Le référendum britannique du 23 juin 2016 : le saut dans l’inconnu

Par Catherine Mathieu

Le 23 juin 2016, les Britanniques ont décidé (par 52% contre 48%) de sortir de l’Union européenne. Après avoir longtemps critiqué le fonctionnement de l’UE et les contraintes qu’il faisait porter sur le Royaume-Uni, David Cameron avait obtenu, le 19 février 2016, un accord censé permettre le maintien du Royaume-Uni dans l’UE, mais cela n’a pas suffi à convaincre les électeurs. Dans le Policy Brief de l’OFCE (n°1 du 13/07), nous montrons que plus que des arguments économiques, c’est le souci des Britanniques de préserver (ou de retrouver) leur souveraineté politique qui a compté.

La sortie de l’UE est, pour reprendre l’expression de David Cameron, « un saut dans l’inconnu », et l’on ne peut qu’élaborer des scénarios sur la base d’hypothèses quant à l’issue des négociations qui vont s’engager avec l’Union européenne : scénario rose où les deux parties voudront maintenir au maximum les liens existants, scénario noir où l’UE voudrait faire un exemple et le Royaume-Uni deviendrait un paradis fiscal et réglementaire.

Début juillet, force est de constater que le Royaume-Uni n’a pas encore décidé de sortir formellement de l’UE (en activant l’article 50), et ne le fera vraisemblablement pas avant septembre. Les démissions des leaders du camp du Brexit et l’évolution de la situation politique entretiennent un grand flou sur la mise en place de négociations : la livre a chuté de plus de 10 % par rapport à l’euro, et de 12 % par rapport au dollar et risque de ne pas se stabiliser avant la clarification de la position britannique. Il semble que l’on entre dans un scénario gris dont on ne connaît pas à ce jour les nuances.

A court terme, selon les hypothèses retenues, l’impact d’un Brexit pourrait être légèrement négatif pour l’économie britannique de l’ordre, de -0,2 point de PIB en 2016 selon le NIESR (2016a), mais pourrait atteindre plusieurs points de PIB à l’horizon de deux ans selon les scénarios, le Trésor britannique (2016a) ayant envisagé les scénarios les plus noirs (-3,6 % à -6 %).

A long terme, selon les hypothèses retenues, l’impact économique d’une sortie du Royaume-Uni serait franchement négatif, surtout là-aussi selon le Trésor britannique, mais les hypothèses de forte baisse du commerce britannique sont sans doute exagérées.

 




L’Europe est morte. Vive l’Europe !

par Maxime Parodi et Xavier Timbeau

Le choix des Britanniques du Brexit ne fait que renforcer la logique politique qui s’impose. D’un côté, les peuples veulent être consultés, de l’autre, l’Europe est sommée de changer. François Hollande juge que « le vote du Royaume-Uni met l’Europe à l’épreuve » ; Alain Juppé estime « qu’il faut écrire une nouvelle page, un nouveau chapitre de l’histoire de l’Europe » ; les leaders du Front National, mais pas eux seulement, appellent à un référendum sur l’appartenance de la France à l’UE et à l’euro. Partout en Europe, le débat s’engage sur les mêmes termes.

Nous écrivions il y a quelques jours, sur le site de la fondation Terranova : «  Le référendum sur l’appartenance du Royaume-Uni à l’Union européenne va induire un choc plus politique qu’économique. Il sera en effet difficile de contenir les demandes de consultation similaire. Répondre à ces demandes par « plus d’Europe » ne fera qu’alimenter la distance entre les peuples et la construction européenne. Penser que des référendums pourraient au contraire légitimer le statu quo serait également une erreur. Nous proposons de répondre au besoin démocratique non pas par un « quitte ou double » mais par un processus d’appropriation démocratique qui permette de légitimer la construction européenne et d’en imaginer les évolutions futures ».

Instruire cette méthode d’appropriation démocratique de l’Europe et de la zone euro est nécessaire. Des référendums « pour ou contre » n’y parviendront pas. Le saut fédéral est un repoussoir pour probablement une grande majorité des Européens. Mais pour autant, il existe une chose publique en Europe. Articuler les lieux actuels de la démocratie que sont les Etats membres de l’UE avec la nécessité, pour certains sujets, d’une légitimité supranationale est l’alternative à l’invention du citoyen européen. Mais c’est la méthode qui compte. Et tous les leviers de la démocratie participative, de grands débats nationaux et transnationaux en passant par des jurys citoyens, doivent être mobilisés pour faire le bilan de l’Europe telle qu’elle est et proposer les réformes qui la rendront plus démocratique. Ceci peut déboucher concrètement sur des avancées comme un parlement de la zone euro ou une extension du pouvoir du Parlement européen. Au-delà, c’est aussi le moyen d’inverser la tendance à la décomposition de l’Europe.

 




Brexit : quelles leçons pour l’Europe ?

Par Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak

Le vote britannique pour une sortie de l’UE accentue la crise politique tant en Europe que dans beaucoup de pays européens. La sortie de l’Europe devient une alternative possible pour les peuples européens, ce qui peut encourager les partis souverainistes. Mécaniquement, le départ du Royaume-Uni augmente le poids du couple franco-allemand, ce qui peut déstabiliser l’Europe. Si l’Ecosse quitte le Royaume-Uni pour adhérer à l’UE, des mouvements indépendantistes d’autres régions (Catalogne, Corse, ..) pourraient demander une évolution similaire. Mais la fragilité de l’Europe provient aussi de l’échec de la stratégie « discipline budgétaire/réformes structurelles ».

Le départ du Royaume-Uni, farouche partisan du libéralisme économique, hostile à toute augmentation du budget européen comme à tout accroissement des pouvoirs des institutions européennes, comme à l’Europe sociale pourrait modifier la donne dans les débats européens, mais certains pays de l’Est, les Pays-Bas et l’Allemagne ont toujours eu la même position que le Royaume-Uni. Il ne suffira pas, à lui seul, à provoquer un tournant dans les politiques européennes. Par contre, la libéralisation des services et du secteur financier, que le Royaume-Uni impulse aujourd’hui, pourrait être ralentie. Le Commissaire britannique Jonathan Hill, responsable des services financiers et des marchés de capitaux devra être rapidement remplacé. Se posera la question délicate des fonctionnaires européens britanniques qui, en tout état de cause, ne pourront plus occuper de postes de responsabilité.

Il ouvrira aussi une période d’incertitude économique et financière. Mais il ne faut pas donner trop d’importance aux réactions des marchés financiers, qui n’aiment pas l’incertitude et sont de toute façon très  volatils.  La livre a certes rapidement perdu 10%  par rapport à l’euro, mais elle était sans doute  surévaluée, comme en témoigne le déficit courant britannique de l’ordre de 6,5% de son PIB en 2015.

Selon l’article 50 de la Constitution européenne, un pays qui décide de quitter l’Union doit négocier un accord de retrait, qui fixe la date de sortie[1]. Sinon, au bout de deux ans, le pays est automatiquement en dehors de l’Union. La négociation sera délicate ; elle portera obligatoirement sur l’ensemble des dossiers. Durant cette période, le Royaume-Uni restera dans l’UE. Les pays européens devront choisir entre deux attitudes. L’attitude compréhensive serait de signer rapidement un Traité de libre-échange, se donnant comme objectif de maintenir les relations commerciales et financières avec le Royaume-Uni, en tant que partenaire privilégié de l’Europe. Cela minimiserait les conséquences économiques du Brexit pour l’UE comme pour le Royaume-Uni. Toutefois, il paraît difficile que le Royaume-Uni puisse à la fois jouir d’une liberté totale pour son organisation économique et d’une ouverture totale des marchés européens. Le Royaume-Uni ne devrait pas bénéficier de conditions plus favorables que celles des membres actuels de l’AELE (Norvège, Islande, Liechtenstein) ou de la Suisse ; il devrait sans doute comme eux intégrer la législation du marché unique (en particulier pour la libre circulation des personnes) et contribuer au budget européen. Se poseraient très vite la question de normes, celle du passeport européen des institutions financières (ce passeport est aujourd’hui accordé aux pays de l’AELE, mais pas à la Suisse),  etc. Le Royaume-Uni pourrait avoir à choisir entre se plier à des normes européennes sur lesquelles il n’aura pas son mot à dire ou se voir imposer des barrières réglementaires. Certes, la négociation sera ouverte. Le Royaume-Uni pourra plaider pour une Europe plus ouverte aux pays hors-UE. Mais quel sera son poids une fois sorti ?

L’attitude dure, visant à punir Londres pour faire un exemple et décourager les futurs candidats à la sortie, consisterait au contraire à imposer au Royaume-Uni de renégocier l’ensemble des traités commerciaux en partant de zéro (donc des seules règles de l’OMC) à inciter les entreprises multinationales à relocaliser en Europe continentale leurs usines et sièges sociaux, à fermer l’accès du marché européen aux banques britanniques de façon à les inciter à rapatrier à Paris ou à Francfort l’activité bancaire et financière de la zone euro. Mais, il paraît difficile que l’Europe, partisan de la libre-circulation des marchandises, des services, des personnes, des entreprises, se mette à dresser des obstacles contre le Royaume-Uni.  La zone euro a un excédent courant de 130 milliards d’euros avec le Royaume-Uni : voudra-t-elle le remettre en cause ? Les entreprises européennes qui exportent au Royaume-Uni s’y opposeraient. Les accords de coopération industrielle (Airbus, Armement, Energie, ..) pourraient difficilement être remis en question. Il paraît a priori peu probable que Londres dresse des barrières tarifaires contre les produits européens, sauf en représailles. En sens inverse, Londres pourrait jouer la carte du paradis fiscal et réglementaire, en particulier en matière financière. Mais, il ne pourrait guère s’abstraire de contraintes internationales (les accords de la COP21, ceux sur la lutte contre l’optimisation fiscale, ceux sur l’échange international d’informations fiscales et bancaires). Le risque est de rentrer dans un coûteux jeu de représailles réciproques (que l’Europe, divisée entre des pays à intérêts différents, aura du mal à mener).

En cas de sortie de l’UE, le Royaume-Uni, contributeur net à l’UE, économiserait  a priori environ 9 milliards d’euros par an, soit 0,35% de son PIB. Toutefois, les pays de l’AELE et la Suisse contribuent au budget européen dans le cadre du marché unique. Là encore, tout dépendra de la négociation. On peut penser que le gain pour le Royaume-Uni ne sera que de l’ordre de 4,5 milliards d’euros, que les autres pays membres devront prendre en charge (soit un coût de l’ordre de 0,5 milliard d’euros pour la France).

Compte tenu des incertitudes sur la négociation (et sur l’évolution du taux de change),  toutes les évaluations sur l’impact du Brexit sur les autres pays de l’UE ne peuvent être que très problématiques. Par ailleurs, l’effet pour les pays de l’UE est forcément de second ordre : si des barrières tarifaires ou non tarifaires réduisent les exportations de voitures françaises vers le Royaume-Uni et des voitures britanniques vers la France, les producteurs français pourront fournir leur marché national avec moins de concurrence et pourront aussi se tourner vers les pays tiers. Un ordre de grandeur est cependant utile : les exportations de la France (de l’UE) vers le Royaume-Uni représentaient en 2015 1,45% de son PIB (2,2%) ; les exportations du Royaume-Uni vers l’UE représentaient 7,1% de son PIB. A priori, un choc équivalent sur le commerce RU/UE a 3,2 fois moins d’impact sur l’UE que le Royaume-Uni.

Ainsi, selon l’OCDE[2], la baisse du PIB de l’UE serait à terme, en 2023, de 0,8% (contre 2,5% pour le Royaume-Uni), tandis que rester dans l’UE, participer à l’approfondissement du marché unique et signer des accords de libre-échange avec le reste du monde permettrait une hausse du PIB pour tous les pays de l’UE. Mais quelle est la crédibilité de cette dernière affirmation, compte tenu des mauvaises performances actuelles de la zone euro et du coût de l’ouverture des frontières pour la cohésion économique et sociale des pays européens ? Beaucoup des canaux évoqués par l’OCDE sont contestables : le Brexit affaiblirait la croissance en augmentant l’incertitude économique et en affaiblissant les perspectives économiques. Mais si l’Europe fonctionne mal, la quitter devrait améliorer les perspectives des marchés. Le Royaume-Uni subirait une contraction de son commerce extérieur, qui nuirait durablement à sa productivité, mais, malgré l’ouverture de son économie, la productivité de l’économie britannique est déjà faible. L’OCDE ne pose pas la question de principe : un pays doit-il abandonner sa souveraineté politique pour bénéficier des éventuels effets positifs de la libéralisation commerciale ?

Selon la fondation Bertelsmann[3], la baisse du PIB de l’UE (hors RU) en 2030 irait de 0,10% dans le cas d’une sortie douce (le Royaume-Uni ayant un statut similaire à celui de la Norvège)  à 0,36% dans le cas défavorable (le Royaume-Uni devant renégocier tous ses traités commerciaux), la France étant peu touchée (-0,06 % et -0,27%), l’Irlande, la Belgique et le Luxembourg beaucoup plus. Puis l’étude multiplie ces chiffres par cinq pour intégrer des effets dynamiques de moyen terme, la baisse du commerce extérieur étant censée avoir des effets défavorables sur la productivité.

Euler-Hermès aboutit aussi à des chiffres très faibles pour les pays de l’UE : une baisse de 0,4% du PIB avec un accord de libre-échange ; de 0,6 % sans accord. L’impact est plus important pour les Pays-Bas, l’Irlande et la Belgique.

Un rebond de l’Europe, avec ou sans le Royaume-Uni…

L’Europe devra tirer les leçons de la crise britannique, qui vient après la crise des dettes des pays du Sud, la crise grecque, les politiques d’austérité, en même temps que celle des migrants. Ce ne sera pas une tâche aisée. Il faudra à la fois repenser le contenu des politiques et leur cadre institutionnel. L’UE en aura-t-elle la capacité ?

Les déséquilibres entre pays membres se sont accrus de 1999 à 2007. Depuis 2010, la zone euro n’a pas été capable de mettre en place une stratégie coordonnée permettant le retour vers un niveau satisfaisant d’emploi et la résorption des déséquilibres entre Etats membres. Les performances économiques sont médiocres pour de nombreux pays de la zone euro et catastrophiques pour les pays du Sud.  La stratégie mise en œuvre  dans la zone euro depuis 1999, renforcée depuis 2010 : « discipline budgétaire/réformes structurelles » n’a guère donné des résultats satisfaisants sur les plans économiques et sociaux. Par contre, elle donne aux peuples l’impression d’être dépossédés de tout pouvoir démocratique. C’est encore plus vrai pour les pays qui ont bénéficié de l’assistance de la troïka (Grèce, Portugal, Irlande) ou de la BCE (Italie, Espagne). Depuis 2015, le plan Juncker destiné à relancer l’investissement en Europe a marqué un certain tournant, mais celui-ci demeure timide et mal assumé : il ne s’accompagne pas d’une réflexion sur la stratégie macroéconomique et structurelle. Les désaccords sont importants en Europe tant entre les nations qu’entre les forces politiques et sociales. Dans la situation actuelle, l’Europe a besoin d’une stratégie économique forte, mais celle-ci ne peut pas être aujourd’hui décidée collectivement en Europe.

Ce marasme a selon nous deux causes fondamentales. La première concerne l’ensemble des pays développés. Il apparaît de plus en plus que la mondialisation creuse un fossé  profond entre ceux qui y gagnent et ceux qui y perdent[4]. Les inégalités de revenus et de statuts se creusent. Les emplois stables, correctement rémunérés disparaissent. Les classes populaires sont les victimes directes de la concurrence des pays à bas salaires (que ce soient les pays asiatiques ou les anciennes démocraties populaires). On leur demande d’accepter des baisses de salaires, de prestations sociales, de droits du travail. Dans cette situation, les élites et les classes dirigeantes peuvent être ouvertes, mondialistes et pro-européennes tandis que le peuple est protectionniste et nationaliste. C’est le même phénomène qui explique la poussée du Front National de l’AfD, de l’UKIP, et aussi aux Etats-Unis de Donald Trump chez les Républicains.

L’Europe est actuellement gérée par un fédéralisme libéral et technocratique, qui veut imposer aux peuples des politiques ou des réformes, que ceux-ci refusent, pour des raisons parfois légitimes, parfois discutables, parfois contradictoires. Le fait est que l’Europe, telle qu’elle est actuellement, affaiblit les solidarités et cohésions nationales, ne permet pas aux pays de choisir une stratégie spécifique.  Le retour à la souveraineté nationale est une tentation générale.

Par ailleurs l’Europe n’est pas un pays. Il existe entre les peuples des divergences importantes d’intérêt, de situations, d’institutions, d’idéologies qui rendent tout progrès difficile. En raison de la disparité des situations nationales, de nombreux dispositifs (que ce soit la politique monétaire unique, la liberté de circulation des capitaux et des personnes), posent problème. Des règles sans fondement économique ont été introduites dans le Pacte de Stabilité ou le Traité Budgétaire : elles n’ont pas été remises en cause après la crise financière.  Dans nombre de pays, les classes dirigeantes, les responsables politiques, les hauts-fonctionnaires ont choisi de minimiser ces problèmes, pour ne pas contrarier la construction européenne. Des questions cruciales d’harmonisation fiscale, sociale, salariale, réglementaire ont été volontairement oubliées. Comment faire converger vers une Europe sociale ou une Europe fiscale des pays dont les peuples sont attachés à des systèmes structurellement différents ? Après les difficultés de l’Europe monétaire, qui peut souhaiter une Europe budgétaire, qui éloignera encore l’Europe de la démocratie ?

Dans l’accord du 19 février, le Royaume-Uni a fait rappeler les principes de subsidiarité. Il est compréhensible que des pays, soucieux de souveraineté nationale, soient agacés (pour ne pas dire plus) par les intrusions incessantes de l’UE dans des domaines qui relèvent de la compétence nationale, où les interventions européennes n’apportent guère de valeur ajoutée. Il est compréhensible que ces pays refusent de devoir en permanence se justifier à Bruxelles sur leurs politiques économiques ou sur leurs règles économiques, sociales ou juridiques même quand celles-ci n’ont aucune conséquence sur les autres Etats membres. Le Royaume-Uni a fait noter que les questions de justice, de sécurité, de libertés restaient de compétence nationale. L’Europe devra tenir compte de ce sentiment d’exaspération. Après le départ britannique, il faudra arbitrer entre deux stratégies : renforcer l’Europe au risque d’accroître encore le sentiment de dépossession des peuples ou réduire l’ambition de la construction européenne.

Le départ du Royaume-Uni, l’éloignement de fait de certains pays d’Europe centrale  (Pologne, Hongrie), les réticences du Danemark et de la Suède pourraient pousser à passer explicitement à une Union à deux vitesses. Beaucoup d’intellectuels et de personnalités politiques, nationaux ou européens, pensent que la présente crise pourrait en être l’occasion. L’Europe serait explicitement partagée en trois cercles. Le premier regrouperait les pays de la zone euro qui, tous, accepteraient de nouveaux transferts de souveraineté et bâtiraient une union budgétaire, fiscale, sociale et politique poussée. Un deuxième regrouperait les pays européens qui ne souhaiteraient pas participer à cette union. Enfin, le dernier cercle regrouperait les pays liés à l’Europe par un accord de libre-échange (Norvège, Islande, Liechtenstein, Suisse aujourd’hui, d’autres pays et le Royaume-Uni demain)

Ce projet pose cependant de nombreux problèmes. Les institutions européennes devraient être dédoublées entre des institutions zone euro fonctionnant sur le mode fédéral (qu’il faudrait rendre plus démocratique) et des institutions de l’UE continuant à fonctionner sur le mode Union des Etats membres. Beaucoup de pays actuellement en dehors de la zone euro sont hostiles à cette évolution qui, selon eux, les marginaliserait en membre de ‘seconde zone’. Elle compliquerait encore le fonctionnement de l’Europe s’il y a un Parlement européen et un Parlement de la zone euro, des commissaires zone euro, des transferts financiers zone euro et des transferts UE, etc. C’est déjà le cas, par exemple, avec l’Agence bancaire européenne et la BCE. De nombreuses questions devraient être tranchées deux ou trois  fois (une fois au niveau de la zone euro, une fois au niveau de l’UE, une fois au niveau de la zone de libre-échange).

Selon la question, le pays membre pourrait choisir son cercle, on irait vite vers une union à la carte. Cela est difficilement compatible avec une démocratisation de l’Europe puisqu’il faudrait vite un Parlement par question.

Les membres du troisième cercle seraient eux dans une situation encore plus difficile, obligés de se plier à des réglementations sur lesquels ils n’auront aucun pouvoir. Faut-il placer nos pays partenaires devant le dilemme : accepter  de lourdes pertes de souveraineté (en matière politique et sociale) ou se voir priver des avantages du libre-échange ?

Il n’y a sans doute pas d’accord des peuples européens, même au sein de la zone euro, pour aller vers une Europe fédérale, avec toutes les convergences que cela supposerait. Dans la période récente, les cinq présidents et la Commission ont proposé de nouveaux pas vers le fédéralisme européen : création d’un Comité budgétaire européen, création de Conseils indépendants de compétitivité, conditionnement de l’octroi des fonds structurels au respect de la discipline budgétaire et à la réalisation des réformes structurelles, création d’un Trésor européen et d’un ministre des finances de la zone euro, évolution vers une Union financière, unification partielle des systèmes d’assurance chômage. Cette évolution renforcerait le pouvoir d’organismes technocratiques au détriment des gouvernements démocratiquement élus. Il serait déplaisant qu’elle soit mise en œuvre, comme c’est déjà le cas en partie, sans que les peuples soient consultés.

Par ailleurs, nul ne sait comment se ferait la convergence en matières fiscale ou sociale. Vers le haut ou vers le bas ? Certains proposent une union politique où les décisions seraient prises démocratiquement par un gouvernement et un parlement de la zone euro. Mais peut-on imaginer un pouvoir fédéral, même démocratique, capable de prendre en compte les spécificités nationales dans une Europe composée de pays hétérogènes ? Peut-on imaginer les décisions concernant le système de retraite français prises par un Parlement européen ? Ou un ministre des finances de la zone imposant des baisses de dépenses sociales aux pays membres (comme la troïka le fait pour la Grèce) ? ou des normes automatiques de déficit public ? Selon nous, compte tenu de la disparité actuelle en Europe, les politiques économiques doivent être coordonnées entre pays et non décidées par une autorité centrale.

L’Europe devra engager une réflexion sur son avenir. Utiliser la crise actuelle pour progresser sans réflexion vers « une union toujours plus étroite » serait dangereux. L’Europe doit vivre avec une contradiction : les souverainetés nationales auxquelles les peuples sont attachés doivent être respectées tant que faire se peut ; l’Europe doit mettre en œuvre une stratégie macroéconomique et sociale, forte et cohérente. L’Europe n’a pas de sens en elle-même, elle n’en a que si elle met en œuvre en projet, défendre un modèle spécifique de société, la faire évoluer pour intégrer la transition écologique, éradiquer  le chômage de masse, résoudre les déséquilibres européens de façon concertée et solidaire. Mais il n’y a pas d’accord en Europe sur la stratégie à mener pour atteindre ces objectifs. L’Europe, incapable de sortir globalement les pays membres de la récession, de mettre en œuvre une stratégie cohérente face à la mondialisation, est devenue impopulaire. Ce n’est qu’après un changement réussi de politiques qu’elle pourra retrouver l’appui des peuples et que des progrès institutionnels pourraient être mis en œuvre.

[1] Voir, en particulier le rapport du Sénat ; Albéric de Montgolfier : Les conséquences économiques et budgétaires d’une éventuelle sortie du Royaume-Uni de l’Union Européenne,  juin 2016.

[2] OCDE, 2016, The Economic Consequences of Brexit: A Taxing Decision, avril. Notons qu’assimiler la sortie de l’Euro à une hausse des impôts est n’a pas de sens économique et est une communication peu digne de l’OCDE.

[3] Brexit –potential economic consequences if the EU exit the EU,, Policy Brief, 2015/05.

[4] Voir par exemple, Joseph E. Stiglitz, 2014,  « Le prix de l’inégalité », Les Liens qui libèrent, Paris.




Un nouvel arrangement pour le Royaume-Uni dans l’UE : les leçons européennes de l’accord du 19 février

par Catherine Mathieu  et Henri Sterdyniak

A la suite des demandes d’un nouvel arrangement pour le Royaume-Uni dans l’UE formulées par David Cameron le 10 novembre 2015, le Conseil européen des 18 et 19 février a abouti à un accord. Compte-tenu de ce texte, le peuple britannique sera appelé aux urnes le 23 juin pour décider de rester ou non dans l’UE. Cet épisode soulève de nombreuses questions quant au fonctionnement de l’UE.

  • Le Royaume-Uni a mis en question les politiques européennes sur des points qu’il jugeait cruciaux pour lui-même et a obtenu, en grande partie, gain de cause. Sa fermeté a payé. Cela soulève des regrets de ce côté-ci de la Manche. Pourquoi la France (et l’Italie) n’ont-elles pas eu une attitude similaire en 2012, par exemple, quand l’Europe imposait la signature du traité budgétaire et la poursuite de politiques d’austérité ? Cela soulève des inquiétudes : ce qui a été autorisé à un grand pays sera-t-il toléré pour un plus petit ? La menace de départ du Royaume-Uni est crédible car l’UE est devenue très impopulaire parmi les peuples (particulièrement en Angleterre) et parce que le Royaume-Uni est autonome financièrement (il s’endette sans peine sur les marchés financiers) et économiquement (c’est un contributeur net au budget de l’UE). Un pays dépendant davantage de l’Europe n’aurait guère de choix. Cela soulève des craintes : ne verra-t-on pas d’autres pays suivre cet exemple à l’avenir ? L’Europe pourra-t-elle échapper au modèle d’Europe de club à la carte (chacun participe aux activités qui l’intéresse) ? Mais un modèle de participation forcée est-il préférable ? L’Europe doit permettre à un pays de s’abstraire de politiques qu’il juge néfaste.
  • Le Royaume-Uni organisera donc un référendum, ce qui est satisfaisant du point de vue démocratique. Les derniers référendums n’ont guère donné des résultats favorables à la construction européenne (en France et aux Pays-Bas en 2005, en Grèce en juillet 2015, au Danemark en décembre 2015). En même temps, les Britanniques n’auront le choix qu’entre quitter l’UE (la possibilité d’une nouvelle renégociation si le référendum donnait la majorité pour une sortie de l’UE étant clairement écartée par l’accord de février) ou y rester avec un statut allégé ; la voie selon laquelle le Royaume-Uni resterait dans l’Union et chercherait à la rendre plus sociale, celle préconisée par une partie des travaillistes et par les nationalistes écossais, ne sera pas proposée. C’est dommage.
  • Le Royaume-Uni s’exonère explicitement de la nécessité de l’approfondissement de l’UEM, d’une « union sans cesse plus étroite », d’une « intégration plus poussée », toutes formules qui figurent dans les traités. Le projet d’arrangement précise que ces notions ne constituent pas une base légale pour élargir les compétences de l’Union. Les Etats non membres de la zone euro conservent le droit d’évoluer, ou non, vers une intégration plus poussée. Cette précision est, selon nous, la bienvenue. Il ne serait pas légitime que les compétences de l’Union soient en permanence élargies sans l’accord des peuples. Dans la période récente, les cinq présidents et la Commission ont proposé de nouveaux pas vers le fédéralisme européen : création d’un Comité budgétaire européen, création de Conseils indépendants de compétitivité, conditionnement de l’octroi des fonds structurels au respect de la discipline budgétaire, à la réalisation des réformes structurelles, création d’un Trésor européen, évolution vers une Union financière, unification partielle des systèmes d’assurance chômage. Cette évolution renforcerait le pouvoir d’organismes technocratiques au détriment des gouvernements démocratiquement élus. Ne serait-il pas nécessaire que l’accord des peuples soit explicitement demandé et obtenu avant de s’engager dans cette voie ?
  • La sortie du Royaume-Uni, un certain éloignement de fait de certains pays d’Europe centrale et orientale (Pologne, Hongrie), les réticences du Danemark et de la Suède pourraient pousser à passer explicitement à une Union à deux vitesses, voire, pour reprendre une formulation de David Cameron d’une Union où les pays vont vers des destinations différentes. Les pays de la zone euro accepteraient, eux, de nouveaux transferts de souveraineté et bâtiraient une union budgétaire et politique poussée. Selon nous, ce projet devrait être soumis aux peuples.
  • En même temps, le projet d’accord stipule que l’Eurogroupe n’a pas de pouvoir législatif, celui-ci reste entre les mains de l’ensemble du Conseil. Le Royaume-Uni a fait préciser qu’un Etat non membre de la zone euro pourra demander au Conseil européen de se saisir d’une décision concernant la zone euro ou l’Union bancaire, dont il estime qu’elle nuit à ses intérêts. Le principe de l’autonomie de la zone euro n’a donc pas été proclamé.
  • Le Royaume-Uni a fait préciser qu’il n’est pas tenu de contribuer financièrement à la sauvegarde de la zone euro ou des établissements financiers de l’Union bancaire. Ce qui peut être jugé déplaisant vis-à-vis du principe de solidarité européenne, mais peut se comprendre. C’est parce que la mise en place de la zone euro a aboli le principe : « Chaque pays souverain bénéficie de l’appui total d’une banque centrale, prêteuse en dernier ressort » que le problème de sauvegarde se pose. Le Royaume-Uni (et ses banques) peut, lui, être soutenu par la Banque d’Angleterre.
  • Le Royaume-Uni a fait rappeler les principes de subsidiarité. Une nouvelle disposition prévoit que les parlements représentant 55% des Etats membres peuvent remettre en cause un texte législatif qui ne respecterait pas ce principe. Le Royaume-Uni a fait noter que les questions de justice, de sécurité, de liberté restaient de compétence nationale. Il est dommage que les pays attachés à la spécificité de leurs systèmes sociaux, de leurs systèmes de négociation salariale, n’aient pas fait de même.
  • Il est compréhensible que des pays, soucieux de souveraineté nationale, soient agacés (pour ne pas dire plus) par les intrusions incessantes de l’UE dans des domaines qui relèvent de la compétence nationale, où les interventions européennes n’apportent guère de valeur ajoutée. Il est compréhensible que ces pays refusent de devoir en permanence se justifier à Bruxelles sur leurs politiques économiques ou sur leurs règles économiques, sociales ou juridiques quand celles-ci n’ont aucune conséquence sur les autres Etats membres. L’Europe devra sans doute tenir compte de ce sentiment d’exaspération.
  • En ce qui concerne l’Union bancaire, le projet de texte est volontairement confus. Il est rappelé que le règlement uniforme, géré par l’Agence bancaire européenne (ABE), s’applique à toutes les banques de l’Union ; que la stabilité financière et des conditions égales de concurrence doivent être garanties. Mais, en même temps, il est écrit que les Etats membres qui ne participent pas à l’Union bancaire conservent la responsabilité de leurs systèmes bancaires et peuvent appliquer des dispositions particulières. Par ailleurs, les pays non-membres de la zone euro ont un droit de véto à l’ABE. Cela repose la question du contenu même de l’Union bancaire. Celle-ci permet-elle de prendre les mesures nécessaires pour réduire le poids de l’activité financière spéculative en Europe et d’orienter les banques vers le financement de l’économie réelle ? Ou son objectif est-il de libéraliser les marchés pour permettre le développement de l’activité financière en Europe, pour concurrencer Londres et les places financières extra-européennes ? Dans le premier cas, il aurait fallu mettre clairement le marché en main à Londres, lui dire que l’appartenance à l’UE suppose un contrôle étroit des activités financières. Lui dire que son départ autoriserait l’UE à prendre des mesures de contrôle des capitaux pour limiter les activités spéculatives et inciter les banques de la zone euro à y rapatrier leurs activités.
  • De même, il aurait fallu dire clairement à la Belgique, au Luxembourg, aux Pays-Bas et à l’Irlande que l’appartenance à l’UE suppose la fin des dispositifs permettant l’optimisation fiscale des firmes multinationales.
  • Le Royaume-Uni a fait adopter une déclaration affirmant à la fois la nécessité d’améliorer la règlementation et d’abroger les dispositions inutiles pour renforcer la compétitivité tout en maintenant des normes élevées de protection des consommateurs, des travailleurs, de la santé et de l’environnement. Cette compatibilité relève sans doute du vœu pieux.
  • Le texte reconnaît que la disparité des niveaux de salaires et de protection sociale dans les pays européens est difficilement compatible avec le principe de libre circulation des personnes en Europe. C’est un des non-dits de toujours de la construction européenne. Le Royaume-Uni, qui avait été l’un des seuls pays à ne pas prendre de mesures transitoires pour limiter l’entrée de travailleurs étrangers lors de l’adhésion des PECO en 2004, demande aujourd’hui que de telles mesures soient prévues en cas de futures adhésions. Le projet d’accord rappelle que le séjour d’un Européen dans un pays autre que le sien suppose qu’il ne soit pas à la charge du pays d’accueil, donc qu’il ait des ressources suffisantes ou qu’il y travaille.
  • La question du droit aux allocations familiales quand les enfants ne vivent pas dans le même pays qu’un de leur parent est inextricable. Dans la plupart des pays, les allocations familiales sont universelles (ne dépendent pas des cotisations des parents). On ne peut pas respecter en même temps les deux principes : tous les enfants vivant dans un pays donné ont droit à la même allocation ; tous les salariés travaillant dans un pays donné ont droit aux mêmes prestations. Le Royaume-Uni a obtenu le droit de pouvoir réduire les allocations en fonction du niveau de vie et des allocations familiales du pays de résidence des enfants. Mais ce droit ne pourra heureusement pas être étendu aux prestations retraites.
  • La plupart des pays européens ont aujourd’hui des mécanismes favorisant l’emploi des travailleurs non qualifiés. Grâce à des exonérations de cotisations sociales, à des crédits d’impôts et à des prestations spécifiques (comme la prime d’activité ou les allocations-logement en France), le revenu qu’ils perçoivent est fortement déconnecté de leur coût salarial. L’exemple britannique montre que ces dispositifs peuvent devenir problématiques en cas de libre circulation des actifs. Comment faire pour inciter les citoyens d’un pays à travailler sans trop attirer les travailleurs étrangers ? Là encore, c’est un non-dit de l’ouverture des frontières. Le point paradoxal est que c’est le Royaume-Uni qui soulève la question alors qu’il est proche du plein-emploi et qu’il prétendait que la flexibilité de son marché du travail lui permettait d’intégrer facilement les travailleurs étrangers. Ainsi, le Royaume-Uni a obtenu qu’un pays faisant face à un afflux exceptionnel de travailleurs en provenance d’autres Etats membres de l’UE puisse obtenir du Conseil le droit, pendant 7 ans, de n’accorder que progressivement les aides non-contributives aux nouveaux travailleurs des autres pays membres, ceci pendant un laps de temps pouvant aller jusqu’à 4 ans. Le Royaume-Uni a aussi fait préciser qu’il pourra utiliser ce droit immédiatement. Il s’agit d’une remise en cause de la citoyenneté européenne, mais ce concept était déjà bien écorné pour les inactifs et les chômeurs.

 

L’Union européenne, telle qu’elle se construit actuellement, soulève de nombreux problèmes. Les pays membres ont des intérêts et des points de vue divergents. En raison de la disparité des situations nationales (que ce soit la politique monétaire unique, la liberté de circulation des capitaux et des personnes), de nombreux dispositifs posent problème. Des règles sans fondement économique ont été introduites en matière de politique budgétaire. Dans nombre de pays, les classes dirigeantes, les responsables politiques, les hauts-fonctionnaires ont choisi de minimiser ces problèmes, pour ne pas contrarier la construction européenne. Des questions cruciales d’harmonisation fiscale, sociale, salariale, réglementaire ont été volontairement oubliées.

Le Royaume-Uni a toujours choisi de rester à l’écart de l’intégration européenne, en sauvegardant sa souveraineté. Aujourd’hui, il met le doigt sur les points sensibles. Se réjouir de son départ ne serait pas pertinent. L’utiliser pour progresser sans réflexion vers « une union toujours plus étroite » serait dangereux. L’Europe devrait se saisir de cette crise pour reconnaître qu’elle doit vivre avec une contradiction : les souverainetés nationales doivent être respectées tant que faire se peut ; l’Europe n’a pas de sens en elle-même, elle n’en a que si elle met en œuvre en projet, défendre un modèle spécifique de société, la faire évoluer pour intégrer la transition écologique, éradiquer la pauvreté et le chômage de masse, résoudre les déséquilibres européens de façon concertée et solidaire. Si l’accord négocié par les Britanniques pouvait y contribuer, ce serait une bonne chose, mais les pays européens auront-ils ce courage ?