Le parachute du renflouement public au secours d’un secteur aérien en chute libre

par Marc-Antoine Faure et Sarah Guillou

Le 16 mars 2020, le Conseil scientifique préconise
d’arrêter toutes les activités qui ne sont pas « strictement nécessaires à
la vie de la Nation »[1].
Le même jour le Président Emmanuel Macron restreint la mobilité des personnes :
fermeture des frontières de l’espace Schengen, suspension des voyages avec les
pays hors d’Europe, interdiction des regroupements non nécessaires ; c’est
le début du « confinement », un coup d’arrêt net pour le transport
aérien, déjà ralenti par les différentes décisions des pays touchés avant la
France. Le 31 mars, l’aéroport d’Orly suspend la totalité de ses vols. L’ensemble
des vols résiduels sont alors concentrés sur l’aéroport Paris-Charles de Gaulle.
Il faut attendre le 26 juin 2020 pour qu’un avion décolle de nouveau d’Orly.



Les mesures de confinement ont eu un impact direct
sur le transport aérien qui fait partie des secteurs les plus impactés par le choc
de la pandémie. Mais l’aéronautique est une victime collatérale dont l’activité
est fortement dépendante du renouvellement de la flotte. Ces deux secteurs ont
été jugés dignes de recevoir une aide de 15 milliards d’euros. Le plan a été élaboré
assez rapidement et est très généreux à l’échelle de l’économie française.
Comparé à ses homologues européens, le plan français est conséquent mais
également assorti de contraintes environnementales fortes.

En chiffres, le
secteur aérien représente 1,1% de la valeur ajoutée marchande, ses pertes
associées à la crise COVID se montent à 17 milliards d’euros et le secteur va
être soutenu par un plan de 15 milliards d’euros (hors recapitalisation).

La générosité du plan est assortie de contraintes
environnementales sur la trajectoire de croissance tant pour le secteur aérien
que pour la construction aéronautique.

Si ces contraintes peuvent apparaître lourdes dans le cadre d’un sauvetage d’urgence, elles s’inscrivent dans un changement de trajectoire du secteur dont l’avenir ne peut reposer que sur des ruptures technologiques en l’absence de retour à la demande pré-crise pour un certain nombre d’années.

Le secteur aérien en chute libre

En avril 2020 le
trafic mensuel passagers résiduel ― c’est-à-dire le trafic 2020 rapporté au
trafic 2019 en pourcentage ― en France a été de 0,9%. Cela signifie que le
trafic du mois d’avril représentait moins de 1% du trafic d’avril 2019. Paris
Orly étant fermé, le trafic aéroportuaire était borné à 0 tandis qu’il
atteignait seulement les 2% à Charles de Gaulle et entre 0 et 1% dans les
autres aéroports français. En septembre, la situation s’est légèrement améliorée,
et alors que les confinements et restrictions de mobilités ont été levés en
France et ailleurs dans le monde, le trafic résiduel s’élevait à 25,2%,
rapporté à celui de septembre 2019. Le mois d’août fut le moins mauvais avec 69,2%
de trafic résiduel intérieur, tandis que les restrictions extra-européennes pesaient
sur le trafic international avec 26,1% de trafic résiduel (et seulement 6,9%
sur l’Amérique et 9,4% sur l’Asie Pacifique).

Les chiffres
pour le trafic mondial sont très semblables au printemps 2020 mais diffèrent
plus en cet automne 2020. Pour l’Europe, les nouveaux épisodes de confinement
qui se répandent sur le continent et sans doute demain aux États-Unis ne vont
pas renverser la tendance pour le dernier trimestre de 2020. À titre d’exemple,
Easy Jet annonce ainsi que son activité pour le reste de l’année sera égale à
1/5e de son activité normale[2].

Selon les
chiffres de l’INSEE, l’indice du chiffre d’affaires du transport aérien de
passagers en base 100 en 2015 en France est passé de 122,56 en septembre 2019 à
39,18 en septembre 2020 (voir graphique 1).

Source : INSEE, https://www.insee.fr/fr/statistiques/serie/010543491#

Il va se
produire en outre un deuxième effet dépressif lié à la sensibilité du transport
aérien aux revenus. La crise économique va impacter durablement les revenus et
réduire la consommation de transport aérien même quand les restrictions de
déplacement seront levées. Selon les estimations réalisées dans le passé
(Direction générale de l’aviation civile), l’élasticité de consommation de
transport aérien au revenu serait supérieure à 1, entre 1,6 et 2,3. En outre,
on peut s’interroger sur le changement de comportement des voyageurs. La
propension à voyager pour un revenu donné ne va-t-elle pas diminuer ? La
contrainte sur les comportements de mobilité, qui a été suffisamment longue,
pourrait entraîner des changements d’habitudes. De nombreux voyages d’affaires
ont été substitués par des communications numériques permettant des gains de
temps et de frais de déplacement que le bénéfice du contact physique ne
compense pas forcément. Et le tourisme a été coupé dans son élan au moment même
où son empreinte carbone commençait à toucher de plus en plus les consciences.
Il est donc très probable que la tendance de l’accroissement de la mobilité des
personnes ne retourne pas à son niveau d’avant pandémie.

Autre
conséquence de ce silence de l’espace aérien, l’usure des avions s’est
fortement ralentie, les besoins de remplacement des flottes vont se tarir. Les
constructeurs aéronautiques ne vont pouvoir compter que sur l’obsolescence pour
comprimer le temps de vie des avions. À moins qu’ils n’accélèrent cette
obsolescence par des innovations. Etant donnée la place de l’aéronautique dans
l’économie française, le gouvernement a donc prévu un plan de soutien au
secteur.

Airbus a enregistré des pertes importantes (-767
millions d’euros, contre un bénéfice de 989 millions d’euros au troisième
trimestre 2019) en raison du recul d’un tiers de ses livraisons. Son carnet de
commande ne s’est pas pour autant vidé puisqu’il contient 7 441 appareils
au 30 septembre 2020. Mais ses clients reportent les achats fermes et les
perspectives futures, au-delà des commandes fermes, s’amenuisent. Boeing est
dans une situation comparable mais semble plus prompte à supprimer des emplois.
Environ 7 000 emplois devraient disparaître pour Boeing alors qu’Airbus
annonçait, en juin 2020, 5 000 emplois pour la France (et près de 15 000
pour le groupe)[3].

Ces deux
secteurs sont parmi les plus impactés par le choc de la pandémie. Le secteur du
transport aérien fait partie avec l’hébergement-restauration et les activités
culturelles des 3 secteurs les plus impactés (INSEE, Note de conjoncture d’octobre 2020 et OFCE, 2020a). Les secteurs
les plus impactés représenteraient 9% de la valeur ajoutée marchande et 15% de
la baisse d’activité issue du premier confinement. Le transport aérien est plus
touché que l’aéronautique, puisqu’on estime que la consommation en services de
transports aurait chuté de 30% par rapport au quatrième trimestre 2019 (OFCE,
2020a, page 15)[4]. Air
France annonce, en cette fin d’année, prévoir 7 580 suppressions de postes
d’ici 2022[5].

Une partie des
coûts du choc de la pandémie a été pris en charge par le Plan d’urgence mais la
menace sur la pérennité de la compagnie française et sur la vitalité du tissu
productif aéronautique a enclenché un plan de soutien de plus long terme. Il
faut dire que les deux secteurs ont une place à part dans l’économie française.

Un parachute public dimensionné à la contribution de
ces secteurs à l’activité économique réelle et symbolique

La contribution du
secteur aérien à l’activité économique est loin d’être négligeable, notamment
en matière d’exportation et de recherche et développement pour l’aéronautique.
Le transport aérien est un secteur clé, voire stratégique, au regard de son
service. Son poids économique reste néanmoins faible.

 Les estimations de la part du secteur aérien dans
le PIB dépend du périmètre qu’on accorde à ces secteurs, selon qu’on inclut les
sous-traitants de second ordre pour l’aéronautique ou les activités dépendantes
du transport aérien (comme la restauration attenante…). Au sens strict, en s’en
tenant à l’activité des entreprises enregistrées dans ces secteurs, la construction
aéronautique et ferroviaire représente 1% de la valeur ajoutée (VA) marchande et
le transport (aérien et ferroviaire) représentent 3% de la VA (soit un tiers
des 9% de VA des secteurs les plus impactés selon l’INSEE). Plus précisément, le
transport aérien et l’aéronautique représentent respectivement 0,3 et 0,8% de
la valeur ajoutée.

La filière aéronautique fait travailler de
nombreuses industries, de nombreuses entreprises de services (bureau d’études,
logiciels). Plus stratégiquement, c’est une industrie qui investit beaucoup
dans la recherche et développement : le secteur aéronautique et spatial
réalise 10% des dépenses de Recherche et développement (soit un peu plus de 3
milliards d’euros en 2017). C’est également un vivier d’innovation : le
domaine technologique des transports est celui dans lequel la France dépose le
plus de brevets.

Il convient de rappeler qu’Airbus, tout comme
Boeing, réalise une part de son chiffre d’affaires sur des commandes
militaires, qui seront honorées[6].
Par ailleurs Airbus est une entreprise européenne dont l’emploi est réparti sur
le territoire de plusieurs États membres. La bonne santé de l’entreprise, sur
ses sites français, dépendra aussi des aides apportées par les autres pays. En
France, en fait, c’est plus la filière aéronautique qui reçoit une aide
qu’Airbus en particulier.

Si la chute des exportations de services de
transport aérien a contribué à l’aggravation du déficit commercial, ces
dernières n’ont jamais été un poste déterminant du solde commercial des
services. C’est le contraire pour l’aéronautique, qu’il s’agisse de sa contribution
au solde mais aussi de son évolution immédiate en réponse au choc. Contrairement
à l’automobile, le solde commercial des produits de l’industrie aéronautique et
spatiale est resté positif au deuxième trimestre de 2020. Il s’améliore encore
au troisième trimestre.  Mais le solde a
beaucoup chuté. Il était de 31 milliards d’euros en 2019. L’industrie
aéronautique dans son ensemble représente 14% des exportations manufacturières
avec une contribution très positive au solde commercial. En 2019, les
exportations de l’industrie aéronautique étaient de 64,1 milliards d’euros sur
460 milliards de produits manufacturés, soit 14%. En glissement annuel, la
chute au troisième trimestre 2020 est de 80%. Les 8 milliards d’euros
d’exportations du troisième trimestre 2020 font pâle figure relativement aux 17
milliards du T3 2019 (source : Douanes, Etudes thématiques, T3 2020).

Un
autre motif d’intervention est probablement lié à la propriété des actifs. L’État
français est propriétaire d’Airbus à hauteur de 12% et d’Air France-KLM à
hauteur de 14,3% (alors que l’État hollandais en détient 14%). La présence des États dans les compagnies aériennes est un
héritage de la nature stratégique et militaire de l’aviation. La dualité
civil-militaire est restée une caractéristique de l’aéronautique mais le
transport aérien s’est lui détaché des missions régaliennes en raison de
l’importance prise par le transport civil qui a accompagné la mondialisation
économique. Cependant, le secteur reste rattaché aux attributs de la
souveraineté, Bruno Le Maire a évoqué la « question de
souveraineté nationale » que représentait le fait d’avoir une
compagnie nationale. En général, les États, actionnaires ou pas, sont tous très
sensibles à l’existence d’une compagnie aérienne domestique, symbole de
souveraineté.

Ce dernier motif très souverainiste est sans
doute ce qui justifie que seule la compagnie Air France soit clairement visée
par les aides, et non pas toutes les compagnies qui contribuent ensemble au
0,3% de la valeur ajoutée du secteur marchand par le transport aérien.

Donc,
en résumé, le secteur aérien (aéronautique plus transport aérien respectivement)
qui représente 1,1% de la valeur ajoutée marchande (0,8 et 0,3% resp.) et 1,4% des
emplois marchands (1% et 0,4% resp.), qui pèse près de 90 milliards
d’euros de chiffre d’affaires (en 2019) dont les pertes ont été évaluées à 17
milliards d’euros, qui investit pour environ 3,5 milliards d’euros dans la
recherche et développement, et dont la capitalisation détenue par l’État se
montait à 13,6 milliards d’euros fin 2019[7]
(13 milliards d’Airbus et près de 600 millions d’Air France) va être soutenu
par un plan de 15 milliards d’euros (hors recapitalisation).

Un plan de soutien français
rapide mais pas inconditionnel

Alors que le transport aérien était à l’arrêt
depuis le confinement qui a débuté le 16 mars, le 25 avril ― 6 semaines plus
tard ― le gouvernement annonça une aide publique de 7 milliards d’euros à Air
France. Elle prenait la forme (1) d’un prêt garanti par l’État (90%) de 4
milliards d’euros et accordé
par 6 banques françaises et étrangères avec une maturité de 12 mois et (2) d’un
prêt actionnaire de l’État français de 3 milliards d’euros d’une maturité de 4 ans (puisé dans le fonds de
l’agence des participations de l’État de 20 milliards d’euros)[8]. Les
négociations avec les Pays-Bas déboucheront le 26 juin sur une aide de 3,4
milliards d’euros. La compagnie envisageait également d’émettre de
nouvelles obligations que les États pourraient acheter.

Le 9 juin 2020,
le Ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, présentait le Plan
aéronautique et transport aérien
qui devait être inscrit dans le Projet
de loi de finances rectificatives. L’enveloppe dédiée à ce plan se monte à 15
milliards d’euros et inclut les 7 milliards pour le transport aérien présenté
en avril. Trois axes sont avancés : (1) le soutien immédiat aux
entreprises en difficulté, (2) l’investissement dans les PME et les ETI pour
rendre la filière plus compétitive et la consolider, (3) l’investissement en
faveur de la R&D et de l’innovation (1,5 milliard d’euros). Il inclut outre
le financement de l’activité partielle, une commande publique militaire de 800
millions d’euros, 2 milliards d’euros pour assouplir les modalités de
remboursement des compagnies aériennes, 1,5 milliard pour reporter les
remboursements des crédits à l’exportations, la création de 2 fonds pour
financer des projets d’investissement des PME et ETI (notamment dans la
robotisation et le numérique) d’une part et un fonds d’investissement en fonds
propres de 1 milliard sur 3 ans (500 millions et levée de 500 millions
d’euros). Le soutien à l’aéronautique est conditionné à la décarbonation de
l’industrie en projetant un avion neutre en carbone à l’horizon 2035.

Dans ce dernier
plan (qui inclut le premier), le transport aérien se taille une belle part du
lion. Est-il justifié d’aider Air France à la même hauteur que l’industrie
aéronautique civile et de la défense ? La justification n’est pas triviale
: la compagnie aérienne n’a pas le poids d’Airbus, Thalès ou Safran dans la
R&D et dans les intérêts militaires français. Quel serait le coût d’une
absence de soutien ? Le coût social de la faillite d’Air France excède son
coût privé (Combe et Bréchemier, 2020). Même en cas de reprise, une faillite
serait très déstabilisante. C’est vrai au plan territorial, avec 80% de ses 52
000 emplois directs situés en Île-de-France, Air France est le premier
employeur privé de la région ; comme du point de vue de l’organisation du
trafic, la disparition de la compagnie déstabiliserait grandement le réseau
domestique ; enfin, cela fragiliserait le hub de Roissy-CDG et Orly. Outre
le motif de souveraineté (et de patriotisme économique), des raisons
budgétaires, sociales et organisationnelles jouent donc contre une approche du
type laissez-faire.

La France n’est pas la seule à renflouer la compagnie qui
porte son drapeau. Ainsi en est-il aussi par exemple de l’Allemagne, du
Royaume-Uni ou de l’Italie (voir Tableau 1). Bien que le montant de l’aide
allemande à Lufthansa soit supérieur à l’aide française, cette dernière est
plus généreuse par emploi (122 000 euros en France par emploi contre 79 000
euros en Allemagne). L’aide du gouvernement allemand prévoit une entrée au
capital de Lufthansa à hauteur de 20% pour 6 milliards d’euros. En France, la
recapitalisation n’a été clairement envisagée que très récemment et pourrait
faire montrer la participation de l’État à 30% (soit 16 % de plus, c’est-à-dire
moins de 1 milliard d’euro au cours actuel).[9] On ne
sait pas encore si le financement annoncé de l’ordre de 4 à 5 milliards d’euros
ne concernera que l’augmentation de capital et comment réagira l’actionnaire
néerlandais.

Pour ce qui
concerne l’aide budgétée au PLF (les 15 milliards d’euros), elle n’est pas
gratuite d’une part parce qu’elle se compose en grande partie de prêts, ensuite
parce que les conditions que pose l’État sur le chemin de la croissance du
secteur aérien ne sont pas négligeables.

Des contreparties de trajectoires environnementales
fortes

La première contrepartie est financière et a été
globalement partagée par l’ensemble des gouvernements quel que soit le secteur
aidé, il s’agit du non-versement de dividendes et bonus. Viennent ensuite les
exigences de rentabilité. Le plan de soutien à l’aéronautique prévoit en page
13 des « réformes structurelles sur la maîtrise des coûts » mais sans
précisions supplémentaires, par exemple sur une réorganisation du trafic
domestique en faveur de sa filière low cost.

Le gouvernement
hollandais a pour sa part exigé une réduction des salaires des pilotes et du
personnel navigant, ce qui a bloqué le versement de l’aide de 3,4 milliards
d’euros dans un premier temps. Cette aide est parallèle avec la
mise en place d’un plan d’économie dont des suppressions de 5 000 emplois pour
KLM.

Enfin, il y a les contraintes environnementales. Les
compagnies historiques avaient déjà pris ces dernières années des engagements
en faveur de la réduction de l’impact environnemental de leurs activités dans
un contexte réglementaire européen menaçant. Air France s’est donné pour
objectif de réduire de 50% ses émissions de CO2 d’ici à 2030 (avec
2005 comme année de référence) ; elle vise 0 émission sur ses opérations
au sol en 2030 et une réduction de 50% des déchets non-recyclés par rapport à
2011. Mais le plan cherche à accélérer la mutation.

Le gouvernement français a exigé l’arrêt des vols
domestiques point à point quand une alternative TGV d’une durée inférieure ou
égale à 2h30 est possible. De
fait ces lignes n’étaient pas extrêmement bénéficiaires mais l’impact sur le
tissu productif pourrait à terme être non négligeable car les infrastructures
de transport sont fondamentales pour l’implantation des entreprises. Des
incitations fiscales en faveur de l’investissement dans des avions plus propres
ont été également envisagées par le législateur. Dans le reste de l’Europe, seule
l’Allemagne est également regardante sur le développement environnemental de sa
compagnie, tout comme l’Autriche vis-à-vis d’Austrian Airlines (une filiale de Lufthansa).

L’industrie
aéronautique a bien sûr un rôle à jouer dans la transition écologique du
secteur aérien. Le fonds de modernisation dédié aux
filières aéronautiques est doté de 100 millions d’euros en 2020 et de 100
millions supplémentaires en 2021 et 2022 et cette modernisation sous-entend
principalement l’optimisation environnementale.

La fabrication de l’avion « plus propre »
est au centre des enjeux actuels. Airbus vise le développement d’un avion à
hydrogène pour 2035[10].
Le 21 septembre, l’entreprise européenne a présenté trois projets d’avion à
hydrogène. D’au moins 100 places, l’appareil décarboné en matière d’émissions
en vol devrait voler d’ici à 2035. Tandis que l’A350 et la famille d’appareils
A320 NEO – les principales réalisations d’Airbus ces dix dernières années –
peuvent être rangés dans la catégorie des innovations incrémentales, le
développement d’un appareil décarboné, doté d’une architecture et
d’infrastructures au sol nouvelles, constitue une innovation de rupture, au
même titre que l’avion à réaction avec la Caravelle ou l’avion supersonique
Concorde. Dans les deux prochaines années, 1,5 milliards d’euros vont être
consacrés au Conseil pour la Recherche Aéronautique civile (CORAC) pour
financer la recherche sur la décarbonation du transport aérien civil.

Plusieurs obstacles doivent être surmontés pour
rendre réalisable un transport aérien alimenté par l’hydrogène : (1) le
stockage de ce carburant, trois à quatre fois plus volumineux que le kérosène,
dans les appareils et les aéroports, (2) l’architecture de l’appareil, (3) le
coût (un objectif à 4/5 € du kilo), (4) les infrastructures aéroportuaires et
(5) la certification et la sécurité[11].
Le « plan hydrogène » français comprend 7 milliards d’euros jusqu’à
2030, contre 9 milliards du côté allemand. Ces investissements visent à rendre
possible la production de masse des composants, électrolyseurs, réservoirs etc.
nécessaires à la production d’hydrogène[12].

Les industriels membres du GIFAS, visés par ce plan
de soutien, ont signé une « Charte d’engagements » dans laquelle ils
s’engagent à « préserver les savoir-faire et les compétences présents en
France » ainsi qu’à transformer la filière « en faveur de la
transition écologique ». Cela inclut la prise en compte de critères environnementaux
plus stricts, de favoriser l’offre de fournisseurs français et européens à
compétitivité équivalente à une offre extra-européenne, de relocaliser des
savoirs technologiques et des chaînes de production.

Ce n’est pas la première
fois que le transport aérien obtient le soutien de l’État. L’intervention se
justifie en raison des externalités positives du bon fonctionnement du marché
aérien, mais aussi au motif de l’emploi 
et de la souveraineté. Ce dernier motif n’est pas strictement économique
mais, comme on l’a dit plus haut, le transport aérien est associé à des
missions de sécurité et de défense voire de réquisition pour
l’approvisionnement qui en fait un secteur politiquement stratégique en
prévision de situations exceptionnelles. Durant ces vingt
dernières années, plusieurs événements sont venus frapper violemment le
transport aérien : les attentats du 11 septembre 2001, la pandémie du SRAS
en 2002-2003, la crise financière de 2008-2009 (avec notamment la création du
fonds stratégique d’investissement doté de 20 milliards d’euros). Il apparaît
que ce plan à destination de l’industrie aéronautique et du transport aérien
est d’une ampleur inédite et ce sera clairement confirmé si le gouvernement
décide de monter au capital d’Air France.

Contrairement au soutien de 2009, le plan de 2020
visait, au départ, essentiellement Air France. Il existe pourtant des petites
compagnies françaises comme Air Austral, Air Caraïbes ou Corsair qui ont été
très impactées par l’arrêt des vols hors métropoles sur lesquels elles opèrent et
dont les actionnaires se sont plaints d’être négligés. Elles ont finalement
obtenu des aides qui se chiffrent en quelques dizaines de millions d’euros. Du
côté des compagnies étrangères opérant sur le sol français, elles sont aidées
par la gouvernance de leur siège social.À la suite du premier
confinement, les low cost n’ont pas été oubliés. Ryanair et EasyJet ont
reçu des prêts du Royaume-Uni, pour un montant de 600 millions de livres
(environ 675 millions d’euros) chacune, WizzAir, un prêt de 344 millions
d’euros du Royaume-Uni également.

Un
parachute public, de secours ou ascensionnel ?

L’aide suffira-t-elle à sauver Air France ?
Sans doute, oui. La question est évidemment à quel prix. Si les prêts
sont entièrement accordés, ils subventionnent l’emploi d’Air France à hauteur
de 122 000 euros par emploi. Mais cette perspective par emploi est incorrecte
car le soutien public est un prêt qui sera remboursé et il soutient outre
l’emploi, le capital de l’entreprise. La subvention nette du remboursement
relève de la prise en charge du risque et de l’immédiateté de l’apport de
liquidité à taux faible. Il en est différemment de l’augmentation de capital
qui est à présent envisagé. Cette dernière se traduirait par une prise de
participation de 16% additionnel pour un montant de 4 à 5 milliards d’euros.

Mais l’aide ne lèvera pas les menaces qui pèsent sur
les compagnies historiques et qui existaient avant la crise. La croissance des low
cost
depuis vingt ans les a rendues incontournables : leaders du
marché italien, compagnies de premier plan en Angleterre et en Espagne, concurrents
sérieux en France et en Allemagne. La continuité de leur progression,
bénéficiant de mutations organisationnelles (la généralisation du connecting par exemple, ce mécanisme qui
offre aux passagers la possibilité d’aller sur un autre vol à partir d’un vol low
cost
avec le minimum de coordination possible), menace Air France, dans un
contexte de réduction conjoncturelle de sa voilure, doublée de difficultés
structurelles (faible rentabilité, défaillances organisationnelles…)
persistantes. Combe et Bréchemier (2020) notent au contraire que les grandes
compagnies low cost européennes ont assez de liquidités pour passer la
crise.

La concentration peut être bénéfique à ses acteurs
et à la qualité du service aérien. Mais la conséquence sur les prix est
évidemment à prendre en compte. Comme le montre Philippon (2019), alors qu’à la
fin des années 1990 les billets d’avions étaient bon marché aux États-Unis relativement
à l’Europe, la tendance s’est inversée[13].
Les concurrents low cost ont poussé les prix à la baisse tandis que la
forte concentration du marché étasunien[14]
a renchéri le déplacement par avion.

Tout l’enjeu résidera dans la dynamique de
réallocation des places laissées vides. En Europe, plusieurs compagnies low
cost
ont atteint la taille critique et sont viables à long terme. Si elles
s’en sortent mieux que les compagnies historiques, elles pourront (1) se
positionner dans les aéroports non congestionnés sur les créneaux vacants et
(2) racheter des compagnies en difficulté pour récupérer des créneaux dans les
aéroports où ils sont une ressource rare.

Donc l’aide peut être vue comme participant au
maintien d’un certain niveau de concurrence sur le marché français. Mais la
rationalité du plan repose surtout sur une perspective assez sombre du
transport aérien éloignée de son état pré-pandémie en supposant un changement
de comportement et en intégrant les contraintes environnementales, notamment
l’objectif de neutralité carbone. Pour dépasser cet avenir sombre, et veiller à
la vitalité d’un secteur clé de l’économie française comme l’aéronautique, le
plan fait le choix de l’innovation afin de créer de l’obsolescence et relancer
les achats d’appareils et placer l’opérateur historique au premier rang des
acteurs capables de respecter les contraintes environnementales.

Dans le cas d’un avion à hydrogène deux forces vont
pousser à la transformation mondiale des flottes. La première, d’ordre
économique, se rattache à un gain d’efficacité énergétique lié à
l’hydrogène : des innovations qui permettraient d’obtenir un carburant
moins cher, et non dépendant des cours de pétrole. La seconde force est reliée
aux aides actuelles : pour remplir pleinement les contraintes
environnementales imposées par les aides – et plus généralement par la société
– les compagnies seront incitées à acheter ces avions à hydrogène. La deuxième
force pourrait être renforcée par un effet de levier, si les grandes compagnies
achètent massivement ce type d’appareil, les petites suivront.[15]

C’est ainsi que se justifient des contraintes
environnementales fortes qui peuvent apparaître handicapantes dans une
situation de fragilité financière.

Le pari du plan est risqué mais il en va de l’avenir
du secteur aérien. Sa réussite dépend des engagements européens dans un même
sens.


[1] https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/avis_conseil_scientifique_16_mars_2020.pdf

[2] Financial Times, 17 novembre 2020, « EasyJet slimps to first loss in 25 years and extends
rescue loan ».

[3] https://www.ladepeche.fr/2020/06/30/airbus-annonce-la-suppression-de-pres-de-15-000-emplois-dici-2023-dont-5-000-en-france,8957801.php

[4]
OFCE
(2020), Prévision Economiques, Policy Brief 78, 14 octobre 2020.

[5] https://www.boursorama.com/actualite-economique/actualites/air-france-l-etat-francais-s-apprete-a-remonter-sa-part-au-capital-de-la-compagnie-ac3eb08ebac2ff8923c2786fb758adad

[6] Voire accélérées, tel qu’énoncé dans le plan de
soutien à l’aéronautique et au transport aérien (pp. 11-13).

[7] La capitalisation a été divisée par 2 pour Air France
et a perdu 60% du côté d’Airbus entre 2019 et 2020.

[8] « Air France-KLM obtient une aide de 7 milliards
d’euros de l’Etat français ». Air Journal. 25 avril 2020. URL :
https://www.air-journal.fr/2020-04-25-air-france-klm-obtient-une-aide-de-7-milliards-deuros-de-letat-francais-5219757.html

[9] https://www.rtl.fr/actu/economie-consommation/air-france-l-etat-va-injecter-4-a-5-milliards-d-euros-en-plus-et-doubler-sa-part-dans-le-capital-7800935650

[10] « Aéronautique : les cinq grands défis à
surmonter pour un avion à hydrogène en 2035 ». La Tribune. 25
novembre 2020. URL : https://www.latribune.fr/entreprises-finance/industrie/aeronautique-defense/aeronautique-les-cinq-grands-defis-a-surmonter-pour-un-avion-a-hydrogene-en-2035-863087.html

[11]  Ibid.

[12] « L’hydrogène décarboné, l’audacieux pari
industriel de la France ». L’Usine Nouvelle. 10 septembre 2020. URL :
https://www.usinenouvelle.com/article/naissance-d-une-filiere-hydrogene-decarbone-made-in-france.N1002164

[13] Outre le faible nombre d’acteurs, le problème du
marché étasunien réside dans la nature de ces firmes : il n’y a que Southwest
qui est une middle cost, c’est-à-dire qu’il n’y a qu’une firme dont on peut
attendre une concurrence par les prix (Combe et Bréchemier, 2020).

[14] Quatre compagnies (American Airlines, Southwest,
Delta, United) contrôlent 68% du marché domestique, contre 57% pour les quatre
premières européennes.

[15] Elles n’ont pas intérêt à apparaître comme les seuls
agents pollueurs, a fortiori s’il y a un gain économique à la clé.