Le solaire refroidit les relations sino-européennes

par Sarah Guillou

Début juillet 2013, c’est encore une entreprise de l’industrie du solaire, Conergy, qui est déclarée en faillite. La sortie de cette entreprise allemande, créée en 1998, illustre la fin d’un cycle pour l’industrie solaire. Cette faillite s’ajoute à une série de fermetures et de liquidations, tous pays confondus, qui ont ponctué la montée de la tension commerciale entre les Etats-Unis et l’Europe d’un côté et la Chine de l’autre au sujet des panneaux solaires (voir La Note de l’OFCE : « Le crépuscule de l’industrie solaire, idole des gouvernements », n° 32 du 6 septembre 2013). Au sommet de cette tension, en mai, la Commission européenne a décidé de menacer la Chine de droits de douanes de plus de 45 %. La guerre commerciale conclut une décennie d’engagements des gouvernements comme s’il s’agissait de sauver les deniers publics investis. Mais, elle signe surtout l’échec industriel d’une politique énergétique mondiale non coopérative.

Des débuts industriels prometteurs mais chaotiques

Amorcée au début des années 2000, l’idolâtrie gouvernementale en faveur du solaire, partagée des deux côtés de l’Atlantique, mais aussi dans les économies émergentes (et singulièrement la Chine) a certes propulsé l’énergie solaire au premier rang des énergies renouvelables, mais a aussi alimenté de nombreux déséquilibres de marché et de fortes turbulences industrielles. Alors que le prix du pétrole ne cessait d’augmenter de 2000 à 2010, la nécessité d’accélérer la transition énergétique et les engagements du protocole de Kyoto ont poussé les gouvernements à soutenir la production d’énergie renouvelable dont l’énergie solaire a été la grande bénéficiaire. De fait, l’industrie mondiale a connu une croissance gigantesque depuis 2004 : elle a crû de plus de 600 % de 2004 à 2011.

Le soutien public, accompagné d’investissements privés, a suscité des entrées massives sur le marché qui ont déstabilisé le prix de la ressource principale, le silicium, dont la quantité ne pouvait s’ajuster aussi rapidement. Les fluctuations du prix du silicium au gré des déséquilibres sur le marché des panneaux photovoltaïques ont créé une grande instabilité d’approvisionnement de la ressource principale s’ajoutant à l’incertitude technologique des entreprises qui cherchaient à innover dans le secteur (comme l’entreprise américaine Solyndra qui a finalement déposé le bilan en 2013).

La guerre commerciale pour une étoile

L’accélération de la domination chinoise sur l’industrie a pour sa part affecté  l’incertitude concurrentielle. La Chine est aujourd’hui le premier marché mondial et l’implication du gouvernement chinois dans le développement de l’industrie est sans égal. Aujourd’hui troisième pays au classement en termes de capacités installées (après l’Allemagne et l’Italie), la Chine est également le premier producteur mondial de panneaux solaires. Elle totalise aujourd’hui la moitié de la production mondiale de panneaux alors qu’elle en produisait seulement 6 % en 2005. Les producteurs chinois ont bénéficié d’un soutien massif des gouvernements central et locaux, ce qui a aussi participé à saturer le marché chinois.

La Chine, au-delà du soutien public, bénéficie d’un indéniable avantage de coût du travail qui rend l’activité de fabrication de panneaux solaires très compétitive – les étapes plus intenses en technologie se situent en amont dans cette industrie au niveau de la cristallisation du silicium et du découpage en tranches. Outre cet avantage compétitif, les producteurs chinois sont accusés de dumping, c’est-à-dire de vendre en dessous du coût de production. Leur compétitivité est donc sans égal mais … de plus en plus contestée. Les Etats-Unis ont décidé en octobre 2012 d’imposer des droits de douane sur les importations de cellules et de modules chinois faisant varier les taxes anti-dumping de 18,3 à 250% (pour les nouveaux entrants) selon les entreprises.

L’Europe, qui importe beaucoup plus d’éléments photovoltaïques de Chine que les Etats-Unis, a tout d’abord décidé de s’orienter vers l’imposition de droits anti-dumping et a ouvert une enquête en septembre 2012, déclenchée par une plainte d’EU ProSun – une association sectorielle de 25 fabricants européens de modules solaires – concernant les importations de panneaux et de modules en provenance de Chine. La Commission a finalement décidé en juin 2013 d’imposer un droit de douane de 11,2% sur les panneaux solaires tout en menaçant de le faire grimper à 47% si la Chine ne modifiait pas sa position en termes de prix d’ici le 6 août .

La contre-attaque de l’Empire

La contre-attaque n’a pas tardé : la Chine a décidé en juillet 2013 d’instaurer des droits anti-dumping sur les importations de silicium en provenance des Etats-Unis et de la Corée du Sud. La menace plane aussi sérieusement sur les acteurs européens : la Chine est un des plus gros marchés pour les exportateurs de silicium européen (870 millions de dollars en 2011).

Cette guerre commerciale révèle essentiellement une position défensive des concurrents industriels de la Chine face à une politique de soutien qu’ils jugent disproportionnée et déloyale et ceci alors que la Chine n’a cessé ces dix dernières années de grignoter les emplois industriels de ses concurrents. Mais on peut évidemment s’interroger sur la logique industrielle de cette politique commerciale.

Tout d’abord, elle contredit les précédentes politiques des gouvernements en matière de promotion de l’énergie solaire. L’arbitrage entre les objectifs du changement climatique (disposer des outils de transition énergétique à bas coût) et la rentabilité et pérennité de l’industrie semble avoir été tranché en faveur du second. Ensuite, elle soutient cette fois-ci les producteurs directement mais pourrait handicaper les installateurs, les cabinets d’études préalables à l’installation et les fabricants de panneaux à partir de composants chinois. Enfin, elle expose sérieusement à des représailles commerciales qui pourraient coûter cher, que ce soit aux exportateurs de silicium poly-cristallin, de machines servant à l’industrie solaire ou encore d’autres industries comme le vin ou les voitures de luxe.

Par crainte d’une probable non approbation d’une majorité des pays membres ou pour « fouetter d’autres dragons » plus librement (le conflit des télécoms à venir), l’accord obtenu fin juillet par le Commissaire Karel De Gucht et validé par la Commission européenne le 2 août, ne devrait pas entraîner de représailles commerciales ni perturber trop fortement l’approvisionnement du marché. Il engage près de 90 producteurs chinois à ne pas vendre en dessous de 56 centimes d’euro par watt de puissance. Ce prix est un compromis entre ce qui est jugé cohérent avec le coût de production chinois et le prix moyen actuel sur le marché d’un côté et ce qui est acceptable par les concurrents européens de l’autre.

Au final, au cours de cette décennie (2002-2012), l’industrie du solaire photovoltaïque est indéniablement devenue globale et fortement concurrentielle, et ceci en dépit d’un net  interventionnisme des gouvernements. En réalité, même les gouvernements se sont fait concurrence. A présent, ils règlent leurs conflits en jouant avec les règles du commerce international. Le soutien coûteux de l’Etat aura propulsé le développement de la filière de manière inespérée : en créant un excès d’offre, le prix du panneau solaire a fortement chuté et a accéléré l’incroyable boom du solaire. Le solaire représente en 2013 plus de 2 % de l’électricité consommée dans l’Union européenne. Cette percée du solaire s’est accompagnée de nombreuses sorties du marché mais aussi d’entrées, sans qu’une concentration significative des acteurs ne se soit pour le moment produite. Le choix du retrait public en faveur de la politique commerciale est une nouvelle page de l’histoire de cette industrie dont les motivations ne relèvent plus de la politique énergétique et guère davantage de la politique industrielle. Evidemment il n’y a pas de crépuscule sans une prochaine aube. Mais l’aube de demain sera certainement faite d’un autre « solaire ». L’avenir européen de la fabrication de panneaux solaires passera par l’innovation technologique non pour en réduire le coût mais pour en augmenter les performances.




Trop de finance tue-t-il la croissance ?

par Jérôme Creel, Paul Hubert et Fabien Labondance

Existe-t-il un niveau optimal de financiarisation de l’économie ? Un document de travail du FMI écrit par Arcand, Berkes et Panizza (2012) s’intéresse à cette question et tente d’évaluer empiriquement ce niveau. Il met en avant les effets négatifs engendrés par une financiarisation trop approfondie.

La financiarisation renvoie à la place prise par les services financiers dans une économie et par conséquent au niveau d’endettement des agents économiques. Traditionnellement, l’indicateur du niveau de financiarisation se mesure en calculant le ratio entre les crédits au secteur privé et le PIB. Jusqu’au début des années 2000, cet indicateur ne prenait en compte que les crédits octroyés par les banques de dépôt, mais le développement du shadow banking (Bakk-Simon et al., 2012) incite dorénavant à prendre également en compte les prêts accordés par l’ensemble des institutions financières. Cet indicateur nous permet d’appréhender l’intermédiation financière (Beck et al., 1999)[1]. Le graphique ci-dessous présente l’évolution de la financiarisation dans la zone euro, en France et aux Etats-Unis depuis les années 1960. Cette dernière a plus que doublé dans les trois économies. Avant le déclenchement de la crise des subprime à l’été 2007, les crédits accordés au secteur privé dépassaient 100% du PIB dans la zone euro et 200% aux Etats-Unis.

Graphe-Blog-28-08

Arcand, Berkes et Panizza (2012) se demandent dans quelle mesure la place de plus en plus prépondérante prise par la finance a un impact sur la croissance économique. Pour comprendre l’intérêt de ce papier, il est utile de rappeler les divergences existantes dans les conclusions de la littérature empirique. Une partie, la plus prolixe, mettait en évidence jusqu’à récemment une causalité positive entre développement financier et croissance économique (Rajan et Zingales, 1998, ou Levine, 2005) : le secteur financier est un lubrifiant de l’économie qui permet une meilleure allocation des ressources et l’émergence de firmes innovantes. Ces enseignements tirés de modèles de croissance (endogène notamment) sont confirmés par des comparaisons internationales incluant des pays en développement dotés de petits secteurs financiers.

Certains auteurs, plus sceptiques, estiment que le lien finance-croissance économique est surestimé (Rodrik et Subramanian, 2009). De Gregorio et Guidotti (1995) mettent notamment en avant que ce lien est ténu, voire inexistant, dans les pays développés et suggèrent qu’à partir d’une certaine richesse économique, le secteur financier ne contribue plus que marginalement à améliorer l’efficacité des investissements. Il abandonne son rôle de facilitateur de la croissance économique pour se concentrer sur sa propre croissance (Beck, 2012). Cela génère de grands groupes bancaires et financiers de type « too big to fail » permettant à ces entités de prendre des risques exagérés tout en se sachant couverts par les autorités publiques. Leur fragilité se transmet rapidement à l’ensemble des autres groupes et à l’économie dans son ensemble. La crise des subprime a bien montré la puissance et l’ampleur de ces effets de corrélation et de contagion.

Pour tenter de réconcilier ces deux courants, plusieurs travaux supposent une relation non linéaire entre financiarisation et croissance économique. C’est le cas de l’étude d’Arcand, Berkes et Panizza (2012). Ils expliquent, dans le cadre d’une méthodologie en panel dynamique, la croissance du PIB par tête par l’intermédiaire des variables usuelles de la théorie de la croissance endogène (à savoir le PIB par tête initial, l’accumulation du capital humain à travers la moyenne des années d’enseignement, les dépenses publiques, l’ouverture commerciale et l’inflation) et ajoutent à leur modèle les crédits au secteur privé et cette même variable élevée au carré, afin de tenir compte d’une potentielle non-linéarité. Ils parviennent ainsi à montrer que :

  1. la relation entre la croissance économique et les crédits au secteur privé est positive ;
  2. la relation entre la croissance économique et les crédits au secteur privé élevés au carré (c’est-à-dire l’effet des crédits au secteur privé lorsqu’ils sont à un niveau élevé) est négative ;
  3. pris ensemble, ces deux éléments indiquent une relation concave – une courbe en cloche –  entre la croissance économique et les crédits au secteur privé.

La relation entre croissance et finance est donc positive jusqu’à un certain niveau de financiarisation, et au-delà de ce seuil, les effets de la financiarisation commencent progressivement à devenir négatifs. Suivant les différentes spécifications estimées par Arcand, Berkes et Panizza (2012), ce seuil (en part de PIB) est compris entre 80% et 100% de crédits accordés au secteur privé[2].

Alors que le niveau de financiarisation des économies développées se situe au-dessus de ces seuils, ces conclusions incitent à contrôler le développement de la financiarisation et l’efficacité marginale que celui-ci peut avoir sur l’économie. De plus, l’argument des lobbys bancaires, selon lequel réguler la taille et la croissance du secteur financier aurait un impact négatif sur la croissance des économies concernées, n’est pas corroboré par les données dans le cas des pays développés.

 


[1] S’il peut sembler succint, car ne rendant pas compte de la désintermédiation, l’utilisation de cet indicateur se justifie par sa disponibilité au niveau international qui permet des comparaisons. Par ailleurs, les enseignements qu’il nous apporte seraient certainement amplifiés avec un indicateur protéiforme de la financiarisation.

[2] Cecchetti et Kharroubi (2012) précisent que ces seuils ne doivent pas être perçus comme des cibles mais davantage comme des « extrema » à n’atteindre qu’en période de crise. En période « normale », il conviendrait dès lors que les niveaux d’endettement soient plus faibles afin de laisser une certaine marge de manœuvre aux économies en cas de crise.




France : pourquoi tant de zèle ?

par Marion Cochard et Danielle Schweisguth

Le 29 mai dernier, la Commission européenne adressait aux Etats membres de l’Union ses nouvelles recommandations de politique économique. Dans le cadre de celles-ci, la Commission accorde deux années supplémentaires à la France pour atteindre la cible de 3% de déficit public. L’objectif de déficit de 3 % est désormais fixé à 2015 et la Commission européenne préconise pour y arriver des impulsions budgétaires de -1,3 point de PIB en 2013 et -0,8 en 2014 (voir la note « Austérité en Europe: changement de cap? »). Cela allègerait l’effort structurel à fournir, puisque le respect des engagements antérieurs aurait nécessité des impulsions de -2,1 et -1,3 points de PIB pour 2013 et 2014 respectivement.

Pour autant, le gouvernement français a choisi de ne pas relâcher sa politique d’austérité, en maintenant l’ensemble des mesures annoncées lors du projet de loi de finances de l’automne 2012. Cette politique reste restrictive et va bien au-delà des préconisations de la Commission : -1,8 point de PIB d’impulsion budgétaire, dont 1,4 point de hausse des taux de prélèvement obligatoire sur la seule année 2013. Pire, les grandes orientations pour le budget 2014 présentées par le gouvernement au Parlement le 2 juillet 2013 impliquent un effort structurel de 20 milliards d’euros pour 2014, soit 1 point de PIB, là où la Commission n’en exigeait que 0,8. Le gouvernement durcit par ailleurs l’impulsion budgétaire de 0,6 point de PIB qu’il avait lui-même affiché dans le programme pluriannuel de la Loi de finances pour 2013.

Le tableau ci-dessous permet de prendre la mesure de l’effort engagé et de ses conséquences sur l’économie française. On y lit l’évolution de la croissance, du taux de chômage et du solde public en 2013 et 2014, selon trois stratégies budgétaires :

  1. celle retenant l’assouplissement préconisé par la Commission en mai 2013 ;
  2. celle reposant sur le budget voté par le gouvernement pour 2013 et, a priori, 2014 ;
  3. celle reposant sur un scénario alternatif qui prend acte de l’impulsion de -1.8 point de PIB engagée pour l’année 2013, et calcule l’impulsion budgétaire suffisante en 2014 pour respecter l’objectif de déficit public de -3,6 % de la Commission européenne.

MC_DS_Tab_Blog25-07

Selon nos estimations réalisées à partir du modèle IAGS[1], le déficit public serait réduit à 3,1 % du PIB en 2014 dans le scénario (2), là où la Commission n’exigeait que 3,6 %. Conséquence de cet excès de zèle, la croissance cumulée pour 2013 et 2014 si le budget voté est appliqué serait de 0,7 point inférieure à celle des deux autres scenarii (0,8 point contre 1,5 point). Le corollaire est une hausse du chômage en 2013 et en 2014 : le taux de chômage, de l’ordre de 9,9 % en 2012, passe ainsi à 11,1 % en 2014, soit une hausse de plus de 350 000 chômeurs sur la période. A l’inverse, le scénario assoupli de la Commission européenne permettrait une quasi-stabilisation du chômage dès 2013, tandis que le scénario alternatif permet une inversion de la courbe du chômage en 2014.

Alors que l’échec de la politique d’austérité des dernières années semble infléchir progressivement la position de la Commission européenne, le gouvernement français persiste dans cette voie. A rebours de l’urgence sociale à laquelle le pays fait face et du changement de paradigme qui semble gagner la plupart des institutions internationales, le gouvernement français choisit d’en rester au fétichisme des 3 %.


[1] IAGS est l’acronyme de “Independent Annual Growth Survey”. Ce modèle propose une modélisation simplifiée des onze principales économies de la zone euro (Autriche, Belgique, Finlande, France, Allemagne, Grèce, Irlande, Italie, Pays-Bas, Portugal et Espagne). Voir plus de détails, voir le document de travail Model for euro area medium term projections.




Compétitivité : attention danger !

Par Céline Antonin, Christophe Blot, Sabine Le Bayon et Catherine Mathieu

La crise que traverse la zone euro est la conséquence des déséquilibres macroéconomiques et financiers qui se sont développés au cours des années 2000. Les économies européennes qui ont suscité des doutes sur la soutenabilité de leurs finances publiques (Espagne, Portugal, Grèce et l’Italie[1]) sont celles qui enregistraient les déficits courants les plus élevés avant la crise et celles dont la compétitivité s’était fortement dégradée entre 2000 et 2007. Inversement, l’Allemagne a gagné en compétitivité et accumulé des excédents croissants sur la même période si bien que l’Allemagne sert aujourd’hui de modèle qu’il conviendrait de reproduire dans l’ensemble de la zone euro et particulièrement dans les pays du Sud de l’Europe. Les coûts unitaires du travail ont effectivement baissé en Allemagne à partir de 2003 en même temps que se sont développés des accords de modération salariale entre syndicats et patronat et que le gouvernement de coalition dirigé par Gerhard Schröder promouvait un vaste programme de réformes structurelles visant à rendre le marché du travail[2] plus flexible, à réformer le mode de financement de la protection sociale mais aussi à améliorer la compétitivité. La notion de compétitivité est cependant complexe et s’appuie sur de multiples facteurs (insertion dans la division internationale des processus de production, développement du tissu productif qui favorise les effets de réseau et l’innovation…) dont le rôle est tout aussi primordial.

En outre, comme le souligne une analyse récente d’Eric Heyer, les réformes structurelles allemandes ont été accompagnées par une politique budgétaire qui est restée globalement expansionniste. Aujourd’hui, l’incitation à améliorer la compétitivité, renforcée par la mise en œuvre d’une surveillance élargie des déséquilibres macroéconomiques (voir ici), s’inscrit dans un contexte marqué par la poursuite des ajustements budgétaires et par le maintien d’un niveau de chômage élevé. Dans ces conditions, la mise en œuvre de réformes structurelles conjuguée à une quête de gains de compétitivité risque de plonger la zone euro tout entière dans une situation déflationniste. De fait, la déflation est déjà enclenchée en Espagne ou en Grèce et menace les autres pays du sud de l’Europe comme nous le montrons dans notre dernière prévision. Elle résulte principalement de la profonde récession qui touche ces pays. Mais, le processus est aussi directement alimenté par la baisse des salaires de la fonction publique ainsi que celle du salaire minimum dans le cas de la Grèce.  Par ailleurs, certains pays ont réduit les indemnités de licenciement (Grèce, Espagne, Portugal) et simplifié les procédures de licenciement (Italie, Grèce, Portugal). La réduction de la protection de l’emploi et la simplification des procédures de licenciement augmentent la probabilité d’être au chômage. Or, dans un contexte de sous-emploi et d’insuffisance de la demande, il en résulte de nouvelles pressions à la baisse des salaires qui accentuent le risque déflationniste. Par ailleurs, l’accent a également été mis sur la décentralisation des processus de négociations salariales afin qu’elles soient plus en phase avec la réalité des entreprises. Il en résulte une perte du pouvoir de négociation des syndicats et des salariés qui risque de renforcer à son tour les pressions à la baisse des salaires réels.

Les pays de la zone euro poursuivent une stratégie non-coopérative qui se traduit par des gains de parts de marché principalement au détriment des autres partenaires commerciaux européens.  Ainsi la Grèce, l’Espagne, le Portugal et l’Irlande ont amélioré leur compétitivité relativement aux autres pays industrialisés depuis 2008 ou 2009 (graphique). La poursuite de cette stratégie de réduction des coûts salariaux risque de plonger la zone euro dans une spirale déflationniste au fur et à mesure que les pays perdant des parts de marché chercheront à regagner de la compétitivité en réduisant à leur tour leurs coûts salariaux. Or, cette stratégie non-coopérative, initiée par l’Allemagne dans les années 2000, a déjà contribué à  la crise de la zone euro (voir l’encadré p.52 du rapport de l’OIT publié en 2012). Il est sans doute vain d’espérer que sa poursuite apportera une solution à la crise actuelle. Au contraire de nouveaux problèmes vont apparaître puisque la déflation[3] rendra le processus de désendettement public et privé plus coûteux à mesure que les dettes exprimées en termes réels augmenteront sous l’effet des baisses de prix : ceci maintiendra la zone euro en situation récessive.


[1] Le cas irlandais est un peu à part puisque le déficit courant observé en 2007 ne résulte pas des échanges commerciaux mais du solde des revenus.

[2] Ces réformes sont détaillées dans un rapport du Conseil d’analyse économique (n°102). Elles sont résumées dans l’étude spéciale La quête de la compétitivité ouvre la voie de la déflation.

[3] Une description plus complète des mécanismes de déflation par la dette est réalisée ici.

 




Et si l’austérité budgétaire avait mieux réussi en France qu’ailleurs ? [1]

par Mathieu Plane

Face à la dégradation rapide et explosive des comptes publics, les pays industrialisés, notamment européens, ont mis en place, pour certains dès 2010, des politiques de rigueur de grande ampleur de façon à réduire rapidement leurs déficits publics. Dans un tel contexte, plusieurs questions concernant la politique budgétaire de la France méritent d’être creusées :

–          Premièrement, est-ce que la France a fait plus ou moins d’efforts budgétaires que les autres pays de l’OCDE pour redresser ses comptes publics ?

–          Deuxièmement, y-a-t-il une singularité dans l’austérité budgétaire menée en France et a-t-elle eu plus ou moins de répercussion sur la croissance et le niveau du chômage ?

A l’exception notable du Japon, tous les grands pays de l’OCDE  ont mis en place des politiques visant à réduire leur déficit structurel primaire[2] entre 2010 et 2013. Selon les derniers chiffres de l’OCDE, ces politiques représentent un effort budgétaire d’environ 5 points de PIB sur trois ans en moyenne dans la zone euro, aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. En revanche, au sein de la zone euro, les différences sont très fortes : elles vont de seulement 0,7 point en Finlande à plus de 18 points en Grèce.  Parmi les grands pays industrialisés de l’OCDE, la France est, après l’Espagne, le pays qui a fait le plus d’effort budgétaire d’un point de vue structurel depuis 2010 (5,7 points de PIB sur trois ans).  Depuis la Seconde Guerre mondiale, jamais la France n’avait connu un ajustement aussi brutal et soutenu de ses comptes publics. Pour mémoire, la période précédente de forte consolidation budgétaire, qui a eu lieu de 1994 à 1997,  a représenté un effort budgétaire pratiquement deux fois moins important (impulsion budgétaire négative cumulée de 3,3 points de PIB). Entre 2010 et 2013, le taux de prélèvements obligatoires  (PO) corrigé du cycle augmenterait en France de 3,8 points de PIB et l’effort structurel sur la dépense publique représenterait un gain de 1,9 point de PIB sur quatre ans (graphique 1). Parmi les pays de l’OCDE, c’est en France que la hausse des taux de PO, corrigée du cycle, a été la plus forte sur la période 2010-2013. Au final, de 2010 à 2013, l’effort structurel de réduction du déficit public porte pour deux tiers sur la hausse des prélèvements obligatoires et un tiers sur la dépense publique. Cette répartition est différente de celle que l’on observe en moyenne dans la zone euro où l’effort budgétaire porte, sur la période, 2010-13, à près de 60 % sur la réduction de la dépense publique, atteignant même plus de 80 % en Espagne, Portugal, Grèce et Irlande. A l’inverse, pour la Belgique, l’intégralité de l’effort budgétaire porte sur la hausse des taux de prélèvements. Et dans le cas de la Finlande, la dépense publique primaire structurelle, en points de PIB potentiel, a augmenté sur la période 2010-2013, celle-ci étant plus que compensée par l’augmentation des taux de PO.

Si indéniablement, les efforts budgétaires conséquents de la France ont eu des effets négatifs sur l’activité et l’emploi, il n’en reste pas moins que les choix budgétaires opérés par les différents gouvernements depuis 2010 semblent avoir relativement moins affecté la croissance et le marché du travail que la plupart des autres pays de la zone euro. Au sein de la zone euro à 11, de 2010 à 2013 seuls quatre pays ont connu une croissance moyenne supérieure à 1 % par an et n’ont pas vu leur taux de chômage augmenter, parfois même diminuer : c’est le cas de l’Allemagne, de la Finlande, de l’Autriche et de la Belgique. Or, ces quatre pays sont aussi ceux qui ont le moins réduit leur déficit public structurel sur la période 2010-2013. A l’inverse, la France fait partie des pays qui ont réalisé le plus d’effort structurel depuis 2010 et elle a dans le même temps réussi à contenir relativement l’augmentation du chômage. En effet, par rapport aux Pays-Bas, l’Italie ou la moyenne de la zone euro, la politique budgétaire a été plus restrictive de près de 1 point de PIB de 2010 à 2013 et pourtant le taux de chômage a  augmenté de 40 % de moins qu’aux Pays-Bas, 60 % de moins que dans la moyenne de la zone euro et plus de deux fois moins qu’en Italie. De même la croissance en France a été supérieure en moyenne sur cette période : 0,9 % par an contre 0,5 % aux Pays-Bas, 0,7 % dans la zone euro et -0,2 % en Italie.

Pourquoi la contraction budgétaire française a-t-elle eu moins d’impact sur la croissance et l’emploi que dans la plupart des autres pays ? Au-delà des fondamentaux de l’économie, certains éléments laissent à penser que les choix budgétaires opérés par les gouvernements successifs depuis 2010 auraient permis d’obtenir des multiplicateurs budgétaires plus faibles que les autres pays. Après la Finlande et la Belgique, la France est le pays dont la contribution de la dépense publique à la réduction du déficit structurel est la plus faible. Comme l’illustrent de récents travaux, notamment ceux du FMI ou l’article signé par des économistes issus de banques centrales européennes et américaines, de la Commission européenne, de l’OCDE et du FMI, en ciblant un ajustement budgétaire par la hausse des prélèvements plutôt que par la baisse de la dépense publique, la France aurait un multiplicateur budgétaire à court terme plus faible que ce qu’on observe dans d’autres pays ayant fait le choix inverse (Grèce, Portugal, Irlande et Espagne). Et, dans le cas de la France, près de 50 % de l’ajustement budgétaire a été réalisé par une augmentation de la fiscalité directe sur le revenu des ménages et des sociétés (tableau 1). Or, il semblerait, à l’instar des Etats-Unis, de la Belgique et de l’Autriche qui ont réalisé, entre 50 % et 75 % de leur ajustement budgétaire par la hausse de la fiscalité directe, que ce sont aussi les pays qui ont le mieux préservé leur croissance face à la restriction budgétaire. A l’inverse, les pays qui ont le moins utilisé ce levier pour leur ajustement budgétaire sont les pays d’Europe du Sud et les Pays-Bas.


[1] Ce post reprend certaines parties de l’article publié dans Alternatives Economiques, M. Plane « L’austérité peut-elle réussir en France ? », Hors-Série n°96, 2ème trimestre 2013.

[2] Le déficit structurel primaire permet de mesurer les efforts budgétaires structurels réalisés par les administrations publiques (APU). Il correspond au solde public, hors charges d’intérêts, que dégageraient les APU si le PIB de l’économie se situait à son niveau potentiel. Cette mesure permet donc de corriger le solde public des effets de la conjoncture.




Chypre : un plan bien pensé, un pays ruiné…

par Anne-Laure Delatte et Henri Sterdyniak

Le plan qui vient d’être adopté sonne le glas du paradis bancaire chypriote et met en application un nouveau principe de résolution de crise dans la zone euro : les banques doivent être sauvées sans argent public, par les actionnaires et les créanciers[1]. Ce principe est juste.  Pour autant, la récession à Chypre va être profonde et la nouvelle extension des pouvoirs de la troïka discrédite encore davantage le projet européen. Une fois de plus, les derniers développements de la crise montrent comment la gouvernance de la zone euro est déficiente. Chaque trimestre, pratiquement, il faut sauver la zone euro, mais chaque sauvetage rend encore plus fragile l’édifice.

Jamais Chypre n’aurait dû être accepté dans la zone euro. Mais l’Europe a privilégié l’élargissement à la cohérence et à l’approfondissement. Chypre est un paradis bancaire, fiscal et réglementaire, qui n’impose les entreprises qu’au taux de 10% ; le bilan de son système bancaire hypertrophié représente près de 8 fois son PIB (18 milliards d’euros). En fait Chypre sert de lieu de transit des capitaux russes : les banques chypriotes auraient environ 20 milliards d’euros de dépôts en provenance de la Russie, s’y ajoutent 12 milliards de dépôts de banques russes. Ces fonds, parfois d’origine douteuse, sont souvent réinvestis en Russie : Chypre est le premier investisseur étranger en Russie, pour environ 13 milliards d’euros par an. Ainsi, en transitant par Chypre, certains capitaux russes sont blanchis et sécurisés sur le plan juridique. Comme l’Europe est très attachée au principe de libre circulation des capitaux et à la liberté d’établissement, elle a laissé faire.

En ayant investi dans la dette publique grecque ou en accordant des prêts à des entreprises grecques, incapables de rembourser en raison de la crise, ce système bancaire surdimensionné a perdu beaucoup d’argent ; il a favorisé une bulle immobilière qui a implosé, lui infligeant de lourdes pertes. Compte tenu de la taille du bilan bancaire, ces pertes représentent une part importante du PIB de l’ile. Le système bancaire est en difficulté, en conséquence les marchés ont spéculé contre la dette publique chypriote, les taux d’intérêt ont grimpé, le pays est entré en récession, le déficit public s’est creusé. En 2012, la croissance a été négative (-2,5 %) ; le déficit public est actuellement de 5,5% du PIB ; la dette publique de 87 % du PIB et le déficit extérieur atteint 6 % du PIB. Le taux de chômage atteint 14,7%.

Le pays avait besoin d’une aide à la fois pour se financer et pour recapitaliser ses banques. Chypre a demandé 17 milliards d’euros, soit l’équivalent de son PIB annuel. Dix milliards de prêts lui ont été accordés, dont neuf seront fournis par le MES et un par le FMI. Certes, d’un point de vue financier, l’UE n’avait pas besoin de ce milliard ; il ne sert qu’à introduire le FMI à la table des négociations.

En échange, Chypre devra se soumettre aux exigences de la troïka, baisser de 15 % les salaires de ses fonctionnaires, de 10 % ses dépenses de protection sociale (retraites, prestations familiales et chômage), introduire des réformes structurelles, privatiser. C’est le quatrième pays d’Europe qui sera géré par la troïka ; cette dernière pourra imposer, une nouvelle fois, ses recettes dogmatiques.

Chypre devra faire passer son taux d’impôt sur les sociétés de 10 à 12,5 %, ce qui est peu, mais l’Europe ne pouvait imposer à Chypre de faire plus que l’Irlande. Chypre devra augmenter le taux d’imposition des intérêts bancaires de 15 à 30 %. Ceci va timidement dans la direction de l’indispensable harmonisation fiscale.

Mais quid des banques ? Les pays européens se sont trouvés devant un choix difficile :

–          aider Chypre à sauver son système bancaire revenait à sauver les capitaux russes avec l’argent du contribuable européen, montrait que l’Europe couvrait toutes les dérives des Etats membres, ce qui aurait encore jeté de l’huile sur le feu en Allemagne, en Finlande, aux Pays-Bas.

–          demander à Chypre de recapitaliser lui-même ses banques faisait passer sa dette publique à plus 150 % du PIB, un niveau insoutenable.

Le premier plan rendu public le 16 mars mettait à contribution pour 6,75 % la part des dépôts inférieurs à 100 000 euros et n’appliquait qu’une taxe de 9,9 % sur la part des dépôts dépassant ce montant. Dans l’esprit du gouvernement chypriote, cette répartition avait l’avantage de moins compromettre l’avenir de Chypre comme base arrière des capitaux russes. Mais elle mettait en cause un engagement de l’UE (la garantie des dépôts inférieurs à 100 000 euros), ce qui fragilisait toutes les banques de la zone euro.

Finalement, l’Europe aura abouti à la bonne décision : ne pas faire payer seulement les peuples, respecter la garantie de 100 000 euros, mais faire payer les actionnaires des banques, leurs créanciers et les déposants ayant des dépôts supérieurs à 100 000 euros. Il est légitime que les détenteurs de dépôts importants, qui avaient été rémunérés à des taux d’intérêt élevés, soient mis à contribution. C’est le modèle islandais qui fait école plutôt que le modèle irlandais : on ne considère pas que les dépôts importants, rémunérés à des taux élevés ont vocation à devenir de la dette publique, à la charge des contribuables, en cas de difficultés bancaires.

Selon le second plan, les deux premières banques du pays, Bank of Cyprus (BOC) et Laïki, qui concentrent à elles seules 80 % des bilans bancaires du pays, sont restructurées. Laïki, qui a le plus perdu dans les opérations grecques, qui était la plus engagée dans la collecte de dépôts russes, est fermée et ses dépôts inférieurs à 100 000 euros sont transférés à la BOC, qui récupère les actifs de Laïki, mais prend à sa charge les 9 milliards que lui avait prêtés la BCE. Les clients de Laïki perdent la part de leurs dépôts dépassant 100 000 euros (pour 4,2 milliards), tandis que les actionnaires et les détenteurs de titres de Laïki perdent tout. A la BOC, le montant des dépôts supérieur à 100 000 euros est placé dans une bad bank, gelé jusqu’à ce que la restructuration de BOC soit achevée et une partie (pouvant atteindre 40 %) sera convertie en actions de la BOC pour recapitaliser la banque. Ainsi les 10 milliards prêtés par l’UE ne serviront-ils pas à résoudre le problème bancaire. Ils permettront au gouvernement de rembourser ses créanciers privés et d’éviter la faillite souveraine. Rappelons que les contribuables nationaux et européens n’ont pas vocation à réparer les excès de la finance.

C’est aussi une première mise en application de l’Union bancaire. Les dépôts sont bien garantis dans la limite de 100 000 euros. Comme le réclamait le gouvernement allemand, les banques doivent pouvoir être sauvées, sans argent public, par les actionnaires et les créanciers. Le coût du sauvetage des banques doit reposer sur ceux qui ont bénéficié du système quand il était largement bénéficiaire.

De notre point de vue, le grand avantage est de mettre fin au statut de place financière peu contrôlée de Chypre. C’est un précédent salutaire qui découragera les placements transfrontaliers. Certes, on peut regretter que l’Europe ne s’attaque pas aux autres pays dont le système bancaire et financier est surdimensionné (Malte, le Luxembourg, le Royaume-Uni), aux autres paradis fiscaux ou réglementaires (les Iles anglo-normandes, l’Irlande, les Pays-Bas), mais c’est un premier pas.

Ce plan est donc bien pensé. Mais comme l’a pudiquement reconnu le Vice-président de la Commission européenne Olli Rehn, le futur proche va être très difficile pour Chypre et son peuple. Quels sont les risques ?

Risques de fuite des dépôts et crise de liquidité : contrairement au plan initial qui prévoyait une taxe sur tous les dépôts, le nouveau plan est compatible avec une réouverture des banques relativement rapide. En effet, les banques restent fermées tant que les autorités craignent un retrait massif des déposants qui mettrait automatiquement en crise de liquidité les banques concernées. Or comme les petits déposants ne sont pas touchés et les gros déposants voient leurs avoirs gelés jusqu’à nouvel ordre, le risque de retraits massifs semble écarté. Mais le problème se posera dès que les gros dépôts seront libérés. Leur retrait quasi-certain va entraîner une perte de liquidité de la BOC qu’il faudra compenser par des lignes de liquidité spéciales prévues à la BCE. Certains petits déposants, échaudés, peuvent aussi retirer leurs fonds. De même, les titulaires de gros dépôts dans les autres banques, non affectées car moins en difficulté, peuvent craindre une extension future des mesures de taxation et donc chercher à quitter l’ile. Chypre reste à la merci de crise de liquidités. C’est la raison pour laquelle les autorités ont annoncé des contrôles exceptionnels à la sortie de capitaux au moment où les banques rouvriront afin d’éviter une fuite massive des dépôts vers l’étranger. C’est une nouveauté pour l’UE. Mais la transition, l’implosion du secteur bancaire chypriote qui doit passer de 8 à 3,5 fois le PIB de l’ile, risque d’être délicate et pourrait bien avoir quelques effets sur les marchés européens par contagion, puisque les banques devront vendre des actifs pour un montant important.

Risque d’une récession longue : cette réduction de moitié de la taille du secteur bancaire ne se fera pas sans douleur puisqu’elle va faire pâtir toute une économie, les employés des banques, les services associés, avocats, conseillers, auditeurs, etc. Certaines entreprises chypriotes, comme certains ménages aisés, vont perdre une partie de leurs avoirs bancaires.

Or le plan impose en même temps des mesures d’austérité budgétaire (de l’ordre de 4,5 % du PIB) et les réformes structurelles et les privatisations chères aux instances européennes. Cette austérité, au moment où une activité économique-clé est sacrifiée, va entraîner une longue période de récession. Les Chypriotes ont tous en tête l’exemple de la Grèce, où la consommation a chuté de plus de 30 %, le PIB de plus de 25 %. Cette chute va entraîner une baisse des rentrées fiscales, une hausse du ratio de dette, …, l’Europe réclamera d’autres mesures d’austérité. Voir un autre pays englué dans cette spirale discréditera encore davantage le projet européen.

Les velléités de sortie de la zone euro sont assez vivaces depuis le début de la crise à Chypre ; il y a peu de chance qu’elles ne se taisent.

Il faudrait donc ouvrir des perspectives à Chypre (et à la Grèce et au Portugal et à l’Espagne), non pas la ruine économique et la ruine sociale qu’impose la troïka, mais un renouveau économique par un plan de reconversion et de reconstruction industrielles. Par exemple, l’exploitation des gisements de gaz découverts en 2011 au sud de l’ile peut représenter une voie de sortie de la crise. Encore faut-il pouvoir financer les investissements pour les exploiter et en tirer des ressources financières pour le pays. Il est temps de mobiliser une aide véritable, un nouveau Plan Marshall financé par les pays excédentaires.

Risques de réactions en chaîne dans le système bancaire des autres pays membres : les autorités européennes doivent faire un important effort de communication pour expliquer ce plan, et ce n’est pas facile. De ce point de vue, le premier plan a été un désastre puisqu’il montrait comment la garantie des dépôts inférieure à 100 000 euros peut être invalidée par des mesures de taxation. Pour le second, les autorités doivent à la fois expliquer que ce plan est conforme au principe de l’Union bancaire – faire payer les actionnaires, les créanciers et les déposants importants , tout en précisant qu’il a un caractère spécifique – mettre fin à un paradis bancaire, fiscal et réglementaire, de sorte qu’il ne s’appliquera pas à d’autres pays. Espérons que les actionnaires, les créanciers et les déposants importants des banques des autres Etats membres, en particulier espagnols, se laissent convaincre. Sinon des transferts importants de capitaux se feront hors zone euro.

Risque de fragilisation de l’Union bancaire : Bien sûr, le système bancaire chypriote était mal géré et mal contrôlé. Il a pris des risques inconsidérés en attirant des dépôts à des taux élevés qu’il utilisait pour faire des prêts rémunérateurs, mais risqués, dont beaucoup ont fait défaut. Mais les banques chypriotes sont aussi victimes du défaut sur la dette grecque et de la profondeur de la récession de leurs voisins. Toute l’Europe risque d’être entraînée dans des jeux de dominos : la récession fragilise les banques, qui ne peuvent plus prêter, ce qui accentue la récession…

L’Europe projette de mettre en place une Union bancaire qui imposera des normes rigoureuses aux banques en matière de mode de résolution des crises bancaires. Chaque banque devra rédiger un testament qui imposera que ses pertes éventuelles pourront être supportées par ses actionnaires, ses créanciers et les déposants importants. Le traitement de la crise de Chypre montre que ce sera effectivement le cas. Aussi, les banques qui ont besoin de fonds propres, de créanciers et de dépôts, compte tenu des contraintes de Bale III, auront-elles plus de mal à les attirer et devront les rémunérer à des taux élevés, incorporant des primes de risque.

L’Union bancaire ne sera pas un fleuve tranquille. Il va falloir nettoyer le bilan des banques avant de les garantir collectivement. Ceci posera problème dans beaucoup de pays dont le secteur bancaire devra être réduit et restructuré, avec les problèmes sociaux et économiques que cela pose (Espagne, Malte, Slovénie, …). Des conflits surviendront obligatoirement entre la BCE et les pays concernés.

La garantie des dépôts restera longtemps à la charge des pays. En tout état de cause, il faudra que, dans la future Union bancaire, soient clairement distingués les dépôts garantis par l’argent public (qui devront être rémunérés à des taux limités, qui ne devront pas être placés sur les marchés financiers) et les autres. Ceci milite pour une application rapide du rapport Liikanen. Mais y-aura-t-il un accord en Europe sur la future structure du secteur bancaire entre des pays dont les systèmes bancaires sont très différents ?

Les banques chypriotes ont perdu beaucoup d’argent en Grèce. Ceci milite une nouvelle fois pour une certaine renationalisation des activités bancaires. Les banques courent des risques importants en prêtant sur des marchés étrangers qu’elles connaissent mal. Permettre aux banques d’attirer des dépôts de non-résidents par des taux d’intérêt élevés ou des facilités fiscales ou réglementaires aboutit à des faillites bancaires. L’Union bancaire devra choisir entre la liberté d’établissement (chaque banque peut s’installer librement dans un pays de l’UE et y faire les activités de son choix) et un principe de responsabilité (les pays sont responsables de leur système bancaire, qui doit conserver une taille correspondant à celle du pays).

Ainsi, dans les années à venir, la nécessaire réorganisation du système bancaire européen risque-t-elle de nuire à la capacité des banques de distribuer du crédit à un moment où les entreprises sont déjà réticentes à investir et où les pays sont contraints de mettre en œuvre des plans drastiques d’austérité.

Au total, le principe de faire payer le secteur financier pour ses excès commence à prendre forme en Europe. Malheureusement, la crise chypriote montre une fois encore les incohérences de la gouvernance européenne : il aura fallu attendre d’être au pied du mur pour déclencher la solidarité européenne, au risque de faire trembler tout l’édifice. De plus, cette solidarité risque de plonger Chypre dans la misère. Les leçons des trois dernières années ne semblent pas avoir été pleinement tirées par les dirigeants européens.

 

 

 

 

 

 


[1] La réduction de plus de 50 % de la valeur faciale des titres grecs subie par les détenteurs privés en février 2012 allait déjà dans ce sens.




Et si les élections italiennes se révélaient une opportunité pour l’Europe ?

par Francesco Saraceno

Aujourd’hui l’Europe entière, inquiète, s’interroge sur les résultats des élections législatives italiennes. La coalition de centre gauche a obtenu une très courte majorité  – à cause d’une loi électorale décriée par tous mais qu’on n’a pas su ou pas voulu modifier – qui  ne lui donne la majorité absolue des sièges qu’à la Chambre des Députés. En raison de l’attribution de primes de majorité sur base régionale, au Sénat aucune coalition n’a la majorité. Or en Italie s’applique un système bicaméral parfait, si bien qu’en l’état, il n’y a pas de possibilité de créer un gouvernement issu d’une majorité politique. Ce billet explore un possible scénario pour les prochaines semaines et ses conséquences économiques sur l’Italie et sur l’Europe.

Mise à part la spectaculaire remontée de Silvio Berlusconi, dont l’objectif affiché était dès le début d’empêcher la victoire de la gauche plutôt que de s’assurer d’une majorité, les deux résultats éclatants de ce scrutin sont d’un côté la défaite du Premier ministre sortant, Mario Monti, et de l’autre l’avancée du mouvement Cinque Stelle de l’ancien comédien Beppe Grillo, qui devient aujourd’hui le premier parti à la Chambre des députés.

La défaite de Mario Monti représente un désaveu cinglant des politiques d’austérité que les citoyens italiens perçoivent comme imposées par l’Europe et par l’Allemagne. Lundi, dans le New York Times, Paul Krugman le qualifiait de « proconsul installé par l’Allemagne pour imposer l’austérité budgétaire à une économie déjà en perte de vitesse ». Mario Monti, appelé en novembre 2011 au chevet d’un pays essoufflé par le gouvernement Berlusconi, n’a pas su proposer autre chose que des politiques d’austérité qui, sans surprise, n’ont pas livré la croissance promise.  L’approbation dont l’ancien commissaire européen jouissait initialement s’est lentement érodée au fur et à mesure de la perte de mémoire des problèmes entourant la fin de règne de Berlusconi, et surtout au fur et à mesure que l’Italie s’enfonçait dans la crise économique. Mario Monti espérait certainement être déterminant dans la formation d’une majorité au Sénat, et donc pouvoir négocier sa reconduction comme Premier ministre. Mais son pari a échoué et il est aujourd’hui condamné à l’insignifiance numérique.

Au contraire, Beppe Grillo a obtenu un succès éclatant, un raz-de-marée qui le pose en arbitre de la formation d’un nouveau gouvernement.  Grâce aussi à une campagne électorale magistrale, jouée sur tous les médias et dans la rue, son mouvement est le premier parti à la Chambre et au Sénat dans plusieurs régions. Il a réussi à capter l’exaspération des Italiens contre « la casta » des politiques, et il a rassemblé presque neuf millions de votants sur une campagne qui a puisé dans le populisme de droite (par exemple ses propos sur l’immigration ou ses propos anti-euro, qu’il a énoncés à quelques reprises, mais qu’on ne retrouve pas dans son programme). Il a aussi mis l’accent sur des thèmes traditionnellement de gauche comme le refus de l’austérité,  l’environnement, la réduction du temps de travail, le revenu minimum de citoyenneté, ou encore la régulation des conflits d’intérêt, la durée limitée et le non-cumul des mandats électoraux, ou l’inéligibilité de celles et ceux condamnés par la justice.

Que va-t-il se passer dans les prochaines semaines ? L’Europe entière se le demande et les premières réactions des marchés semblent trahir une certaine nervosité à l’égard des évolutions futures.

Pour des raisons institutionnelles, un nouveau vote à brève échéance doit être écarté. Le Président Giorgio Napolitano, en fin de mandat, ne peut pas dissoudre le Parlement ; il faudra donc attendre le mois de mai et son successeur (qui sera élu par le Parlement issu du vote d’hier)  pour accéder à cette option. Par ailleurs, Il n’est pas certain que le Parlement issu d’un nouveau vote soit capable d’exprimer une majorité politique.

La loi électorale majoritaire livre au Parti démocratique la majorité absolue des sièges de la Chambre des Députés, ce qui le rend incontournable dans la formation d’un nouveau gouvernement. Ceci permet d’envisager seulement deux scénarios : tout d’abord, une grande coalition entre gauche et droite (avec ou sans le parti de Mario Monti). Ceci semble pourtant improbable, premièrement à cause du fossé idéologique entre les deux partis, accentué par le retour de Silvio Berlusconi ; et ensuite parce que cela serait perçu par les électeurs comme un déni du résultat du vote, qui a vu les deux grands partis perdre plus de onze millions de voix depuis l’élection de 2008.

La deuxième solution serait un gouvernement de minorité de centre-gauche, qui pourrait aller chercher les voix chez les élus de Beppe Grillo sur un programme limité en ampleur et en durée.  Cela vaut donc la peine de regarder quelles seraient, dans cette hypothèse, les possibilités d’une convergence entre le mouvement Cinque Stelle (dont le programme, en italien, peut être téléchargé ici)  et la coalition de Pierluigi Bersani. Il y aurait certainement un consensus sur des mesures très populaires pour faire face à la crise politique en cours (abolition des provinces, limite des mandats parlementaires, non cumul, inéligibilité, réductions des coûts de l’appareil politique, …), et pour corriger les anomalies les plus éclatantes des deux décennies berlusconiennes (des réformes sur le conflit d’intérêt et sur la corruption, réforme de la justice).

L’aile environnementaliste du centre-gauche pourrait aussi trouver des convergences sur des mesures d’incitation aux économies d’énergie et sur l’investissement dans les énergies renouvelables.

En économie, certaines des mesures phare de Beppe Grillo pourraient aussi être l’objet de convergences avec le centre-gauche, par exemple l’adoption d’un revenu de citoyenneté ou d’un salaire minimum, des thèmes qui, comme l’a prouvé le débat français, ne sont pas forcément populistes ou irréalistes.

La convergence entre le centre-gauche et Beppe Grillo pourrait difficilement se faire dans le cadre actuel de consolidation budgétaire ; il faudrait donc une remise en cause préalable d’une austérité désavouée par les électeurs, il convient de le répéter. Ceci ne se ferait pas sans problèmes pour le Parti démocratique qui, comme le Parti socialiste en France, a fait le choix de la rigueur. Une négociation avec le mouvement Cinque Stelle impliquerait l’abandon des politiques d’austérité sur lesquelles le Parti démocratique a toujours eu une position ambiguë. Mais, à son tour, cette solution aurait des conséquences sur l’Europe dans son ensemble.  Les gouvernants européens pourraient être confrontés, dans les prochaines semaines, ou bien à une absence de gouvernement dans la troisième économie de la zone euro, ou à un gouvernement qui vraisemblablement abandonnerait les politiques d’austérité. L’Europe pourrait alors être obligée de repenser ses propres stratégies économiques, et quelques pays pratiquant la rigueur à contre cœur (comme la France ?) pourraient en profiter pour remettre en cause le modèle de la croissance par l’austérité.




Jusqu’ici tout va bien…

par Christophe Blot

La zone euro est toujours en récession. En effet, selon Eurostat, le PIB a de nouveau reculé au quatrième trimestre 2012 (-0,6 %). Ce chiffre, inférieur aux attentes, est la plus mauvaise performance trimestrielle pour la zone euro depuis le premier trimestre 2009, et c’est aussi le cinquième trimestre consécutif de baisse de l’activité. Sur l’ensemble de l’année 2012, le PIB baisse de 0,5 %. Ce chiffre annuel cache de fortes hétérogénéités (graphiques 1 et 2) au sein de la zone puisque l’Allemagne affiche une croissance annuelle de 0,9 % tandis que la Grèce devrait subir, pour la deuxième année consécutive, une récession de plus 6 %. Surtout, pour l’ensemble des pays, le taux de croissance sera plus faible en 2012 qu’il ne l’était en 2011 et certains pays (Espagne et Italie pour n’en citer que deux), s’enfonceront un peu plus dans la dépression. Cette performance est d’autant plus inquiétante que, depuis plusieurs mois un regain d’optimisme avait suscité l’espoir de voir la zone euro sortir de la crise. Cet espoir était-il fondé ?

Bien que très prudente sur la croissance pour l’année 2012, la Commission européenne, dans son rapport annuel sur la croissance, soulignait le retour de quelques bonnes nouvelles. En particulier, la baisse des taux d’intérêt publics à long terme en Espagne ou en Italie et la réussite des émissions de dettes publiques par l’Irlande ou le Portugal sur les marchés financiers témoignaient du retour de la confiance. Force est de constater que la confiance ne suffit pas. La demande intérieure est au point mort en France et en chute libre en Espagne. Le commerce intra-zone pâtit de cette situation puisque la baisse des importations des uns provoque la baisse des exportations des autres, ce qui amplifie la dynamique récessive de l’ensemble des pays de la zone euro. Comme nous le soulignions lors de notre précédent exercice de prévision ou à l’occasion de la publication de l’iAGS (independent Annual growth survey), la sortie de crise ne peut en aucun cas s’appuyer uniquement sur un retour de la confiance tant que des politiques budgétaires très restrictives sont menées de façon synchronisée en Europe.

Depuis le troisième trimestre 2011, tous les signaux ont confirmé notre scénario et montré que la zone euro s’enfonçait progressivement dans une nouvelle récession. Le chômage n’a pas cessé d’augmenter battant chaque mois un nouveau record. En décembre 2012, il a atteint 11,7 % de la population active de la zone euro selon Eurostat. Pourtant, ni la Commission européenne, ni les gouvernements européens n’ont infléchi leur stratégie budgétaire, arguant que les efforts budgétaires consentis étaient nécessaires pour restaurer la crédibilité et la confiance, qui à leur tour permettraient la baisse des taux d’intérêt et créeraient des conditions saines pour la croissance future. Ce faisant, la Commission européenne a systématiquement sous-estimé l’impact récessif des mesures de consolidation budgétaire, négligeant ainsi une littérature de plus en plus abondante qui montre que les multiplicateurs augmentent en temps de crise et qu’ils peuvent être nettement supérieurs à l’unité (voir le post d’Eric Heyer sur le sujet). Les partisans de l’austérité budgétaire considèrent par ailleurs que les coûts d’une telle stratégie sont inévitables et temporaires. Ils jugent que l’assainissement des finances publiques est un préalable indispensable au retour de la croissance et négligent le coût social durable d’une telle stratégie.

Cet aveuglement dogmatique rappelle la réplique finale du film La Haine (réalisé par Mathieu Kassovitz) « C’est l’histoire d’une société qui tombe et qui au fur et à mesure de sa chute se répète sans cesse pour se rassurer : jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien… l’important c’est pas la chute, c’est l’atterrissage ». Il serait temps de reconnaître que la politique économique menée depuis 2011 est une erreur. Elle ne permet pas de créer les conditions d’une sortie de crise. Pire, elle est directement responsable du retour de la récession et de la catastrophe sociale qui ne cesse de s’amplifier en Europe. Comme nous l’avons montré, d’autres stratégies sont possibles. Elles ne négligent pas l’importance de restaurer à terme la soutenabilité des finances publiques. En reportant et en atténuant l’austérité (voir le billet de Marion Cochard, Bruno Ducoudré et Danielle Schweisguth), il est possible de retrouver la croissance plus rapidement et de permettre une décrue plus rapide du chômage.

IMG1_blot2002

IMG2_blot2002

 

 




La crise de la zone euro est-elle terminée ?*

par Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak

Au début de 2013, deux bilans contrastés peuvent être tirés de la crise. D’un côté, l’euro a survécu. Certes, les réactions des institutions européennes et des pays membres ont été lentes et hésitantes ; leurs réticences ont souvent nourri la spéculation. Mais les institutions européennes ont progressivement réussi à mettre en place des mécanismes de solidarité, comme le Fonds européen de stabilité financière puis le Mécanisme européen de stabilité ; elles ont réussi à imposer aux États membres une forte discipline budgétaire (renforcement du Pacte de stabilité et de croissance, programmes d’ajustement, traité budgétaire).

Les États membres ont accepté de mettre en œuvre des politiques d’austérité et de réformes structurelles. Dès le début de la crise, la BCE a accepté de mettre en place des politiques non-conventionnelles ; elle a soutenu les dettes publiques des pays en difficulté en intervenant sur les marchés secondaires. Puis, elle a pu s’engager à venir en aide sans limite aux pays en difficulté qui mettaient en œuvre des politiques satisfaisantes, ce qui a permis de rassurer les marchés financiers et de faire  baisser les primes de risques.

De l’autre côté, la zone euro est incapable de retrouver une croissance satisfaisante comme de récupérer les neufs points d’activité perdus du fait de la crise. Les pays membres ont été contraints de mettre en œuvre des politiques d’austérité en période de récession. Selon les perspectives de la Commission elle-même, le taux de chômage devrait se maintenir à 11,8 % en 2013. Les déséquilibres entre pays persistent, même s’ils sont quelque peu atténués par la dépression profonde dans laquelle sont plongés les pays du Sud. Les normes rigides et sans fondements économiques imposées aux États membres ne remplacent pas une vraie coordination des politiques économiques. Les solidarités mises en place sont conditionnelles à la perte de toute autonomie et à l’instauration de politiques d’austérité drastiques. À l’avenir, les politiques nationales seront paralysées par les contraintes européennes et les menaces des marchés financiers. L’Europe sociale ne progresse pas ; pire, l’Europe impose aux pays en difficulté de mettre en cause l’universalité de l’assurance-maladie, de réduire les prestations de retraite, de chômage, de famille. La concurrence fiscale persiste ; la crise n’a pas été l’occasion de mettre en cause les paradis fiscaux et l’évasion fiscale. Certes, l’Europe est à la pointe du combat contre le changement climatique, mais elle peine à s’engager résolument dans la transition écologique. De nombreux pays de la zone souffrent d’une désindustrialisation persistante, sans qu’une stratégie européenne de politique industrielle ne soit mise en œuvre. L’Union bancaire va être mise en place, sans que son contenu soit démocratiquement décidé. Les instances européennes persistent dans une stratégie – paralyser les politiques nationales, imposer des réformes structurelles libérales – qui jusqu’à présent n’a pas réussi à impulser la croissance et qui a rendu l’Europe impopulaire. L’Europe manque cruellement d’un projet social fédérateur, d’une stratégie économique et d’un fonctionnement démocratique.

 

* Le lecteur trouvera dans le n° 127 de la collection « Débats et Politiques » de la Revue de l’OFCE, paru en janvier, des analyses apportant des éclairages contrastés sur les origines de la crise de la zone euro et les stratégies de sortie de crise. Ce numéro réunit douze articles faisant suite à la 9e Conférence EUROFRAME[1] sur les questions de politique économique de l’Union européenne de juin 2012.


[1] EUROFRAME est un réseau d’instituts économiques européens qui regroupe : DIW et IFW (Allemagne), WIFO (Autriche), ETLA (Finlande), OFCE (France), ESRI (Irlande), PROMETEIA (Italie), CPB (Pays-Bas), CASE (Pologne), NIESR (Royaume-Uni).




La zone euro en crise

par Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak

Le 8 juin 2012, s’est tenue à Kiel la 9e Conférence EUROFRAME[1] sur les questions de politique économique de l’Union européenne. Son sujet était : « La zone euro en crise : défis pour la politique monétaire et les politiques budgétaires ». Le numéro 127 de la collection « Débats et Politiques » de la Revue de l’OFCE publie des versions révisées de douze des communications présentées[2], rassemblées autour de cinq dossiers : déséquilibres de taux de change, indicateurs de la crise de la dette, règles budgétaires, questions bancaires et financières et stratégies de sortie de crise.

L’analyse des origines de la crise de la zone euro et les recommandations de politiques économiques à mener pour sortir la zone euro de la crise font l’objet de grands débats entre économistes dont la Conférence EUROFRAME a donné une illustration. Ainsi, le lecteur verra apparaître au fil des articles plusieurs lignes de fracture :

–         Pour les uns, ce sont les politiques irresponsables des pays du Sud qui sont la cause des déséquilibres : ceux-ci ont laissé se développer des bulles immobilières et salariales tandis que les pays du Nord pratiquaient des politiques vertueuses d’austérité salariale et de réformes structurelles. Les pays du Sud doivent donc adopter la stratégie des pays du Nord et accepter une longue cure d’austérité. Pour les autres, la monnaie unique a permis le développement de déséquilibres jumeaux et opposés : elle a conduit à la sous-évaluation des économies des pays du Nord, ce qui les a autorisés à compenser leurs politiques excessives d’austérité salariale et sociales par des excédents extérieurs excessifs ; elle a autorisé la persistance de déficits extérieurs au Sud ; il en résulte la nécessité d’une convergence contrôlée où la relance au Nord facilite la résorption des déséquilibres extérieurs du Sud.

–         Pour les uns, chaque pays doit mettre en œuvre des politiques alliant une forte réduction des dépenses publiques – afin de résorber les déficits budgétaires et réduire le poids de la dette publique – et des réformes structurelles (libéralisation des marchés des biens et des services, déréglementation du marché du travail) qui en compenseraient l’effet dépressif sur le marché du travail. Il faut laisser les marchés financiers imposer aux pays la discipline nécessaire. Pour les autres, il faut maintenir les déficits publics tant qu’ils seront nécessaires pour soutenir l’activité, faire garantir les dettes publiques par la Banque centrale européenne (BCE) afin de faire converger les taux d’intérêt nationaux vers le bas et mettre en œuvre une stratégie de croissance à l’échelle de l’UE (en particulier par le financement des investissements nécessaires à la transition écologique).

–         Certains estiment même qu’il faut éviter l’extension de la solidarité européenne qui permettrait à certains pays de retarder les réformes nécessaires, qui rendrait persistants les déséquilibres, qui induirait de la création monétaire et donc de l’inflation. D’autres jugent que des erreurs de politiques économiques ont été commises depuis la création de la zone euro, qu’elles ont abouti à de fortes disparités dans la zone, qu’il faut essayer de résorber aujourd’hui par une stratégie solidaire et cohérente. L’Europe est une grande famille ; il faut manifester de la solidarité et accepter des compromis pour continuer à vivre ensemble.

–         Pour les uns, la fin de la crise des dettes des pays de la zone euro suppose la mise en place d’une union budgétaire, ce qui signifie la mise en place de règles contraignantes inscrites dans le Pacte budgétaire et un certain fédéralisme budgétaire ; la Commission et le Conseil européen doivent avoir un droit de regard sur les politiques budgétaires des États membres. Pour les autres, il faut laisser aux États membres un degré d’autonomie nécessaire pour pratiquer la politique budgétaire de leur choix ; c’est à la fois une question de démocratie et d’efficacité économique : les situations économiques des pays sont trop diverses pour qu’une politique budgétaire uniforme soit possible ; il faut une coordination ouverte des politiques économiques, sans normes préétablies et rigides de finances publiques, ayant pour objectif une croissance satisfaisante et la résorption des déséquilibres extérieurs.


[1] EUROFRAME est un réseau d’instituts économiques européens qui regroupe : DIW et IFW (Allemagne), WIFO (Autriche), ETLA (Finlande), OFCE (France), ESRI (Irlande), PROMETEIA (Italie), CPB (Pays-Bas), CASE (Pologne), NIESR (Royaume-Uni).

[2] Dont 10 en langue anglaise et 2 en français.