus non-professionnels de son conjoint (allocation chômage, pension d’invalidité ou de retraite…) dépassent 523€/mois.

[5] La prime d’activité s’annule lorsque le conjoint gagne un salaire d’au moins 1786 € (soit 1,32 fois le Smic).

[6] La présence d’un enfant âgé de moins de 3 ans modifie le montant du forfait car ces enfants ouvrent droit à des prestations spécifiques, comme l’allocation de base de la Paje ou la Prépare, et majore le montant forfaitaire pour les parents isolés. Il en résulte qu’au-delà du nombre d’enfants, leur âge influence aussi le montant de la prime d’activité pour un travailleur rémunéré au smic.

[7] Périvier H. et Pucci M., 2021, « Soutenir le niveau de vie des parents isolés ou séparés en adaptant le système socio-fiscal », Policy Brief OFCE, n° 91, 14 juin.

[8] Plus précisément, l’échantillon est représentatif des ménages vivant dans un logement ordinaire en France métropolitaine.

[9] La prime d’activité étant une prestations calculée chaque trimestre en fonction des revenus perçus les 3 mois précédents, le modèle Ines répartit les revenus annuels déclarés au cours de l’année à partir notamment d’informations sur le calendrier d’activité des travailleurs.

[10] Compte tenu des hypothèses d’imputation du non-recours dans le modèle Ines, il est délicat de définir la part des bénéficiaires selon les caractéristiques.




L’économie française au ralenti : retour sur 2023 et perspectives pour 2024 selon les panélistes de l’OFCN

Anissa Saumtally et Benoît Williatte

Les prévisionnistes de l’OFCN en désaccord sur la croissance en 2024

La première estimation de la croissance du PIB français en 2023 publiée par l’Insee le 30 janvier 2024 indique une croissance annuelle en volume de +0,9 %. Les dernières prévisions du panel de l’OFCN se plaçait également en moyenne à +0,9 % pour cette année. Bien que la croissance ait été modérée en 2023, voire atone sur le deuxième semestre, les scénarios de prévisions présentés lors de la journée OFCN ont été pour autant revus à la hausse de +0,5 point en moyenne depuis la précédente édition de l’OFCN 2022 (graphique 1). Cette révision provient notamment du maintien de la croissance du pouvoir d’achat des ménages en 2023 alors que la majeure partie des instituts prévoyait une baisse de celui-ci l’année passée. L’emploi particulièrement dynamique aurait permis le maintien des revenus et donc de la consommation des ménages, et ce malgré une forte inflation. Pour plus d’informations, le compte-rendu détaillé de l’OFCN 2023 publié 8 février 2024 est disponible sur le site de l’OFCE.

Graphique 1. Révisions des prévisions du taux de croissance du PIB France pour 2023, par institut.

En 2024, les prévisionnistes de l’OFCN sont partagés sur la croissance française. La moyenne des prévisions s’établit à +0,9 %, mais dans une fourchette assez large, allant de +0,4 % à +1,4 % (graphique 2). Les scénarios avancés sont divergents sur les questions du commerce extérieur et de l’investissement alors que l’ensemble des instituts s’accordent sur une croissance positive de la consommation des ménages.

Graphique 2. Prévisions du taux de croissance du PIB France pour 2024, par institut

D’après les prévisions pour 2024 publiées par l’Insee[1]1, les deux premiers trimestres connaîtraient une croissance de +0,2 % chacun, portant l’acquis de croissance pour l’année de +0,2 % à +0,5 %. Bien que ces premières prévisions annonceraient le retour de la croissance, de nombreuses incertitudes demeurent. En particulier, cette édition de l’OFCN a consacré deux tables rondes, une autour de la crise immobilière et une sur la situations des entreprises en France. Toutes deux faisaient état de perspectives peu optimistes pour l’année à venir.

Une accalmie de l’inflation en 2024

L’indice des prix à la consommation harmonisé a augmenté de 5,7 % en 2023 (moyenne annuelle), soit presque exactement l’inflation anticipée par les participants de l’OFCN (graphique 3). L’absence de nouveaux chocs énergétiques majeurs en particulier aura donc permis aux instituts de prévoir l’inflation avec précision. L’augmentation des prix par rapport à 2022 a été comparable avec celle observée pour la zone euro (5,4 %). En décembre 2023, le niveau des prix aurait donc augmenté d’un peu moins de 15% par rapport au niveau fin 2019 – contre 18% pour la zone euro dans son ensemble.

Graphique 3. Prévisions d’inflation (IPCH) en France en 2023.

En 2024, l’inflation devrait largement baisser à mesure que les effets directs de la hausse des prix des produits énergétiques et alimentaires s’estompent et alors même que la hausse des taux directeurs en zone euro exerce une pression à la baisse sur la demande. Les hausses de prix en France et dans la zone euro devraient là encore être proches : respectivement 2,7 % et 3 % si l’on retient les points médians des prévisions (graphique 4). Les instituts ont souligné la contribution de la politique monétaire à la baisse de l’inflation attendue pour 2024, tandis que le rattrapage des salaires sur les prix et la diffusion de ces revalorisations salariales sur les prix à la consommation constitueraient la principale pression à la hausse – toutefois, les augmentations de salaires et donc l’intensité de ces effets de second tour devraient être modérés, et ne remettraient pas en cause la désinflation anticipée.

Graphique 4. Prévisions d’inflation (IPCH) en France en 2024.


[1] Insee, Point de conjoncture du 7 février 2024




La dollarisation en Argentine : un mirage de plus ?

Hubert Kempf

Javier Milei, libertarien revendiqué, a été élu président de la République argentine le 19 novembre 2023 sur un programme électoral qui intégrait la proposition-choc de dollariser l’économie argentine[1]. Quel sens a cette proposition ? Est-elle réaliste ou viable ? J’avance dans ce billet que cette proposition s’explique par la volonté de se doter d’un mécanisme crédible de lutte contre l’inflation mais que la crédibilité de cet engagement est faible. La lutte contre l’inflation chronique doit passer par la fin du laxisme budgétaire pratiqué par les différentes autorités publiques argentines plutôt que par la mise en place d’un dispositif monétaire comme la dollarisation.



Javier Milei, le président argentin élu le 19 novembre dernier, a fait sensation comme candidat quand il a déclaré, se revendiquant d’une idéologie libertarienne, vouloir « dollariser » l’économie et donc la société argentines. L’extrémisme de ses propositions a été perçu par l’électorat comme une volonté de mettre à bas une organisation sociale inefficace et éliminer une classe politique incompétente et souvent corrompue.

Une fois élu, le président Milei a annoncé le 14 décembre 2023 renoncer temporairement à la dollarisation, « faute d’argent ». Plus précisément, faute de réserves en dollar suffisantes. Mais le ministre argentin de l’économie, Luis Caputo, a déclaré lors du récent forum économique mondial de Davos : « Les objectifs de fermeture de la Banque centrale et de dollarisation, loin d’être exclus, continuent d’être un objectif de ce gouvernement, mais les conditions pour y parvenir ne sont pas encore réunies. Nous devons d’abord stabiliser l’économie et dès que les conditions seront réunies, cela sera fait. »..

Le projet de l’équipe au pouvoir de dollariser l’économie argentine n’est donc pas abandonné. Que signifie-t-il ? Quelle chance de succès a-t-il ?

Avant toute chose, précisons ce que veut dire « dollariser l’économie argentine ». Deux formes de dollarisation sont envisageables. La dollarisation « exclusive » consiste pour un État souverain à donner cours légal exclusivement à une monnaie émise par un État étranger (par commodité, on évoquera les États-Unis comme le pays émetteur et leur monnaie, le dollar). En particulier, l’État « dollarisé » renonce à émettre sa propre monnaie et à exercer ainsi sa souveraineté monétaire. Toutes les transactions doivent être exécutées en dollars, tous les contrats passés entre agents doivent être libellés exclusivement en dollars, tous les comptes bancaires et financiers sont par conséquent tenus en dollars. La banque centrale elle-même n’effectue d’opérations qu’en dollars, en fonction des réserves dont elle dispose. Comme elle n’a aucune part à la politique monétaire décidée par le pays émetteur du dollar mais que cette monnaie circule librement entre les deux pays, il s’agit d’une union monétaire asymétrique[2]. La dollarisation « non-exclusive » (ou encore la substitution des monnaies) consiste pour un État à autoriser que certaines transactions soient effectuées dans une autre monnaie que celle qu’il émet et qu’il contrôle, et donc qu’une partie des patrimoines des agents résidents soit détenue dans une devise étrangère. Les cas de dollarisation non-exclusive sont nombreux (voir notamment Calvo & Gramont, 1992).

La proposition du président argentin nouvellement élu porte sur une dollarisation exclusive de l’économie monétaire argentine comme solution à l’hyperinflation endémique dont souffre l’Argentine depuis la deuxième moitié du XX° siècle.

En négligeant les coûts de la transition et en supposant que la dollarisation devienne pérenne, le gain attendu d’une telle mesure est connu, et c’est celui que recherche le président Milei. C’est la fin de l’hyperinflation puisque l’émission de monnaie domestique est supprimée, en admettant que le pays émetteur est caractérisé par une inflation faible et aisément anticipable et une croissance mesurée des différentes masses de moyens de paiement. La dollarisation est donc envisagée comme une solution extrême à une solution jugée incontrôlable.

Les coûts de la dollarisation sont non-négligeables. Le premier résulte de la renonciation à toute politique monétaire autonome, donc de la perte d’un instrument macroéconomique contribuant à la stabilisation du cycle économique et en particulier capable de gérer les chocs, intérieurs ou venus de l’extérieur. Le second, conséquence du premier, est la plus grande exposition aux chocs extérieurs puisque les chocs subis par le pays émetteur sont « amplifiés » dans le pays dollarisé à cause de la politique monétaire du pays émetteur qui ne correspond pas à sa situation spécifique. Le troisième est la perte des revenus du seigneuriage[3] pour le pays dollarisé, donc un accroissement de ses difficultés budgétaires. Le dernier enfin est la disparition du prêteur en dernier ressort, en cas de difficulté bancaire circonscrite à une banque ou systémique, puisque la banque centrale ne contrôle plus l’émission de moyens de paiement. Plus généralement, la politique prudentielle est rendue plus difficile puisque les banques domestiques sont mises en compétition directe avec les banques du pays émetteur (voir Berg & Borensztein, 2001).

Enfin, il faut rappeler les conditions de succès de la dollarisation : l’existence de réserves en dollar suffisantes et convenablement réparties dans la population. Si elles sont insuffisantes, l’inflation (des prix exprimés en monnaie domestiques) dans l’intervalle entre l’annonce de la dollarisation et sa mise en place sera positive et inversement proportionnelle à la quantité de réserves en dollar (Voir Caravello & alii, 2023). Enfin, si les réserves sont très inégalement réparties en fonction des revenus, le risque est grand que la partie la plus pauvre de la population se trouve brutalement sans moyens de paiement et donc soit poussée à des actions extrêmes pour subvenir à ses besoins. L’agitation sociale, pouvant être violente, déboucherait sur une crise politique dont la dollarisation serait la première victime.

La justification d’une politique de dollarisation en Argentine se trouve dans la situation d’inflation chronique et souvent très élevée dont ce pays n’arrive pas à sortir depuis les années 1950, et en particulier depuis la fin de la dictature militaire (1983). Devant l’incapacité des différents gouvernements à maîtriser l’inflation, il est logique qu’une solution extrême comme la dollarisation qui consiste à s’interdire toute manipulation monétaire apparaisse comme séduisante et raisonnable. Mais on peut s’interroger sur le fait de savoir s’il s’agit d’un pari audacieux ou d’un mirage de plus.

Pour répondre à cette question, il est utile de rappeler le précédent du système de caisse d’émission (« Currency board »)[4]  mis en place à l’instigation du président argentin Carlos Menem en 1991. Le principe de la caisse d’émission est d’empêcher toute création discrétionnaire de liquidité en adossant l’émission de monnaie banque centrale sur ses réserves en devises, essentiellement en dollar. Le système n’empêche donc pas la circulation et l’usage d’une monnaie nationale, le peso dans le cas argentin. Il implique la détermination d’un taux de change fixe avec le dollar, l’adossement de toute l’émission monétaire interne sur des actifs libellés en dollars, et l’interdiction pour la Banque centrale de stériliser les mouvements de capitaux en balance des paiements. De fait, le peso est devenu quasi parfaitement substituable au dollar dans les années 1990, les coûts de conversion des deux devises étant extrêmement faibles et le dollar accepté comme moyen de paiement et unité de compte dans les opérations internes à l’Argentine. C’est en ce sens que la caisse d’émission est une forme atténuée de dollarisation. Le projet actuel de dollarisation peut donc se lire comme une nouvelle tentative de réformer le régime monétaire, bancaire et financier argentin par un ancrage plus strict encore sur le dollar.

L’expérience des années 1990 s’est terminée par une crise économique majeure préludant à son abandon en 2001 (voir Sgard, 2004). L’expérience a d’abord été réussie : les déficits publics ont été fortement réduits, des réformes importantes ont été adoptées. Mais la situation s’est progressivement dégradée jusqu’à la crise de 2001. L’échec s’explique par une combinaison de facteurs : l’irresponsabilité fiscale dont ont fait preuve tant les gouvernements des provinces argentines (qui ont émis des quasi-monnaies pour financer leurs déficits) que le gouvernement central qui, pris dans le jeu électoral, a laissé faire et a à son tour adopté une politique budgétaire laxiste conduisant à des déficits croissants, atteignant 6 % du PIB en 2000, donc un endettement extérieur croissant ; les crises de change connues par les pays voisins et la faiblesse des cours des produits agricoles exportés par l’Argentine à la fin de la décennie 1990. La perte de l’autonomie monétaire n’a pas permis de contrer ces tendances et a rendu le dispositif intenable, poussant l’Argentine vers le défaut souverain. La seule option était alors de modifier sévèrement le taux de change en sortant du système de caisse d’émission. Rien ne permet de penser que ces excès et ces mauvaises fortunes ne se répéteront pas.

La proposition de dollarisation témoigne d’une défiance renouvelée à l’égard du système de gouvernement politique argentin, les décideurs publics étant jugés incapable de se réfréner et d’adopter des règles de bonne conduite financière comme l’ont montré d’abord l’écroulement du currency board puis les manipulations monétaires pratiquées sous la présidence Kirchner et les erreurs de gestion du président Macri et de ses équipes. Cette défiance est largement partagée par la population, depuis longtemps dollarisée de facto (surtout les possédants, ayant accès à des marchés de capitaux internationaux), ce qui au demeurant facilite la transition vers une dollarisation exclusive. Face à ces errements, le choix de la dollarisation apparaît comme une forme paradoxale de pré-engagement pour gagner de la crédibilité dans la lutte contre les tentations inflationnistes. Il s’agit d’un pré-engagement asymétrique puisque cette politique s’effectue sans le concours des autorités américaines. L’Argentine n’a pas de soutien extérieur à sa politique à attendre. Dans ces conditions, la dollarisation crée une extrême vulnérabilité aux circonstances extérieures pour échapper à la vulnérabilité interne qui résulte de la tentation du financement monétaire des déficits publics, tout en créant de nouvelles formes de vulnérabilité interne.

Derrière les conditions techniques de son succès, la dollarisation ne peut fonctionner que si elle bénéficie d’un fort soutien interne à cette forme de pré-engagement qui n’a rien d’acquis. Que les agents privés ou les acteurs publics se défient progressivement ou brutalement de la solidité de la dollarisation ou qu’ils cherchent à échapper à ses contraintes, et ils trouveront les moyens de contourner l’obligation d’utiliser exclusivement le dollar dans leurs transactions. De plus, la dollarisation ne peut fonctionner que si elle dispose également d’un soutien externe des marchés financiers internationaux puisque les chocs externes ne peuvent plus être librement gérés par la politique macroéconomique / monétaire intérieure. Les déficits extérieurs éventuels ne pouvant être gérés par une politique monétaire visant à manipuler les taux de change doivent être financés par appel à des financements externes. Or l’économie argentine est particulièrement sujette à des chocs étant donné sa dépendance à l’égard des phénomènes météorologiques qui conditionnent sa capacité à obtenir les dollars en contrepartie de ses exportations de produits agricoles. De surcroît, ces chocs sont peu corrélés aux chocs qui affectent l’économie américaine et aux réponses des politiques macroéconomiques américaines qui y répondent. L’Argentine est ainsi vouée à subir la conjoncture américaine sans pouvoir répondre à ses propres chocs. Elle devient très dépendante de financements externes et de leurs modalités. Les partenaires extérieurs doivent être convaincus de la solidité de la dollarisation argentine pour la soutenir par leurs prêts en dollars. Leur défiance éventuelle se traduira par une augmentation des taux d’intérêt prêteurs qui rendront la situation macroéconomique plus fragile.

Apparaît ainsi un premier paradoxe : la dollarisation doit être soutenue à l’intérieur comme à l’extérieur pour être crédible, mais elle ne peut être soutenue que si elle est crédible. La notion de pré-engagement est justement là pour exprimer cette crédibilité. Or les pré-engagements ne sont quasiment jamais absolus mais sont le plus souvent limités (par des clauses de sauvegarde, par des bouleversements imprévus, par des configurations de jeu non prévues). Rien n’assure alors que la coordination des anticipations des multiples parties prenantes se produise dans le sens désiré. La dollarisation tient ainsi autant de la méthode Coué que du pré-engagement indestructible.

Ceci fait apparaître un deuxième paradoxe : si le soutien interne à la dollarisation comme forme de pré-engagement existe, il est raisonnable de penser que la société est en mesure d’admettre d’autres formes de pré-engagement, moins coûteuses que la dollarisation. Il devrait être possible de mettre en place des institutions (des formes de pré-engagement) plus adaptées aux particularités sociales et économiques argentines et plus à même de résoudre les problèmes qui sont à l’origine des phases d’hyperinflation que connaît de façon récurrente l’Argentine : l’irresponsabilité budgétaire des gouvernements provinciaux et national, à l’origine des déficits publics massifs, l’indépendance du judiciaire, le contrôle correct et non-partisan de la constitutionnalité des lois et des politiques publiques. L’idée que la dollarisation est la seule politique qui permet d’assurer la crédibilité d’un engagement de casser l’inflation, au prix d’un abandon d’une bonne part des capacités d’action de l’État, doit être remise en cause. Si les conditions d’ensemble font que la dollarisation est possible et viable, celle-ci ne peut être désirée puisque d’autres politiques sont alors moins coûteuses pour un même résultat, la maîtrise durable du processus inflationniste.

Des formes de pré-engagement allant plus directement au cœur du problème et probablement plus saines que la dollarisation car n’obérant pas la capacité de mener des politiques macroéconomiques actives (voire discrétionnaires) pour stabiliser le cycle, orienter le processus de croissance ou mettre en place des programmes de redistribution sont possibles si la dollarisation est possible, c’est-à-dire acceptée socialement et politiquement. En d’autres termes, c’est moins dans l’abandon de la souveraineté monétaire que dans la maîtrise des comptes publics et de l’ampleur des déficits publics que se trouve la clé du contrôle de l’inflation. Le président Milei devrait s’apercevoir bien vite qu’il ne suffit pas de se revendiquer libertarien pour mettre fin à la gabegie budgétaire argentine mais qu’il faut gérer au plus près les multiples canaux d’abus qui prospèrent dans le labyrinthe fiscal argentin (Voir Saiegh & Tommasi, 1999). Il s’agit moins de vouloir démanteler l’État (tâche irréaliste) que de le réformer en profondeur par la mise en place d’institutions et de dispositifs interdisant ces abus.


[1]Une présentation synthétique de la problématique macroéconomique argentine, suivie d’une analyse innovante de la dollarisation est donnée par Ivan Werning sur le site Markus’ academy (géré par Markus Brunnermeier, professeur à Princeton).

[2] Voir Kempf H., Economie des unions monétaires, Economica : 2019, chapitre 1. Voir également Hanke S. (2023), pour une liste des cas de dollarisation exclusive.

[3]  Les revenus de seigneuriage sont les revenus que tire l’émetteur de moyens de paiement de leur création.

[4] Voir Chauvin, S., & Villa, P. (2003) et De la Torre A., Levy Yeyati E., Schmuckler S. (2003), « Living and Dying with Hard Pegs : the Rise and Fall of Argentina’s Currrency Board », Economía,  Vol. 3, No. 2, pp. 43-107. 8