Quelle information tirer des chiffres du chômage américain sur la reprise ?

par Christophe Blot

Alors que certains craignaient
une envolée du chômage aux États-Unis et pronostiquaient un pic
au-delà de 20 %[1], les
chiffres communiqués par le Bureau of
Labor Statistics
pour le mois de mai ont surpris. Selon les données d’enquête,
le nombre de chômeurs a baissé de plus de 2 millions en un mois dans un
contexte marqué par la levée progressive des mesures restreignant l’activité et
la circulation des citoyens américains. Toutefois, les contraintes du
confinement ont également affecté la collecte d’information auprès des
entreprises et des ménages et potentiellement biaisé l’estimation du taux de
chômage. La baisse du chômage pourrait-elle être fallacieuse ? S’il ne
fait aucun doute que l’économie américaine est en récession[2], il n’en
demeure pas moins qu’il est crucial de savoir si le creux est passé ou si les États-Unis
continuent à s’enfoncer dans la crise économique.



Après la plus forte hausse du
chômage enregistré en un seul mois (+10,3 points, soit presque 16 millions de
chômeurs supplémentaires), les chiffres pour le mois de mai faisaient craindre
un nouveau record alors que les États n’assouplissaient que très
progressivement les mesures de confinement. Selon les données des chercheurs de
la Blavatnik School of Government de
l’Université d’Oxford, l’intensité du confinement aux États-Unis serait même sur un
plateau depuis fin mars. En l’absence de dispositif de chômage partiel et du
fait d’une grande flexibilité du marché du travail, l’ajustement de l’emploi à
l’activité se fait rapidement aux États-Unis. Les entreprises peuvent
facilement licencier ou réduire le nombre d’heures travaillées de leurs
salariés en cas de réduction de l’activité. Mais, la reprise se traduit
également par une remontée rapide des embauches, les entreprises pouvant
facilement rappeler les salariés licenciés.[3]  Les estimations publiées par le BLS le 5 juin indiquent une
amélioration de la situation avec une baisse de deux millions du nombre de
chômeurs et un nombre record de créations d’emplois en mai estimées à plus 2,5
millions. Le rebond de l’activité serait donc plus précoce et plus rapide
qu’anticipé même si le nombre de chômeurs restent à un niveau
exceptionnellement élevé, dépassant les 20 millions de personnes contre moins
de 6 millions en février. Néanmoins, les circonstances exceptionnelles ont
modifié les conditions dans lesquelles les enquêtes servant à établir
mensuellement la situation en termes d’emplois, de population active et de chômage,
ce qui perturbe la fiabilité des statistiques depuis le début de la crise. Le Bureau of Labor Statistics a
effectivement publié une mise en garde indiquant qu’en mai, le taux de réponse à
l’enquête auprès des ménages était inférieur de 15 points à son taux habituel et
qu’une partie des individus classés en emploi aurait probablement dû être
considérés comme chômeurs.  En effet,
certains individus auraient déclaré être en emploi mais ne pas travailler. En
l’absence de mécanisme de chômage partiel, ils auraient normalement dû être
considérés comme chômeurs, ce qui n’a semble-t-il pas été le cas. Selon le BLS,
ce problème de classification entre chômage et emploi pourrait représenter 3
points de taux de chômage supplémentaire. Notons cepend,ant que ce biais avait
déjà été signalé pour les deux mois précédents ce qui aurait alors conduit à
une sous-estimation du taux de chômage d’un point en mars
(5,4 % au lieu de 4,4 %) et de 5 points en avril
(19,7  % au lieu de 14,7 %).

Selon James
Hamilton
, professeur à l’Université de Californie, d’autres biais
viendraient s’ajouter à ces estimations du chômage. Pour le mois de mai, il
avance un taux de chômage plutôt proche de 20 %. Il note qu’en plus d’une
mauvaise répartition des individus entre chômage et emploi, il se pourrait que certains
individus soient à tort considérés en dehors de la population active. C’est le
cas notamment lorsque les individus sans emploi déclarent ne pas avoir
entrepris de démarche pour trouver un emploi pendant la période de référence,
condition nécessaire pour être comptabilisé au chômage. Depuis le mois de
février, l’enquête indique une baisse de la population active de 4,7 millions
de personnes. Les conditions économiques ont probablement découragé une
fraction des individus sans emploi à rechercher activement un emploi[4]. Mais,
avec la fin du confinement, une partie d’entre eux pourrait à nouveau rechercher
activement un travail mais sans garantie d’en retrouver un à court terme si
l’activité économique reste inférieure à son niveau d’avant-crise pendant plusieurs
mois, voire plusieurs trimestres. La baisse de la population active pourrait
être moins importante conduisant mécaniquement à sous-estimer le taux de
chômage de 1,6 point[5]. Coibion,
Gorodnichenko et Weber
(2020) indiquent néanmoins qu’il y a une proportion
relativement plus élevée qu’en période normale d’individus déclarant ne pas
avoir recherché d’emploi pare qu’ils faisaient le choix de prendre leur
retraite.

Par ailleurs, Hamilton observe
généralement un biais dans les réponses aux enquêtes selon que les individus
sont ou non interrogés pour la première fois[6]. Le taux
de chômage des personne n’ayant jamais été interrogées est généralement plus élevé
mais serait probablement une meilleure estimation du chômage. Enfin, il
apparaît que le BLS n’a pu enquêter certains individus en mai. Or, il semble
que les personnes n’ayant pu être interrogées un certain mois (m) mais pouvant être interviewées le
mois suivant, ont un taux de chômage 1,7 fois plus élevé que celles ayant été
contactées deux mois consécutivement. Ces deux facteurs contribueraient pour
1,9 point de taux de chômage supplémentaire. La prise en compte de ces
différents éléments suggère donc un taux de chômage de 19,8 % au lieu de
13,3 %. Notons cependant que ces biais ont sans aucun doute également
affecté les estimations du taux de chômage pour les deux mois précédents. La
baisse du chômage ne serait donc pas nécessairement fallacieuse mais, dans tous
les cas, le niveau du chômage resterait à un niveau qui n’avait sans doute pas
été observé depuis la Grande Dépression.

Un autre indicateur conduit à
relativiser l’amélioration sur le marché du travail. Depuis le début de la
crise, une attention particulière a été portée aux nouvelles demandes
d’inscription au chômage qui avaient atteint des niveaux jamais observés.
Ainsi, dès les premières mesures de restriction de l’activité, la semaine du 21
mars, le Département du Travail a enregistré 3,3 millions de nouvelles demandes
d’indemnisation. Le pic a été atteint la semaine suivant avec 6,8 millions de
demandes supplémentaires. Ce chiffre a reculé depuis mais reste toujours à des
niveaux qui n’ont pas été observés même au plus fort de la récession de
2008-2009 (graphique 1). En moyenne, depuis le 2 mai 2019, ces demandes
d’indemnisation supplémentaires s’établissent à 2,1 millions contre moins de 220
000 sur la même période de 2019. Au plus fort de la récession de 2008-2009, la
moyenne s’élevait à 653 000. Ce chiffre ne permet pas de déduire le chiffre du
chômage puisqu’il s’agit uniquement de demandes d’indemnisation. Or, tous les
demandeurs ne seront pas forcément comptabilisés comme chômeurs et il se peut
par ailleurs que certaines personnes sortent aussi du chômage. Néanmoins, il
témoigne du fait que le marché du travail est loin d’un fonctionnement normal
ou même d’un fonctionnement caractéristique d’une récession aussi forte que
celle de 2008-2009 qui, jusqu’à la crise du coronavirus, était la récession la
plus forte depuis la Seconde Guerre mondiale. Si certains individus retrouvent leur
emploi, tout indique que d’autres sont encore nombreux à le perdre !

Notons toutefois qu’en dépit de
ces réserves, d’autres indicateurs conjoncturels suggèrent que le pire de la
crise pourrait être passé. D’une part, l’indice de production industrielle a
amorcé un rebond très léger en mai avec une hausse de 1,4 % (graphique 2).
Le niveau reste néanmoins plus de 15 points inférieur à celui de février. Si
reprise il y a, elle serait donc très modérée et le niveau de production est de
toute évidence bien inférieur au potentiel. Fortement impactées par la
fermeture des commerces non essentiels, les ventes de détail s’étaient repliées
de 14,8 % en avril après une première chute de plus de 8 % observée
dès le mois de mars. En levant progressivement ces restrictions, le rebond a
été direct et les ventes ont progressé de 17,7 % en mai, se situant
néanmoins 8 points en-dessous du niveau observé en janvier.  La reprise de l’emploi et la baisse du chômage
seraient donc cohérentes à l’aune de ces indicateurs.

La situation économique est donc
probablement ambivalente. Le pire de la crise est peut-être passé mais il est
encore prématuré pour en conclure qu’un rebond, même important, effacera
rapidement les effets de la crise. Aujourd’hui, ni le CBO (Congressional Budget Office), ni les membres du FOMC
(Federal Open Market Committee) ne
considèrent que les pertes de PIB seront totalement effacées en fin d’année
2021. Enfin, au-delà du rebond se pose la question des éventuelles cicatrices
de la crise qui pourraient durablement affecter le marché du travail et
probablement surtout les personnes les plus vulnérables.


[1] C’est le cas notamment de Jerome Powell, le président
de la banque centrale américaine : https://www.cnbc.com/2020/05/17/powell-says-jobless-rate-could-top-30percent-but-he-doesnt-see-another-depression.html.

[2] Selon le NBER, la crise de la Covid-19 aura mis fin à la plus
longue phase d’expansion enregistrée par l’économie américaine depuis 1857.

[3] Les enquêtes auprès des ménages font apparaître la
notion de « licenciement temporaire » lorsque les individus
considèrent qu’ils sont susceptibles d’être rappelés par leur employeur dans un
délai de six mois. Notons que même si une date de reprise éventuelle a pu être
communiquée par l’employeur, cette déclaration reste purement indicative et n’engage
ni l’employeur ni le salarié.

[4] En général, les individus déclarent ne pas être en
recherche active d’emploi parce qu’ils sont dans l’incapacité de travailler
pour raison de leur état de santé ou pour s’occuper d’un enfant ou parce qu’ils
partent en retraite ou n’ont pas besoin de travailler. Ils sont proportionnellement
peu nombreux à se déclarer explicitement découragés.

[5] Hamilton estime ce chiffre à 2,7 millions de
personnes. Il résulte du fait que d’une enquête à la suivante, des individus se
déclareraient initialement en dehors de la population active puis, le mois
suivant, avoir été en recherche d’emploi – et donc au chômage – depuis
plusieurs semaines.

[6] Ce phénomène d’attrition a également été identifié
pour la France par Davezies et d’Haultfœuille
(2011).