Les hausses d’impôts, une solution à la crise ?

par Mario Amendola, Jean-Luc Gaffard, Fabrizio Patriarca

Cette question, qui peut apparaître provocatrice, mérite d’être posée à la condition de prendre conscience des dimensions réelles et pas seulement financières de la crise et de formuler les hypothèses qui rendraient le scénario crédible. Dans la perspective tracée ici, si les hausses d’impôt doivent jouer un rôle, ce n’est pas dans le cadre d’un ajustement budgétaire susceptible de rétablir des comptes publics dégradés par la crise, mais avec l’objectif de maintenir ou de rétablir un niveau de dépenses productives altéré du fait de l’accroissement des inégalités. Aussi tout dépendra-t-il de la nature des impôts comme de celle des dépenses publiques.

Chacun convient, aujourd’hui, que le creusement des inégalités, singulièrement aux Etats-Unis, a eu une influence sur le déroulement des événements. L’endettement des ménages les moins aisés n’a fait que retarder la chute de la demande agrégée. La prise de conscience de l’insolvabilité de ces mêmes ménages a constitué le facteur de déclenchement de la crise. Aussi n’y a t-il pas de solution à moyen et long terme sans un désendettement des ménages et des entreprises. Le rôle des pouvoirs publics est d’y aider. Mais ils ne peuvent l’exercer qu’en prenant des décisions qui aboutissent à un endettement public accru. L’endettement public se substitue, alors, à l’endettement privé. Le déficit public financé par la dette doit, en outre, être prolongé tant que ménages et entreprises n’ont pas pu rétablir leurs bilans, ce qui leur permettrait d’envisager de consommer et d’investir plus. Ce scénario se heurte, toutefois, à l’insolvabilité potentielle des Etats qui prend une dimension particulière au sein de la zone euro. Il n’explique pas réellement ce que sont les ressorts d’un rebond de la consommation et de l’investissement faute de se rapporter aux implications du creusement des inégalités sur le partage de la demande entre activités productives et improductives.

Reconnaître le poids des inégalités c’est, certes, reconnaître qu’il y a un problème de demande, mais c’est surtout reconnaître l’hétérogénéité des consommateurs et le caractère non homothétique des préférences individuelles. Le creusement des inégalités modifie, avant tout, la structure de la demande. Certains diront au détriment des biens consommés prioritairement par la masse des salariés et au bénéfice des biens de luxe. D’autres diront au détriment des actifs productifs et au bénéfice des actifs financiers ou immobiliers existants.

Le mécanisme possiblement à l’œuvre est le suivant. Les ménages les plus riches ont un excès d’épargne qu’ils vont consacrer, d’une part, à l’achat de biens de luxe ou d’actifs sur les marchés financiers et immobiliers, d’autre part, à des prêts aux ménages moins aisés par le canal des intermédiaires financiers. Le creusement des inégalités a ainsi deux effets conjoints : faire monter le prix des actifs achetés par les plus aisés et faire monter le taux d’endettement des moins aisés. Le premier effet soutient le second en permettant aux prêts consentis de s’appuyer sur la valeur en hausse des actifs gagés (les « collatéraux »).

Sous l’hypothèse que la dépense publique est une dépense productive – elle alimenterait la demande de biens et services du secteur productif –, une dette publique accrue vient soutenir la demande globale et enrayer la récession. Toutefois, à moyen terme, la charge en intérêts peut rendre la dette publique difficilement soutenable avec, à la clé, la nécessité de réduire la dépense publique avant que la reprise de la dépense privée ne devienne significative. La substitution de la dette publique à la dette privée déplace le problème sans le résoudre.

Une alternative possible réside dans la taxation des revenus des ménages les plus aisés. Toujours sous l’hypothèse que la dépense publique s’adresse au secteur productif, cette taxation assure une redistribution des revenus qui a pour corollaire une reconfiguration de la structure de la demande au bénéfice des activités productives. Encore faut-il faire une autre hypothèse, celle que les impôts supplémentaires sont effectivement versés par les ménages qui affectent une fraction significative de leur épargne à des achats d’actifs improductifs. Dans un tel contexte, l’objectif n’est pas d’augmenter les impôts pour résorber le déficit public dans l’espoir que le retournement de conjoncture permettra de les diminuer plus tard, mais de tirer mieux partie de l’impôt comme outil de redistribution. Si augmentation de la pression fiscale il y a c’est bien pour ponctionner des revenus qui, pour une large part, sont des rentes dédiées à des consommations improductives.

La nature des dépenses et recettes publiques rend les hypothèses formulées fragiles. Des dépenses publiques sont improductives et il est difficile de distinguer celles qui le sont de celles qui ne le sont pas. Les hausses d’impôt touchent différentes catégories de contribuables sans véritablement discriminer entre elles suivant la structure de leurs dépenses.

Aussi notre propos n’est-il pas d’énoncer une solution d’application crédible et immédiate. Il est de souligner l’illusion de solutions globales, qu’il s’agisse d’une austérité généralisée, passant notamment par des hausses d’impôts, qui finit par peser sur la dépense des ménages et des entreprises ou de l’entretien prolongé d’une dette publique, qui ne fait que se substituer à la dette privée sans effet sur la structure de la demande. Il est, au terme d’un détour analytique, de conduire à la conclusion que la mise en œuvre effective d’un mécanisme de redistribution susceptible de permettre une hausse du produit potentiel suppose une réforme de l’Etat qui touche à la fois à l’orientation des dépenses publiques et à la structure de la fiscalité, toutes choses qui demandent du temps et de la clairvoyance sinon du courage politique.

… Lire Amendola, M., Gaffard, J.-L., Patriarca, F., 2013, Inequality, debt and taxation: the perverse relation between the productive and the non-productive assets of the economy, OFCE Working paper No. 2013-21.




Gouvernance des finances publiques: du Pacte budgétaire à la loi organique

par Henri Sterdyniak

Ainsi, le gouvernement français a fait voter par le Parlement une « loi organique relative à la programmation et à la gouvernance des finances publiques », traduction dans le droit français du Pacte budgétaire (le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance), que la France s’était engagée à ratifier. Cette loi qui peut être appréciée de deux points de vue, celui de la conformité au Traité ou celui de sa pertinence propre, va-t-elle améliorer la politique budgétaire française ?

En fait, comme le Conseil constitutionnel lui en avait ouvert la possibilité, le gouvernement a choisi une prise en compte a minima du Traité, puisque la nouvelle procédure budgétaire n’est pas intégrée dans la Constitution. Nous le verrons, le Traité prévoit certaines procédures automatiques contraignantes, que le loi organique tempère ou n’évoque pas.

La loi organique comporte trois chapitres, concernant respectivement la loi de programmation des finances publiques, le Haut Conseil des finances publiques et le mécanisme de correction.

La loi de programmation

L’article 1 de la loi organique stipule : « Dans le respect de l’objectif d’équilibre des comptes des administrations publiques énoncé à l’article 34 de la Constitution, la loi de programmation des finances publiques fixe l’objectif à moyen terme des administrations publiques mentionné à l’article 3 du TSCG ».

L’article 34 de la Constitution, adopté le 31 juillet 2008, ne fixait qu’un objectif de moyen terme non contraignant. Il n’a guère eu d’influence sur la politique budgétaire suivie depuis. En période de crise, les orientations pluriannuelles perdent vite toute influence. Ce fut le cas, par exemple, en 2009. Le déficit de 2009, qui devait être de 0,9% du PIB selon la loi de programmation quadriennal de janvier 2008, de 3,9% du PIB selon celle de janvier 2009, fut finalement de 7,5%. Faut-il renoncer à cette souplesse ?

Par ailleurs, comment la loi de programmation peut-elle « fixer l’objectif » alors que cet objectif découle de l’article 3 du Traité, qui dit clairement que l’objectif doit être un déficit structurel inférieur à 0,5 % du PIB et que la trajectoire d’ajustement permettant une convergence rapide vers l’équilibre sera proposée par la Commission européenne ?

L’ambiguïté de cet article ne vise-t-elle pas à concilier l’inconciliable : la souveraineté du Parlement en matière budgétaire et l’engagement de la France à respecter les consignes de la Commission ?

L’article 1 de la loi organique continue : « La loi de programmation détermine la trajectoire des soldes structurels et effectifs annuels successifs… Le solde structurel est le solde corrigé des variations conjoncturelles et déduction faite des mesures ponctuelles et temporaires ». L’article 3 précise que la période couverte est d’au moins trois ans.

Ainsi, la loi ne tient aucun compte de l’expérience du Pacte de stabilité et de croissance (PSC) : il est impossible de fixer la trajectoire des finances publiques, en termes structurel et effectif, pour une durée de trois ans. En janvier 2008, la France s’était ainsi engagée à avoir un solde équilibré en 2012. Elle en sera loin. Faut-il prendre des engagements impossibles à tenir ?

Impossible pour deux raisons. D’une part, les fluctuations économiques imprévisibles rendent nécessaire d’adapter en permanence la politique économique. En cas de crise profonde, comme depuis 2009, il faut à la fois laisser jouer les stabilisateurs économiques et prendre des mesures discrétionnaires (qui creusent le déficit dit structurel). S’il est pris au sérieux, le Traité interdit toute politique de soutien de l’activité en période de chute de l’activité. A l’automne 2008, la France avait, selon la Commission, un déficit structurel de 3,2 % du PIB. Si le Traité avait été en vigueur, elle aurait dû le réduire rapidement, passer à 2,5 % en 2009. En fait, la France est passée à un déficit dit structurel de 6 % du PIB, selon l’évaluation de la Commission. Soit 3,5 points de plus. Le gouvernement a-t-il eu tort de soutenir l’activité, de venir au secours des banques ? Aurait-il dû se lancer dans une politique fortement restrictive pour compenser la chute des recettes fiscales ?

Certes, le texte est ambigu. D’une part, il est indiqué que le déficit structurel ne tient pas compte des mesures « ponctuelles et temporaires ». L’aide aux banques est sans doute une mesure ponctuelle, mais aussi, pourquoi pas, l’ensemble des mesures de relance de 2009 ou, en sens inverse, la tranche de l’IR à 75 %, prévue pour 2 ans ? Qui en décidera ? D’autre part, le Traité reconnaît qu’un pays peut s’écarter de son objectif ou de sa trajectoire d’ajustement en cas de « circonstances exceptionnelles », qui, depuis la révision du PSC, peuvent être interprétées comme une croissance négative ou un écart de production important. Mais, la Commission se refuse à reconnaître que la plupart des pays de la zone euro sont dans ce cas de figure depuis 2009 et persiste à vouloir leur imposer des politiques de réduction rapide de leur déficit.

D’autre part, un Etat n’a aucune raison économique de se fixer une norme d’équilibre des finances publiques. Selon la vraie « règle d’or des finances publiques », celle qui a été énoncée par l’économiste Paul Leroy-Baulieu  à la fin du XIXe siècle, il est légitime de financer par l’endettement les investissements publics. Dans le cas de la France, un déficit structurel de l’ordre de 2,4 % du PIB est légitime.

Comme le Traité, l’article 1 de la loi organique fait référence au solde structurel, celui que la France connaîtrait si elle était à sa production potentielle, la production maximale compatible avec la stabilité de l’inflation. Mais la mesure de cette production potentielle, qui n’est pas observable, est un sujet de discussions entre les économistes. Les diverses méthodes aboutissent à des résultats divergents, soumis à de forte révisions. Le déficit structurel français en 2012 serait de 3,6 % selon le gouvernement français ; de 3 % selon la Commission, de 2,8 % selon l’OCDE ; de 0,5 % selon nous, puisque la crise nous a fait perdre 8 % de PIB par rapport à notre croissance tendancielle. Le Traité impose que c’est la méthode de la Commission qui sera utilisée. Est-ce scientifiquement légitime ? La France pourra-t-elle remettre en cause cette évaluation ?

L’article 5 précise que les hypothèses de croissance potentielle devront être présentées dans un rapport annexe, mais la définition de la croissance potentielle est encore plus contestable que celle de la production potentielle. Par exemple, le dernier projet de loi de finances retient, pour la France, une croissance potentielle de 1,5 % l’an d’ici 2017, en renonçant donc à tout jamais à combler les 8 points d’activité perdus du fait de la crise.

La loi organique oublie l’article 4 du Traité (qui oblige un pays ayant une dette supérieure à 60 % du PIB à réduire l’écart d’un vingtième par an). Elle oublie l’article 5 qui précise qu’un pays soumis à une Procédure de Déficit Excessif (PDE) est mis sous tutelle, doit soumettre au Conseil et à la Commission des plans budgétaires annuels ainsi que la liste des réformes structurelles qu’il mettra en œuvre pour une correction durable de son déficit. C’est cet article qui oblige la France, comme beaucoup de pays de l’UE, à tout faire pour atteindre les 3 % de déficit en 2013, quelle que soit l’évolution économique, puisque, en cas de PDE, la contrainte porte sur le solde effectif et non sur le solde structurel. Elle oublie l’article 7 qui précise que, dans ce cadre, les décisions de la Commission s’imposent (les pays membres ne pouvant s’y opposer qu’à la majorité qualifiée, le pays concerné ne votant pas).

La loi de programmation portera sur une période de quatre à cinq ans, mais sera revotée chaque année, de sorte que la contrainte ainsi introduite pourra être tournée par le vote d’une nouvelle loi de programmation, comme c’est le cas en France, depuis que le PSC existe. Ainsi, la loi de programmation n’introduit pas, en elle-même, de contrainte supplémentaire à celle qu’imposent déjà les textes européens.

Le Haut conseil des finances publiques

La loi organique met en place un Haut Conseil des finances publiques qui donnera son avis sur les prévisions macroéconomiques sous-jacentes au Projet de Loi de Finances, au Projet de Loi de Financement de la Sécurité Sociale, aux Projets de Loi de Finances rectificatives, au Programme de stabilité que la France doit fournir aux instances européennes, à la Loi de programmation. Il évaluera le respect des engagements européens de la France ; il vérifiera que le PLF est conforme à la trajectoire annoncée dans la loi de programmation. Il donnera son avis sur l’évocation de « circonstances exceptionnelles ».

Présidé par le Président de la Cour des comptes, le Haut conseil comprendrait quatre magistrats de la Cour des comptes et quatre membres désignés en raison de leur compétence en matière de finances publiques par les présidents de l’Assemblée nationale, du Sénat et des deux commissions des finances. Cette prédominance de la Cour des comptes est problématique. Les magistrats de la Cour des comptes ne sont pas a priori des experts en macroéconomie ; ils sont souvent, par fonction, plus attachés à l’équilibre des finances publiques qu’à la croissance et à l’emploi. Les derniers rapports de la Cour des comptes sous-estiment par exemple l’écart de production, soutiennent la thèse que le multiplicateur de dépenses publiques est proche de zéro, qu’il vaut mieux réduire les dépenses publiques qu’augmenter les impôts. On aimerait être certain que la composition, les travaux et les rapports du Haut conseil refléteront la diversité d’opinions qui existe en matière de politique budgétaire.

Plus fondamentalement, on peut se demander si ce Haut conseil aura une marge d’appréciation. Aura-t-il le droit de considérer que la trajectoire d’ajustement est trop restrictive, que l’objectif de moyen terme n’est pas réaliste ? Quelle sera la stratégie préconisée par ce Haut conseil en cas de ralentissement de l’activité : une politique expansionniste pour soutenir la croissance ou une politique restrictive pour restaurer les finances publiques ?

Supposons par exemple que le gouvernement présente pour 2013 un budget basé sur une croissance de 1,2 % aboutissant à un déficit de 3 %. Le Haut conseil considère que la croissance ne sera que de 0,6 %, ce qui provoquera une baisse de rentrées fiscales, donc un déficit de 3,3 %. Préconisera-t-il de tout faire pour aboutir à un déficit de 3 % ? En supposant que le multiplicateur est de 1, il faudra trouver 12 milliards de hausses d’impôts (ou de baisses de dépenses), soit 0,6 % du PIB, pour ex post avoir un déficit de 3 %, mais une croissance nulle. Ainsi, le risque est grand d’aboutir à des politiques pro-cycliques. Il sera certes atténué quand la France ne sera plus soumise à une PDE car le Haut conseil pourra raisonner en termes de déficit structurel, mais il persistera car tout dépendra alors de l’évaluation du déficit structurel.

Se pose enfin la question : quelle sera la légitimité de ce Haut conseil ? Le choix de la politique budgétaire doit être soumis à des procédures démocratiques. L’appréciation de la politique économique fait parti du débat scientifique et démocratique. Doit-elle être confiée à un Haut conseil, majoritairement composé de magistrats plutôt que d’économistes d’une part, aux représentants de la Nation de l’autre ?

Certes le Haut conseil ne fera que donner des avis, que ni le gouvernement, ni le parlement ne seront obligés de suivre, mais le risque est grand que ces avis influencent les marchés financiers et la Commission et que le gouvernement ne puisse s’en écarter sans risque.

Le mécanisme de correction

Pour garantir que les pays suivront bien la trajectoire d’ajustement, le Traité impose aux pays de prévoir un mécanisme de correction automatique si des écarts sont constatés par rapport à cette trajectoire. Dans l’esprit des négociateurs des pays du Nord et des membres de la Commission, ce mécanisme devrait stipuler que si un écart de 1 % du PIB apparaît l’année N, la Constitution prévoit que, automatiquement, tel impôt (la TVA par exemple) est relevé de 0,5 point de PIB tandis que telles dépenses (les prestations sociales par exemple) sont diminuées de 0,5 point de PIB.

En fait, le chapitre 3 de la loi organique française prévoit que le Haut conseil signale un tel écart, que le gouvernement expose les raisons de cet écart et qu’il en tienne compte dans l’élaboration du prochain PLF. Les droits du Parlement sont respectés, mais l’automaticité n’est heureusement pas assurée.

Conclusion

Dans l’esprit de ses initiateurs, le Traité budgétaire doit mettre fin à la possibilité de politiques budgétaires nationales autonomes. Les politiques budgétaires doivent devenir automatiques. L’objectif de la politique budgétaire doit être l’équilibre budgétaire, comme celui de la politique monétaire doit être la lutte contre l’inflation, la croissance et l’emploi devant être recherchés par des réformes structurelles libérales.

La loi organique apparaît comme un compromis ambigu. La France ratifie le Traité, mais ne le met en œuvre qu’avec réticence. Il ya fort à parier que, comme le Pacte de stabilité, les tensions seront vives dans la zone euro entre les rigoristes qui demanderont une application stricte du Traité et ceux qui ne voudront pas lui sacrifier la croissance.