La dépendance aux intrants chinois et italiens des industries françaises

Sarah
Guillou[1]

La
crise sanitaire déclenchée par le coronavirus va constituer un choc récessif
majeur dont l’impact est à ce jour difficile à chiffrer puisqu’il s’agit d’un
choc sans précédent (voir Xavier Timbeau (L’économie au temps du COVID-19,
9 Mars 2020, Blog OFCE) et Pierre-Olivier
Gourinchas (Flattening the Pandemic and Recession
Curves
, 13 Mars 2020).
Entre autres préoccupations, cette crise provoque une large prise de conscience
des interdépendances productives, aussi appelée, chaîne de valeurs ajoutée
mondiale (CVM).

Proprement
ignorée voire niée par l’administration de Donald Trump ou encore par les
défenseurs du Brexit, il va apparaître fatalement que la méconnaissance de ces
interdépendances productives est une carence pour la définition des politiques
commerciales et industrielles et aujourd’hui pour la mesure des vulnérabilités
de certains secteurs. Je montre ici l’ampleur des dépendances des industries
françaises aux intrants chinois et italiens au-delà des seuls secteurs manufacturiers.
Il ne faudrait cependant pas tirer de ces vulnérabilités des louanges pour un
retour à l’autarcie.



L’interdépendance
des entreprises au sein d’un réseau mondial de production, la multiplicité
d’aller-retour entre pays de fragments de produits et de services sont mises à
jour par les pénuries potentielles et les ruptures d’approvisionnement
qu’anticipent les entreprises et les responsables sanitaires une fois les
stocks épuisés. Les chaînes de valeur mondiales sont bien connues des
économistes du commerce international. Ce phénomène a fait l’objet de beaucoup
de littérature et de nombreux rapport (voir un rapport du CEPR (2015), The Age of Global Value Chains: Maps and
Policy Issues
, édité by João Amador and Filippo di Mauro, et un rapport
plus récent de la Banque
mondiale, Trading for Developpement in the age of
Global Value Chain
, 2020). L’impact du coronavirus sur les CVM a été
abordé récemment par Baldwin et Tomiua (CEPR, Ebook, Economics on the time of COVID-19,
2020) qui soulignent un processus de contagion parallèle tout au long des CVM,
tant par la rupture de la production que par celle de l’acheminement.

La
province de Hubei où sied la ville de Wuhan d’où est partie la crise est une
plaque tournante entre autres des industries automobiles, de semi-conducteurs,
des fibres optiques et d’acier. L’Italie, de son côté, est au cœur de l’Europe
manufacturière. D’autres centres de production majeurs seront progressivement
touchés mais je me concentre seulement sur la Chine et l’Italie pour la
pédagogie du propos.

Pour
calculer la dépendance de la production aux intrants étrangers, on utilise les
tables inputs-outputs qui sont des tables croisées des besoins en intrants
(inputs) domestiques et étrangers de chaque industrie.[2]

La dépendance directe aux intrants chinois
et italiens

Il
n’existe pas un secteur de l’économie marchande française – à un niveau agrégé
à 2 chiffres – qui ne dépende au premier ordre, c’est-à-dire directement, d’un
intrant en provenance de Chine. Le tableau suivant montre que les taux de
dépendance – c’est-à-dire la part de la production qui dépend des intrants
chinois et/ou italiens – varient entre les secteurs : de 0,2 % pour
le secteur agroalimentaire à 3 % pour le secteur textile et habillement
(en 2014, les derniers chiffres disponibles pour les tables internationales).
Il va de soi que les taux de dépendance varient à l’intérieur des secteurs. Que
le secteur des équipements électriques soit dépendant à 2,4 % au premier
ordre des inputs chinois, ne dit pas que toutes les entreprises appartenant à
ce secteur le sont à ce degré. Si on retient les 15 premiers secteurs en
matière de besoins en intrants chinois, 13 sur 15 sont issus de l’industrie
manufacturière. Les trois derniers sont le secteur des télécommunications, le Transport
aérien
, et la Construction.

La
dépendance de premier ordre (directe) aux intrants italiens est plus élevée
mais les industries les plus dépendantes sont assez semblables à celles
dépendantes des intrants chinois : il s’agit des secteurs
manufacturiers : du textile (7 %) aux produits non métalliques (1,7 %).
Cela révèle la plus forte insertion dans les chaînes de valeurs mondiales de
certaines industries indépendamment de l’origine des intrants et donc de leur
multi-vulnérabilité aux chocs de leurs fournisseurs. En l’espèce, elles
subiront au moins deux chocs : le choc chinois et le choc italien.

Cela
corrobore aussi le fait que les chaînes de valeur de la production française
sont plus européennes qu’asiatiques, c’est aussi le cas de la production allemande
et de celles des autres pays européens. La part des inputs européens est bien
plus grande pour toutes les industries françaises que la part des inputs
chinois et asiatiques – de 1 à 28 % pour la dépendance directe aux inputs
aux européens contre un maximum de 4 % pour l’Asie (Chine comprise).

Mais
ce qui compte, c’est la multinationalité des maillons essentiels. La
concentration de l’interdépendance productive au sein de l’Europe n’immunise
pas de la rupture des chaînes en raison de la dépendance en abîme.

Par
exemple, si pour la production d’un produit P, il faut 10 intrants essentiels
dont 8 sont réalisés à l’étranger. Il suffira qu’un de ces intrants soit
réalisé en Chine pour que la chaîne de production soit interrompue. Plus
encore, il suffira qu’un seul des 8 fournisseurs soit lui-même dépendant de
manière essentielle d’un fournisseur chinois pour que la chaîne soit
interrompue. Et cela en abîme, car ne pas dépendre d’un input chinois au
premier ordre ne protège pas de la dépendance de son fournisseur, ou du
fournisseur de son fournisseur, ou encore du fournisseur, du fournisseur du
fournisseur… ! Le raisonnement est le même pour l’Italie, l’industrie
française peut dépendre d’un fournisseur allemand mais ce dernier peut lui-même
dépendre de l’Italie et ainsi de suite.

La dépendance indirecte de second ordre aux
intrants chinois et italiens

Afin
d’estimer la dépendance de second ordre, il faut connaître la dépendance des
fournisseurs des industries françaises aux inputs chinois ou italiens. Pour
cela on utilise également les tables input-output.

La
dépendance au premier ordre des industries précédentes est renforcée au
deuxième ordre (si on additionne les coefficients par industrie). Il s’agit
toujours principalement des secteurs manufacturiers, de la construction et du
secteur des télécommunications pour ce qui concerne la Chine.

Ce
qui est vrai pour le manufacturier est vrai pour des secteurs dont on peut
penser qu’ils sont plus immunes aux intrants étrangers, notamment les services.
S’ils dépendent peu de l’étranger au premier ordre, leur dépendance s’accroît si
on ajoute les dépendances aux ordres supérieurs dans la mesure où ils dépendent
toujours in fine d’inputs
manufacturiers dépendant au premier ordre fortement des intrants étrangers.
C’est le cas des services utilisant beaucoup d’intrants numériques. On peut en
effet calculer des coefficients de dépendance à l’ordre 3, 4, etc. Ils
révèleraient l’existence d’un arbre de dépendance à plusieurs niveaux et du
schéma fractal des chaînes de valeurs mondiales. Les coefficients en seraient
d’autant plus grands.

Les
tables input-output expriment la dépendance technique. La dépendance économique
dépend de la capacité qu’ont les entreprises de substituer un autre
fournisseur. Si cela est possible, cela prendra forcément du temps. Pour
certaines entreprises, la paralysie ne sera que temporaire, mais beaucoup
d’inputs ne sont produits qu’en Chine. Il est difficile de ne pas imaginer
qu’un fournisseur d’un ordre inférieur ne soit pas exclusivement dépendant d’un
input chinois. Il est envisageable que les inputs italiens trouvent plus de
substituts en Europe (la nature de la spécialisation y étant plus comparable
entre les pays), mais l’extension de l’épidémie aux autres pays va compliquer les
effets de substitution. L’extension du coronavirus aux autres pays ne fera
qu’augmenter les occasions de rupture de la chaîne de production. Ainsi l’Inde,
grande productrice de médicaments, dépend à 70 % des molécules de base
chinoises. Et bien entendu, la pharmacie française dépend des fournisseurs
indiens. Si l’Inde subit la même paralysie que la Chine, la rupture des chaînes
d’approvisionnement sera plus longue à se réparer.

Contagion des chocs et politique de
découplage

Certains
observateurs concluent à la nécessité du découplage des économies. Le
découplage signifie la disparition – ou au moins la réduction – des
interdépendances des économies. Le souhait politique est équivoque car il
sous-estime la dualité du processus : devenir moins dépendant des
importations étrangères est une chose, que les autres deviennent moins
dépendants de nos exportations en est une autre, mais en est assez rapidement
la contrepartie. Le motif économique répond à la volonté de protéger les entreprises
d’une trop forte dépendance aux chocs étrangers.

La
recherche de nouveaux fournisseurs, temporaires, pourrait changer les habitudes
et ouvrir de nouvelles routes de la fragmentation de la production. La Nikkei Asian Review (15 février 2020)
cite le cas du fabricant de vêtements de sport Asics qui envisage de
délocaliser sa production de Wuhan vers le Vietnam. Si l’adoption d’une
stratégie de diversification des fournisseurs peut avoir du sens à long terme,
la stratégie de court terme pour pallier la crise strictement chinoise a
rapidement tourné court dans la mesure où l‘épidémie s’est propagé au-delà de
la Chine.

La
stratégie de rapatriement est sans doute plus compliquée car les compétences ne
sont pas forcément toujours présentes sur le territoire domestique et la
comparaison du coût de production en situation normale et du coût de production
en situation de crise hypothétique ne se fera pas, car la crise est
imprévisible tout comme son coût.

Mais
cet épisode de crise sanitaire pourrait en premier lieu – et en lieu et place
du découplage entre économies – accélérer la digitalisation des échanges :
dans la gestion du conditionnement des marchandises, mais aussi des containers
par robot, dans la multiplication de l’automatisation de la production et de la
gestion à distance. La vision de l’économie mondiale de Richard Baldwin (The Globotics upheaval, 2019) pourrait
devenir plus rapidement une réalité généralisée à tous les secteurs. Le
découplage risque de se porter sur les hommes vis-à-vis des machines plutôt
qu’entre les économies. Le robot est insensible aux virus humains[3].

De la dépendance technique à la dépendance
politique

Pour
conclure, ce billet utilise beaucoup le terme de dépendance, il s’agit d’une
dépendance technologique au sens de la structure de la fonction de production,
au sens des coefficients techniques de la matrice input-output. Il ne s’agit
pas d’une dépendance politique ou stratégique. Pourtant, la remise en cause des
chaînes de valeurs mondiales dont on parle aujourd’hui, en ces temps de crise,
se fonde sur cette idée de dépendance qui met en danger et fragilise. Or ce que
révèlent d’abord les tables inputs-outputs, c’est la profondeur des
interdépendances et l’interconnexion des industries de tous les pays. Le
préfixe « inter » est fondamental. Certes un choc sur un maillon de
la chaîne a un impact en cascade et c’est un problème économique qui trouve
d’insuffisantes réponses politiques, faute d’acceptation d’interdépendances des
gouvernances nationales.

Mais
il faut se garder d’en conclure directement que cette fragmentation est un
problème politique ou qu’elle pose des questions d’indépendance souveraine pour
deux raisons.

La
première est que s’il apparaît politiquement correct de souhaiter disposer de
l’autonomie d’approvisionnement de certains produits jugés indispensables à la
sécurité, à la santé, à la souveraineté, c’est très souvent économiquement un
leurre. Aujourd’hui la plupart des biens et services échangés sont complexes et
donc l’autarcie (produire quelque chose sans recourir à un intrant étranger)
est une aporie au-delà de la production de composants primaires ou peu
transformés. L’autarcie européenne pourrait s’entendre sur certains produits et
ce n’est qu’à cette échelle qu’elle pourrait être pensée pour des produits
identifiés comme vitaux. Mais ce qui restera vital in fine sera le pouvoir d’achat plutôt que le pouvoir de produire.
Autrement dit – et pour éviter toute ambiguïté – il est préférable de conserver
le niveau de richesse (et de production donc) permettant d’acheter des
médicaments de base plutôt que de s’évertuer à être producteur de ces
médicaments de base, et allouer nos facteurs de production au mieux.

La
seconde tient en ce que la dépendance économique est plus souvent le problème
de celui qui vend et qui est dépendant de la demande. Ainsi la dépendance
économique qui est vraiment problématique est celle des pays producteurs de
ressources naturelles. C’est bien du côté de l’offreur que se situe la
dépendance et non du côté de l’acheteur. Ainsi, l’incidence du choc du
coronavirus sur le prix du pétrole, mais aussi sur le prix du cuivre par
exemple, deux matières premières très sensibles à la demande chinoise, va
mettre à mal les économies pétrolières comme l’Algérie, l’Iran et l’Arabie saoudite
puis la Russie, le Chili et le Pérou. Pour rappel, la Chine absorbe la moitié
de la production de métaux industriels et 10 % de la production de
pétrole. Le problème de ces économies n’est pas l’insertion dans les chaînes de
valeurs, mais leur propre spécialisation productive. Dans un autre registre, la
France est productrice de services de tourisme – 7 % de son PIB –
tout comme le Portugal et l’Espagne – 12 % de leur PIB – ces pays
souffriront de ce qu’ils sont dépendants de la capacité et volonté d’achats des
autres.

La
crise sanitaire a fait apparaître des pénuries de matériel médical voire de
médicaments. Par exemple, la pénurie de masques de chirurgie a conduit
l’Allemagne, la Russie, Taiwan et la Thaïlande à restreindre les exportations
de masques. La Chine, productrice de la moitié des masques, n’a pas mis en
place de restrictions[4].
Même si ses exportations ont ralenti de
facto
par la croissance de la demande domestique, sa production a fortement
augmenté pour répondre à la forte demande. Être acheteur de médicaments en
provenance de Chine n’est donc a priori pas un problème tant qu’on a les moyens
de les payer et eux de les vendre.

La
crise du coronavirus perturbe toutes les lois du commerce, tout comme les
interactions sociales. Et donc, on pourrait manquer de médicaments, non pas que
les Chinois ne veuillent les vendre ou les produire, mais du fait de
l’incapacité de commercer[5].

Historiquement,
la dépendance économique a plutôt été du côté de ceux qui produisent plutôt que
de ceux qui achètent. La crise du coronavirus renverse les perspectives en
faisant apparaître les difficultés d’approvisionnement et donc des acheteurs,
mais elle fait surtout apparaître la dualité du marché : celui qui offre
est toujours, aussi, le demandeur d’un autre.


[1] Je remercie Raphaël
Chiappini et Cyrielle Gaglio pour leurs remarques et réflexions autour de ce
post.

[2] J’utilise les tables WIOT
car elles couvrent un grand nombre de pays (44 dont l’UE) et désagrègent
l’économie en 56 secteurs. Le calcul se concentre sur les 50 secteurs de
l’économie marchande. Voir pour la méthode des calculs, Guillou (2020), French Input-output Tables and foreign
inputs dependency
. Les données ne sont pas des plus récentes (2014), mais
c’est moins la valeur des coefficients qui importe que la structure de la
dépendance que les tables révèlent.

[3] Il vient à l’esprit
immédiatement que la cybersécurité sera le pendant de la sécurité sanitaire.

[4] The Economist, 7 mars 2020, page 19, « New world curriculum ».

[5] Cela est le cas tant que la
production n’est pas elle-même rationnée par la disponibilité des facteurs de
production ou des contraintes d’exportation.

[5] Cela est le cas tant que la production n’est pas elle-même rationnée par la disponibilité des facteurs de production ou des contraintes d’exportation.