L’origine financière de la blessure budgétaire de la zone euro

Par Alberto
Caruso, Lucrezia Reichlin, Giovanni Ricco

Nous constatons que la situation conjointe du déficit public et de la dette
publique des pays de la zone euro de 2008 à 2013, caractérisée par une dette
publique élevée et persistante malgré un assainissement budgétaire sévère
depuis 2009, ne peut pas être expliquée par l’effondrement sans précédent du
PIB, compte tenu des relations historiques entre les variables
macroéconomiques, fiscales et financières. Elle reflète plutôt les
caractéristiques spécifiques des années de crise et surtout l’importance et la
nature de l’aide publique au secteur financier.



L’un des ouvrages écrit juste après la crise financière de 2008 les plus cités s’intitule « Cette fois, c’est différent » (Rogoff et Reinhart, 2009) et documente les caractéristiques particulières des récessions associées aux crises financières dans le temps et d’un pays à l’autre. Dans Caruso, Reichlin et Ricco (2019), nous posons la question de savoir si la situation conjointe du déficit public et de la dette publique dans les pays de la zone euro a été « différente » au cours de la période 2008-2013, qui inclut à la fois la grande récession financière et la crise souveraine de la dette.

Les doubles crises de la zone euro, associées à la grande
récession mondiale et à la crise de la dette souveraine, ont laissé en héritage
des niveaux d’endettement sans précédent, tant au niveau national qu’agrégé. La
dette publique projetée pour l’ensemble de la zone euro en 2019 s’élève à 85,8%
du PIB, soit une baisse par rapport au sommet historique de 94,4% atteint en
2014, mais elle reste néanmoins supérieure d’environ 20 points au niveau
d’avant la crise de 2007. Cette dette publique anormale – élevée et persistante
– fut associée à un effort d’assainissement budgétaire sans précédent, qui a
entraîné une diminution rapide du déficit public à partir de la mi-2009.

Dans la figure 1, les graphiques indiquent les
trajectoires de la dette (quadrant gauche) et du ratio déficit/PIB pour trois
récessions de la zone euro commençant respectivement en 1980, 1991 et 2008.
Pour chaque épisode, les variables dette et déficit sont égales à 100 au début
de la récession. L’axe horizontal indique les trimestres après cette date.

Après chaque récession, le ratio déficit/PIB augmente en
raison de la baisse du PIB (le dénominateur), de la baisse des recettes
fiscales et de l’effet des stabilisateurs budgétaires sur les dépenses
publiques. La récession de 2008 est toutefois d’un autre ordre de grandeur :
en raison de la chute spectaculaire du PIB, le ratio déficit/PIB a augmenté au
cours des cinq premiers trimestres et a atteint un maximum au deuxième
trimestre de 2009 lorsque la consolidation a eu lieu.

Les raisons potentielles pour lesquelles la dette
publique n’a pas diminué plus rapidement sont nombreuses. Parmi ces raisons
l’ampleur inhabituelle du choc macroéconomique négatif initial qui a frappé la
zone euro, la réaction des impôts et des stabilisateurs automatiques qui, de
par leur conception, est plus forte dans une récession profonde, mais aussi,
potentiellement, la nature financière de la crise qui affecte les primes de
risque et les dépenses publiques en raison du sauvetage des institutions
financières défaillantes.

Dans Caruso, Reichlin et Ricco (2019), nous évaluons
l’importance quantitative de ces différentes explications potentielles. Nous
procédons à une analyse contrefactuelle basée sur un modèle de vecteur
autorégressif (VAR) pour la zone euro. Notre modèle intègre des variables
budgétaires détaillées – dépenses, impôts, transferts, investissement public et
paiements d’intérêts –, des indicateurs macroéconomiques et financiers, les prix
et taux d’intérêt à différentes échéances ainsi que des variables de dette
privée.

Notre proposition consiste à se demander ce qu’un
observateur qui aurait collecté des données sur les précédentes récessions dans
la zone euro et qui connaîtrait avec certitude la trajectoire de la production
et des prix au cours des crises jumelles de 2008 et 2012 aurait pu prédire pour
la dette et le déficit publics en particulier, et pour toutes les autres
variables incluses dans le modèle.

À cette fin, nous estimons le modèle pour la période
allant du premier trimestre de 1981 au premier trimestre de 2008 et calculons
les attentes fondées sur le modèle pour toutes les variables, en fonction de
l’évolution réelle de la production et des prix au deuxième trimestre de 2008
et du quatrième trimestre de 2008. Cet exercice peut être interprété comme un
test de l’affirmation « cette fois, c’est différent ». En effet, une
différence significative entre la trajectoire observée et la médiane de la trajectoire
simulée (anticipation conditionnelle) suggérerait que la baisse exceptionnelle
du PIB (et de l’inflation réalisée) ne peut à elle seule expliquer ce que nous
avons observé, compte tenu de la structure historique des récessions
conjoncturelles.

Pour nous concentrer sur les effets budgétaires de la
crise, nous calculons la dette publique sous forme de somme cumulée du déficit
public et la comparons à la dette publique réalisée, qui inclut également les
effets de valorisation et les éléments liés à l’intervention publique en faveur
du système financier, telles que les garanties publiques qui sont
comptabilisées en dette mais non en déficit (la somme cumulée de cette
composante pour la période 2008-2011 représente à peine plus de 6% du PIB –
voir tableau).

Nos résultats mettent en évidence les faits suivants :

  1. La hausse du ratio déficit/PIB observée en 2009-2010 à la suite de la crise est statistiquement significativement différente et supérieure à celle de la trajectoire contre-factuelle. Cependant, elle atteint des niveaux qui ne sont pas significativement différents de la trajectoire simulée d’ici la fin de 2010 grâce à un assainissement budgétaire exceptionnel. Cela indique que la dynamique anormale des déficits disparaît d’ici la fin de la période sous l’effet de l’effort budgétaire (voir le quadrant gauche de la figure 2).
  • L’augmentation initiale « anormale » du déficit
    est principalement due à l’action des stabilisateurs budgétaires au cours d’une
    profonde récession qui a entraîné une forte augmentation des dépenses et une
    forte réduction des impôts. La figure 3 montre l’écart budgétaire qui s’est
    ouvert dans les budgets des gouvernements. Notre analyse détaillée des
    composantes budgétaires montre que si l’agrégat budgétaire donne d’importantes
    réactions pendant la crise, celles-ci se situent généralement à la marge des
    régularités historiques, étant donné l’ampleur de la crise, même si l’effet
    cumulé est bien supérieur à la prévision conditionnelle. Il est intéressant de
    noter que la consolidation s’obtient par un aplatissement des dépenses,
    accompagné d’une augmentation des revenus selon la tendance historique,
    renversant ainsi l’effet des stabilisateurs automatiques sur le revenu.
  • Fait important, la dette observée est bien en dehors des intervalles
    projetés des régularités historiques. Inversement, la mesure de la dette publique
    obtenue en tant que somme du déficit est relativement élevée par rapport au
    scénario contrefactuel, mais revient dans les intervalles de régularités
    historiques vers la fin de la période (quadrant de gauche du graphique 2). Ce
    fait souligne le caractère financier unique de la crise. Le tableau 1 montre
    les écarts entre le déficit et l’évolution de la dette – ce qu’on appelle les
    ajustements des stocks – au cours des années de crise. Ces ajustements prennent
    en compte la plupart des mesures spéciales en faveur du système financier qui,
    selon les règles comptables, sont comptabilisées en dette mais non en déficit.
    La figure 4 présente à la fois le déficit et la première différence de dette publique,
    illustrant l’intérêt des variations exceptionnelles de la dette publique en
    2008 et en 2010.
  • En ce qui concerne les taux d’intérêt, nous constatons
    que les paiements de taux d’intérêt, bien qu’en dessous de la trajectoire
    contrefactuelle dans la première phase de la crise, dépassent la limite
    supérieure de la région de confiance à 90% depuis 2011, parallèlement à la
    crise souveraine dans la zone euro. Comme on peut le voir sur la figure 5, il
    est intéressant de noter que cela n’est pas dû à un taux d’intérêt moyen à long
    terme exceptionnellement élevé au cours de cette période, mais à un écart
    anormalement élevé entre le noyau et la périphérie, que nous prenons ici comme
    différence entre taux des obligations d’État allemandes et italiennes à dix
    ans.
  • D’autres résultats intéressants de notre analyse
    indiquent que la dynamique des variables macroéconomiques – telles que le
    chômage, la consommation et le compte courant – est généralement bien captée
    par les régularités historiques. L’effondrement important et persistant de
    l’investissement privé est une exception importante. Les résultats sur la
    consommation et l’investissement privé sont rapportés à la figure 6. Les autres
    résultats figurent dans l’article.

Pris ensemble, ces faits suggèrent que l’effort de
consolidation a été déséquilibré en raison d’importants transferts vers le
secteur financier. Toutefois, la consommation a relativement bien résisté,
tandis que l’investissement privé a été plus touché que lors des récessions
précédentes. Cela peut être un facteur important pour expliquer le changement
de tendance de la croissance après la crise.

Références

Caruso, A., Reichlin, L., &
Ricco, G., 2019, « Financial and Fiscal Interaction in the Euro Area Crisis:
This Time was Different », European
Economic Review
, volume 119, pages 333-355.

Reinhart, C. M., & Rogoff, K.
S., 2009, This Time is Different: Eight
Centuries of Financial Folly
, Princeton University press.