La souveraineté alimentaire

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Compte rendu du séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », Cevipof-OFCE, séance n° 9 du 9 décembre 2022

Intervenants : Clément JAUBERTIE (Commission européenne), Thierry POUCH (Chambres d’agriculture France, Laboratoire REGARDS de l’Université de Reims) et Édouard GAUDOT (Green European Journal).

Le séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », organisé conjointement par le Cevipof et l’OFCE (Sciences Po), vise à interroger, au travers d’une démarche pluridisciplinaire systématique, la place de la puissance publique en Europe, à l’heure du réordonnancement de l’ordre géopolitique mondial, d’un capitalisme néolibéral arrivé en fin du cycle et du délitement des équilibres démocratiques face aux urgences du changement climatique. La théorie politique doit être le vecteur d’une pensée d’ensemble des soutenabilités écologiques, sociales, démocratiques et géopolitiques, source de propositions normatives tout autant qu’opérationnelles pour être utile aux sociétés. Elle doit engager un dialogue étroit avec l’économie qui elle-même, en retour, doit également intégrer une réflexivité socio-politique à ses analyses et propositions macroéconomiques, tout en gardant en vue les contraintes du cadre juridique.

Réunissant des chercheurs d’horizons disciplinaires divers, mais également des acteurs de l’intégration européenne (diplomates, hauts fonctionnaires, prospectivistes, avocats, industriels etc.), chaque séance du séminaire donnera lieu à un compte rendu publié sur les sites du Cevipof et de l’OFCE.

1. La perspective économique : le renouveau de l’autonomie alimentaire à l’épreuve des limites de la mondialisation

Thierry Pouch, chef économiste de Chambres d’agriculture France et membre du laboratoire REGARDS de l’Université de Reims, observe le retour de la thématique de la souveraineté alimentaire – car il s’agit bien d’un retour. La mondialisation portait en elle l’effacement des frontières et des États, et donc l’amoindrissement de la souveraineté alimentaire. Nous sommes actuellement dans une phase assez approfondie de segmentation des processus de production (internationalisation des chaînes de valeur) au moyen d’accords de libre-échange afin de tirer vers le bas le prix des produits importés et les coûts de production. La souveraineté alimentaire s’est ainsi retrouvée reléguée au second plan. Les produits agricoles bénéficient, en effet, d’un mouvement général de diminution des droits de douane (du GATT de 1947 au cycle d’Uruguay, 1986-1994, et la naissance de l’OMC) qui vient brouiller la notion de souveraineté alimentaire affichée par les État dans les années 1950-60. Le Sommet mondial de l’alimentation de 1996 à Rome, impulsé par la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) fait pourtant ressurgir la notion de souveraineté alimentaire quand l’organisation non gouvernementale Via Campesina[1] soulève le sujet pour les pays en voie de développement. La thématique, toutefois, ne trouve pas beaucoup d’écho parmi les acteurs agricoles européens.

La crise financière de 2008 rebat les cartes avec le retour de problématique de la souveraineté alimentaire (émeutes de la faim), retour confirmé par la pandémie du Covid-19 et la guerre en Ukraine. La France prend alors conscience du degré élevé de sa dépendance en matière de protéines végétaless (pour l’alimentation des animaux d’élevage) ainsi que de l’accélération des importations de viande et de volaille, de son déficit désormais structurel en fruits, légumes et engrais et autres intrants (fabriqués à partir du gaz, la Russie détient 16 à 18% du marché mondial des engrais). Le thème de la souveraineté alimentaire a été directement repris dans le discours de la Sorbonne d’Emmanuel Macron (2017) ainsi que celui de Rungis (États Généraux de l’Alimentation, 2017) ou, plus récemment, dans le cadre de la Présidence française de l’Union européenne. Les Chambres d’agriculture françaises réaffirment de même le besoin de restaurer la souveraineté alimentaire, consubstantielle de l’autonomie stratégique nationale et européenne. Rappelons que la France demeure le premier pays agricole de l’UE (19% de la production agricole de l’UE).

La souveraineté alimentaire peut se définir comme la faculté de déterminer librement pour un Etat ou un peuple ce qu’il doit produire sur le plan alimentaire. La notion établit un lien entre peuple souverain et production agricole. Le droit à l’alimentation peut se lire ainsi comme une manifestation du retour de l’État-nation souverain.

Trois difficultés se présentent pour la souveraineté alimentaire européenne :

1/ Savoir si l’ensemble des États membres de l’UE convergent pour construire ou réhabiliter une souveraineté alimentaire. Ce processus pourrait-il conduire à franchir une première marche vers l’Europe fédérale ? Au niveau français, s’agit-il d’une souveraineté alimentaire globale (toutes les filières) ou ne concernant que certaines filières en difficulté (fruits et légumes, dont la balance commerciale française est en déficit structurel), quitte à laisser tomber certains secteurs selon une logique d’avantage comparatif ;

2/ Desserrer un certain nombre de contraintes d’approvisionnement (notamment les protéines végétales importées du Brésil et des États-Unis pour le soja et le tourteau de tournesol, d’où l’enjeu de mettre en place un plan protéine visant l’autonomie protéique). Mais selon quelles modalités agronomiques et quels régimes d’aides agricoles ? Personne n’a oublié l’accord avec les États-Unis du début des années 1960 permettant au soja américain de pénétrer le marché commun européen. L’accord n’a jamais été remis en cause du fait qu’il constitue une contrepartie à l’acceptation américaine de la politique agricole commune européenne ;

3/ Articuler souveraineté alimentaire et accords commerciaux de l’UE. Faut-il rouvrir les textes signés, voire les remiser dans les tiroirs pour négocier de nouveaux accords intégrant la souveraineté alimentaire ?

Les chocs de cette dernière décennie (crise financière, pandémie du Covid-19, guerre en Ukraine) ont déclenché une réflexion sur les limites de la mondialisation et l’importance de l’autonomie alimentaire, ouvrant un nouveau processus politique nécessairement long.

2. La perspective des acteurs institutionnels : concilier l’objectif de durabilité du système alimentaire européen avec l’enjeu d’accessibilité alimentaire des ménages vulnérables

Clément Jaubertie, expert national détaché, analyste de données économiques et politiques à la Direction générale de l’Agriculture et du Développement rural de la Commission européenne, partage le constat du retour de la notion de souveraineté alimentaire, surtout au prisme de la sécurité alimentaire dans ses deux dimensions : 1/ la disponibilité alimentaire (quantité disponible de nourriture), 2/ l’accessibilité alimentaire (accès à une alimentation de qualité à un prix stable). Ces dimensions de sécurité alimentaire sont déjà présentes dans les traités européens, en particulier avec l’article 39 du traité sur le fonctionnement de l’UE relatif à la politique agricole commune dont le but est de garantir l’accès à l’alimentation à des prix raisonnables pour le consommateur[2]. Elles sous-tendent la notion de stabilité et de durabilité dans le temps de la sécurité alimentaire européenne.

Les constats pour la France s’appliquent aussi au niveau de l’UE. Si l’UE est un grand producteur, elle connaît des fortes dépendances aux importations de protéines végétales importées et d’engrais minéraux et azotés, ainsi qu’aux coûts de l’énergie, en particulier du gaz naturel. La pandémie du Covid-19 et la guerre en Ukraine ont révélé la nécessité de renforcer l’autonomie européenne énergétique et des intrants agricoles. S’il n’y a jamais eu en soi de réelles difficultés d’accès général à l’alimentation pour les Européens, il reste l’enjeu (à court terme) de l’accessibilité de l’alimentation pour les ménages européens vulnérables en raison de la hausse des prix (+20 % en 2022).

L’agenda politique européen en matière de sécurité alimentaire doit ainsi articuler des défis de long terme (le « Green Deal » qui pose l’objectif d’un système alimentaire écologiquement durable) avec ces défis de court terme. La durabilité du système alimentaire européenne exige d’être plus économe en intrants agricoles tout en intégrant les facteurs biophysiques de long terme (climat et biodiversité). Elle dépend également des politiques de consommation qui doivent évoluer vers la sobriété et la lutte contre le gaspillage.

Enfin, le maintien d’une population agricole constitue un autre défi de moyen-long terme. En France, en 2020, le nombre d’exploitations agricoles a diminué d’un quart par rapport à 2010 (416 054 exploitations agricoles actives en 2020 contre 514 964 en 2010). Comment attirer de nouveaux agriculteurs afin de maintenir notre capacité de production agricole, alors que la population agricole vieillit (seul 1/5 des chefs d’exploitation agricole ont moins de 40 ans) ? Comment assurer le renouvellement générationnel des agriculteurs ?

3. La perspective politique : parlons de sécurité alimentaire plutôt que de souveraineté alimentaire

Édouard Gaudot, membre du comité de rédaction de Green European Journal, rappelle que les questions agricoles sont depuis longtemps au cœur d’affrontements politiques plus ou moins explicites. Ils font partie des sujets qui avaient été longuement dépolitisés, comme la question des échanges commerciaux – question re-politisée à partir de la fin des années 1990 au travers des grandes manifestations altermondialistes comme Seattle en marge de la conférence ministérielle de l’OMC. Alors que l’intégration mondiale des marchés agricoles progressait malgré les résistances, la transformation des productions agricoles en « matières premières » (« commodification » en anglais) rehausse l’enjeu politique. Derrière les enjeux purement commerciaux se révèlent aussi des enjeux de souveraineté et d’autonomie alimentaires et de modes de vie.

Quatre points de réflexion méritent notre attention :

1/ Doit-on parler de souveraineté ou de sécurité alimentaire, nationale ou européenne ? Il nous faut adopter une vision moins nationale et beaucoup plus supranationale car beaucoup de défis nationaux relèvent de défis à l’échelle européenne qui ne peuvent être réglés pleinement à l’échelle nationale. Édouard Gaudot défend une vision au niveau des acteurs, et moins une vision statistique. Il attire également l’attention sur le phénomène d’accaparement des terres : phénomène diffus en Europe qui ne concerne pas seulement l’achat de terre par des acteurs non européens, mais également la concentration de la terre aux mains de grandes sociétés dont les activités peuvent être autres que l’agro-industrie (comme les champs de lavande pour l’industrie du luxe) ;

2/ Il est préférable de parler de sécurité alimentaire (au lieu de souveraineté alimentaire), angle qui permet de mieux comprendre les enjeux en présence : la sécurisation des écosystèmes. Toutes les études sérieuses démontrent un épuisement des sols, entraînant une baisse des rendements agricoles. Nous sommes prisonniers des techniques agricoles actuelles et d’une rationalité économique entièrement fondée sur le rendement, dont la sortie ne peut pas se faire du jour au lendemain (exemple du glyphosate, pourtant toxique, dont on peine à se passer en raison du mode de production agricole en vigueur). Il s’agit également de sécurité des territoires : les routes d’approvisionnement, les stocks disponibles en cas de tensions sur une denrée alimentaire (tensions qui peuvent rapidement mener à des situations d’insécurité civile). Prenons l’exemple de l’autonomie alimentaire d’une ville comme Paris qui n’est que de 72 heures. Quelles seraient les conséquences en matière de sécurité civile en cas de problèmes graves d’approvisionnement ?

3/ Il nous faut repenser la PAC (politique agricole commune) en intégrant les contraintes écologiques comme commerciales. Quel doit être le rôle de la PAC : nourrir les Européens ou seulement profiter à une poignée de bénéficiaires des aides financières ? 80% des aides bénéficient à seulement 20% des bénéficiaires (situation qui est encore plus vraie pour l’Europe centrale, comme en Hongrie qui détourne l’argent de la PAC à des fins de clientélisme politique). Il faut ainsi réfléchir à un plafonnement des aides ainsi qu’à une réorganisation de la production agricole européenne. Certes, les résistances à ces réformes sont légitimes car on ne bouleverse pas du jour au lendemain un tel système (par exemple, le gouvernement néerlandais a été confronté à de très vives réactions, jusqu’à des actes de violence, de la filière agricole à l’encontre de nouvelles législations qui transposaient les règles européennes en matière de pollution au nitrate et de changement climatique), mais ces résistances au changement posent toutefois un problème de durabilité à terme du système agricole européen.

4/ La souveraineté alimentaire renvoie à notre sécurité individuelle (du consommateur mais aussi de l’ensemble des gens qui vivent du secteur). Elle engage notre rapport à l’alimentation et plus encore notre rapport à nous-mêmes.


[1] Fondée en 1993 et coordonnant des organisations de petits et moyens paysans, de travailleurs agricoles, de fermes rurales, de communautés indigènes d’Asie, des Amériques, d’Europe et d’Afrique, la Via Campesina est un mouvement international qui milite en faveur du droit à la souveraineté alimentaire et pour le respect des petites et moyennes structures paysannes.

[2] Article 39 TFUE (ex-article 33 du traité sur la Communauté européenne) : « 1. La politique agricole commune a pour but : a) d’accroître la productivité de l’agriculture en développant le progrès technique, en assurant le développement rationnel de la production agricole ainsi qu’un emploi optimum des facteurs de production, notamment de la main-d’œuvre, b) d’assurer ainsi un niveau de vie équitable à la population agricole, notamment par le relèvement du revenu individuel de ceux qui travaillent dans l’agriculture, c) de stabiliser les marchés, d) de garantir la sécurité des approvisionnements, e) d’assurer des prix raisonnables dans les livraisons aux consommateurs. 2. Dans l’élaboration de la politique agricole commune et des méthodes spéciales qu’elle peut impliquer, il sera tenu compte : a) du caractère particulier de l’activité agricole, découlant de la structure sociale de l’agriculture et des disparités structurelles et naturelles entre les diverses régions agricoles, b) de la nécessité d’opérer graduellement les ajustements opportuns, c) du fait que, dans les États membres, l’agriculture constitue un secteur intimement lié à l’ensemble de l’économie. »