Les comportements d’investissement dans la crise : une analyse comparée des principales économies avancées

Par Bruno Ducoudré, Mathieu Plane et Sébastien Villemot

Ce texte renvoie à l’étude spéciale « Équations d’investissement : une comparaison internationale dans la crise » qui accompagne les Perspectives 2015-2016 pour la zone euro et le reste du monde.

L’effondrement de la croissance consécutif à la crise des subprime fin 2008 s’est traduit par une chute de l’investissement des entreprises, la plus importante depuis la Seconde Guerre mondiale dans les économies avancées. Les plans de relance et les politiques monétaires accommodantes mises en œuvre en 2009-2010 ont toutefois permis de stopper l’effondrement de la demande ; et l’investissement des entreprises s’est redressé de façon significative dans tous les pays jusqu’à la fin 2011. Mais depuis 2011, l’investissement a été marqué par des dynamiques très différenciées selon les pays, en témoignent les écarts entre d’un côté les Etats-Unis et le Royaume-Uni et de l’autre les pays de la zone  euro, en particulier l’Italie et l’Espagne. Fin 2014, l’investissement des entreprises se situait encore 27 % en-dessous de son pic d’avant-crise en Italie, 23 % en Espagne, 7 % en France et 3 % en Allemagne. Aux États-Unis et au Royaume-Uni, l’investissement des entreprises était respectivement 7 % et 5 % au-dessus de son pic d’avant-crise (cf. graphique).

En estimant des équations d’investissement pour six grands pays (Allemagne, France, Italie, Espagne, Royaume-Uni et Etats-Unis), notre étude vise à expliquer les mouvements de l’investissement sur longue période, en portant une attention toute particulière à la crise.  Les résultats montrent que les déterminants traditionnels de l’investissement des entreprises – le coût du capital, le taux de profit, le taux d’utilisation des capacités de production et l’activité attendue par les entreprises – permettent de capter les principales évolutions de l’investissement pour chacun des pays au cours des dernières décennies, y compris depuis 2008.

Ainsi, depuis le début de la crise, les différences en matière de choix fiscaux, la mise en place de politiques budgétaires plus ou moins restrictives et la pratique de politiques monétaires plus ou moins expansives ont conduit à des dynamiques d’activité, de coût réel du capital ou de taux de profit différentes selon les pays qui expliquent aujourd’hui les disparités observées sur l’investissement des entreprises.

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Compétitivité : attention danger !

Par Céline Antonin, Christophe Blot, Sabine Le Bayon et Catherine Mathieu

La crise que traverse la zone euro est la conséquence des déséquilibres macroéconomiques et financiers qui se sont développés au cours des années 2000. Les économies européennes qui ont suscité des doutes sur la soutenabilité de leurs finances publiques (Espagne, Portugal, Grèce et l’Italie[1]) sont celles qui enregistraient les déficits courants les plus élevés avant la crise et celles dont la compétitivité s’était fortement dégradée entre 2000 et 2007. Inversement, l’Allemagne a gagné en compétitivité et accumulé des excédents croissants sur la même période si bien que l’Allemagne sert aujourd’hui de modèle qu’il conviendrait de reproduire dans l’ensemble de la zone euro et particulièrement dans les pays du Sud de l’Europe. Les coûts unitaires du travail ont effectivement baissé en Allemagne à partir de 2003 en même temps que se sont développés des accords de modération salariale entre syndicats et patronat et que le gouvernement de coalition dirigé par Gerhard Schröder promouvait un vaste programme de réformes structurelles visant à rendre le marché du travail[2] plus flexible, à réformer le mode de financement de la protection sociale mais aussi à améliorer la compétitivité. La notion de compétitivité est cependant complexe et s’appuie sur de multiples facteurs (insertion dans la division internationale des processus de production, développement du tissu productif qui favorise les effets de réseau et l’innovation…) dont le rôle est tout aussi primordial.

En outre, comme le souligne une analyse récente d’Eric Heyer, les réformes structurelles allemandes ont été accompagnées par une politique budgétaire qui est restée globalement expansionniste. Aujourd’hui, l’incitation à améliorer la compétitivité, renforcée par la mise en œuvre d’une surveillance élargie des déséquilibres macroéconomiques (voir ici), s’inscrit dans un contexte marqué par la poursuite des ajustements budgétaires et par le maintien d’un niveau de chômage élevé. Dans ces conditions, la mise en œuvre de réformes structurelles conjuguée à une quête de gains de compétitivité risque de plonger la zone euro tout entière dans une situation déflationniste. De fait, la déflation est déjà enclenchée en Espagne ou en Grèce et menace les autres pays du sud de l’Europe comme nous le montrons dans notre dernière prévision. Elle résulte principalement de la profonde récession qui touche ces pays. Mais, le processus est aussi directement alimenté par la baisse des salaires de la fonction publique ainsi que celle du salaire minimum dans le cas de la Grèce.  Par ailleurs, certains pays ont réduit les indemnités de licenciement (Grèce, Espagne, Portugal) et simplifié les procédures de licenciement (Italie, Grèce, Portugal). La réduction de la protection de l’emploi et la simplification des procédures de licenciement augmentent la probabilité d’être au chômage. Or, dans un contexte de sous-emploi et d’insuffisance de la demande, il en résulte de nouvelles pressions à la baisse des salaires qui accentuent le risque déflationniste. Par ailleurs, l’accent a également été mis sur la décentralisation des processus de négociations salariales afin qu’elles soient plus en phase avec la réalité des entreprises. Il en résulte une perte du pouvoir de négociation des syndicats et des salariés qui risque de renforcer à son tour les pressions à la baisse des salaires réels.

Les pays de la zone euro poursuivent une stratégie non-coopérative qui se traduit par des gains de parts de marché principalement au détriment des autres partenaires commerciaux européens.  Ainsi la Grèce, l’Espagne, le Portugal et l’Irlande ont amélioré leur compétitivité relativement aux autres pays industrialisés depuis 2008 ou 2009 (graphique). La poursuite de cette stratégie de réduction des coûts salariaux risque de plonger la zone euro dans une spirale déflationniste au fur et à mesure que les pays perdant des parts de marché chercheront à regagner de la compétitivité en réduisant à leur tour leurs coûts salariaux. Or, cette stratégie non-coopérative, initiée par l’Allemagne dans les années 2000, a déjà contribué à  la crise de la zone euro (voir l’encadré p.52 du rapport de l’OIT publié en 2012). Il est sans doute vain d’espérer que sa poursuite apportera une solution à la crise actuelle. Au contraire de nouveaux problèmes vont apparaître puisque la déflation[3] rendra le processus de désendettement public et privé plus coûteux à mesure que les dettes exprimées en termes réels augmenteront sous l’effet des baisses de prix : ceci maintiendra la zone euro en situation récessive.


[1] Le cas irlandais est un peu à part puisque le déficit courant observé en 2007 ne résulte pas des échanges commerciaux mais du solde des revenus.

[2] Ces réformes sont détaillées dans un rapport du Conseil d’analyse économique (n°102). Elles sont résumées dans l’étude spéciale La quête de la compétitivité ouvre la voie de la déflation.

[3] Une description plus complète des mécanismes de déflation par la dette est réalisée ici.

 




Aux Pays-Bas, le changement, c’est maintenant !

par Christophe Blot

Alors que la France vient de confirmer son engagement à réduire le déficit budgétaire sous la barre des 3 % (voir Eric Heyer) en 2014, les Pays-Bas viennent d’annoncer qu’ils renonceraient à cet objectif jugeant que des mesures d’austérité supplémentaires risquaient de compromettre la croissance.  Le pays est replongé en récession en 2012 (-1 %) et le PIB reculerait encore en 2013 (voir l’analyse du CPB, Netherlands Bureau for Economic Policy Analysis). Dans ces conditions, la situation sociale s’est rapidement dégradée avec le taux de chômage qui a fait un bond de 2 points en cinq trimestres. Au premier trimestre 2013, il s’élève à 7,8 % de la population active. Au-delà de ses répercussions nationales, ce rejet de l’austérité peut-il (enfin) être le signal d’un infléchissement de la stratégie européenne de consolidation budgétaire ?

Jusqu’ici, le gouvernement de coalition, issu des élections de septembre 2012 et dirigé par le libéral Mark Rutte, avait suivi la stratégie de consolidation prévoyant un retour rapide du déficit sous le seuil de 3 %. Cependant, les précédentes mesures de restriction mises en œuvre conjuguées à l’ajustement du marché immobilier et au recul de l’activité dans la zone euro auront conduit les Pays-Bas sur le chemin d’une nouvelle récession en 2012 et éloigné la perspective d’un respect des engagements budgétaires dès 2013. Pourtant, au regard des prévisions de croissance et de déficit budgétaire faites pour l’année 2013 par la Commission européenne, le gouvernement hollandais semblait en mesure d’atteindre un déficit de 3 % en 2014, mais à l’instar de la France, au prix de mesures supplémentaires. Le déficit budgétaire est en effet attendu à 3,6 % en 2013 par la Commission. Le CPB prévoit même un déficit légèrement inférieur (3,3 %) avec des prévisions de croissance comparables à celles de la Commission. Dans ces conditions, l’effort budgétaire nécessaire aurait été compris entre 3,5 et 7 milliards d’euros pour atteindre les 3 % en 2014. Comparativement, pour la France il faudrait voter pour 2014 un plan d’austérité supplémentaire de 1,4 point de PIB soit un peu moins de 30 milliards d’euros (voir France : tenue de rigueur imposée).

Pourtant, sous la pression des partenaires sociaux, le gouvernement a finalement renoncé au plan, annoncé le 1er mars, qui prévoyait des économies de 4,3 milliards d’euros concentrées principalement sur le gel des salaires dans le secteur public, le gel du barème de l’impôt sur le revenu et la stabilisation des dépenses publiques en volume. Cette pause de l’austérité devrait donner un peu de souffle à l’activité économique sans remise en cause de la soutenabilité budgétaire, puisque les meilleures perspectives de croissance permettront de réduire la part conjoncturelle du déficit budgétaire. Certes, les 3% ne seront pas respectés mais il n’est pas certain que les marchés fassent grand cas de cette entorse à la règle. De fait, l’écart des taux d’intérêt vis-à-vis de l’Allemagne s’est stabilisé depuis l’annonce du rejet du plan alors qu’il avait plutôt tendance à augmenter au cours des semaines précédentes (graphique).

Si cette décision ne devrait bouleverser la stabilité économique et financière ni des Pays-Bas, ni de la zone euro, elle constitue cependant un signal fort contre l’austérité venant d’un pays qui jusque-là avait privilégié la consolidation budgétaire. Il s’agit donc d’une voix supplémentaire contestant l’efficacité d’une telle stratégie et soulignant les risques économiques et sociaux qui lui sont liés (voir ici pour un tour d’horizon de la remise en cause de l’austérité et le rapport iAGS 2013 pour des développements plus précis sur une stratégie européenne alternative). Il s’agit aussi d’une voie dont la France devrait s’inspirer. En effet, la crédibilité ne se gagne pas forcément en sacrifiant un objectif  (la croissance et l’emploi) à un autre (le déficit budgétaire). Il reste qu’il faut attendre la réaction de la Commission européenne dans la mesure où les Pays-Bas, comme la plupart des pays de la zone euro, sont en effet toujours sous le coup d’une procédure de déficit excessif. Si la décision des Pays-Bas n’est pas remise en cause, alors il s’agira d’une inflexion significative de la stratégie macroéconomique européenne.

 




Le calice de l’austérité jusqu’à la lie

Céline Antonin, Christophe Blot et Danielle Schweisguth

Ce texte résume les prévisions de l’OFCE d’avril 2013

La situation macroéconomique et sociale de la zone euro reste préoccupante. L’année 2012 a été marquée par un nouveau recul du PIB (-0,5 %) et une hausse continue du taux de chômage qui atteignait 11,8 % en décembre. Si l’ampleur de cette nouvelle récession n’est pas comparable à celle de 2009, elle l’est cependant au moins par la durée puisque, au dernier trimestre 2012, le PIB a baissé pour la cinquième fois consécutive. Surtout, pour certains pays (Espagne, Grèce et Portugal) cette récession prolongée marque le commencement d’une déflation qui pourrait rapidement s’étendre aux autres pays de la zone euro (voir Le commencement de la déflation). Enfin, cette performance est la démonstration d’un échec de la stratégie macroéconomique mise en œuvre dans la zone euro depuis 2011. La consolidation budgétaire amplifiée en 2012 n’a pas ramené la confiance des marchés ; les taux d’intérêt n’ont pas baissé sauf à partir du moment où le risque d’éclatement de la zone euro a été atténué grâce à la ratification du TSCG (Traité de stabilité, de coordination et de gouvernance) et à l’annonce de la nouvelle opération OMT permettant à la BCE d’intervenir sur les marchés de la dette souveraine. Pour autant, il n’y a aucune remise en cause du dogme budgétaire, si bien que les pays de la zone euro poursuivront en 2013, et si nécessaire en 2014, leur marche forcée pour réduire leur déficit budgétaire et atteindre le plus rapidement possible le seuil symbolique de 3 %. Le martellement médiatique de la volonté française de tenir cet engagement est le reflet parfait de cette stratégie et de son absurdité (voir France : tenue de rigueur imposée). Ainsi, tant que le calice ne sera pas bu jusqu’à la lie, les pays de la zone euro semblent condamnés à une stratégie qui se traduit par de la récession, du chômage, du désespoir social et des risques de rupture politique. Cette situation représente une plus grande menace pour la pérennité de la zone euro que le manque de crédibilité budgétaire de tel ou tel Etat membre. En 2013 et 2014, l’impulsion budgétaire de la zone euro sera donc de nouveau négative (respectivement de -1,1 % et -0,6 %), ce qui portera la restriction cumulée à 4,7 % du PIB depuis 2011. Au fur et à mesure que les pays auront réduit leur déficit budgétaire à moins de 3 %, ils pourront ralentir le rythme de consolidation (tableau). Si l’Allemagne, déjà à l’équilibre des finances publiques, cessera dans les deux prochaines années de faire des efforts de consolidation, la France devra maintenir le cap pour espérer atteindre 3 % en 2014. Pour l’Espagne, le Portugal ou la Grèce, l’effort sera moindre que celui qui vient d’être accompli mais il continuera à peser significativement sur l’activité et l’emploi, d’autant plus que l’effet récessif des impulsions passées restera important.

Dans ce contexte, la poursuite de la récession est inévitable. Le PIB reculera de 0,4 % en 2013. Le chômage devrait battre de nouveaux records. Le retour de la croissance n’est pas à attendre avant 2014 ; mais même en 2014, en l’absence d’inflexion du dogme budgétaire, les espoirs risquent à nouveau d’être déçus dans la mesure où cette croissance, attendue à 0,9 %, sera insuffisante pour enclencher une baisse significative du chômage. De plus, ce retour de la croissance sera trop tardif et ne pourra pas effacer le coût social exorbitant d’une stratégie dont on aura insuffisamment et tardivement discuté les alternatives.

 




Tenue de rigueur imposée

par Eric Heyer

Ce texte résume les perspectives 2013-2014 de l’OFCE pour l’économie française.

En moyenne annuelle, l’économie française devrait connaître en 2013 un léger recul de son PIB (-0,2 %) et une modeste reprise en 2014, avec une croissance de 0,6 % (tableau 1). Cette performance particulièrement médiocre est très éloignée du chemin que devrait normalement emprunter une économie en sortie de crise.

Quatre ans après le début de la crise, le potentiel de rebond de l’économie française est important : il aurait dû conduire à une croissance spontanée moyenne de près de 2,6 % l’an au cours des années 2013 et 2014, permettant de rattraper une partie de l’écart de production accumulé depuis le début de la crise. Mais cette reprise spontanée est freinée, principalement par la mise en place de plans d’économies budgétaires en France et dans l’ensemble des pays européens. Afin de tenir son engagement d’un déficit public à 3 % en 2014, le gouvernement français devrait poursuivre la stratégie –  adoptée en 2010 – de consolidation budgétaire imposée par la Commission européenne à l’ensemble des pays de la zone euro. Cette stratégie budgétaire devrait amputer de 2,6 points de PIB l’activité en France en 2013 et de 2,0 points de PIB en 2014 (tableau 2).

 

En s’établissant à un rythme éloigné de son potentiel, la croissance attendue accentuera le retard de production accumulé depuis 2008 et continuera à dégrader la situation sur le marché du travail. Le taux de chômage augmenterait régulièrement pour s’établir à 11,6 % fin 2014.

Seul un changement de cap dans la stratégie budgétaire européenne permettrait d’enrayer la hausse du chômage. Elle supposerait que les impulsions budgétaires négatives se limitent à -0,5 point de PIB au lieu de – 1,0 point prévu au total dans la zone euro en 2014. Cet effort budgétaire plus faible pourrait être répété jusqu’à ce que le déficit public ou la dette publique atteigne un objectif à définir. Par rapport aux plans actuels, parce que l’effort serait plus mesuré, le fardeau de l’ajustement pèserait de façon plus juste sur les contribuables de chaque pays, évitant l’écueil des coupes sombres dans les budgets publics. Cette nouvelle stratégie conduirait certes à une réduction plus lente des déficits publics (-3,4 % en 2014 contre -3,0 % dans notre scénario central) mais également et surtout à plus de croissance économique  (1,6 % contre 0,6 %). Ce scénario « moins d’austérité », permettrait à l’économie française de créer 119 000 emplois en 2014 soit 232 000 de plus que dans notre prévision centrale et le chômage baisserait au lieu de continuer à augmenter.

 




Le commencement de la déflation

par Xavier Timbeau

Ce texte résume les prévisions de l’OFCE d’avril 2013

La crise économique et financière mondiale, amorcée à la fin de l’année 2008, entre maintenant dans sa cinquième année. Et 2012 aura été pour l’Union Européenne une nouvelle année de récession, ce qui montre à quel point la perspective d’une sortie de crise, maintes fois annoncée, aura été démentie par les enchaînements économiques. Nos prévisions pour les années 2013 et 2014 peuvent se résumer assez sinistrement : les pays développés vont rester englués dans le cercle vicieux d’une hausse du chômage, d’une récession qui se prolonge et de doutes croissants quant à la soutenabilité des finances publiques.

De 2010 à 2012, les efforts budgétaires réalisés et annoncés ont été sans précédent pour les pays de la zone euro (-4,6% du PIB), le Royaume-Uni (-6% du PIB) ou les Etats-Unis (-4,7% du PIB). L’ajustement budgétaire longtemps reporté aux Etats-Unis, mais précipité par l’absence de consensus politique entre les démocrates et les républicains va se reproduire en 2013 et 2014. En 2014, l’austérité en zone euro s’atténuerait, quoiqu’elle se poursuivrait très intensément dans les pays encore en déficit, qui sont également ceux dans lesquels les multiplicateurs budgétaires sont les plus élevés.

Dans un contexte de multiplicateurs élevés, l’effort budgétaire a un coût en termes d’activité. Cette expression, reprise de Marco Buti, économiste en chef de la Commission européenne, sonne à la fois comme un aveu et comme un euphémisme. Un aveu parce que la prise de conscience de la valeur élevée des multiplicateurs budgétaires a été tardive et a été trop longtemps négligée ; Olivier Blanchard et David Leigh rappellent que cette méprise se traduit dans les erreurs systématiques de prévision et que ces erreurs ont été d’autant plus grandes que la situation des pays était dégradée et que les efforts de réduction des déficits étaient importants.

Mais cette méprise a également conduit à ce que les espoirs de réduction des déficits publics soient déçus. L’impact plus fort que « prévu » des plans d’austérité sur l’activité implique des recettes fiscales moins importantes, donc une réduction moins grande du déficit public. Mais, en voulant coûte que coûte respecter des objectifs nominaux de déficits, les Etats n’ont fait qu’accentuer l’effort budgétaire.

L’aveu pourrait laisser penser que l’erreur était inévitable et que la leçon en a été tirée. Il n’en est rien. D’une part, depuis 2009, de nombreuses voix se sont élevées pour prévenir que les multiplicateurs pouvaient être plus élevés qu’en « temps normal », que la possibilité d’une consolidation expansive telle que décrite et documentée par Alberto Alesina était un leurre fondé sur une mauvaise interprétation des données, et que le risque de négliger l’impact de la consolidation sur l’activité était réel.

En octobre 2010, le FMI, sous l’impulsion déjà d’Olivier Blanchard, décrivait les risques à poursuivre une consolidation trop brutale. Ainsi, la prise de conscience générale du début de l’année 2013 semble céder à l’accumulation d’éléments empiriques tellement importants que la thèse opposée est indéfendable. Mais le dommage a été fait.

La leçon n’en a pas été tirée non plus. Selon la Commission européenne, les multiplicateurs étaient élevés[1]. L’utilisation du temps passé révèle la nouvelle position de la Commission européenne : si les multiplicateurs étaient élevés, ils sont désormais revenus à leur valeur d’avant la crise.  Cela signifie que selon la Commission européenne, la zone euro est à nouveau dans une situation de « conjoncture normale ». L’argument est ici théorique et non empirique. En temps normal, les agents économiques seraient « ricardiens », au sens que Robert Barro a donné à ce terme. Ils pourraient donc lisser leurs choix de consommation ou d’investissement et ne seraient pas contraints par leur revenu à court terme. Les multiplicateurs seraient donc bas, voire nuls. La consolidation budgétaire (qui est le nom donné à ces efforts budgétaires sans précédent conduits depuis 2010 en zone euro) pourrait donc continuer, cette fois-ci sans les désagréments observés précédemment. Cet argument est sans aucun doute pertinent en théorie mais son utilisation en pratique, aujourd’hui, laisse songeur. C’est en effet bien vite oublier que nous sommes dans une situation de chômage élevé, que le chômage de longue durée s’accroît, que les bilans d’entreprises sont encore dévastés par la chute d’activité amorcée en 2008, jamais récupérée, sauf en Allemagne, que les banques elles-mêmes peinent à afficher une situation conforme aux règles comptables et que la directrice générale du FMI, Madame Christine Lagarde, exhorte à la fermeture de quelques-unes d’entre elles. C’est donc oublier que ce fameux crédit supposé lisser la consommation ou l’investissement s’effondre, credit crunch rampant mais puissant. C’est oublier que dans cette époque où l’injonction de préférer le secteur privé au secteur public se fait plus forte que jamais, la panique sur les marchés financiers conduit les détenteurs d’épargne et les décideurs des placements à choisir la dette souveraine d’Etats et à accepter une rémunération inférieure à 2 % à 10 ans. Et ce malgré les dégradations par les agences de notation, parce que ces Etats sont perçus (et « pricés » pour suivre le dialecte des salles de marché) comme présentant le risque le plus faible. Paradoxe d’une époque où l’on se soumet volontairement à la taxation en acceptant un taux réel négatif sur ses placements et en payant chèrement une assurance contre le défaut.

Si donc l’aveu paraît tardif et sans grande conséquence sur le dogme pour sortir de la crise, il procède également par euphémisme. Car que sont ces coûts auxquels Marco Buti fait référence ? Le prix à payer pour une situation budgétaire inextricable ? Un mauvais moment à passer avant d’en revenir à un futur assaini ? C’est bien en ne voulant pas se lancer dans l’analyse détaillée de ce que l’on risque à poursuivre cette stratégie économique, dont on a finalement reconnu qu’elle avait été mal calibrée, que l’on passe à côté du plus important. En poursuivant un objectif à court terme de consolidation, alors que les multiplicateurs budgétaires sont élevés, on maintient ou renforce les conditions qui font que les multiplicateurs budgétaires sont élevés. On prolonge ainsi la période de chômage et de sous-emploi des capacités. On empêche le désendettement privé, point de départ de la crise et on induit la continuation de la crise.

L’effort budgétaire est donc décevant à court terme, puisque la conséquence d’un multiplicateur élevé est que le déficit public se réduit moins qu’espéré, voire ne se réduit pas. La dette publique quant à elle augmente, l’effet du dénominateur l’emportant sur le ralentissement de la hausse du numérateur (voir le rapport iAGS pour une discussion et une formalisation simple). Les exemples sont nombreux, le plus récent en date étant la France, le plus spectaculaire l’Espagne. Mais, la déception n’est pas qu’à court terme. La persistance d’une croissance nulle, de la récession, modifie les anticipations de croissance future : ce qui était analysé il y a quelques trimestres comme un déficit public conjoncturel est considéré aujourd’hui comme structurel. Mais la déception modifie aussi le potentiel futur. Les effets d’hystérèse sur le marché du travail, de moindre R&D, de retard pris dans les infrastructures, voire, comme on l’observe maintenant dans les pays d’Europe du Sud, les coupes dans l’éducation, dans la lutte contre la pauvreté ou dans l’insertion des populations immigrées obscurcissent les perspectives de long terme.

En 2013 puis en 2014, l’ensemble des pays développés continuera l’effort de consolidation budgétaire. Pour certains pays, ce sera la répétition et donc l’accumulation d’un effort sans précédent pendant 5 années consécutives. L’Espagne s’engagerait ainsi dans un effort budgétaire cumulé de plus de 8 points de PIB ! À quelques exceptions près le chômage continuera d’augmenter dans les pays développés, jusqu’à produire une situation de chômage involontaire dépassant la capacité des systèmes nationaux d’assurance chômage à remplacer les revenus salariaux perdus, d’autant qu’ils sont sous la pression des coupes budgétaires. Dans ce contexte, la déflation salariale commence par les pays les plus touchés. Mais, puisque la zone euro est un espace de changes fixes, cette déflation salariale ne pourra que se transmettre aux autres pays. Il y aura là un nouveau levier par lequel la crise se prolongera. Lorsque les salaires décroissent, l’accès au système financier pour lisser les choix des agents économiques devient impossible. Les dettes que l’on cherche à réduire depuis le début de la crise vont s’apprécier en termes réels. La déflation par la dette deviendra le nouveau vecteur du piège de la crise.

Il existe, face à cette situation, un argument particulièrement spécieux pour en justifier le déroulement. Il est qu’il n’y avait pas d’alternative. Que l’histoire avait été écrite avant 2008 et que les erreurs de politique économique commises avant la crise rendaient celle-ci inévitable. Que surtout, tout autre choix, comme reporter la consolidation des finances publiques à une conjoncture où les multiplicateurs budgétaires sont plus bas n’était tout simplement pas possible. La pression des marchés, la nécessité de restaurer la crédibilité perdue avant 2008, obligeait à une action prompte. Que si cette action n’avait pas été menée telle qu’elle a été menée, alors, le pire se serait produit. Eclatement de l’euro, défaut sur les dettes publiques ou privées auraient plongé la zone euro dans une dépression comparable à celle des années 1930, voire pire. Ainsi, l’effort considérable qui a été accompli a permis d’éviter un désastre et le résultat de cet effort est, somme toute, très encourageant.

Mais cet argument oublie les risques qui sont pris aujourd’hui. La déflation, la prolongation du chômage de masse, la désagrégation des Etats sociaux, le discrédit de leurs politiques, la diminution du consentement à l’impôt portent en eux des menaces sourdes dont nous ne faisons qu’entrevoir les conséquences. Et surtout, il écarte l’alternative qui aurait été pour la zone euro d’exercer sa souveraineté et d’afficher sa solidarité. Il repose sur l’idée que la discipline budgétaire des Etats doit se régler par l’accès au marché. Il occulte que la dette publique et la monnaie sont indissociables. Cette alternative existe ; elle passe par une mutualisation des dettes publiques en zone euro ; elle demande un saut vers un transfert de souveraineté ; elle demande de compléter le projet européen.

 


[1] « With fiscal multipliers higher than in normal times, the consolidation efforts have been costly in terms of output and employment. » Marco Buti et Karl Pichelmann, ECFIN Economic Brief Issue 19, février 2013, European prosperity reloaded: an optimistic glance at EMU@20.

 




Et si l’austérité budgétaire avait mieux réussi en France qu’ailleurs ? [1]

par Mathieu Plane

Face à la dégradation rapide et explosive des comptes publics, les pays industrialisés, notamment européens, ont mis en place, pour certains dès 2010, des politiques de rigueur de grande ampleur de façon à réduire rapidement leurs déficits publics. Dans un tel contexte, plusieurs questions concernant la politique budgétaire de la France méritent d’être creusées :

–          Premièrement, est-ce que la France a fait plus ou moins d’efforts budgétaires que les autres pays de l’OCDE pour redresser ses comptes publics ?

–          Deuxièmement, y-a-t-il une singularité dans l’austérité budgétaire menée en France et a-t-elle eu plus ou moins de répercussion sur la croissance et le niveau du chômage ?

A l’exception notable du Japon, tous les grands pays de l’OCDE  ont mis en place des politiques visant à réduire leur déficit structurel primaire[2] entre 2010 et 2013. Selon les derniers chiffres de l’OCDE, ces politiques représentent un effort budgétaire d’environ 5 points de PIB sur trois ans en moyenne dans la zone euro, aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. En revanche, au sein de la zone euro, les différences sont très fortes : elles vont de seulement 0,7 point en Finlande à plus de 18 points en Grèce.  Parmi les grands pays industrialisés de l’OCDE, la France est, après l’Espagne, le pays qui a fait le plus d’effort budgétaire d’un point de vue structurel depuis 2010 (5,7 points de PIB sur trois ans).  Depuis la Seconde Guerre mondiale, jamais la France n’avait connu un ajustement aussi brutal et soutenu de ses comptes publics. Pour mémoire, la période précédente de forte consolidation budgétaire, qui a eu lieu de 1994 à 1997,  a représenté un effort budgétaire pratiquement deux fois moins important (impulsion budgétaire négative cumulée de 3,3 points de PIB). Entre 2010 et 2013, le taux de prélèvements obligatoires  (PO) corrigé du cycle augmenterait en France de 3,8 points de PIB et l’effort structurel sur la dépense publique représenterait un gain de 1,9 point de PIB sur quatre ans (graphique 1). Parmi les pays de l’OCDE, c’est en France que la hausse des taux de PO, corrigée du cycle, a été la plus forte sur la période 2010-2013. Au final, de 2010 à 2013, l’effort structurel de réduction du déficit public porte pour deux tiers sur la hausse des prélèvements obligatoires et un tiers sur la dépense publique. Cette répartition est différente de celle que l’on observe en moyenne dans la zone euro où l’effort budgétaire porte, sur la période, 2010-13, à près de 60 % sur la réduction de la dépense publique, atteignant même plus de 80 % en Espagne, Portugal, Grèce et Irlande. A l’inverse, pour la Belgique, l’intégralité de l’effort budgétaire porte sur la hausse des taux de prélèvements. Et dans le cas de la Finlande, la dépense publique primaire structurelle, en points de PIB potentiel, a augmenté sur la période 2010-2013, celle-ci étant plus que compensée par l’augmentation des taux de PO.

Si indéniablement, les efforts budgétaires conséquents de la France ont eu des effets négatifs sur l’activité et l’emploi, il n’en reste pas moins que les choix budgétaires opérés par les différents gouvernements depuis 2010 semblent avoir relativement moins affecté la croissance et le marché du travail que la plupart des autres pays de la zone euro. Au sein de la zone euro à 11, de 2010 à 2013 seuls quatre pays ont connu une croissance moyenne supérieure à 1 % par an et n’ont pas vu leur taux de chômage augmenter, parfois même diminuer : c’est le cas de l’Allemagne, de la Finlande, de l’Autriche et de la Belgique. Or, ces quatre pays sont aussi ceux qui ont le moins réduit leur déficit public structurel sur la période 2010-2013. A l’inverse, la France fait partie des pays qui ont réalisé le plus d’effort structurel depuis 2010 et elle a dans le même temps réussi à contenir relativement l’augmentation du chômage. En effet, par rapport aux Pays-Bas, l’Italie ou la moyenne de la zone euro, la politique budgétaire a été plus restrictive de près de 1 point de PIB de 2010 à 2013 et pourtant le taux de chômage a  augmenté de 40 % de moins qu’aux Pays-Bas, 60 % de moins que dans la moyenne de la zone euro et plus de deux fois moins qu’en Italie. De même la croissance en France a été supérieure en moyenne sur cette période : 0,9 % par an contre 0,5 % aux Pays-Bas, 0,7 % dans la zone euro et -0,2 % en Italie.

Pourquoi la contraction budgétaire française a-t-elle eu moins d’impact sur la croissance et l’emploi que dans la plupart des autres pays ? Au-delà des fondamentaux de l’économie, certains éléments laissent à penser que les choix budgétaires opérés par les gouvernements successifs depuis 2010 auraient permis d’obtenir des multiplicateurs budgétaires plus faibles que les autres pays. Après la Finlande et la Belgique, la France est le pays dont la contribution de la dépense publique à la réduction du déficit structurel est la plus faible. Comme l’illustrent de récents travaux, notamment ceux du FMI ou l’article signé par des économistes issus de banques centrales européennes et américaines, de la Commission européenne, de l’OCDE et du FMI, en ciblant un ajustement budgétaire par la hausse des prélèvements plutôt que par la baisse de la dépense publique, la France aurait un multiplicateur budgétaire à court terme plus faible que ce qu’on observe dans d’autres pays ayant fait le choix inverse (Grèce, Portugal, Irlande et Espagne). Et, dans le cas de la France, près de 50 % de l’ajustement budgétaire a été réalisé par une augmentation de la fiscalité directe sur le revenu des ménages et des sociétés (tableau 1). Or, il semblerait, à l’instar des Etats-Unis, de la Belgique et de l’Autriche qui ont réalisé, entre 50 % et 75 % de leur ajustement budgétaire par la hausse de la fiscalité directe, que ce sont aussi les pays qui ont le mieux préservé leur croissance face à la restriction budgétaire. A l’inverse, les pays qui ont le moins utilisé ce levier pour leur ajustement budgétaire sont les pays d’Europe du Sud et les Pays-Bas.


[1] Ce post reprend certaines parties de l’article publié dans Alternatives Economiques, M. Plane « L’austérité peut-elle réussir en France ? », Hors-Série n°96, 2ème trimestre 2013.

[2] Le déficit structurel primaire permet de mesurer les efforts budgétaires structurels réalisés par les administrations publiques (APU). Il correspond au solde public, hors charges d’intérêts, que dégageraient les APU si le PIB de l’économie se situait à son niveau potentiel. Cette mesure permet donc de corriger le solde public des effets de la conjoncture.




La zone euro en crise

par Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak

Le 8 juin 2012, s’est tenue à Kiel la 9e Conférence EUROFRAME[1] sur les questions de politique économique de l’Union européenne. Son sujet était : « La zone euro en crise : défis pour la politique monétaire et les politiques budgétaires ». Le numéro 127 de la collection « Débats et Politiques » de la Revue de l’OFCE publie des versions révisées de douze des communications présentées[2], rassemblées autour de cinq dossiers : déséquilibres de taux de change, indicateurs de la crise de la dette, règles budgétaires, questions bancaires et financières et stratégies de sortie de crise.

L’analyse des origines de la crise de la zone euro et les recommandations de politiques économiques à mener pour sortir la zone euro de la crise font l’objet de grands débats entre économistes dont la Conférence EUROFRAME a donné une illustration. Ainsi, le lecteur verra apparaître au fil des articles plusieurs lignes de fracture :

–         Pour les uns, ce sont les politiques irresponsables des pays du Sud qui sont la cause des déséquilibres : ceux-ci ont laissé se développer des bulles immobilières et salariales tandis que les pays du Nord pratiquaient des politiques vertueuses d’austérité salariale et de réformes structurelles. Les pays du Sud doivent donc adopter la stratégie des pays du Nord et accepter une longue cure d’austérité. Pour les autres, la monnaie unique a permis le développement de déséquilibres jumeaux et opposés : elle a conduit à la sous-évaluation des économies des pays du Nord, ce qui les a autorisés à compenser leurs politiques excessives d’austérité salariale et sociales par des excédents extérieurs excessifs ; elle a autorisé la persistance de déficits extérieurs au Sud ; il en résulte la nécessité d’une convergence contrôlée où la relance au Nord facilite la résorption des déséquilibres extérieurs du Sud.

–         Pour les uns, chaque pays doit mettre en œuvre des politiques alliant une forte réduction des dépenses publiques – afin de résorber les déficits budgétaires et réduire le poids de la dette publique – et des réformes structurelles (libéralisation des marchés des biens et des services, déréglementation du marché du travail) qui en compenseraient l’effet dépressif sur le marché du travail. Il faut laisser les marchés financiers imposer aux pays la discipline nécessaire. Pour les autres, il faut maintenir les déficits publics tant qu’ils seront nécessaires pour soutenir l’activité, faire garantir les dettes publiques par la Banque centrale européenne (BCE) afin de faire converger les taux d’intérêt nationaux vers le bas et mettre en œuvre une stratégie de croissance à l’échelle de l’UE (en particulier par le financement des investissements nécessaires à la transition écologique).

–         Certains estiment même qu’il faut éviter l’extension de la solidarité européenne qui permettrait à certains pays de retarder les réformes nécessaires, qui rendrait persistants les déséquilibres, qui induirait de la création monétaire et donc de l’inflation. D’autres jugent que des erreurs de politiques économiques ont été commises depuis la création de la zone euro, qu’elles ont abouti à de fortes disparités dans la zone, qu’il faut essayer de résorber aujourd’hui par une stratégie solidaire et cohérente. L’Europe est une grande famille ; il faut manifester de la solidarité et accepter des compromis pour continuer à vivre ensemble.

–         Pour les uns, la fin de la crise des dettes des pays de la zone euro suppose la mise en place d’une union budgétaire, ce qui signifie la mise en place de règles contraignantes inscrites dans le Pacte budgétaire et un certain fédéralisme budgétaire ; la Commission et le Conseil européen doivent avoir un droit de regard sur les politiques budgétaires des États membres. Pour les autres, il faut laisser aux États membres un degré d’autonomie nécessaire pour pratiquer la politique budgétaire de leur choix ; c’est à la fois une question de démocratie et d’efficacité économique : les situations économiques des pays sont trop diverses pour qu’une politique budgétaire uniforme soit possible ; il faut une coordination ouverte des politiques économiques, sans normes préétablies et rigides de finances publiques, ayant pour objectif une croissance satisfaisante et la résorption des déséquilibres extérieurs.


[1] EUROFRAME est un réseau d’instituts économiques européens qui regroupe : DIW et IFW (Allemagne), WIFO (Autriche), ETLA (Finlande), OFCE (France), ESRI (Irlande), PROMETEIA (Italie), CPB (Pays-Bas), CASE (Pologne), NIESR (Royaume-Uni).

[2] Dont 10 en langue anglaise et 2 en français.

 




L’insolente santé des industries du luxe : un faux paradoxe

par Jean-Luc Gaffard

Les industries du luxe échappent à une crise qui semble s’étendre, suscitant une interrogation des medias qui y voient un paradoxe. Pourtant, voilà un constat qui corrobore le diagnostic qui désigne le creusement des inégalités comme le véritable ferment de la crise.

LVMH, numéro un mondial du secteur du luxe, a vu ses ventes bondir de 26 % au premier semestre 2012. Richemont, numéro deux mondial et propriétaire des marques Cartier, Montblanc, Van Cleef & Arpels ou Jaeger-LeCoultre, devrait avoir un résultat opérationnel en hausse de 20 % au cours du deuxième semestre clôt le 30 septembre. L’italien Prada a annoncé une progression de son chiffre d’affaires de 36,5 % au premier semestre 2012 (37,3 % en Europe). Le pôle luxe de PPR, l’autre français du secteur, a vu ses ventes augmenter de 30,7 % au premier semestre.

Ces résultats contrastent évidemment avec ceux enregistrés dans les autres industries. Ils sont le fruit d’une hausse des prix qu’il faut bien qualifier de faramineuse. L’indice des prix des biens de luxe calculé depuis 1976 (le « Forbes Cost of Living Extremely Well » a grimpé de 800 % en 35 ans contre 300 % pour l’indice des prix des biens de consommation.

Le journal Le Monde, dans un article consacré au sujet (« Plus le produit est coûteux, plus il est désirable », édition du 8 août 2012) rapporte que le prix d’un imperméable gabardine Burberry a été multiplié par 5,6 ou encore que le prix d’une montre Rolex Yach-Master est passé de 5 488 à 39 100 euros. Cette hausse des prix pratiqués indique simplement la très forte et croissante disponibilité à payer des plus riches pour qui le prix n’est autre qu’un critère de différenciation et de désirabilité.

Il n’est pas étonnant dans ces circonstances d’observer le succès en Bourse de ces entreprises de l’industrie du luxe. Il n’est pas davantage étonnant d’observer, toujours en Bourse, le succès de ces entreprises, situées à l’autre bout du spectre, qui fabriquent des produits de bas de gamme, bon marché. Cet effet, qualifié d’effet sablier, sert de révélateur quant à la réalité de la crise, manifestement ancrée dans le creusement des inégalités de revenus et de patrimoine.

Certes, il faut se réjouir de la santé des industries du luxe qui sont créatrices d’emplois dans un moment de hausse du taux de chômage. Mais s’arrêter à ce constat sectoriel risque fort de nous faire passer à côté de l’essentiel. D’abord, il faut bien reconnaître que les industries en question réagissent à la hausse de la demande bien davantage en augmentant les prix que les quantités produites pour la raison simple que le nombre de riches, même s’il augmente significativement avec l’arrivée des nouveaux fortunés de Chine ou d’ailleurs, reste limité. Nous restons bien loin de ce mécanisme fondamental de la croissance, quand la hausse des gains de productivité fait baisser les prix et déclenche des effets de revenu propres à stimuler la demande sur une échelle toujours plus grande. Il faut aussi reconnaître le revers de la médaille du creusement bien réel des inégalités, en l’occurrence la chute du revenu médian, l’affaiblissement corrélatif d’une classe moyenne nombreuse dont la demande pour des produits ou des services de moyenne gamme était le support de la croissance.

Sans doute faut-il évoquer l’évolution de l’industrie du luxe qui s’est essayée avec succès à la production de marques qui sont les versions à moindre prix de biens traditionnellement réservés aux riches. Il est possible, comme en attestent certaines études, que la diversification de l’industrie du luxe s’accompagne d’une évolution sociologique impliquant pour les ménages de la classe moyenne une préférence accrue pour ce type de biens (voir J. Hoffmann et I. Coste-Manière 2012, Luxury Strategy in Action, Palgrave Macmillan). Cette évolution est pérenne si l’on se souvient que les préférences ne sont pas homothétiques, autrement dit que la baisse des revenus n’induit pas de revenir à la carte des préférences telle qu’elle existait auparavant (avant que le revenu n’ait augmenté). Les ménages tentent bien de maintenir un certain type de consommations auquel ils s’étaient habitués, éventuellement au prix d’un endettement accru, si d’aventure celui-ci est permis par le système financier. Toutefois, le segment d’activité ainsi préservé pourrait s’avérer fragile et les performances de l’industrie du luxe pourraient continuer d’être tirées par la consommation ostentatoire des vrais objets de luxe. Il n’est pas étonnant, alors, d’observer qu’avec la persistance de la crise et de son impact sur la consommation des ménages de la classe moyenne, une entreprise comme PPR envisage de se séparer de certaines enseignes, en l’occurrence la FNAC, pour se concentrer sur le luxe.

La santé insolente des industries de luxe n’a rien de paradoxal. Elle va de pair avec les difficultés croissantes des industries et des entreprises dont les produits et services sont destinés aux bénéficiaires de revenus moyens. La divergence sans cesse accentuée des performances entre industries et entreprises suivant leur positionnement de gamme n’est rien d’autre que le signe d’une aggravation de la crise.