L’Allemagne prise dans l’engrenage du CIR

Evens Salies et Sarah Guillou

Après des années d’hésitation, le Parlement allemand vient d’introduire un dispositif fiscal en faveur des dépenses de R&D. La décision précède la crise déclenchée par la Covid-19, mais elle pourrait bien être providentielle pour les entreprises allemandes.



Quelles
sont les raisons qui ont poussé l’Allemagne à prendre une telle décision, quatre
décennies après les États-Unis et la France, et alors qu’elle figure parmi les investisseurs
de tête, tant en termes de R&D que d’innovations ? S’agit-il d’un
instrument supplémentaire au service de la compétitivité ? Et quelles
seront les répercussions sur l’investissement en R&D en France ?

Le
dispositif fiscal allemand, entré en vigueur dès janvier 2020, offre aux
entreprises un crédit d’impôt égal à 25 % des dépenses de R&D déclarées. L’assiette
est plus étroite que pour le crédit d’impôt recherche (CIR), dans la mesure où,
en Allemagne, seuls les salaires sont pris en compte (cotisations patronales incluses).[1] Le taux de
25 % est toutefois proche du taux français (30 %). Les dépenses éligibles par
entreprise sont plafonnées à deux millions d’euros ; le crédit d’impôt par
entreprise sera limité à 500 000 euros (la sous-traitance a un traitement
un peu différent). Lorsque plusieurs filiales d’un groupe bénéficient du
dispositif, dans le cadre d’un programme de recherche commun, la somme des
dépenses éligibles est plafonnée à 15 millions d’euros (crédit d’impôt de 3,75
millions).

À
titre de comparaison, parmi les entreprises françaises qui font de la R&D,
les PME reçoivent en moyenne 131 000 euros de CIR, les ETI, 742 000
euros, et les grandes entreprises 5,6 millions d’après les chiffres du MESRI.
Les montants les plus élevés dépassent 30 millions d’euros (peu d’entreprises sont
dans ce cas), mais ne vont guère au-delà, car le taux du CIR passe de 30 à 5 %
des dépenses de R&D éligibles au-delà du seuil de 100 millions d’euros
d’assiette. Les estimations du manque à gagner fiscal annuel pour l’Allemagne (avant
bouclage macroéconomique) vont jusqu’à cinq milliards d’euros par an. C’est 80
% du CIR français et autant que les incitations fiscales en faveur de la
R&D au Royaume-Uni. Sans le plafond, le dispositif pourrait coûter autour
de 9 milliards d’euros à l’État fédéral allemand.[2]

Les
caractéristiques du dispositif et le niveau élevé de la R&D privée allemande
interrogent sur les réelles motivations du Parlement. En effet, on peut se
demander pourquoi n’a-t-il pas opté pour un dispositif
« incrémental », c’est-à-dire assis sur l’accroissement des dépenses
de R&D éligibles, comme aux États-Unis, ou en France jusqu’en 2003. Certes,
un dispositif incrémental ne soutient pas les entreprises dont la R&D
stagne, ou baisse (les aides directes sont plus efficaces dans ce cas), mais il
évite les effets d’aubaine du CIR (Salies, 2017).
Le plafond limite ces effets, mais ne les supprime pas.

Le niveau des dépenses privées de R&D est nettement plus élevé en Allemagne que dans n’importe quel État membre (62,2 milliards d’euros, hors subventions directes). La France est loin derrière (27,5 milliards d’euros), suivie de l’Italie et la Suède (respectivement 12,8 et 9,6 milliards). Nous obtenons un classement comparable, pour l’Allemagne, la France et l’Italie, si on mesure l’effort de R&D (les dépenses rapportées au PIB ; graphique 1). L’Allemagne est quasiment au même niveau que la Suède (resp. 1,92 et 2,01 points). Viennent ensuite le Danemark, la Belgique, l’Autriche, la Finlande. La France est en 7e position avec 1,44 points et l’Italie 13e avec 0,71 point. La recherche privée allemande (hors subventions) n’est qu’a 0,08 point de PIB du seuil de 2 % fixé lors du conseil européen de Barcelone en 2002 (la « stratégie de Lisbonne »), que seule la Suède atteint. Subventions incluses, le secteur privé dépasse ce seuil. Depuis 2017, la dépense intérieure (privée et publique) de recherche de l’Allemagne dépasse également le seuil de 3 %. Ainsi, l’argument de Spengel et Grittmann du ZEW en 2009 qu’une incitation fiscale permettrait aux entreprises allemandes de surmonter un sous-investissement privé en R&D n’est pas convaincant, du moins dans une perspective européenne.

Certes,
au niveau mondial, trois pays font mieux que l’Allemagne : les États-Unis,
la Chine, et le Japon où le secteur privé dépense 1,6 euro quand l’Allemagne en
dépense 1. Néanmoins, si la motivation du Parlement allemand à introduire une
incitation fiscale était de rattraper ces pays, il ne l’aurait pas fait 40 ans
après les États-Unis !

L’introduction d’une incitation fiscale à la R&D est moins étonnante si l’on considère l’évolution de l’effort. Nous avons calculé le taux moyen de croissance de l’effort de R&D pour les 27 États membres actuels, le Royaume-Uni, la Norvège et l’Islande sur la période 2002-2017 (graphique 2).

La
courbe traversant le nuage (ajustement logarithmique) révèle une relation quasi-inverse
entre ce taux et l’effort en 2002, suggérant une convergence des efforts de
R&D. Visiblement, de nombreux pays sont dans une période de rattrapage en
matière d’investissement dans la recherche. La plupart d’entre eux sont de
petite taille, mais l’ensemble est signifiant. Par exemple, les pays dont le
taux de croissance de l’effort de R&D est au moins égal au taux allemand
(1,52 %), dépensent 82,8 milliards (subventions incluses) en 2017, soit 1,2
fois la dépense allemande (68,7 milliards).[3] L’effort
de R&D de ces pays est égal à 0,8 point de PIB en 2017.[4]

Le
CIR allemand serait-il alors une réponse au ralentissement de la dépense en
R&D ? Les dépenses en R&D se comportent comme les autres dépenses
en capital, elles ralentissent avec le niveau. En outre, plus les pays ont une
dépense intérieure en R&D élevée, plus ils investissent en R&D à
l’étranger. Cela résulte de ce que la dépense en R&D est principalement le
fait des grandes entreprises et des multinationales ; citons par exemple
Alphabet, Volkswagen et Sanofi avec respectivement 18,3, 13,6 et 5,9 milliards
d’euros de dépenses de R&D en 2019 d’après les chiffres du EU
Industrial R&D Scoreboard
.
Il est notable que les grandes multinationales ouvrent des centres de R&D à
l’étranger pour se rapprocher des marchés sur lesquels elles exportent, et pour
le pouvoir de négociation que ces investissements peuvent procurer face aux
administrations locales (voir rapport de la CNUCED WIR,
2005
). Toutes les grandes entreprises du secteur pharmaceutique
(Pfizer, GlaxoSmithKline, AstroZoneca, Sanofi-Aventis, Novartis, Eli Lilly) ont
implanté des laboratoires de recherche clinique en Inde. Même EDF a un centre de R&D à Beijing (Pékin),
consacré aux réseaux, aux énergies renouvelables et à la ville durable. S’il n’y pas forcément une substitution avec
la R&D nationale, cela indique qu’il y a une sorte de plateau des dépenses
de R&D par pays pour une entreprise. La mesure allemande est probablement
motivée par la concurrence mondiale pour attirer de nouveaux centres de
R&D. C’est aussi l’objectif affiché du CIR français.

La
mise en place d’un « CIR allemand » en faveur de la R&D est-elle
de bon augure pour la compétitivité de la France ? L’Allemagne a un avantage
comparatif dans le secteur manufacturier, qui investit beaucoup en R&D. Le dispositif
fiscal allemand renforcera cet avantage, sans risque de contentieux européen,
puisque les aides à la R&D font partie des exemptions du régime de contrôle
des aides d’État de la Commission européenne. L’avantage comparatif de la
France se situe plutôt dans les services. L’effort de R&D des services en
France est plus intense qu’en Allemagne : 0,28 % du PIB en Allemagne et
0,67 % en France. Or, la France se distingue par un moindre soutien public de
la R&D des entreprises des services. La part du financement public de la recherche
privée dans les services en 2015, était de 4 % en France, contre 11 % en
Allemagne d’après une étude de l’Insee. Le « CIR allemand » ne fera que
renchérir le prix relatif de la recherche privée française dans les services
relativement à la recherche allemande. Or, le contenu en R&D des services
en détermine le prix, puisqu’il détermine son contenu technologique. L’avantage
fiscal allemand va donc accentuer l’avantage de coût des services
technologiques eux-mêmes incorporés dans la valeur ajoutée manufacturière. Cela
va renforcer l’avantage de coût des entreprises manufacturières allemandes.

En
outre, le prix de la R&D est de plus en plus déterminé par les dépenses de
personnel, dont la part dans la R&D a eu tendance à augmenter en Italie, en
France et légèrement en Allemagne. Cette part est à peu près égale dans les
deux derniers pays en 2017 : 61,8 % en Allemagne, 59,7 % en France.[5] L’évolution
relative des salaires des chercheurs aura un impact sur la différence du
montant du crédit d’impôt entre la France et l’Allemagne. Rappelons que le
nouveau dispositif introduit Outre-Rhin n’est assis que sur des dépenses de
personnel. On peut ainsi l’envisager comme un CICE ciblé sur les travailleurs
hautement qualifiés du secteur de la recherche. Nous faisons référence au CICE avant qu’il ne bascule en
baisse de cotisations sociales patronales.

C’est
la raison pour laquelle nous pensons que l’Allemagne a plutôt voulu poursuivre
sa politique d’abaissement de la fiscalité sur les entreprises. C’est une des
motivations de la réforme du CIR en 2008, qui « [peut] être vu comme une
compensation [fiscale] de taux d’imposition des sociétés plus bas dans d’autres
pays » (Lentile et Mairesse, 2009). Le taux médian dans l’OCDE appliqué aux
grandes entreprises n’a cessé de baisser depuis 1995 ( 13 points sur la période 1995-2018), passant
de 35 % à 22 %. Cependant, le taux allemand, qui oscille entre 29 et 30 %
depuis 2008, est proche du taux français (32 % environ en 2020 ; CE, 2020).
L’opposition qui pouvait exister en matière de
« philosophie fiscale », entre un système français fondé sur un taux
élevé et de nombreux mécanismes dérogatoires, et un système allemand fondé sur
une assiette large et des taux faibles, paraît moins forte depuis que
l’Allemagne a mise en place son « CIR ».

Ce
dernier devrait renforcer l’attractivité de l’Allemagne pour les activités de
R&D, qui s’est un peu détériorée (EY, 2020 ;
voir également CNEPI, 2019).
Depuis 2011, le Royaume-Uni en tête, suivi de l’Allemagne et la France, étaient
les trois premiers pays d’accueil pour le nombre de projets de centres de
R&D. Depuis 2018, l’Hexagone accueille plus de projets que l’Allemagne (1197
contre 971 en 2019), reléguant l’Allemagne à la troisième place (cela s’était
déjà produit en 2009, en pleine crise financière). Le nouveau dispositif fiscal
devrait influencer l’arbitrage
d’implantation d’entreprises étrangères qui hésitent entre la France et
l’Allemagne. Il devrait aussi attirer des
entreprises françaises en Allemagne, de la même manière qu’une part
significative des activités privées de R&D réalisées en France viennent
d’entreprises étrangères : 21 % en 2015, en pourcentage des dépenses,
comme en pourcentage de chercheurs employés (voir Salies, 2020).
Conformément au droit européen, les entreprises françaises installées
Outre-Rhin, et redevables du « Körperschaftsteuer » (l’impôt sur les
sociétés allemand), devraient pouvoir bénéficier de cette niche.

Enfin,
les organismes privés et publics de R&D localisés en France, devraient
pouvoir bénéficier de l’incitation fiscale introduite en Allemagne, via la sous-traitance.
Mais, ce bénéfice ne sera que marginal, pour deux raisons : la tradition
du « Mittelstand » allemand a plutôt la culture du réseau local et
l’assiette pour les activités sous-traitées est plafonnée (comme pour le CIR). Les
sous-traitants français pourront probablement bénéficier d’agréments, de la
même manière que le MESRI délivre des agréments en Allemagne. Depuis 2009, l’Allemagne récupère 6 % des
agréments de sous-traitance accordés par le MESRI, le Royaume-Uni, 4 %, etc. La
majorité des agréments est accordée à des entreprises localisées en France (75
%).

Quelles
que soient les raisons ayant motivé le Parlement outre-rhin à introduire un
dispositif fiscal en faveur des dépenses de R&D, il est certain que la
France n’a pas intérêt à retirer le sien. Cela ne dispense pas la France de
réformer le CIR, les effets de levier n’étant pas aussi forts qu’attendus ;
les aides (directes et indirectes), en points de PIB, ont augmenté en moyenne de
5,7 % par an depuis 2000, alors que la R&D, elle aussi en point de PIB, n’a
augmenté que de 0,73 % par an. Le peu d’effet de levier est peut-être la
raison ayant dissuadé si longtemps l’Allemagne d’introduire une niche fiscale
pour soutenir la R&D.

En
cette période de recherche de moyens de soutien aux entreprises, il va de soi
que le crédit d’impôt recherche restera inchangé en France et pourrait
connaître une extension du plafond en Allemagne (notamment pour aider les
constructeurs automobiles qui se sont vus refuser un plan de soutien direct).

Ce
qui reste navrant cependant, c’est qu’un des motifs de cette introduction se
trouve probablement dans l’incapacité des États membres à faire avancer la
directive européenne ACCIS qui prévoyait une fiscalité de la R&D harmonisée
pour les grandes groupes par une déduction de l’assiette de l’impôt sur les
profits des dépenses de R&D. Le CIR allemand pourrait bien faire
concurrence au CIR français, conduisant à des transferts de R&D (de la part
des multinationales) d’un État à l’autre. L’augmentation nette sur la dépense
de R&D des entreprises européennes reste à estimer. Sans augmentation de
cette dépense, la politique allemande pourrait être considérée comme une
additionnelle politique fiscale non coopérative alors que l’Europe est à la
recherche de recettes fiscales communes.


[1].
Le CIR
français
intègre, outre les dépenses de personnel, les dépenses
d’acquisition des brevets, de normalisation, les dotations relatives à l’amortissement
des bâtiments affectés à la recherche, etc.

[2]. Sur la
base d’une dépense privée de R&D de 62 milliards d’euros en 2017 (aides
directes exclues), on trouve 0,25 (le taux du crédit d’impôt)  0,6 (la part
des salaires dans la R&D)  62
milliards  9,3
milliards.

[3].
Pays-Bas, Royaume-Uni, Slovénie, Slovaquie, Belgique, Lettonie, Italie,
Roumanie, Autriche, Lituanie, Portugal, Hongrie, Estonie, Chypre, Grèce,
Bulgarie, Pologne et Malte.

[4]. Le PIB
de ces pays (au prix de marché en 2017) est égal à 2,5 fois celui de
l’Allemagne.

[5]
L’augmentation dans l’hexagone et en Italie est de + 7 et + 20 points
respectivement sur la période 2000-2017.