Où en est vraiment la transition écologique en France ?

par Eloi Laurent

Le Grand débat national s’est achevé le 8 avril dernier sur un bien maigre programme d’action pour la transition écologique : dans son discours de « restitution », le Premier ministre en est resté au stade du constat, en reconnaissant « l’exigence de l’urgence climatique ». C’est le 25 avril que le Président de la République annonce une méthode originale pour enfin avancer sur ce chantier crucial : la convention citoyenne.

Il est capital pour le succès de cette entreprise que les 150 citoyennes et citoyens tirés au sort dans les semaines qui viennent pour soumettre au Parlement et au Gouvernement des propositions concrètes de politique publique soient correctement informés sur l’état réel de la transition écologique en France. De ce point de vue, cela commence mal.

Lors de la séance des questions au gouvernement du 22 mai, le Premier ministre fait la réponse suivante à un député de son parti qui l’interroge sur les ambitions écologiques de l’exécutif :

La vérité… c’est que cette transition écologique, dont nous connaissons l’urgence et à laquelle nous avons, par des textes et par des objectifs, rappelé que nous étions attachés, nous y sommes engagés. Ainsi, selon l’université de Yale, qui porte un regard indépendant et totalement déconnecté de la politique nationale ou européenne, la France est, à l’échelle internationale, le deuxième pays en termes d’efficacité des politiques publiques menées pour accompagner la transition écologique.

Le Premier ministre fait ici référence au classement, assurément flatteur, de la France dans l’édition 2018 de l’Environmental Performance Index (EPI) publié conjointement par deux équipes de chercheurs de Yale et de Columbia. Mais la mobilisation de cette performance pose au moins trois problèmes.

Le premier est que cet indicateur ne mesure pas « l’efficacité des politiques publiques pour accompagner la transition écologique ». Il évalue, à travers un système de pondérations d’indices, la synthèse de deux dimensions : la « vitalité des écosystèmes » et la « santé environnementale ». Sur les 24 indicateurs utilisés, seuls trois reflètent partiellement une politique publique (en l’occurrence de protection de la biodiversité). Rien n’est dit par exemple du poids de la fiscalité environnementale, des dépenses publiques pour la protection de l’environnement, de l’importance des éco-activités, etc.

Plus fondamentalement encore, comme il est clairement indiqué dans les annexes techniques de l’indicateur 2018, les données les plus récentes incorporées datent de 2017, souvent de 2016, soit avant que les mesures de transition prises par le gouvernement actuel n’aient pu produire leurs effets.

L’examen de la « performance environnementale » de la France révèle en outre des bizarreries méthodologiques qui laissent sceptique sur la valeur d’ensemble de l’EPI. Le très bon score français s’explique notamment par le fait que le pays est classé deuxième en matière de « vitalité des écosystèmes », dimension qui compte pour 60% dans le score total (elle n’est que 11e en matière de « santé environnementale »[1]). Au sein de cette dimension, la France arrive deuxième en matière de « pollution de l’air », mesurée par les niveaux de SO2 (Dioxyde de souffre) et de NOx (Oxydes d’azote). Mais la France est classée 13e selon l’indicateur « qualité de l’air » qui prend en compte la pollution aux particules fines PM 2,5, particulièrement préoccupante dans les villes françaises (la France se classe en la matière autour du rang 90). La différence entre la « qualité de l’air » et la « pollution de l’air » tiendrait à la nature des polluants mesurés…

Comme expliqué récemment dans un Policy Brief de l’OFCE, la seule évaluation chiffrée existante de la stratégie écologique du gouvernement actuel, limitée à la transition énergétique-climatique (portée par la « Stratégie nationale bas carbone » et la « Programmation pluriannuelle de l’énergie »), montre que celle-ci est mal orientée : sur les neuf indicateurs principaux retenus pour le suivi de la transition énergétique par les pouvoirs publics, un seul est en 2017 conforme aux objectifs annoncés (avec des écarts pouvant atteindre plus de 20 %, comme dans le cas des émissions de gaz à effet de serre liées au secteur du bâtiment). Si l’on adopte une perspective plus large en prenant en compte les 28 indicateurs dont les données sont disponibles pour 2017 sur le site de l’Observatoire Climat-Énergie, on parvient à 70 % d’indicateurs mal orientés.

Cette contre-performance, en toute logique, ne peut être exclusivement imputée au gouvernement actuel. Mais il est indispensable de commencer le long travail de la transition écologique française, aujourd’hui littéralement enlisée dans bien des domaines clés (pollutions de l’air, nouveaux indicateurs de bien-être, déploiement des énergies renouvelables, fiscalité écologique, etc.), par un examen attentif et lucide de la réalité, qui révèle l’ampleur du chemin à parcourir.

 

[1] Le cas de la Suisse, classée première de l’EPI 2018, laisse apparaître un écart encore plus grand entre sa première place en matière de vitalité des écosystèmes et son dix-huitième rang en matière de santé environnementale. Pour une décomposition du score global des pays les mieux classés selon ces deux dimensions, voir ici 




Justice climatique et transition sociale-écologique

par Éloi Laurent

Il y a quelque chose de profondément rassurant à voir l’ampleur grandissante des marches pour le climat dans plusieurs pays du globe. Une partie de la jeunesse prend conscience de l’injustice qu’elle subira de plein fouet du fait de choix sur lesquels elle n’a pas (encore) de prise. Mais la reconnaissance de cette inégalité intergénérationnelle se heurte au mur de l’inégalité intra-générationnelle : la mise en œuvre d’une véritable transition écologique ne pourra pas faire l’économie de la question sociale ici et maintenant et notamment de l’impératif de réduction des inégalités. Autrement dit, la transition écologique sera sociale-écologique ou ne sera pas. C’est le cas en France, où la stratégie écologique nationale, à 90% inefficace aujourd’hui, doit être revue de fond en comble, comme proposé dans le nouveau Policy Brief de l’OFCE (n° 52, 21 février 2019).

C’est aussi le cas aux États-Unis où une nouvelle génération rouge-verte de responsables engage un des combats politiques les plus décisifs de l’histoire du pays contre l’obscurantisme écologique d’un Président qui est à lui seul une catastrophe naturelle. Dans un texte concis, remarquable de précision, de clarté analytique et de lucidité politique, la démocrate Alexandria Ocasio-Cortez vient ainsi de proposer à ses concitoyen(ne)s une « Nouvelle donne écologique » (« Green New Deal »).

Le terme peut paraître mal choisi : le « New Deal » porté par Franklin Delano Roosevelt à partir de 1933 visait à relancer une économie dévastée par la Grande Dépression. Or l’économie américaine n’est-elle pas florissante ? Si on se fie aux indicateurs économiques du XXe siècle (taux de croissance, finance, profit), sans doute. Mais si on traverse ces apparences, on discerne la récession du bien-être qui mine le pays depuis trente ans et qui ne fera que s’aggraver avec les crises écologiques (l’espérance de vie recule désormais structurellement aux États-Unis). D’où le premier levier de la transition écologique : sortir de la croissance pour compter ce qui compte vraiment et améliorer le bien-être humain aujourd’hui et demain.

Deuxième levier : articuler réalités sociales et défis écologiques. La « Nouvelle donne écologique » identifie comme cause fondamentale du mal-être américain les « inégalités systémiques », sociales et écologiques. Réciproquement, elle entend mettre en œuvre une « transition juste et équitable » en priorité au bénéfice des « communautés exposées et vulnérables » (« frontline and vulnerable communities »), que l’on pourrait nommer les « sentinelles écologiques » (enfants, personnes âgées isolées, précaires énergétiques, etc.). Ce sont celles et ceux qui préfigurent notre devenir commun si nous laissons les crises écologiques dont nous sommes responsables se dégrader encore. C’est cette articulation sociale-écologique que l’on retrouve au cœur de la proposition de plusieurs milliers d’économistes d’instaurer des « dividendes carbone » (une idée initialement proposée par James Boyce, un des meilleurs spécialistes au monde de l’économie politique de l’environnement).

Troisième levier, justement : intéresser les citoyen(ne)s au lieu de les terroriser. Le Rapport détaillé publié par le think tank Data for Progress est redoutablement efficace à cet égard dans la séquence argumentaire qu’il déploie : la nouvelle donne écologique est nécessaire pour la préservation du bien-être humain, elle créera des emplois, elle est souhaitée par la communauté des citoyens, elle réduira les inégalités sociales et le pays a parfaitement les moyens financiers de la mettre en œuvre. Concret, cohérent, convaincant.

L’Europe et la France avaient en 1933 un demi-siècle d’avance sur les États-Unis en matière de « nouvelle donne ». C’est en Europe et en France qu’ont été inventées, développées et défendues les institutions de la justice sociale. C’est aux États-Unis que s’invente aujourd’hui la transition sociale-écologique. N’attendons pas trop longtemps pour nous en emparer.




Le Préambule du Traité de Rome : 60 ans après, que conclure ?

par Éloi Laurent

Le Traité instituant la CEE (le plus emblématique des deux Traités de Rome) a donné vie et corps à l’idéal d’intégration européenne esquissé notamment par Victor Hugo. Soixante ans après sa signature, on propose ici une brève relecture commentée, forcément subjective, du Préambule de ce texte fondateur (les participes passés et présents qui ouvrent chaque alinéa du texte se réfèrent aux six chefs d’Etats et de gouvernement signataires du Traité le 25 mars 1957).

Déterminés à établir les fondements d’une union sans cesse plus étroite entre les peuples européens,

On peut faire au moins deux lectures de l’ambition visée par le premier alinéa du Traité CEE. La première voit dans « l’union » des « peuples » celle de leurs gouvernements, et de ce point de vue il paraît très difficile de contester que depuis 1957 les exécutifs européens se sont fortement rapprochés jusqu’à collaborer étroitement, à mesure que de nouveaux éléments de leur souveraineté étaient mis en commun. Mais ce serait oublier l’injonction de Jean Monnet, un des principaux architectes du Traité : « notre mission n’est pas de coaliser des Etats, mais d’unir des hommes ». Que dire donc de l’union des peuples ? Un certain nombre d’enquêtes plus ou moins anecdotiques semblent indiquer que les stéréotypes ont la vie dure en Europe  et que les Européens se connaissent encore finalement assez mal.

Plus fondamentalement, c’est la confiance placée par les Européens dans leur union qui paraît un indicateur pertinent de la solidité de celle-ci[1]. Et force est de reconnaître qu’elle connaît aujourd’hui un étiage : l’Eurobaromètre de l’automne 2016 (publié en décembre 2016) indique que la confiance dans l’UE est tombée à 36%, près de quinze points en dessous de son niveau de 2004 (selon les données Eurostat, la confiance dans les institutions européennes a quant à elle chuté de 53% en 2000 à 42% en 2014). C’est à partir de 2011 qu’une majorité de citoyens se détournent de l’Union européenne, au moment, on peut le penser, où les Etats membres de l’Union européenne se montrent résolument incapables de proposer une stratégie de sortie de crise coordonnée et efficace et où le bloc régional replonge à nouveau dans la récession. La confiance dans l’UE est plus faible dans la zone euro que dans les pays qui n’en sont pas membres et elle est particulièrement faible au sein des grands pays signataires du Traité CEE : l’Allemagne, la France et l’Italie, où elle ne dépasse pas 30%.

Décidés à assurer par une action commune le progrès économique et social de leur pays en éliminant les barrières qui divisent l’Europe,

L’axe majeur de la stratégie européenne des années d’après-guerre est ici énoncé : en instituant et en consolidant « quatre libertés » de circulation (des biens, des services, des capitaux et des personnes) formant progressivement un marché intérieur européen (appelé à devenir marché unique dans les années 1990), les rédacteurs du texte entendaient favoriser la prospérité des nations et faire tomber les barrières mentales qui ont si profondément divisé les Européens. Le résultat, soixante ans plus tard, est une intégration asymétrique : forte pour les biens et surtout les capitaux, la mobilité demeure faible pour les personnes et les services. L’Article 117 du Traité qui vise « une égalisation dans le progrès » des conditions de vie, envisage que celle-ci se réalisera par le « fonctionnement du marché commun, qui favorisera l’harmonisation des systèmes sociaux ». L’intégration asymétrique européenne a plutôt généré une féroce concurrence fiscale et sociale. Or les Européens sont fortement attachés à leurs modèles sociaux respectifs : selon l’Eurobaromètre, 82 % d’entre eux estiment que « l’économie de marché devrait aller de pair avec un niveau élevé de protection sociale ». Soixante après la signature du Traité de Rome, si l’identité européenne existe, elle consiste dans cet attachement.

Mais alors que la liberté de circulation des personnes, structurellement faible dans l’UE, n’a été que marginalement présente dans les débats européens pendant des décennies, elle a occupé une place centrale dans le choix du Royaume-Uni de sortir de l’UE : tandis que les Britanniques entendaient proposer un arbitrage entre liberté de circulation des biens, des capitaux et des services, qu’ils entendaient conserver, et liberté de circulation des personnes, dont ils ne veulent plus, les institutions et les Etats membres de l’UE ont réaffirmé que les quatre libertés formaient un bloc, à prendre ou à laisser.

Assignant pour but essentiel à leurs efforts l’amélioration constante des conditions de vie et d’emploi de leurs peuples,

Il ne fait guère de doute que les conditions de vie des Européens se sont améliorées depuis 1957 mais « l’amélioration constante » de celles-ci affirmée comme « but essentiel » par le Traité de Rome peut être mise en question empiriquement dans la période récente. A l’aune de l’indicateur de développement humain des Nations Unies (ou IDH)[2], mesure imparfaite qui reflète en partie les conditions de vie des personnes, la situation des pays européens, qui ne peut être appréciée que depuis 1990 (date à laquelle on dispose de données homogènes pour les 28), montre un progrès presque constant en moyenne dans les pays membres jusqu’en 2000, point de basculement à partir duquel le taux de progression de l’IDH ralentit pour devenir presque nul en 2014. Les « conditions d’emploi », dont le taux de chômage est une approximation, se sont également dégradées depuis 2000, le taux de chômage retrouvant en 2016 seulement son niveau de 2000.

Mais l’essentiel est sans doute dans la perception qu’ont les Européens d’aujourd’hui du progrès possible de leurs conditions de vie. L’Eurobaromètre indique à ce sujet que ce sont désormais 56% des Européens qui pensent que leurs enfants auront une vie plus difficile que la leur. Selon les données du Pew Research Center, les Européens sont aujourd’hui les plus pessimistes au monde quant à leur devenir économique.

Reconnaissant que l’élimination des obstacles existants appelle une action concertée en vue de garantir la stabilité dans l’expansion, l’équilibre dans les échanges et la loyauté dans la concurrence,

Soucieux de renforcer l’unité de leurs économies et d’en assurer le développement harmonieux en réduisant l’écart entre les différentes régions et le retard des moins favorisés,

Ces deux alinéas entendaient conjurer deux déséquilibres européens qui se sont en fait renforcés dans la période récente : les déséquilibres de balance courante (contredisant « l’équilibre dans les échanges ») et les déséquilibres géographiques (mettant à mal le « développement harmonieux » des territoires de l’Union européenne). Sur le premier point, les déséquilibres commerciaux entre les Etats membres de l’UE, et de la zone euro plus particulièrement, sont désormais bien connus et documentés, l’Allemagne jouant ici un rôle déstabilisateur majeur. Sur le second point, il convient d’insister sur le caractère paradoxal du succès du marché unique hérité du Traité de Rome, qui a rapproché les Nations mais fait diverger les régions (et plus généralement les territoires). On peut ainsi montrer que dans l’Union européenne l’écart de développement économique entre les régions est plus fort que l’écart entre les nations[3]. Cette fracture spatiale au sein des nations européennes, que l’on retrouve dans d’autres pays en dehors de l’Europe mais que le marché unique a assurément accentué par les puissants effets d’agglomération qu’il engendre, n’est pas sans conséquence sur la polarisation politique géographique observée lors de scrutins récents, au Royaume-Uni, en Autriche ou en France.

Désireux de contribuer, grâce à une politique commerciale commune, à la suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux,

Les rédacteurs du Traité de Rome ont vu juste : la CEE puis l’UE ont fortement contribué à la libéralisation des échanges à la surface de la planète et donc à la mondialisation contemporaine. Si, en 1960, les six pays signataires du Traité CEE représentaient environ un quart du commerce mondial, en 2015, les 28 pays de l’UE représentent environ 34% du commerce mondial. La mondialisation est pour un tiers une européanisation.

Entendant confirmer la solidarité qui lie l’Europe et les pays d’outre-mer, et désirant assurer le développement de leur prospérité, conformément aux principes de la Charte des Nations unies,

Résolus à affermir, par la contribution de cet ensemble de ressources, les sauvegardes de la paix et de la liberté, et appelant les autres peuples de l’Europe qui partagent leur idéal à s’associer à leur effort,

Ont décidé de créer une Communauté économique européenne

Dans ce dernier alinéa tient tout entière la promesse européenne la plus essentielle : la paix par le marché qui repose sur le droit et appelle l’élargissement. Il n’est pas contestable que les libertés civiles et les droits politiques ont progressé sur le continent pour garantir aux Etats membres leur plus longue période de non-guerre depuis le XVIe siècle. En 1957, seuls 12 des 28 Etats membres actuels étaient des démocraties, tous le sont aujourd’hui. Et les démocraties font nettement moins la guerre que les autres régimes politiques. Il n’est pas exagéré de dire que l’Europe est aujourd’hui le continent le plus démocratique au monde, avec près de 90% de ses pays considérés comme libres, comparé à seulement 70% dans les Amériques, 40% en Asie, 20% en Afrique subsaharienne et seulement 1% au Moyen-Orient et en Afrique du Nord (selon les données de Freedom House). Mais le danger a changé de nature : ce n’est plus principalement un conflit international qui menace l’Europe (quoique le nouvel impérialisme russe ne puisse pas être pris à la légère), mais les conflits intérieurs.

L’instabilité politique, évidente en Grèce, progresse en effet dans de nombreux pays, en Autriche, aux Pays-Bas, en Finlande, en Italie et bien entendu en France. L’Union européenne a contribué à nourrir le ressentiment social profond qui alimente les partis sécessionnistes qui entendent la démanteler. La réponse à ce risque de désintégration doit être à la hauteur du Traité de Rome, dont le Préambule affirme des valeurs et pointe des horizons. L’hommage que vient de lui rendre la Commission européenne est de ce point de vue un contre-sens : le Livre Blanc sur l’avenir de l’Europe dévoilé le 1er mars dernier élude la question de ce que les Européens veulent faire ensemble pour se demander comment ils pourraient le faire, ensemble ou séparément. Or, pour la première fois depuis soixante ans, l’Union ne va pas s’élargir mais se rétrécir. Pour la première fois depuis soixante ans, les Européens pensent que leurs enfants vivront moins bien qu’eux. Pour la première fois depuis soixante ans, la démocratie est menacée sur le continent et, circonstance aggravante, elle l’est de l’intérieur. Le plus dangereux pour la construction européenne n’est pas la crise : c’est la complaisance à l’égard de la crise.

 

[1] L’Eurobaromètre, crée au printemps 1974, qui mesure notamment la confiance dans les institutions et l’Union européennes, avait précisément pour ambition de révéler les Européens les uns aux autres à travers l’expression de leur opinion publique respective.

[2] L’IDH agrège à parité des indicateurs de santé, éducation, revenu.

[3] Si on ne tient pas compte du cas particulier du Luxembourg.




Mesurer le bien-être et la soutenabilité : un numéro de la Revue de l’OFCE

par Eloi Laurent

Ce numéro de la Revue de l’OFCE (n° 145, février 2016) présente certains des meilleurs travaux qui se développent à grande vitesse autour des indicateurs de bien-être et de soutenabilité.

Pourquoi vouloir mesurer le bien-être ? Parce que l’idée que la croissance économique représente le développement humain au sens où elle constituerait un bon condensé de toutes ses dimensions est tout simplement fausse. La croissance du PIB n’est pas une condition préalable du développement humain, c’est au contraire, désormais, souvent son entrave (comme l’illustre le coût sanitaire exorbitant de la pollution atmosphérique en Inde et en Chine, deux pays qui concentrent un tiers de la population humaine). Dès lors, l’augmenter ne suffit pas à se développer humainement, il y faut des politiques spécifiques qui se donnent pour objet direct l’éducation, la santé, les conditions environnementales ou encore la qualité démocratique. Sans la considération de cette pluralité du bien-être, une dimension, généralement la dimension économique, s’impose aux autres et les écrase, mutilant le développement humain des individus et des groupes (l’exemple de la santé aux Etats-Unis est particulièrement frappant à cet égard).

Pourquoi vouloir mesurer la soutenabilité ? Parce qu’un taux de croissance mondiale de 5 % aujourd’hui nous importe peu si le climat, les écosystèmes, l’eau et l’air qui sous-tendent notre bien-être se sont irrévocablement dégradés en deux ou trois décennies du fait des moyens déployés pour atteindre cette croissance. Ou pour le dire avec les mots du ministre de l’Environnement chinois, Zhou Shengxian, en 2011 : « si notre terre est ravagée et que notre santé est anéantie, quel bienfait nous procure notre développement ? ». Il faut donc actualiser notre bien-être pour que celui-ci ne soit pas qu’un mirage. Nos systèmes économiques et politiques n’existent que parce qu’ils sont sous-tendus par les ressources d’un ensemble qui les contient, la biosphère, dont la vitalité est la condition de leur perpétuation. Pour le dire brutalement, si les crises écologiques ne sont pas mesurées et maîtrisées, elles finiront par balayer le bien-être humain.

Les indicateurs de bien-être et de soutenabilité doivent donc entrer dans un nouvel âge, performatif : après avoir mesuré pour comprendre, il nous faut à présent mesurer pour changer. Évaluer pour évoluer. Car le changement qu’appellent ces nouvelles visions du monde économique est considérable. Ce temps de l’action implique toujours des choix et des arbitrages qui n’ont rien de simple. C’est précisément le double objet de ce numéro de la Revue de l’OFCE : montrer que les indicateurs de bien-être et de soutenabilité sont parvenus à maturité et qu’ils peuvent désormais non seulement changer notre vision du monde économique mais notre monde économique lui-même ; donner à voir les types de choix qui se présentent aux décideurs privés et publics pour mener à bien ce changement. Les deux parties qui composent ce numéro mettent à cet égard clairement en lumière la question de l’échelle pertinente de la mesure du bien-être et de la soutenabilité.

La première partie de ce numéro est consacrée au sujet relativement nouveau de la mesure du bien-être territorial en France. Mesurer le bien-être là où il est vécu suppose en effet de descendre vers l’échelle locale la plus fine : la nécessité de mesurer et d’améliorer le bien-être humain au plus près des réalités vécues par les personnes, de même que l’ampleur des inégalités spatiales dans la France contemporaine impose la perspective territoriale. Il existe au moins deux raisons fortes qui font des territoires (régions, métropoles, départements, villes), plus que les États-nations, les vecteurs par excellence de la transition du bien-être et de la soutenabilité. La première tient à leur montée en puissance sous le double effet de la mondialisation et de l’urbanisation. La seconde tient à leur capacité d’innovation sociale. On parle à ce sujet, à la suite de la regrettée Elinor Ostrom, de « transition polycentrique » pour signifier que chaque échelon de gouvernement peut s’emparer de la transition du bien-être et de la soutenabilité sans attendre une impulsion venue d’en haut.

Monica Brezzi, Luiz de Mello et Éloi Laurent (« Au-delà du PIB, en-deçà du PIB : Mesurer le bien-être territorial dans l’OCDE ») donnent à voir les premiers résultats de travaux théoriques et empiriques conduits actuellement dans le cadre de l’OCDE (accessibles de manière interactive sur le site http://www.oecdregionalwellbeing.org/ ) pour mesurer certaines dimensions du bien-être au niveau régional et appliquer ces nouveaux indicateurs au cas français afin d’en tirer d’utiles enseignements pour les politiques publiques.

Robert Reynard (« La qualité de vie dans les territoires français ») propose un panorama des résultats obtenus récemment par l’Insee à l’aide d’indicateurs territoriaux de qualité de vie qui permettent de constituer une nouvelle typologie des espaces français mettant en évidence huit grands types de territoires, qui se distinguent à la fois par les conditions de vie de leurs habitants (emploi, revenus, santé, éducation, etc.) et par les aménités que les territoires offrent à leur population (cadre de vie, accès aux services, transports, etc.). La nouvelle représentation de la France qui en résulte constitue une aide précieuse à la décision pour ceux qui ont en charge les politiques visant l’égalité des territoires.

Kim Antunez, Louise Haran et Vivien Roussez (« Diagnostics de qualité de vie : Prendre en compte les préférences des populations ») reviennent sur l’approche développée dans le cadre de l’Observatoire des territoires et mettent en lumière les indicateurs, proposés à des échelles géographiques adaptées, qui permettent de rendre compte du caractère multidimensionnel de la qualité de vie en France. Ici aussi, des typologies de territoires explorent le lien entre les aménités variées des cadres de vie et les aspirations diverses des populations qui y résident, pour souligner les déséquilibres existants et les leviers d’action publique mobilisables pour les réduire.

Enfin, Florence Jany-Catrice (« La mesure du bien-être territorial : travailler sur ou avec les territoires ? ») insiste sur une dimension fondamentale de ce débat sur la mesure du bien-être territorial français : la participation des citoyens à la définition de leur propre bien-être. Elle montre notamment que la portée des indicateurs retenus dépend du fait que celles et ceux qui les élaborent travaillent sur les territoires ou avec eux, c’est dans ce dernier cas seulement que le territoire et ses habitants deviennent de véritables acteurs dans l’élaboration d’une vision partagée.

Mais mesurer la soutenabilité suppose, à l’inverse de ces approches localisées, de remonter l’échelle géographique vers le national et même le niveau global. C’est l’objet des articles de la seconde partie de ce numéro qui porte sur un sujet dont l’importance a été encore soulignée par la récente loi sur la transition énergétique : l’économie circulaire. Il y a ici une différence cruciale à opérer entre une économie apparemment circulaire, qui concernerait un produit ou une  entreprise et la véritable circularité économique, qui ne peut s’apprécier qu’en élargissant la boucle pour parvenir à une vision systémique.

C’est ce qu’entendent démontrer Christian Arnsperger et Dominique Bourg (« Vers une économie authentiquement circulaire : réflexions sur les fondements d’un indicateur de circularité ») en s’interrogeant sur les principaux aspects, enjeux et questionnements que les concepteurs d’un indicateur d’économie authentiquement circulaire, s’il devait un jour être bâti au plan formel et technique, devraient prendre en compte. Ils concluent notamment que sans une vision systémique orientée vers la réduction, le rationnement et la stationnarité propres à l’approche perma-culturelle, l’idée d’économie circulaire restera constamment vulnérable à une récupération peut-être bien intentionnée, mais finalement de mauvais aloi.

Vincent Aurez et Laurent Georgeault (« Les indicateurs de l’économie circulaire en Chine ») s’efforcent justement d’évaluer la pertinence et la portée réelle des outils d’évaluation développés ces dernières années par la Chine pour donner corps à une politique intégrée d’économie circulaire ayant pour objectif d’assurer la transition vers un modèle sobre en ressources et bas carbone. Ces instruments, à bien des égards uniques mais encore insuffisants, se distinguent par leur caractère systémique et multidimensionnel et constituent dès lors un apport original au champ des indicateurs de soutenabilité.

Finalement, Stephan Kampelmann (« Mesurer l’économie circulaire à l’échelle territoriale : une analyse systémique de la gestion des matières organiques à Bruxelles »), mobilisant la théorie des systèmes socio-écologiques, se livre à un exercice particulièrement novateur consistant à comparer, selon une batterie d’indicateurs d’impact économiques, sociaux et environnementaux, deux trajectoires possibles pour la gestion municipale des flux de matières organiques à Bruxelles : un traitement centralisé par biométhanisation et un traitement par compostage décentralisé.

Ainsi donc, si le bien-être se mesure le mieux à l’échelle locale, la soutenabilité, y compris celle des territoires, s’évalue correctement en tenant compte de l’impact ressenti au-delà des frontières locales ou nationales. Des arbitrages apparaissent alors entre ces dimensions, dont l’exploration et la possible transformation en synergies au niveau territorial et national constituent les chantiers les plus prometteurs ouverts par la transition du bien-être et de la soutenabilité.




After the Paris Agreement – Putting an end to climate inconsistency

By Eloi Laurent

If the contents of the 32-page Paris Agreement (and the related decisions) adopted on 12 December 2015 by COP 21 had to be summarized in a single phrase, we could say that never have the ambitions been so high but the constraints so low. This is the basic trade-off in the text, and this was undoubtedly the condition for its adoption by all the world’s countries. The expectation had been that the aim in Paris was to extend to the emerging markets, starting with China and India, the binding commitments agreed in Kyoto eighteen years ago by the developed countries. What took place was exactly the opposite: under the leadership of the US government, which dominated this round of negotiations from start to finish right to the last minute (and where the EU was sorely absent), every country is now effectively out of Annex 1 of the Kyoto Protocol. They are released from any legal constraints on the nature of their commitments in the fight against climate change, which now amount to voluntary contributions that countries determine on their own and without reference to a common goal.

In doing this, the Paris Agreement gives rise to a new global variable, which we can accurately track over the coming years: the factor of inconsistency, which compares objectives and resources. At the end of COP 21, this ratio was in the range of 1.35 to 2 (the climate objective chosen, specified in Article 2, lies between 1.5 and 2 degrees, whereas the sum of national voluntary contributions declared to reach this would lead to warming of 2.7 to 3 degrees). The question facing us now is thus the following: how to deal with this climate inconsistency by bringing the resources deployed into line with the ambitions declared (bringing the climate inconsistency factor to 1)?

The answers to this question were actually set out during the two weeks of COP 21, but they did not survive the negotiations between states and therefore were not included in the final text in an operational form. They are three in number: climate justice, the carbon price and the mobilization of territories.

Climate justice, whose decisive importance was rightly highlighted in particular in the opening speech of the French President (“It is in the name of climate justice that I speak to you today”) is actually contradicted in the text of the Agreement: while the text mentions the term “justice” only a single time, it provides that the parties recognize “the importance for some of the concept of ‘climate justice’”. The whole point of climate justice is precisely that its importance is not confined to only a few nations but concerns all the world’s countries. So there is still a huge amount to be done in this field, particularly on the question of the distribution of efforts at mitigation and adaptation.

The need to put a price on carbon (and thus give it social value), which has been gaining in support, as was highlighted from the opening of COP 21 under the aegis of Angela Merkel and the new Canadian government, still appeared in the penultimate version of the text. It disappeared from the final version (under the combined pressure of Saudi Arabia and Venezuela). Yet there is no doubt that it is by internalizing the price of carbon that we will put the economy at the service of the climate transition. But it seems at this point that the world’s governments have decided to outsource this internalization function to the private sector. It is necessary to quickly take this in hand, both internally and globally.

Finally, the way the Agreement deals with the crucial role of decentralized territories, both to compensate for the shortcomings of the nation states and to be laboratories for a low-carbon economy, is too brief and too vague. The summit organized by the Mayor of Paris on December 4 nevertheless showed clearly that towns, cities and regions have become full participants in the fight against climate change, reviving the spirit of the 1992 Rio Summit. It is essential to set up as quickly as possible an organization for genuine cooperation between the territories and the nation states, in France and elsewhere, to breathe life into the Paris Agreement.

It can be seen clearly in the light of these three decisive issues, that the most severe criticism that can be levelled at an architectural agreement, which is a programme of intentions rather than an actual plan for action, is not to be progressive and dynamic enough and not to anticipate sufficiently its own shortcomings and its coming outdatedness by opening the way for new principles, new instruments and new players. Moreover, what are we to make of the fact that we have to wait until 2020 for its implementation, while the signs of climate change are visible all around us?

The easing of this time constraint may well come from the big country that proved to be the most constructive before and during COP 21: China. It was China that, five days before the conclusion of the Agreement, was the source of the best climate news since the announcement of the slowing of Amazon deforestation in the 2000s: global CO2 emissions, after almost stabilizing in 2014, should decrease slightly in 2015. This decrease is due to their reduction in China under the combined impact of the economic slowdown (the decision to end hyper-growth) and the de-carbonization of growth (related to lower consumption of coal). This is in turn due to the increasingly strong pressure being placed by the Chinese people on their government, because they have understood that the economic development of their country is destroying the human development of their children. It can thus be hoped that China will contain global emissions over the five years between now and 2020 and thereby make the Paris Agreement more acceptable… on the condition of using this to put an end to climate inconsistency.

 




Après l’Accord de Paris, sortir de l’incohérence climatique

Par Eloi Laurent

S’il fallait résumer d’une formule la teneur des 32 pages de l’Accord de Paris (et des décisions afférentes) adopté le 12 décembre 2015 par la COP 21, on pourrait dire que jamais l’ambition n’a été aussi forte mais que jamais la contrainte n’a été aussi faible. C’est l’arbitrage fondamental du texte et sans doute était-ce la condition de son adoption par tous les Etats de la planète. On pensait que l’enjeu, à Paris, serait d’étendre aux pays émergents, à commencer par la Chine et l’Inde, les engagements contraignants acceptés à Kyoto voilà dix-huit ans par les pays développés. C’est exactement l’inverse qui s’est produit : sous l’impulsion du gouvernement américain, qui aura dominé de bout en bout et jusqu’à la dernière minute ce cycle de négociations (dont l’UE a été cruellement absente), tous les pays se trouvent désormais de fait hors de l’Annexe 1 du Protocole de Kyoto, libérés de toute contrainte juridique quant à la nature de leurs engagements dans la lutte contre le changement climatique, qui se résument à  des contributions volontaires qu’ils déterminent seuls et sans référence à un objectif commun.

Ce faisant, l’Accord de Paris fait apparaître une nouvelle variable climatique, dont on pourra suivre avec précision l’évolution au cours des prochaines années : le facteur d’incohérence, qui met en rapport objectifs et moyens. Au terme de la COP 21, ce ratio situe dans une fourchette qui va de 1,35 à 2 (la cible climatique choisie, indiquée à l’Article 2, est comprise entre 1,5 et 2 degrés tandis que la somme des contributions nationales volontaires visant à l’atteindre conduit à un réchauffement de 2,7 à 3 degrés). La question qui s’impose aujourd’hui est donc la suivante : comment sortir de l’incohérence climatique en alignant les moyens déployés sur les ambitions déclarées (et ramener le facteur d’incohérence climatique à 1) ?

Les réponses à cette question ont à vrai dire été formulées lors des deux semaines de la COP 21 mais elles n’ont pas survécu aux tractations entre Etats et ne figurent donc pas dans le texte final sous une forme opérationnelle. Elles sont au nombre de trois : la justice climatique, le prix du carbone et la mobilisation des territoires.

La justice climatique, dont l’importance décisive a été soulignée à juste titre notamment par le Président français dès son discours d’ouverture (« C’est au nom de la justice climatique que je m’exprime aujourd’hui devant vous »), fait l’objet d’un contresens dans le texte de l’Accord : alors qu’il ne mentionne qu’une fois le terme « justice », celui-ci dispose que les parties reconnaissent « l’importance pour certains de la notion de justice climatique ». Tout le point de la justice climatique est précisément qu’elle ne concerne pas certaines nations mais toutes, ensemble. Tout reste donc à faire sur ce terrain, et notamment sur la question de la répartition des efforts d’atténuation et d’adaptation.

La nécessité de donner un prix au carbone (et donc de lui conférer une valeur sociale), dont l’affirmation croissante aura été mise en lumière dès l’inauguration de la COP 21 sous l’égide d’Angela Merkel et du nouveau gouvernement canadien, figurait encore dans l’avant-dernière version du texte. Elle a disparu de la dernière mouture (sous la pression combinée de l’Arabie Saoudite et du Venezuela). Il ne fait pourtant pas de doute que c’est en internalisant le prix du carbone que l’on mettra le système économique au service de la transition climatique. Mais il semble à ce stade que les Etats aient choisi d’externaliser cette fonction d’internalisation au secteur privé. Il leur faudra vite reprendre la main, au plan interne et mondial.

Enfin, le rôle essentiel des territoires, à la fois pour compenser les insuffisances des Etats et pour constituer des laboratoires de l’économie bas-carbone, est trop rapidement et vaguement mentionné dans l’Accord. Le sommet organisé par la Mairie de Paris le 4 décembre a pourtant bien montré que les villes, les métropoles et les régions sont devenues des acteurs à part entière de la lutte contre le changement climatique, renouant avec l’esprit du sommet de Rio de 1992. Il faudra mettre en place, au plus vite, une véritable instance de coopération entre les territoires et les Etats nations, en France et ailleurs, pour faire vivre l’Accord de Paris.

On le voit bien à la lumière de ces trois enjeux déterminants, la critique la plus sévère que l’on peut adresser à un accord d’architecture, qui est un programme d’intentions plutôt qu’un véritable plan d’action, est de n’être pas assez évolutif et dynamique et de ne pas davantage anticiper ses propres insuffisances et son dépassement futur en ouvrant la voie à de nouveaux principes, de nouveaux instruments et de nouveaux acteurs. En outre, comment comprendre qu’il faille patienter jusqu’en 2020 pour sa mise en œuvre, alors que les signes du dérèglement climatique sont partout visibles ?

Le desserrement de cette contrainte temporelle viendra peut-être du grand pays qui s’est montré le plus constructif avant et pendant la COP 21 : la Chine. C’est de Chine qu’est venue, cinq jours avant la conclusion de l’Accord, la meilleure nouvelle climatique depuis l’annonce du ralentissement de la déforestation amazonienne au cours de la décennie 2000 : les émissions mondiales de CO2, après avoir connu une quasi-stabilisation en 2014, devraient légèrement diminuer en 2015. Cette atténuation tient à leur fléchissement en Chine sous l’effet combiné de la décélération économique (la sortie choisie de l’hyper-croissance) et de la dé-carbonisation de la croissance (liée à la moindre consommation de charbon). Cette baisse elle-même s’explique par la pression de plus en plus forte des Chinois sur leur gouvernement, car ils ont compris que le développement économique de leur pays est en train de détruire le développement humain de leurs enfants. On peut donc espérer que la Chine contienne les émissions mondiales dans les cinq années qui nous séparent de 2020 et rende l’attente de l’Accord de Paris plus supportable. A condition de la mettre à profit pour sortir de l’incohérence climatique.




Nouvelle économie régionale et réforme territoriale

Par Guillaume Allègre, Gérard Cornilleau, Éloi Laurent et Xavier Timbeau

A l’heure des élections régionales et de la création de nouvelles régions et de métropoles, un numéro de la Revue de l’OFCE (n° 143, novembre 2015) aborde les questions déterminantes pour les politiques publiques territoriales.

L’économie régionale met en jeu non pas un mais deux espaces : les régions et le cœur de celles-ci, les métropoles. L’attention à ces deux espaces, dont on peut dire qu’ils ont été les impensés du deuxième « acte » de la décentralisation en France, a largement déterminé les trois lois de la réforme régionale de 2014-2015. La loi MAPTAM du 27 janvier 2014 affirme l’importance des métropoles dès son intitulé : « loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles ». Elle crée la métropole du Grand Paris qui regroupera les communes de Paris et de la petite couronne à compter du 1er janvier 2016, la métropole de Lyon et celle d’Aix-Marseille-Provence, ainsi que neuf autres métropoles régionales dites de droit commun (Toulouse, Lille, Bordeaux, Nantes, Nice, Strasbourg, Rennes, Rouen, Grenoble).  La loi  du 16 janvier 2015 relative à la délimitation des régions fait quant à elle passer de 22 à 13 le nombre de régions également à compter du 1er janvier 2016. La loi du 7 août 2015 portant Nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) parachève l’édifice en confiant de nouvelles compétences à ces nouvelles régions.

Si on voit bien l’influence de l’économie géographique et son souci d’efficience spatiale sur la réforme territoriale, on perçoit nettement moins dans les réformes envisagées les limites de celles-ci et la question pourtant centrale de l’égalité des territoires. C’est donc à l’aune de la double question de l’efficience et de l’équité qu’il convient d’interroger la nouvelle économie régionale française que dessine la réforme territoriale. Quelle relation entre la taille des zones d’emploi et leur performance économique et sociale ? Avec quels indicateurs doit-on mesurer le développement économique, social et environnemental des territoires ? Certaines organisations territoriales sont-elles plus efficaces que d’autres ? Les mesures favorisant l’égalité entre les territoires sont-elles un frein ou un accélérateur du développement économique ? Existe-t-il une taille optimale des régions ?  Peut-on envisager une tension entre régions légales et régions réelles et/ou vécues ?

Quelle relation entre la taille des zones d’emploi et leur performance économique et sociale ? 

Dans sa contribution, Jean-Claude Prager nous rappelle que la concentration spatiale des activités et la croissance économique sont deux phénomènes historiques difficiles à séparer. Il l’attribue à l’importance des effets d’agglomération. Cependant, la taille des villes s’accompagne également de coûts environnementaux et de congestion de plus en plus grands. Il n’y a donc pas de réponse générale à la taille optimale des villes dans la mesure où la qualité de la gouvernance joue un rôle déterminant dans l’équilibre entre les bénéfices et les coûts associés. Pour Laurent Davezies, la taille de la région et la qualité du fonctionnement des marchés sont des facteurs majeurs de croissance. La taille et la densité offrent en effet un meilleur appariement des offres et des demandes sur les différents marchés, notamment sur le marché du travail. L’efficacité des marchés urbains est tout de même conditionnée aux politiques publiques d’urbanisation et notamment à l’efficacité des systèmes de transports. A l’inverse, pour Olivier Bouba-Olga et Michel Grossetti, si les effets d’agglomération sont statistiquement significatifs, l’ampleur de ces effets est faible et les données présentent des limites. Pour les auteurs, il est hasardeux de justifier sur une base aussi fragile une politique de concentration de l’activité économique dans quelques métropoles.

Avec quels indicateurs doit-on mesurer le développement économique, social et environnemental des territoires ? 

Olivier Bouba-Olga et Michel Grossetti critiquent l’utilisation du PIB régional par habitant, qui serait un très mauvais indicateur de performance des régions.  Premièrement, c’est le PIB par emploi et non par habitant qui permet de mesurer la productivité apparente du travail. Deuxièmement, les auteurs soulignent que les différences de productivité apparente sont liées à des effets de composition et d’interdépendance. Par exemple, si l’Île-de-France est plus productive c’est parce qu’elle abrite les  sièges sociaux et une part importante des très hautes rémunérations. Mais toutes les régions ne peuvent pas imiter cette stratégie. Laurent Davezies reconnaît que le concept de PIB territorialisé pose de nombreux problèmes conceptuels et statistiques mal résolus. Pourtant, il considère que celui calculé par l’INSEE est très proche de l’idée raisonnable que l’on peut se faire de la contribution de la région à la création de richesse nationale. Pour l’auteur, la surproductivité de l’Île-de-France n’est pas qu’un artefact statistique. Il souligne ainsi que la part de la région dans les rémunérations versées (32,9%) et dans le PIB marchand (37%) est même supérieure à la part dans le PIB national (30,5%).

Dans un article retraçant les mutations économiques du Nord-Pas-de-Calais, Grégory Marlier, Thomas Dallery et Nathalie Chusseau  proposent de compléter le PIB régional par des indicateurs alternatifs d’inégalités territoriales et de développement humain (IDH2). Ce dernier indicateur qui reprend la santé, l’éducation et le niveau de vie comme dimensions, place le Nord-Pas-de-Calais en dernière position des régions françaises. La déclinaison communale de l’indicateur de développement humain (IDH4) met en évidence des contrastes importants à l’échelle infrarégionale.

Dans une contribution sur les stratégies de développement régional dans l’OCDE, Joaquim Oliveira Martins et Karen Maguire  présentent un ensemble d’indicateurs proposés par l’OCDE en 2014 pour mesurer le bien-être régional. Ces indicateurs capturent neuf dimensions du bien-être : revenu, emploi, logement, santé, éducation et compétences, qualité de l’environnement, sécurité personnelle, engagement civique et accès aux services.

Certaines organisations territoriales sont-elles plus efficaces que d’autres ?

Selon Joaquim Oliveira Martins et Karen Maguire, les études récentes de l’OCDE ont montré qu’une fragmentation des gouvernements municipaux peut avoir des effets négatifs sur la productivité des régions, notamment dans les zones métropolitaines. Les auteurs soulignent que l’on compte environ 1 400 collectivités locales dans l’agglomération de Paris. Or, un doublement des gouvernements locaux peut réduire de presque autant l’avantage en termes d’économies d’agglomération du doublement de la taille d’une ville. Laurent Davezies critique lui aussi la fragmentation communale et appelle à plus de politiques urbaines intégrées. Il souligne que la dernière loi sur l’organisation territoriale de la République va dans ce sens.

Pour Jean-Claude Prager, la qualité de la gouvernance des régions et des métropoles est importante pour leur prospérité mais elle ne peut cependant pas se réduire à des seuls critères formels. Elle dépend de la personnalité des dirigeants et de leurs capacités à mettre en œuvre des stratégies de différenciation économique des territoires.

Jacques Lévy critique pour sa part le faible poids des budgets régionaux (en moyenne, un peu plus de 1% du PIB), qui ne donne pas aux régions les moyens de gérer leur développement.

Les mesures favorisant l’égalité entre les territoires sont-elles un frein ou un accélérateur du développement économique ? 

Selon Jean-Claude Prager, le bilan des politiques de rééquilibrage régional est controversé, notamment parce qu’elles ne font pas la différence entre les individus concernés et les territoires administratifs. Selon l’auteur, le soutien financier aux régions moins riches peut avoir pour effet principal de faire bénéficier d’effets d’aubaine les personnes les mieux dotées de ces régions, celles dont la capacité de captation des subventions publiques est forte, sans nécessairement profiter principalement aux plus démunis de leur région. L’auteur conclut que l’efficacité et l’égalité des chances sont mieux assurées avec le développement du capital humain.

Cette stratégie peut être rendue difficile car, comme le soulignent Arnaud Degorre, Pierre Girard et Roger Rabier, les espaces métropolitains ont tendance à capter les ressources rares et notamment les travailleurs qualifiés qui sont également les plus mobiles. Au jeu des migrations résidentielles, la vaste majorité des territoires enregistrent des départs des plus qualifiés, au profit en premier lieu de l’agglomération parisienne, mais aussi des métropoles en région, dont Toulouse, Grenoble, Lyon et, dans une moindre mesure, Montpellier et Lille.

Existe-t-il une taille optimale des régions ? Peut-on envisager une tension entre régions légales et régions réelles et/ou vécues ? 

Jacques Lévy revient sur les quatre erreurs de la réforme régionale. C’est une action top-down technocratique qui ignore les habitants. Elle découpe le grand (la région) avant le petit (le local). Elle définit des frontières avant de définir des compétences. Enfin, elle évite de supprimer le Conseil de département. L’auteur avance une proposition alternative de carte régionale rapprochant les régions vécues des régions administratives. Il privilégie une démarche bottom-up et définit en premier lieu 771 pays de taille très variable (de 3 000 à 12 millions d’habitants) puis propose une nouvelle carte des régions en analysant les interconnexions entre pays. Les régions n’ont pas toutes la même taille car elles sont le produit d’équilibres différenciés entre ressources objectives (démographie, formation, système productif, niveau d’urbanisation) et ressources subjectives (identification, mémoire, projet). C’est ainsi que pour l’auteur la Corse (300 000 habitants) et l’ensemble du Bassin parisien (22,2 millions d’habitants) sont tous deux légitimes comme région.




La justice climatique, sésame de la COP 21

par Eloi Laurent

Les négociations climatiques ne peuvent pas se limiter à une discussion technique entre experts sur la foi de données scientifiques : elles doivent prendre la forme d’un dialogue politique ouvert nourri par une réflexion éthique qui implique les citoyens. Sur quoi doit porter ce dialogue ? Alors que la COP 21 s’ouvre dans deux mois à Paris, il apparaît de plus en plus clairement que la clé d’un possible accord n’est pas l’efficacité économique mais la justice sociale. La « croissance verte » est une ambition du siècle passé qui n’a qu’un faible pouvoir mobilisateur dans un monde rongé par les injustices. Il importe bien plutôt de souligner le potentiel d’égalité d’une action résolue contre le changement climatique, au plan national et global.

Trois enjeux permettent de comprendre que la justice sociale se trouve au cœur des négociations climatiques. Le premier tient au choix des critères de répartition du budget carbone entre les pays en vue d’atténuer le changement climatique (environ 1 200 milliards de tonnes de carbone qu’il nous reste à émettre dans les trois à quatre prochaines décennie pour limiter la hausse des températures terrestres autour de 2 degrés d’ici à la fin du 21e siècle). Divers indicateurs peuvent être utilisés à la fois pour estimer ce budget carbone et pour le répartir équitablement entre les pays, et ces indicateurs doivent être débattus, mais on ne pourra pas, en tout état de cause, faire l’impasse sur cet enjeu à Paris. On peut montrer que l’application d’un critère hybride, mais relativement simple de justice climatique, aboutit à diviser par presque deux les émissions mondiales dans les trois prochaines décennies, ce qui permet de garantir l’objectif des 2 degrés et même de viser une hausse des températures proche de 1,5 degré, renforçant ainsi le caractère juste de cette règle commune à l’égard des pays et des groupes sociaux les plus vulnérables.

Le deuxième enjeu est celui de l’adaptation au changement climatique, c’est-à-dire à la fois l’exposition et la sensibilité différenciée, selon les pays et les groupes sociaux, à l’égard des phénomènes climatiques extrêmes et la hausse des températures planétaires. Il importe ici aussi de choisir des indicateurs pertinents de vulnérabilité climatique pour répartir justement les financements disponibles (qui devront être portés à 100 milliards de dollars par an dès 2020). Mais, il sera très difficile de mobiliser les sommes nécessaires sans faire évoluer les négociations climatiques de la logique quantitative actuelle vers une logique de prix (version anglaise ici).

Enfin, le combat contre les inégalités apparaît comme le moyen le plus efficace d’impliquer les citoyens dans le dialogue climatique. La lutte contre le changement climatique doit être comprise non pas comme une menace sociale ou une opportunité de profit mais comme un levier d’égalité : une chance de réduire les disparités de développement humain entre les pays et au sein des pays.

Le cas de la Chine montre comment la contrainte de la réduction des émissions de CO2 peut se transformer en instrument de réduction des inégalités : la limitation de la consommation de charbon réduit, simultanément, les émissions de gaz à effet de serre du pays et les dégâts des particules fines sur la santé des Chinois, ceux-ci étant répartis de manière très inégale sur le territoire et donc au sein de la population. Il en va de même de la souhaitable régulation du trafic automobile dans les zones urbaines françaises, qui représenterait à la fois un gain sanitaire et une réduction des émissions liées à la mobilité. Ce double dividende climat-santé (réduire les émissions afin de contenir le réchauffement a un effet indirect, l’amélioration de la santé) doit donc être mis au cœur des négociations de Paris. La lutte contre le changement climatique est une chance de réduire des inégalités qui s’annoncent ravageuses : en croisant la carte « sociale » et la carte « climatique », nous pouvons ainsi prévoir que l’impact des canicules sera le plus fort dans les régions où l’exposition climatique est importante et où la part des personnes âgées isolées est élevée. Le risque climatique est un risque social-écologique. L’inégalité face à ce risque est une inégalité environnementale. La COP 21 n’a pas pour but de « sauver la planète » et encore moins de « sauver la croissance » mais de « sauver notre santé » en protégeant les plus vulnérables du pire de la crise climatique.

 




A new economic world. Measuring well-being and sustainability in the 21st century

Éloi Laurent and Jacques Le CacheuxUn nouveau monde économique, Mesurer le bien-être et la soutenabilité au 21e siècle, Odile Jacob, 2015.

Introduction: Measuring the possibles

“Let no one ignorant of geometry enter here!”

Inscription over the doors of Plato’s Academy in Athens

 

We live under the reign of gross domestic product (GDP) – 2014 marked its seventieth anniversary. Created by the American economist Simon Kuznets at the dawn of the 1930s, GDP was adopted as an international standard for sovereign accounting at the conference held by the WW2 Allies in July 1944 in the small town of Bretton Woods, in the middle of nowhere. GDP is used to measure monetizable market activities and is the benchmark of economic growth and living standards, and as such over the decades it has become the ultimate measure of nations’ success – precise, robust and comparable.

But GDP, like the conventional economic indicators for which it is the standard bearer, is very rapidly losing its relevance in the early 21st century, for three basic reasons. First, economic growth, which was so strong in the initial post-war decades (1945-1975), is gradually fading in the developed countries, rendering its pursuit an increasingly vain hope for public policy. Second, objective and subjective well-being – that is to say, what makes life worth living – is increasingly disconnected from economic growth. Finally, GDP tells us nothing about environmental sustainability, that is, the compatibility of our well-being today with the long-term health of the ecosystems on which that ultimately depends – even though this is certainly the major challenge facing our century.

For these three reasons, all over the world growing numbers of researchers [1] and policy makers are recognizing that the standard economic indicators that still guide public debate are in fact misleading compasses that distort our horizons. In contrast, by trying to measure well-being, an effort is now underway to identify the real determinants of human prosperity, going beyond material conditions like national output and personal income. By bringing together the elements required for sustainability (that is to say, dynamic well-being), they are undertaking the even more difficult task of understanding the conditions required for human development to go forward and sustain itself over time, under increasingly powerful ecological constraints.

This effort at understanding is important for two main reasons: because non-measurability leads to invisibility (what is not counted does not count); and because, conversely, measuring means governing: our indicators determine our policies, and rarely for the better. Opening up the range of human well-being means finding ways to overcome short-sighted trade-offs between economic, social and environmental factors. And situating human development within the framework of sustainable development will avoid blind destruction. But how do we take the full measure of our new economic world?

Let’s start from the current situation: economic growth as measured by GDP seems, despite a few ups and downs, to have run its course since about 2000 in France, in Europe, and in quite a few developed countries and even emerging countries. A debate has recently arisen, kicked off, as is common, in the US, about the causes of this stagnation. As far back as the early 1990s hypotheses were advanced for this (the structural weakening of innovation; economic policy mistakes with lasting effects; impoverishing globalization; job-destroying automation), and there have been more or less alarmist predictions about the tragic fate of the West in a world it no longer dominates as it once did. Though these debates are somewhat interesting, they fail to address the core issue: whether or not economic growth returns, it is not synonymous with people’s welfare or social sustainability.

Strictly speaking, economic growth has returned in Europe and even more so in the United States since 2010. It is resulting in an “invisible recovery” for the population, whose daily reality is light years away from the official optimism. The gap between policy makers and their constituents about the real state of the economy is so gaping that it now seems as if there are two parallel universes that are unaware of each other. In Europe, sluggish growth barely masks a harsh social regression, especially in France, where living standards are inexorably declining, reversing a trend that is over forty years old. In the US, once deflated of finance and income inequality, the wondrous but very recent economic expansion has brought nothing for 99% of the population. The Wealth of Nations, alongside the poverty of the people…

On the other hand, the collapse of economic wealth, however significant, cannot express the brutality of the civilizational destruction being inflicted on Greece, in the context of the European crisis, in the name of “fiscal discipline”[2].

In the meantime, there is a lack of general awareness that every day climate change, the loss of biodiversity and deteriorating ecosystems are undermining not only our own future quality of life, but also that of those who will follow us.

For all these reasons, we already know that the “return to growth” being announced in France for 2015 and 2016 will disappointment expectations. The point is not therefore to attempt to force the pace by feeding an ailing boiler with, if need be, the wood that makes up our ship, but to equip ourselves with a reliable compass to avoid a shipwreck and to navigate as smoothly as possible on the seas of the new economic world.

the rest of the introduction can be read [in French] on the Odile Jacob website: http://www.odilejacob.fr/catalogue/sciences-humaines/economie-et-finance/un-nouveau-monde-economique_9782738132901.php


[1] In the French-speaking world, we salute the pioneering and stimulating work of Dominique Méda, Florence Jany-Catrice, Jean Gadrey and Isabelle Cassiers, who for many years have identified and written accurately about the limitations of GDP and the narrow horizons set by economic growth.

[2] While GDP has fallen by 25% in Greece since 2009, the decline in health indicators (lower life expectancy, increasing number of suicides, rising infant mortality, the financial strangulation of the public health care system, etc.) is much more worrying for the future of the Greek people.




Un nouveau monde économique. Mesurer le bien-être et la soutenabilité au 21e siècle

Éloi Laurent et Jacques Le Cacheux, Un nouveau monde économique, Mesurer le bien-être et la soutenabilité au 21e siècle, Odile Jacob, 2015.

Introduction : La mesure des possibles

« Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre ! »

Devise inscrite au fronton de l’Académie fondée par Platon à Athènes.

 

Nous vivons sous le règne du produit intérieur brut (PIB), dont l’année 2014 a marqué le soixante-dixième anniversaire. Créé par l’économiste américain Simon Kuznets à l’orée des années  1930, le PIB fut adopté comme norme internationale de la comptabilité souveraine lors de la conférence qui se tint entre puissances alliées dans la petite bourgade de Bretton Woods, au beau milieu de nulle part, en juillet 1944. Mesure des activités marchandes monétisables, indicateur de référence de la croissance économique  et du niveau de vie, le PIB est devenu au fil des décennies l’étalon suprême de la réussite des nations, précis, robuste et comparable.

Mais le PIB, comme les indicateurs économiques conventionnels dont il est l’étendard, perd à grande vitesse sa pertinence dans notre début de 21e  siècle pour trois raisons fondamentales. Tout d’abord, la croissance économique, si forte dans les décennies d’après-guerre (1945-1975), se dissipe peu à peu dans les pays développés et devient en conséquence  un objet de poursuite de plus en plus vain pour les politiques publiques.  Ensuite,  le bien-être objectif et subjectif– c’est-à-dire ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue – est de plus en plus déconnecté  de la croissance économique.  Enfin, le PIB ne nous dit rien de la soutenabilité environnementale, c’est- à-dire de la compatibilité entre notre bien-être d’aujourd’hui et la vitalité à long terme  des écosystèmes dont il dépend  en dernier ressort, alors que c’est à coup sûr l’enjeu majeur de notre siècle.

Pour ces trois raisons, partout dans le monde,  des chercheurs[1] et responsables politiques reconnaissent en nombre  croissant que les indicateurs économiques standard qui orientent encore le débat public sont à la fois des horizons trompeurs et des boussoles faussées. En tentant de mesurer le bien-être, ils s’efforcent de cerner les véritables déterminants de la prospérité humaine, au-delà des seules conditions matérielles et notamment  de la production nationale et du revenu des personnes. En assemblant les éléments de la soutenabilité (c’est-à-dire du bien-être dynamique), ils se livrent à une tâche encore plus ardue consistant à comprendre  à quelles conditions le développement humain  peut se projeter et se maintenir dans le temps, sous une contrainte écologique de plus en plus forte.

Cet effort de compréhension  importe pour deux raisons essentielles : parce que la non-mesurabilité  induit  l’invisibilité (ce qui n’est pas compté ne compte pas) ; parce qu’à l’inverse, mesurer, c’est gouverner : nos indicateurs déterminent  nos politiques, rarement pour le meilleur.  Ouvrir l’éventail du bien-être humain,  c’est se donner les moyens de surmonter les arbitrages à courte vue entre l’économique, le social et l’environnemental. Encastrer le développement humain dans le développement soutenable, c’est éviter une forme d’autodestruction aveugle.  Mais comment prendre la pleine  mesure de notre nouveau monde économique ?

Partons de la situation actuelle : la croissance économique mesurée  par le PIB paraît, à quelques  soubresauts près, s’épuiser depuis l’an 2000 en France,  en Europe  et dans bon nombre de pays développés et même  émergents. Un débat, parti comme souvent des États-Unis, s’est récemment  ouvert sur les causes de cette atrophie.  On  y retrouve des hypothèses déjà avancées au début des années 1990 (affaiblissement structurel de l’innovation, erreurs de politique économique  aux effets durables, mondialisation appauvrissante, robotisation dévoreuse d’emploi) et des prédictions plus ou moins alarmistes sur le destin tragique de l’Occident dans un monde  qu’il ne domine plus autant qu’auparavant. Ces débats sont en partie intéressants, mais ils font l’impasse sur l’enjeu fondamental : que la croissance économique revienne ou pas, elle n’est synonyme ni de bien-être des personnes, ni de soutenabilité des sociétés.

À vrai dire, la croissance économique  est revenue en Europe et plus encore aux États-Unis depuis l’année 2010. Elle s’y traduit par une « reprise invisible » pour les citoyens, dont la réalité quotidienne est à cent lieues de l’optimisme officiel. Le fossé entre les décideurs politiques et leurs électeurs sur l’état réel de l’économie est tellement  béant qu’il semble désormais y avoir deux univers parallèles qui s’ignorent mutuellement.  En Europe, la croissance molle masque mal une régression sociale dure, notamment  en France, où le niveau de vie baisse désormais inexorablement, inversant une tendance vielle de quarante ans. Aux États-Unis,  une  fois déflatée de la finance  et des inégalités de revenu, la mirifique mais très récente expansion économique  se révèle nulle  pour 99 % de la population.  Richesse  des nations, pauvreté des habitants…

À l’inverse, l’effondrement de la richesse économique,  aussi important  soit-il, ne  peut  traduire  la brutalité  de la destruction civilisationnelle infligée à la Grèce,  dans le contexte de la crise européenne,  au nom de la « discipline budgétaire  »[2].

Et pendant ce temps-là, le changement  climatique, les atteintes à la biodiversité et la dégradation des écosystèmes entament chaque jour un peu plus, dans la méconnaissance générale, notre qualité de vie future et celle de ceux qui nous suivront.

Pour toutes ces raisons, nous savons déjà que le « retour de la croissance », que l’on annonce en France pour 2015 et 2016, sera une  attente  déçue.  L’enjeu n’est donc  pas de tenter  de forcer l’allure en alimentant  une  chaudière  poussive au besoin en désossant la coque de notre navire mais de se doter d’une boussole fiable pour éviter le naufrage et naviguer aussi paisiblement que possible sur les eaux du nouveau monde économique…

…la suite de l’introduction à feuilleter sur le site d’Odile Jacob : http://www.odilejacob.fr/catalogue/sciences-humaines/economie-et-finance/un-nouveau-monde-economique_9782738132901.php


[1] Dans le monde francophone, saluons les travaux précurseurs et nourris de Dominique Méda, Florence Jany-Catrice, Jean Gadrey et Isabelle Cassiers qui voient et écrivent juste sur les limites du PIB et l’étroitesse de l’horizon de la croissance économique depuis de nombreuses années.

[2] Le PIB a certes baissé de 25 % en Grèce depuis 2009, mais le recul des indicateurs de santé (baisse de l’espérance de vie, hausse des suicide, hausse de la mortalité infantile, asphyxie financière du système public de soin, etc.) est beaucoup plus préoccupant encore pour l’avenir de la population grecque.