L’essentiel, l’inutile et le nuisible (suite)

par Eloi Laurent

Comment savoir de quoi nous
pouvons nous passer tout en continuant à bien vivre ? Pour éclairer cette
question délicate l’analyse économique offre un critère central, celui de
l’utile, qui renvoie lui-même à deux notions voisines : l’usage et l’utilité.



Est utile, d’abord et fidèlement
à l’étymologie, ce dont les personnes se servent effectivement pour satisfaire
leurs besoins. Est donc inutile ce qui, du point de vue humain, ne sert à rien.
Amazon a ainsi annoncé
le 17 mars
que ses entrepôts ne stockeraient désormais plus que des
« biens essentiels » jusqu’au 5 avril et les définit de la manière
suivante dans le contexte de la crise du Covid-19 : « articles
ménagers, produits médicaux et autres denrées très demandées ». L’ambiguïté
du critère de l’utile est tangible dans cette définition qui mêle ce qui tient
de la première nécessité et ce qui relève du jeu de l’offre et de la demande. Tout
en semblant adopter un comportement civique, Amazon s’inscrit également résolument
dans une perspective commerciale.

Plus encore, ce premier critère
de l’usage ouvre sur la variété océanique des préférences humaines qui rythme
les mouvements de marché. Comme le rappelle Aristote dans le premier chapitre
de l’Ethique
à Nicomaque
, texte fondateur de l’économie du bonheur écrit il y a presque
deux millénaires et demi, on trouve parmi les individus et les groupes une
multiplicité de conceptions de ce qu’est une bonne vie. Mais contrairement à ce
que pense Aristote, qui érige sa propre conception du bonheur en bien-être
supérieur aux autres, il n’est pas légitime de hiérarchiser les différentes
conceptions de la vie heureuse. Un régime politique de liberté consiste plutôt
à garantir la possibilité que le plus grand nombre de « poursuites du
bonheur » est concevable et atteignable à la condition qu’aucune ne nuise
aux autres.

Mais la conception
aristotélicienne du bonheur, qui met l’accent sur l’étude et la culture
livresque, n’est pas moins digne qu’une autre. Les librairies sont-elles, comme
les professionnels du secteur l’ont défendu au début du confinement en France, des
commerces de première nécessité au même titre que les commerces de nourritures
terrestres ? Pour certaines et certains, oui. Peuvent-elles être
considérées comme inutiles à une période où l’existence humaine est contrainte
de se recroqueviller sur les fonctions vitales ? A l’évidence, non.

D’où l’importance du second
critère, celui de l’utilité, qui ne mesure pas seulement l’usage des différents
biens ou services mais la satisfaction qu’en retirent les individus. Mais ce
critère se révèle encore plus problématique que celui de l’usage du point de
vue des politiques publiques.

L’analyse classique, telle que
fondée par exemple par John Stuart Mill dans la foulée de Jeremy Bentham,
suppose une fonction de bien-être social, agrégeant toutes les utilités
individuelles, qu’il s’agit pour les autorités publiques de maximiser au nom de
l’efficacité collective, entendue ici comme l’optimisation de la somme de
toutes les utilités. Est socialement utile ce qui maximise le bien-être commun
ainsi défini. Mais, comme on le sait, à partir du début du 20e
siècle, l’analyse néoclassique a remis en cause la validité des comparaisons
interpersonnelles d’utilité, privilégiant l’ordinal au cardinal et rendant
largement inopérante la mesure de l’utilité collective, dès lors que, dans les
mots de Lionel Robbins (1938), « tout esprit est impénétrable pour tout
autre et aucun dénominateur commun aux sentiments n’est possible ».

Cette difficulté comparative ­– qui
rend nécessaire le recours à des critères de jugement éthique pour agréger les
préférences – fragilise notamment grandement l’usage de la valeur statistique
d’une vie humaine (value of statistical
life
ou VSL) pour fonder les
choix collectifs sur une analyse monétaire coûts-bénéfices, par exemple dans le
domaine des politiques environnementales. Imagine-t-on que l’on pourrait
décemment évaluer le « coût humain » de la crise du Covid 19 pour les
différents pays affectés en croisant les valeurs
de VSL par exemple calculées par l’OCDE
et les données de mortalité compilées par
la John Hopkins University
 ? L’analyse économique des questions
environnementales ne peut en réalité se limiter au critère d’efficacité,
lui-même appuyé sur celui de l’utilité et doit
pouvoir s’enrichir des enjeux de justice
.

L’autre problème, considérable,
de l’approche utilitariste est son traitement des ressources naturelles, ressources
qui n’ont jamais
été autant consommées par les systèmes économiques
qu’aujourd’hui, loin de
la promesse de dématérialisation de la transition numérique engagée depuis
trois décennies au moins.

L’analyse économique des
ressources naturelles fournit certes des critères divers qui permettent
d’appréhender la
pluralité des valeurs
des ressources naturelles.
Mais au moment de trancher, ce sont bien les valeurs instrumentales de ces
ressources qui l’emportent, parce qu’elles sont à la fois plus immédiates en
termes de satisfaction humaine et plus faciles à calculer. Cette myopie conduit
à des erreurs monumentales dans les choix économiques.

Il en va ainsi notamment du
commerce d’animaux vivants en Chine, à l’origine de la crise sanitaire du
Covid-19. L’utilité économique de la chauve-souris ou du pangolin peut certes
être appréciée au prisme de la seule consommation alimentaire. Mais il se
trouve qu’à la fois les chauves-souris sont des réserves de coronavirus et que
les pangolins peuvent servir d’hôtes intermédiaires entre celles-ci et les
humains. De sorte que la désutilité de la consommation de ces animaux (mesurée
par les conséquences économiques des pandémies mondiales ou régionales
engendrées par les coronavirus) est infiniment supérieure à l’utilité procurée
par la satisfaction de leur ingestion. L’ironie veut que la chauve-souris soit
précisément l’animal choisi par Thomas Nagel dans un article
classique de 1974
visant à délimiter la frontière homme-animal et qui
s’interrogeait sur le fait de savoir quel effet cela faisait, du point de vue
de la chauve-souris, d’être une chauve-souris.

Apparaît donc enfin, à mi-chemin
entre l’inutile et le nuisible,  un autre
critère que l’utile : celui des besoins humains « artificiels »,
récemment mis en lumière par le sociologue Razmig
Keucheyan
. Artificiel est ici à comprendre au double sens où ces besoins
sont créés de toutes pièces (notamment par l’industrie du numérique) plutôt que
spontanés et où ils induisent la destruction du monde naturel. Ils s’opposent
aux besoins « authentiques » collectivement définis avec le souci de préserver
l’habitat humain.

Au terme de cette brève
exploration, s’il apparaît bien difficile de trancher la question du bien-être
utile (et inutile), il semble en revanche… essentiel de mieux cerner l’enjeu du
bien-être nuisible. Ce sera l’objet du dernier billet de cette série.