Taxis vs VTC : la victoire du lobby contre l’innovation ?

par Guillaume Allègre *

L’affaire est entendue : en imposant aux voitures de tourismes avec chauffeur (VTC) un délai de 15 minutes entre la réservation et la prise en charge du client, le lobby des taxis aurait gagné une bataille contre l’innovation[1], réussissant ainsi à préserver une rente. C’est peut-être Nicolas Colin, inspecteur des finances et co-rédacteur d’un rapport sur la fiscalité de l’économie numérique, qui présente l’argument de la victoire du lobbying contre l’innovation de la façon la plus convaincante et divertissante (« Les fossoyeurs de l’innovation »).

Pour rappel, depuis quelques années, des start-up (Voitures jaunes, Uber, SnapCar, LeCab…) proposent des services de voitures avec chauffeur, réservables sur smartphone après téléchargement d’une application. Le service rendu semble apprécié par les clients de VTC : le prix est connu à l’avance, la voiture attend sans surcharge, on peut suivre la voiture commandée sur son écran, la course est prépayée. Face à ces nouveaux entrants, les taxis dénoncent une concurrence déloyale. En effet, non seulement la profession est très réglementée[2] mais ils doivent aussi payer une licence (230 000 euros à Paris, 400 000 euros à Nice en 2012) pour avoir le droit de stationner dans la rue et prendre des clients à la volée, seuls avantages qu’ils ont par rapport aux VTC depuis la déréglementation des VTC en 2009[3]. Or, à l’heure où la plupart des clients potentiels de services de taxis sont équipés de smartphone qui permettent la géolocalisation, on peut redouter que la valeur de ce droit supplémentaire (prendre les clients dans la rue qui lèvent le bras, plutôt que de se géolocaliser) s’effondre. Selon les sociétés de taxis, les VTC contournent ainsi l’esprit de la loi en pratiquant la réservation immédiate.

Il n’est pas inutile de rappeler à ce stade que le débat sur la réglementation des taxis ne date ni d’hier ni du rapport Attali pour la libération de la croissance. A Paris, les historiens font remonter les premiers services de « voitures de louage avec cocher » à 1612 (sur cette partie historique, voir « Régulation des taxis, a tale of two cities »). La première régulation date de 1657 lorsque Louis XIV accorde un monopole au Sieur de Givry. A Londres, la première réglementation date de 1635 et répond à la demande des bateliers qui dénonçaient une concurrence déloyale alors qu’ils avaient jusque-là un monopole de fait sur le transport de passagers entre la City et Westminster : le roi impose alors aux carrosses des courses de plus de trois miles (la distance entre la City et Westminster est de 2,3 miles). Depuis le milieu du XVIIème siècle, l’histoire des taxis à Paris et à Londres oscille entre réglementation et dérégulation, monopoles accordés et inventions de nouveaux services pour contourner ces monopoles : en 1664, Piquet de Sautour reçoit le monopole des calèches à un cheval ; en 1665, le Marquis de Crenan celui des « Chaises à la Crenan », véhicules légers à deux roues (Margairaz, cité par Darbéra). Disons qu’Uber et SnapCar ressemblent étrangement à ces chaises à la Crenan et autres calèches à un cheval.

Le meilleur rapport qualité/prix des VTC est-il dû à des gains de productivité liés à l’innovation ou au fait qu’ils n’ont pas à payer des licences de 230 000 euros (à Paris) ? Evidemment, on a toutes les raisons de penser qu’économiser 230 000 euros procure un net avantage économique. En revanche, les arguments en faveur de l’innovation sont assez faibles : les nouvelles technologies permettent la localisation des taxis, mais c’est également le cas des centrales radios, créées à Paris en 1964 par G7 et les compagnies de taxis n’ont pas attendu la concurrence des VTC pour utiliser les techniques de localisation en temps réel (La CNIL a été saisie de la question de la géolocalisation des employés par les sociétés de taxis dès 2004). Certaines compagnies de taxis proposent d’ailleurs le même service de commande d’un taxi en temps réel à l’aide d’une application pour smartphone. Enfin à Paris, les « innovations » dans les services de transports de passager incluent le retour de la propulsion humaine, ce qui relativise également leur caractère réellement innovant. Si les gains de productivité étaient réellement dus à l’innovation, les nouveaux entrants pourraient acheter les licences et remplacer les anciennes sociétés de taxis. Ils ne le feront pas parce que ni eux ni les centrales-radio ne veulent prendre le risque que les licences ne perdent leur valeur. Ils préfèrent que les artisans portent ce risque : il n’y a aujourd’hui que 37% de locataires ou salariés parmi les chauffeurs de taxis parisiens et on peut penser qu’une grande partie des détenteurs de ces licences les ont reçues gratuitement. D’un point de vue politique, cette structure est rationnelle : un gouvernement spoliera moins facilement un artisan-taxi qu’un actionnaire d’une société de taxi, à la fois pour des raisons de justice sociale et de pouvoir de nuisance.

Le discours sur l’innovation et la croissance sert ici de leurre pour masquer un classique conflit entre producteurs, qui veulent défendre leurs revenus, et consommateurs, qui veulent un service de  taxi peu coûteux et disponible rapidement, y compris en heures de pointe. Ce conflit se double d’un non moins classique conflit entre détenteurs d’une licence ayant une valeur de rareté et nouveaux entrants, défenseurs de l’ouverture du marché. Dans ce paysage, l’alliance entre nouveaux entrants et consommateurs, qui ont aussi intérêt à l’ouverture du marché, paraît naturelle. Pour les détenteurs de licence, l’enjeu de ce conflit est d’autant plus important que le prix auquel la licence s’échange est élevé.

Ceci dit, la régulation actuelle pose problème. La limitation du nombre de licences de taxis a pour objectif de soutenir le revenu des taxis indépendants et d’éviter qu’ils travaillent trop d’heures par jour pour atteindre un revenu décent[4]. La régulation peut également se justifier  pour des motifs de qualité minimale et de sécurité. C’est le Front Populaire, suite à la crise économique et à l’afflux de chômeurs dans le secteur, qui a réintroduit le contingentement de licences (le secteur était ouvert depuis 1865). Dans ces conditions, il est particulièrement absurde d’avoir permis que ces licences soient cessibles[5] et d’avoir laissé leur prix augmenter en ne délivrant pas de licences supplémentaires entre 1990 et 2002 (alors que, par exemple, dans le même temps, le nombre de passagers dans les aéroports de Paris a augmenté de 49%[6]). Permettre la cession des licences, c’est transférer l’avantage lié au contingentement des licences de taxis des chauffeurs de taxis aux propriétaires des licences, au détriment des nouveaux acquéreurs. En effet, pour le nouvel entrant dans la profession, l’avantage du contingentement est nul puisqu’il doit payer cet avantage au prix du marché. La régulation actuelle est d’autant plus aberrante que les nouvelles licences sont cédées gratuitement (sur liste d’attente) : si le préfet attribue gratuitement 1 000 nouvelles licences, c’est 230 millions d’euros au prix du marché qui seront transférés aux heureux gagnants.

Si la régulation actuelle est absurde, il serait injuste de spolier ceux qui viennent de dépenser une fortune pour acquérir une licence, par exemple en augmentant massivement le nombre de licences.

Une première solution consiste à racheter en une fois les licences cessibles au prix du marché et à attribuer de nouvelles licences non cessibles. Le coût d’une telle mesure serait colossal : il y a environ 17 500 licences à Paris, ce qui représenterait un coût total de 4 milliards d’euros.

Une autre proposition, avancée notamment par Trannoy, est censée augmenter le nombre de licences sans ruiner les acquéreurs récents. La préfecture attribuerait une licence à chaque détenteur actuel de licence, ce qui doublerait le nombre de licences en circulation ; la valeur des licences serait divisée par deux mais sans léser les propriétaires de licences qui conserveraient une et vendrait la deuxième. En première approximation, le patrimoine des chauffeurs de taxi resterait inchangé. Trannoy envisage même que les détenteurs de licence soient gagnants car le chiffre d’affaires global devrait augmenter. Cette solution a également l’avantage de ne rien coûter aux pouvoirs publics. Bref, elle ne ferait que des heureux et l’intérêt des taxis ne s’opposerait pas à celui des consommateurs. Il y a en fait une erreur de raisonnement dans la proposition de Trannoy : il suppose que la valeur de la licence est proportionnelle au chiffre d’affaires des taxis. A chiffre d’affaires global inchangé, un doublement des licences signifierait une division par deux du prix des licences. Ceci est faux : si on multiplie par dix le nombre de licences, elles ne vaudront plus rien et pas dix fois moins. La valeur de la licence est en fait proportionnelle au profit (qui provient du contingentement des taxis), ce qui fait une grande différence dans un secteur où le coût fixe est élevé et le coût marginal faible (rouler à vide ne coûte pas moins cher que rouler à plein)[7]. Bacache-Beauvallet et al. (2008) estiment par exemple à 35 000 euros le coût fixe de l’activité de taxi (salaire compris) et à 42%, l’augmentation du nombre de licences à Paris qui annulerait la valeur des licences[8]. Cette évaluation n’est pas aberrante : la valeur des licences en 1995, pendant la période de gel des attributions était beaucoup plus faible (60 000 euros[9]).

Que faire ?

Le problème ne se limite pas à la question du nombre de licences : au cours de la journée, il y a inadéquation entre offre et demande du fait d’une demande beaucoup plus importante en heures de pointe qui se conjugue, à Paris, avec un engorgement important, qui réduit la vitesse des taxis ou les bloque aux aéroports. La régulation doit également se préoccuper d’une meilleure adéquation entre offre et demande au cours de la semaine, en modulant encore plus la tarification selon l’heure et en incitant au développement du doublage de licence comme l’explique par exemple ce rapport (pdf).

Concernant les licences, la très forte augmentation de leur valeur traduit probablement une offre trop faible par rapport à la demande. L’objectif serait alors d’augmenter l’offre sans spolier les nouveaux acquéreurs. De plus, il serait préférable de sortir d’un système où l’on doit se préoccuper continuellement de la valeur patrimoniale des licences attribuées gratuitement. Une solution consiste à  racheter les licences actuelles au fil de l’eau, non à leur valeur de marché mais à leur valeur d’acquisition majorée d’intérêts[10]. De nouvelles licences non cessibles seraient attribuées gratuitement. Leur nombre permettrait de maintenir le revenu net des nouveaux acquéreurs[11], en tenant compte d’un prélèvement sur le chiffre d’affaires (taxis plus VTC) qui financerait un fond de rachat des anciennes licences[12]. Ce système permet d’indemniser les acquéreurs récents, sans contribuer à l’enrichissement de ceux qui ont obtenu antérieurement une licence gratuitement ou à un prix très faible. Il permet la transition d’un système de licences cessibles à un système de licences non cessibles dans lequel le nombre de licences en circulation et la répartition du marché entre VTC et taxis dépend de la demande de services et non du pouvoir de nuisance des uns et des autres. Il est complexe mais il permet de détricoter les erreurs du passé de façon la plus équitable.

Il est toutefois peu probable qu’une telle solution soit mise en place. Par rapport au statu quo, elle fait de gros perdants dans l’immédiat : les détenteurs de licence qui espèrent réaliser une plus-value importante, notamment les chauffeurs les plus proches de la retraite. Les nouveaux acquéreurs de licence seraient probablement solidaires en espérant pour eux-mêmes une telle solidarité qui permettrait de maintenir le système actuel. Le risque pour eux est que le nombre de licences augmente au fil de l’eau et/ou que les VTC capturent une part croissante du marché malgré les contraintes qui leur sont imposées. Dans ce cas, la valeur réelle de leur licence pourrait diminuer petit à petit : les acquéreurs récents seraient perdants mais la perte ne serait actée que lorsqu’ils prendront leur retraite, dans 20 ou 30 ans. On peut toutefois penser que cette évolution ne se passera pas sans heurts.  
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* L’auteur n’a reçu aucun financement, ni des compagnies de taxis, ni des compagnies de VTC.

[1] L’argument de l’innovation est abondamment repris par les VTC sur le mode « chandelles et ampoules électriques » : voir par exemple « #PourNePasFaireDeConcurrence ».

[2] Le chauffeur de taxi doit notamment être titulaire d’une carte professionnelle, le taximètre est obligatoire et  les tarifs maximaux sont fixés par arrêté préfectoral.

[3] Avant 2009, l’activité de « grande remise », dont la spécialité est la mise à disposition de voitures haut de gamme avec chauffeur, uniquement sur commande et pour une destination définie, était soumise à une licence spéciale délivrée par le préfet, le représentant de l’entreprise devant également être titulaire d’un certificat d’aptitude à la profession d’entrepreneur de remise et de tourisme. La loi du 22 juillet 2009 a supprimé l’obligation de posséder une licence, ce qui a permis le développement des VTC.

[4] Du fait de coûts marginaux faibles et de coûts fixes élevés, le profit est négatif à l’équilibre concurrentiel en l’absence de régulation (« Valeur de licence et régulation du marché des taxis »). En pratique, cela signifie qu’en l’absence de régulation la rémunération des chauffeurs de taxi indépendants risque d’être inférieure au SMIC.

[5] Les licences peuvent officiellement être revendues depuis 1973.

[6] « Propositions de réforme de la profession de taxi » (Page 16)

[7] Prenons l’exemple extrême d’une activité où le coût marginal est nul et le coût fixe représente 2/3 du chiffre d’affaires : disons que le coût fixe est égal à 100 000 euros, le chiffre d’affaires de 150 000 euros, le profit est donc de 50 000 euros. Pour le propriétaire, la valeur de cette activité correspond aux profits futurs actualisés : elle est proportionnelle au profit. Si le chiffre d’affaires est réduit d’un tiers à 100 000 euros, le profit est annulé de même que la valeur de la propriété.

[8] Les auteurs utilisent un modèle théorique calibré. En réalité, le prix réel de la licence ne tomberait pas à zéro, notamment parce que les acteurs sur le marché pourraient anticiper la construction d’une nouvelle rente de rareté.

[9] Darbéra. A Dublin, la valeur de la licence de taxis est passée de 3 500 IEP en 1980 à 90 000 IEP en 2000, période de restriction de l’accès au marché (OCDE).

[10] Cette solution nécessite d’interdire la cession de ces licences sur le marché, ce qui était déjà le cas avant 1973.

[11] Généralement, les locataires et salariés.

[12] La valeur des licences a fortement augmenté dans les années 90 puis entre 2003 et aujourd’hui. Elle valait 60 000 € en 1995 (Darbéra), 90 000 € en 1999, 105 000 € en 2003 et 180 000 € en 2007 (voir annexe 9). Le prix de rachat des licences peut être estimé à 3 milliards d’euros (en tenant compte de l’évolution du prix de la licence de taxi entre 1993 et 2013, d’un taux d’intérêt nominal de 4% et d’un taux de rotation de 5%) : sur une période de 20 ans, il faudrait pouvoir dégager l’équivalent de 150 millions annuels (en euros 2013).




Pour qui travaillons-nous ? Variations sur un thème de Milton Friedman

par Henri Sterdyniak

Ainsi, donc, comme chaque année en juillet, certains instituts libéraux et certains journalistes reprennent-ils le thème du « jour de la libération fiscale ».

Le calcul de l’association Contribuables associés est simple : la part des dépenses publiques dans le PIB devant être de 57,1 % en 2013, nous travaillons 57,1 %*365 = 208 jours par an pour l’Etat, donc jusqu’au 28 juillet. Ce n’est qu’à partir du 29 juillet que nous travaillons pour nous. Contribuables associés écrit ainsi : « Plus de la moitié du revenu moyen des Français est donc dépensé par des élus bien souvent clientélistes et une bureaucratie de plus en plus inefficace… Le 29 juillet marque le jour à partir duquel les Français deviennent, en moyenne, enfin libres du joug de la bureaucratie ».

L’Institut Molinari fait un calcul légèrement différent : il rapporte le poids des cotisations sociales, de l’impôt sur le revenu et de la TVA au salaire super-brut  du salarié moyen. Aboutissant à 56,3%, il fixe le jour de libération fiscale et sociale des salariés français au 26 juillet.

Reprenant ces deux études, Yves de Kerdel écrit dans le Figaro du 30 juillet : « chacun d’entre nous passe en moyenne sept mois à ne travailler que pour remplir les poches de l’Etat ».

Déjà, en 1974, Milton Friedman, Prix Nobel d’économie, avait proposé d’instaurer « une nouvelle fête nationale, le Jour de l’Indépendance personnelle, le jour de l’année où nous cessons de travailler pour payer les dépenses du gouvernement et où nous commençons à travailler pour les biens que nous choisissons (individuellement ou à plusieurs) selon nos besoins et nos désirs »[1].

Ces points de vue souffrent malheureusement de trois défauts. Ils oublient d’abord que l’Etat est aussi un producteur. En 2012, 18 % du PIB français est produit par les administrations.  L’enseignante, l’infirmier, l’aide-soignante, les gardes maternelles, l’éboueur… fournissent des services aux ménages. Si ceux-ci n’étaient pas fournis par l’Etat, les collectivités locales ou les hôpitaux, les ménages devraient les payer. Les parents devraient rémunérer les enseignants de leurs enfants. Chacun devrait souscrire une assurance privée pour la maladie, d’autant plus coûteuse qu’il est en mauvaise santé ou qu’il a des enfants.  Toutes les routes devraient être payantes.

Ils oublient, aussi et surtout, qu’une partie importante des dépenses publiques sont des transferts aux ménages, que les bénéficiaires dépensent à leur guise, qu’ils s’agissent des retraites, des prestations familiales, des indemnités maladie-maternité-chômage, du revenu de solidarité active, etc. Quand bien même un salarié travaille deux mois par an pour payer ses cotisations retraites, celles-ci ne vont pas nourrir une quelconque bureaucratie ou remplir de prétendues poches publiques : elles sont immédiatement reversées à ses parents ou grands-parents. Dans le même temps, elles lui ouvrent un droit à une retraite future. Le salarié moyen d’aujourd’hui va travailler de 21 à 65 ans (soit 44 années). Il jouira, en moyenne, de 22 années de retraite. Quel que soit le système, il doit travailler durant sa période d’activité pour financer ses années de retraite. Durant ces deux mois, il ne travaille pas pour l’Etat, mais pour les générations précédentes et pour lui-même. Similairement, il va travailler 24 jours par an pour payer l’éducation de ses enfants (ou, selon un autre point de vue, pour rembourser la sienne).

Ainsi, en 2011 (dernière année pour laquelle les chiffres détaillés sont disponibles), les dépenses publiques représentaient en moyenne 211 jours de travail (tableau 1), mais 90 étaient immédiatement reversés aux ménages sous forme de prestations sociales, 77 leur profitaient directement (éducation, santé, culture, logement, environnement, police et justice). Restent 44 jours de travail pour le fonctionnement des administrations, la dette publique, la défense et le soutien à l’économie (12 % du PIB).

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Certes, les dépenses publiques doivent être gérées avec rigueur, mais elles sont indispensables. Si la France a plus de dépenses publiques que la plupart des pays de l’OCDE, ce n’est pas que le fonctionnement de son administration soit plus coûteux mais qu’elle a choisi d’avoir un système de protection sociale relativement généreux en matière de retraites publiques, de prestations familiales et d’allocations chômage[2]. C’est aussi que les Français ont beaucoup d’enfants, que l’école est gratuite, que la garde des jeunes enfants est subventionnée.

Enfin, cet indicateur oublie la disparité entre les Français. Cet indicateur n’a, bien sûr, aucun sens pour les retraités. Heureusement pour eux qu’ils ne sont pas libérés des dépenses publiques : ils n’auraient plus de retraite. Cet indicateur n’a pas de sens non plus pour les fonctionnaires.  Comparons enfin trois familles de salariés en utilisant la même méthode que l’Institut Molinari, mais en tenant compte des prestations sociales (tableau 2). La première famille perçoit le  SMIC et touche d’importantes prestations (RSA activité, allocations logement) ; l’employeur bénéficie d’exonérations de cotisations sociales. Le revenu disponible de cette famille est pratiquement égal à son salaire super-brut. Son taux d’imposition nette n’est que 0,6 % et il est même négatif si on considère que les cotisations retraites et chômage ne sont pas des impôts mais constituent des salaires différés. A l’autre extrême, la troisième famille, la plus riche, a un taux d’imposition nette (salaires différés compris) de 34,6 % tandis que celui de la famille intermédiaire est de 27,6 %. Le système français est très redistributif.  La fête nationale, proposée par Friedman, n’aura pas lieu le même jour pour tout le monde.

De nombreux pays européens ont des taux de dépenses publiques supérieurs à 50 % tout en connaissant une croissance satisfaisante : Autriche, Danemark, Finlande, Suède. Leur point commun est que le taux de pauvreté et d’inégalités sociales y sont particulièrement bas.

Ainsi, prétendre que nous travaillons sept mois pour l’Etat n’a-t-il aucun sens. La France a choisi d’être une société mixte, le marché y a sa place, mais une partie importante des dépenses des ménages est socialement assurée, sur la base des besoins de chacun, et non de ses ressources.

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[1] Repris en 1980 dans « La liberté du choix » (p.83), ouvrage de Milton et Rose Friedman, édition Belfond.

[2] Ceci a aussi été mis en évidence par Xavier Timbeau : « Les dépenses publiques en France : en fait-on trop ? »,  blog de l’OFCE n°1542.




Collecte sur Livrets A : ô les beaux jours sont finis …

par Sandrine Levasseur

A chaque annonce de modification du taux de rémunération du Livret A, se pose la question de son impact sur les montants collectés. Répondre à cette question – en fournissant une évaluation quantifiée – n’est pas chose facile car l’impact dépend d’un grand nombre de facteurs dont certains sont difficiles à mesurer (e.g. la « valeur-refuge » que constitue le Livret A) ou difficile à anticiper (e.g la politique plus ou moins agressive menée par les banques pour favoriser leur propre support d’épargne). Pour autant, ces difficultés ne doivent pas nous priver d’une évaluation dont les enjeux sont importants pour le financement du logement social, les banques et les deniers de l’Etat.

La dernière note de l’OFCE (n°30, 30 juillet 2013) propose une évaluation quantifiée de l’impact d’une baisse du taux d’intérêt rémunérateur du Livret A (le taux passe de 1,75 % à 1,25 % à compter du 1er août 2013) sur les montants collectés. Si la prudence s’impose tant l’exercice de quantification a ses limites, celui-ci nous montre cependant que les beaux jours en matière de collecte sur les Livrets A sont vraisemblablement derrière nous. Certes, les montants recueillis sur l’année 2013 resteront à un niveau très élevé, entre 14,5 et 18,5 milliards d’euros (hors intérêts capitalisés). Mais ils sont imputables pour moitié aux montants collectés au cours du mois de Janvier (8,21 milliards d’euros) après le relèvement du plafond du Livret A intervenu le 1er janvier 2013. En 2014, l’effet « boosteur » de relèvement du plafond disparaîtra, et la collecte sur les Livrets A devrait chuter dans un contexte de rémunération plus faible du Livret A.

Selon nos estimations, pour que les montants collectés restent aux alentours des 16 milliards d’euros en 2014, il faudrait soit que le taux de chômage retombe sous la barre des 10,5 % de façon à redonner du pouvoir d’épargne aux ménages, soit que le rendement sur l’assurance-vie (net de la fiscalité) baisse à 1 % de façon à réorienter l’épargne disponible vers le Livret A[1]. Alternativement, il faudrait que la Bourse chute. Or, à l’heure actuelle, il n’y a pas vraiment de raison d’anticiper une baisse du chômage en France. Le rendement des produits d’assurance-vie est, certes, orienté à la baisse pour l’année à venir. Mais cette baisse viendrait seulement amoindrir le différentiel de rendement qui apparaîtra entre les deux produits d’épargne (assez fortement substituables) suite à la baisse du taux du Livret A à partir du 1er août. La Bourse, fortement malmenée depuis le début de la crise, est cependant engagée dans une perspective haussière depuis un an, tendance qui a priori devrait se poursuivre. Evidemment, le scénario du pire ou du mieux – tout dépend le point de vue adopté – ne peut être exclu : la Bourse peut s’effondrer mais alors le chômage risque d’augmenter et les actifs sous-jacents de l’assurance-vie risquent de baisser car cela signifiera soit qu’il y a une nouvelle crise dans la zone euro, soit que la sortie de crise est beaucoup plus difficile que prévue.

L’un dans l’autre, on le voit, des perspectives de collectes sur les Livrets A du niveau de celles observées lors des précédentes années sont plutôt obscurcies[2]. A très court terme, une moindre collecte sur les Livrets A ne devrait pas poser de problème pour le financement du logement social, la Caisse des dépôts et Consignations (CDC) disposant d’un surplus de fonds d’épargne qui n’est pas encore alloué aux bailleurs sociaux[3]. Pour autant, dès lors que le surplus du fond d’épargne sera utilisé, le financement du logement social deviendra tributaire des montants collectés sur Livrets A. Une moindre collecte sur les Livrets A se traduirait alors par l’incapacité de construire des logements sociaux. Si ce scénario du pire venait à se réaliser, on ne pourra pas faire l’économie – dans les deux à trois ans à venir – d’une réforme du mode de financement du logement social de façon à le rendre moins dépend de la collecte sur les Livrets A.


[1] La modification du système de prélèvement libératoire forfaitaire (PLF), à compter de 2013, rend cependant difficile une évaluation du rendement de l’assurance-vie, et des autres produits financiers, net de toute imposition. En effet, les revenus financiers (intérêts, dividendes, plus-values mobilières, etc.) supérieurs à 2 000 € par an seront soumis au barème progressif de l’impôt sur le revenu du ménage.

[2] La collecte sur Livrets A (hors intérêts) a atteint 17,38 milliards en 2011 et 28,16 milliards en 2012. Comparativement, l’année 2010 a été une année de piètre collecte, avec à peine 7,8 milliards d’euros.

[3] 65 % des sommes déposées sur les Livrets A servent, en effet, à alimenter le fond d’épargne dans lequel la CDC puise pour financer les logements sociaux (Levasseur, 2011). C’est d’ailleurs une partie (30 milliards d’euros) de ce surplus d’épargne non utilisé pour financer le logement social qui a été « rétrocédé » momentanément aux banques. Le décret, entré en application le 31 Juillet 2013, prévoit que dès que les prêts de la CDC aux bailleurs sociaux atteindront une certain niveau, les banques devront reverser ces 30 milliards au fond d’épargne.




Inégalités et déséquilibres globaux : reconsidérer de vieilles idées pour traiter de nouveaux problèmes

par Jean-Luc Gaffard et Francesco Vona

Les accords de Bretton Woods avaient pour objectif de concilier un pouvoir domestique de régulation macroéconomique fondé sur la mise en œuvre de stabilisateurs internes et la recherche de la justice sociale avec une nécessaire discipline internationale susceptible de garantir une libéralisation progressive du commerce, source de croissance (Rodrik 2011). Ils y sont parvenus. Dans un contexte devenu très différent, cet objectif est toujours d’actualité. La forme que peut prendre, aujourd’hui, la discipline nécessaire pourrait bien s’inspirer de Keynes qui avait proposé, en vain, l’adoption d’une sorte de stabilisateur automatique de la demande globale. L’idée est que pour échapper à un mauvais équilibre fait de demande faible et de dettes élevées, réabsorber les déséquilibres globaux grâce à ce type de stabilisateur serait le meilleur moyen de relancer la demande, à la fois directement en laissant les pays en surplus dépenser plus et, indirectement, en réduisant les inégalités.

Le déficit structurel de demande globale représente sans conteste la contrainte majeure qui pèse sur la sortie de la grande récession. Une demande mondiale atone apparaît comme la résultante de deux facteurs tout à fait indépendants, une contrainte et un choix politique. Le choix est celui de ces pays, spécialement les pays émergents auxquels il faut ajouter l’Allemagne, qui ont bâti leur enrichissement sur une croissance entraînée par l’exportation en utilisant un mix de modération salariale et de stratégies efficaces de conquête des marchés. La contrainte est celle exercée par la dette publique qui affecte la possibilité d’expansion de la demande dans la majorité des pays développés. Dans la mesure où ces pays doivent appliquer des politiques budgétaires restrictives afin de prévenir le risque de défaut, leur seule chance de soutenir la demande repose sur la redistribution des revenus en faveur des ménages pauvres dont la propension à consommer est plus grande.

Le débat actuel sur cette question est au mieux trompeur, oscillant entre les habituels Charybde et Scylla, entre plus ou moins d’intervention de l’Etat. D’un point de vue keynésien standard, le goulot d’étranglement de la demande mondiale est la conséquence des politiques néo-libérales, aggravées en Europe en raison de l’opposition des pays du Nord à la mise en œuvre de programmes publics par l’Union européenne, éventuellement financés grâce à l’émission d’obligations en euros. D’un point de vue orthodoxe, développé par des économistes convaincus de l’existence de mécanismes de ruissellement (augmenter la richesse de quelques-uns finit par profiter à tous), la crise constitue une opportunité pour éliminer les dernières barrières à une complète libéralisation des marchés de biens et du travail. Ces barrières sont supposées empêcher les économies de l’UE d’accroître leur compétitivité vis-à-vis de leurs nouveaux concurrents, les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud). Alors que les keynésiens sont singulièrement optimistes dans leur croyance que davantage de dépenses publiques réussira à assurer un nouveau départ à des économies affaiblies, l’économie orthodoxe néglige par hypothèse le problème de la demande globale. Elle ignore qu’une course à la compétitivité basée sur davantage de modération salariale et de coupes dans les dépenses de l’Etat providence ne ferait qu’amplifier la contrainte de demande globale.

Il est bien documenté qu’au cours des trente dernières années, les salaires réels et les conditions de vie des travailleurs de basse et moyenne qualifications se sont substantiellement dégradés, alors que les profits et, plus généralement, les gains des 1% de ménages les plus riches ont augmenté de manière impressionnante (Piketty and Saez 2006, Eckstein and Nagypál 2004, OECD 2011). Le creusement des écarts de revenus a été particulièrement important aux Etats-Unis et dans les pays Anglo-Saxons où des marchés du travail dérégulés ont permis des ajustements à la baisse des salaires. Il a aussi affecté les économies européennes sous d’autres formes, des taux de chômage structurels et des parts de profit plus élevés (Krugman 1994). La diminution excessive du salaire médian en regard de la productivité moyenne a créé un coin entre la demande qui est plus sensible aux variations de salaires qu’aux variations des opportunités de profit, et l’offre pour laquelle c’est le contraire. La mondialisation joue un rôle clé dans l’accroissement des inégalités entre profits et salaires dans la mesure où l’accroissement de la mobilité du capital ne s’est pas accompagné, en parallèle, d’un accroissement de la mobilité internationale du travail (Stiglitz 2012). Seul le jeu conjoint d’une dette accrue (à la fois publique et privée) et des gains de productivité dus aux nouvelles technologies de l’information et de la communication ont empêché le déficit de demande de se manifester plus tôt en relation avec l’effet perturbateur d’une excessive inégalité (voir Stiglitz 2012, Fitoussi and Saraceno 2011, Patriarca and Vona 2013).  Les déséquilibres globaux ont joué un rôle clé dans le maintien d’un niveau élevé de demande globale dès lors que l’épargne constituée dans les pays dont les comptes courants sont excédentaires (la Chine) a été prêtée aux ménages et gouvernements des pays déficitaires (les Etats-Unis). En outre, en atténuant les effets d’inégalités excessives, les déséquilibres globaux font que la pression politique en faveur d’une redistribution demeure sous contrôle. Mais, comme nous l’avons constaté, ils ont été la source d’une instabilité macroéconomique. L’excès d’épargne en Chine a créé une masse de liquidités en quête d’opportunités d’investissement qui a augmenté la probabilité de formation de bulles des prix des actifs, notamment en présence d’un secteur financier inadéquat et surdimensionné (Corden 2011).

En dehors de toute considération éthique, la préoccupation relative aux effets d’une inégalité croissante dans les économies occidentales n’aurait guère d’importance au regard de la croissance mondiale, si la demande plus faible là était compensée par une demande croissante dans les pays exportateurs comme la Chine (ou l’Allemagne). Malheureusement, il n’y a pas compensation et il n’est pas prévu qu’elle prenne place rapidement pour au moins deux raisons.

En premier lieu, les oligarchies des pays émergents (spécialement la Chine) ont trouvé commode de soutenir la demande indirectement, plutôt que par le canal d’une hausse des salaires proportionnelle aux gains de productivité, en investissant les larges surplus de la balance courante sur le marché financier américain et, ce faisant, en finançant les consommateurs américains. Le fait que les inégalités aient également augmenté en Chine depuis que les réformes favorables au marché ont été engagées, vient à l’appui de cet argument. En particulier, l’inégalité entre les parts des facteurs, c’est-à-dire entre profits et salaires, s’est accrue substantiellement depuis 1995, avec une part des salaires qui a diminué entre 7.2% et 12.5% suivant la définition comptable retenue (Bai and Qian 2010). Le problème vient, évidemment, de ce que les déséquilibres mondiaux ont été à l’origine de la crise financière actuelle.

Deuxièmement, une comparaison historique des épisodes de rattrapage peut aider à faire la lumière sur l’origine de l’abondement nécessaire de la demande mondiale. Le rattrapage économique par l’Allemagne et les Etats-Unis du Royaume-Uni à partir de la deuxième moitié du 19ème siècle a été rapidement suivi par la convergence des niveaux de vie et des salaires (Williamson, 1998). Aujourd’hui, le rattrapage économique de la Chine est beaucoup plus lent en termes de convergence des salaires et des conditions de vie. A titre d’exemple, le PIB de la Chine par habitant est passé de 5,7% à 17,2% du PIB américain par habitant entre 1995 et 2010 (source: Penn World Tables), tandis que le coût horaire du travail, également en augmentation, n’a atteint que 4,2% de celui des États-Unis en 2008 (source: Bureau of Labor Statistics). Cet écart entre le PIB par habitant et le coût unitaire du travail en Chine montre clairement que le rattrapage en termes de conditions de vie des travailleurs est beaucoup plus lent que le rattrapage en termes de taux de croissance. L’écart est encore plus frappant quand le pays de référence, les Etats-Unis, est lui-même caractérisé par un niveau élevé d’inégalité.

Les raisons de cette lente convergence des salaires méritent de plus amples investigations et ont probablement à voir avec les facteurs affectant les changements institutionnels qui favorisent la redistribution des profits vers les salaires, y compris la culture et la progressivité de l’impôt (Piketty et Qian 2009), dans les pays en phase de rattrapage. Certes, la taille de la population chinoise par rapport à la population mondiale n’a pas aidé à établir ces changements institutionnels. Sur la base de simples hypothèses de la théorie standard de la négociation, le pouvoir de négociation dépend de l’option extérieure, laquelle est limitée pour les travailleurs par l’existence d’une grande «armée de réserve» prête à travailler pour des salaires extrêmement bas. On peut alors affirmer que plus grande est l’armée de réserve, plus de temps il faut pour réduire la pression à la baisse sur les salaires des travailleurs dans la partie avancée de l’économie. De fait, la convergence des salaires a été beaucoup plus rapide dans les précédents épisodes de rattrapage dès lors que la contrainte du travail est devenue plus forte, plus rapidement  en raison de la petite taille de la population, permettant aux travailleurs de lutter pour de meilleures conditions de travail et des salaires plus élevés. En un mot, une trop grande armée de réserve empêche les salaires d’augmenter suffisamment au regard de la productivité et les réformes démocratiques de décoller en Chine, créant ainsi un écart entre le moment de la croissance économique et celui des réformes politiques, nécessaires pour rééquilibrer la demande et l’offre.

Non seulement la lente convergence en termes de salaires des pays en phase de rattrapage provoque des déséquilibres mondiaux persistants entre la demande et l’offre, mais c’est aussi la raison essentielle des obstacles rencontrés pour réduire les inégalités dans les pays occidentaux du fait de la pression concurrentielle ainsi exercée. En premier lieu, la mise en œuvre de politiques de redistribution augmentant les salaires réels est susceptible de réduire encore davantage la compétitivité et de provoquer un flux substantiel d’investissements à l’étranger. En second lieu, la délocalisation de la production à l’étranger peut avoir forcé les travailleurs à accepter des salaires plus bas, un effet difficile à corréler empiriquement avec des mesures  approchées de la mondialisation telles que le commerce ou les investissements extérieurs. Cependant, alors que les analyses empiriques des 30 dernières années du 20e siècle s’accordent à dire que la mondialisation n’a pas été pas le principal facteur
d’augmentation de l’inégalité, des études récentes indiquent que: (i) l’externalisation a eu un impact négatif sur les salaires des qualifications moyennes ou faibles et les niveaux d’emploi correspondants dans les pays développés, en particulier dans la dernière décennie (Firpo, Fortin et Lemieux 2011), (​​ii) l’effet du commerce sur l’inégalité a peut être été sous-estimé du fait de la fragmentation de la production (Krugman 2008).

Les déséquilibres mondiaux sont également susceptibles de créer des obstacles aux politiques visant à réduire les inégalités. Un secteur financier surdimensionné a contribué à augmenter les revenus du 1% les plus riches de la population et donc leur pouvoir de lobbying. Cela a permis à ces super-riches d’influencer fortement les décisions politiques qui ont rendu leurs rentes plus élevées, notamment grâce à une réduction massive de la progressivité de l’impôt (Fitoussi et Saraceno 2012) et d’autres circuits opaques (par exemple, les failles fiscales, Stiglitz 2012). Maintenant, ce lobby des super-riches rend extrêmement difficile de limiter le pouvoir de la finance et de restaurer des taux d’imposition plus équitables des rentes et autres hauts revenus.

Comment éviter l’impasse engendrée par les déséquilibres mondiaux et la pression mondiale pour la modération salariale? Y a-t-il dans le système tel qu’il est des forces endogènes qui finiront par réduire les déséquilibres mondiaux et les inégalités?

La première option est d’attendre des réformes en Chine. Les politiciens dans les pays occidentaux peuvent espérer en une accélération de ce processus qui va conduire à une augmentation parallèle des salaires réels et, partant, de la demande mondiale. Ce serait la solution de marché idéale, mais il est peu probable qu’elle se produise à court et à moyen terme. Une deuxième possibilité consistera en une dépréciation à grande échelle des devises des économies occidentales: dollar, euro et yen. Toutefois, une telle politique est susceptible de créer une spirale de dépréciation, ce qui augmente aussi l’incertitude de l’investissement. La persuasion est peu probable de convaincre les politiciens chinois de ne pas dévaluer le yuan dans la mesure où leurs avoirs en dollars et en euros vont se déprécier considérablement. Une troisième solution, protectionniste, n’est pas convaincante du tout car elle est susceptible de déclencher une spirale de représailles ouvrant la voie à des guerres globales. Interactions politiques indirectes et mondiales sont en jeu ici: les partis politiques nationalistes et les politiques protectionnistes associées risquent de devenir d’autant plus populaires que le calendrier des réformes chinoises est trop lent et donc le processus d’ajustement douloureux dans le moyen terme. Une quatrième solution est de recourir à une vieille idée de John Maynard Keynes sur les «stabilisateurs automatiques mondiaux». Dans le contexte de l’après-Seconde Guerre mondiale, Keynes a proposé une institution internationale, l’ «Union de compensation internationale» (ICU), pour résorber à la fois les excédents et les déficits commerciaux, considéré comme aussi inquiétants les uns que les autres (A. Bramucci 2012). En particulier, les excédents commerciaux persistants étaient considérés comme une source potentielle de pénurie à long terme de la demande mondiale. L’idée principale était de coordonner à travers l’ICU à la fois les réévaluations et l’expansion de la demande dans les pays en excédent, et les dévaluations et le contrôle des mouvements de capitaux dans les pays en déficit. Une telle institution irait dans la bonne direction pour aider à résorber les déséquilibres mondiaux, mais manquerait du pouvoir nécessaire pour que les ajustements nécessaires soient effectivement mis en place.

La combinaison d’une règle globale pour l’ajustement des salaires avec des sanctions de l’OMC peut constituer une façon plus intelligente et fiable de relancer la demande mondiale. La première partie de la proposition consisterait à lier la croissance des salaires réels non seulement à la croissance de la productivité, tel que proposé par A. Watt (2011), mais aussi à l’excédent commercial. Conditionnée au niveau de développement du pays (de sorte que les ajustements réglementaires doivent tenir compte du niveau initial du PIB par habitant, évidemment ajusté pour les PPP), cette proposition signifierait que les pays qui connaissent des croissances à moyen terme à la fois de la productivité et de l’excédent commercial devraient augmenter les salaires réels. Sinon, d’autres pays pourraient augmenter les tarifs sur les produits exportés par les pays qui ne respectent pas la règle. La capacité effective de mettre en œuvre cette règle peut être renforcée en donnant aux organisations syndicales, globales ou locales, et aux ONG le pouvoir de contrôler les situations spécifiques où la règle n’est pas respectée, c’est à dire la zone spéciale axée sur l’exportation en Chine, où les normes du travail sont particulièrement faibles. Dans le cas des déficits commerciaux, le pays pourrait être invité à suivre une modération des salaires réels et à mettre sous contrôle le déficit public. Dans un tel contexte, ces politiques restrictives pourraient avoir des effets néfastes limités sur la croissance en raison de l’augmentation de la demande extérieure qui fait suite à la hausse des salaires dans les pays exportateurs nets. La proposition aurait aussi un effet positif en réduisant le niveau global des inégalités fonctionnelles dans le monde entier, et en restaurant une répartition plus équilibrée entre salaires et profits.

Dans l’ensemble, la coordination de l’offre et la demande mondiale serait restaurée à l’aide d’un stabilisateur automatique simple qui neutraliserait la tentation protectionniste et, en même temps, relâcherait les contraintes qui empêchent les politiques de réduction des inégalités d’ être approuvées dans les pays occidentaux.

Références :

 




Faut-il faire payer par les ménages un choc de compétitivité ?

par Henri Sterdyniak

La France souffre d’un problème industriel. Sa balance courante est passée d’un excédent de 2,6 % du PIB en 1997 à un déficit de 1 en 2007, puis de 2 % en 2012 alors que l’Allemagne passait d’un déficit de 0,4% de son PIB en 1997 à un excédent de 5,7. La question du redressement productif de la France est posée. Faut-il organiser un transfert important des ménages aux entreprises pour un choc de compétitivité ou pour redresser le taux de marge des entreprises ? Nombreux sont ceux qui préconisent un tel choc (dont le MEDEF, mais aussi la CFDT). Il s’agirait de réduire les cotisations sociales employeurs (d’au moins 30 milliards d’euros) et d’augmenter en contrepartie les prélèvements portant sur les ménages. Cette question est analysée de façon détaillée dans la dernière Note de l’OFCE (n°24 du 30 octobre 2012).Quelle mesure ?

Il ne saurait être question de réduire des cotisations sociales des salariés car celles-ci ne financent que des prestations retraite et chômage, donc des prestations contributives qui dépendent des cotisations versées et ne peuvent être financées par l’impôt. Seules, les cotisations employeurs destinées à la famille ou à l’assurance-maladie peuvent être diminuées. Encore faut-il trouver une ressource de remplacement, la TVA ou la CSG ?

En fait, il y a guère de différence entre une hausse de la CSG et une hausse de la TVA. Dans les deux cas les ménages doivent perdre du pouvoir d’achat. Dans le cas d’une hausse de la TVA, ce serait par la hausse des prix. Toutefois l’inflation se répercute automatiquement sur le SMIC et les prestations sociales et, après négociations salariales, sur les salaires, de sorte que le gain de compétitivité/rentabilité des entreprises risque d’être temporaire, sauf si les indexations étaient suspendues. Au contraire, les victimes de la hausse de la CSG ne pourraient profiter de mécanismes automatiques d’indexation et devraient accepter la baisse de leur pouvoir d’achat. Utiliser la CSG permet une mesure plus durable.

Le grand enjeu sur le plan macroéconomique est celui de  la réaction des entreprises qui devront arbitrer entre maintenir leurs prix pour reconstituer leurs marges ou baisser leurs prix pour gagner en compétitivité.

Plaçons-nous dans un pays où le PIB vaut 100, qui exporte et importe 25. La part des salaires (y compris les cotisations sociales) et la consommation vaut 80 ; la part des profits et de l’investissement est 20. A court terme, les salaires et les retraites sont fixes. La réforme consiste à baisser de 5 le montant des cotisations employeurs (soit 5% du PIB), en augmentant d’autant la CSG. Deux scénarios peuvent être retenus selon la politique de fixation de prix des entreprises.

Dans le premier cas, les entreprises maintiennent leurs prix et augmentent leurs marges. Ex post, il n’y a aucun gain de compétitivité mais bien une hausse de la rentabilité des entreprises. Les salaires subissent une perte de 6,25 % de leur pouvoir d’achat (soit 5/80). La relance de l’investissement compensera-t-elle la baisse de la consommation ? Prenons des hypothèses standards, soit une propension à consommer les salaires de 0,8 ; à investir les profits  de 0,4 ; un multiplicateur de 1. Le PIB baisse à court terme de 2 % et l’emploi chute d’abord puis peut se rétablir à terme grâce à la substitution travail/capital. La mesure est coûteuse en pouvoir d’achat et le gain en emploi n’est pas assuré.

Dans le deuxième cas, les entreprises répercutent totalement la baisse des cotisations dans leur prix à la production, qui baissent de 5 % ; les prix à la consommation diminuent de 4 % (car les prix des produits importés restent stables). Le pouvoir d’achat des salaires ne baisse que de 1%. Les gains de compétitivité sont de 5%. Les gains en commerce extérieur compenseront-ils la baisse de la consommation ? Avec des élasticité-prix à l’exportation de 1 et à l’importation de 0,5, le PIB augmente de 1,25% . La mesure est moins douloureuse.

Faut-il le faire ?

Le gouvernement devra demander aux ménages d’accepter une baisse de leurs revenus, alors même que ceux-ci ont déjà perdu 0,5 % de pouvoir d’achat en 2012, que la consommation stagne en 2011 et 2012, que la France est en situation de récession, que la demande est déjà trop faible.

La France doit-elle s’engager dans la stratégie allemande : gagner de la compétitivité au détriment du pouvoir d’achat des ménages sachant que cette stratégie est perdante au niveau de la zone euro ? Certes, ceci remplacerait la dévaluation aujourd’hui impossible dans la zone euro, mais nuirait à nos partenaires européens (qui pourraient réagir de même à notre détriment) et ne garantirait pas de gains de compétitivité vis-à-vis des pays hors zone euro, ces derniers dépendant surtout de l’évolution du taux de change de l’euro. Une telle mesure ne remplace pas une réforme de l’organisation de la politique économique de la zone euro. Enfin, il faut du temps pour que les gains de compétitivité se traduisent en reprise de la croissance. Ainsi, de 2000 à 2005, la croissance française a été de 7,8% (1,55% par an), la croissance allemande de 2,7% (0,55% par an). La France peut-elle se permettre de perdre encore 5 points de PIB ?

La France est dans une situation intermédiaire entre les pays du Nord qui ont réalisé de forts gains de compétitivité au détriment du pouvoir d’achat et les pays du Sud qui ont connu des hausses de salaires excessives. En base 100 en 2000, le niveau du salaire réel en 2011 est à 97,9 en Allemagne, à 111,2 en France (soit une hausse de 1% par an, correspondant aux gains tendanciels de compétitivité du travail). Qui est dans l’erreur ? Faut-il que l’on demande à tour de rôle aux salariés des pays de la zone euro de gagner en compétitivité sur les salariés des pays partenaires en acceptant des baisses de salaires ?

Le taux de marge des entreprises françaises était de 29,6 % en 1973. Il a chuté à 23,1 % en 1982, puis s’est redressé à 30,2 % en 1987.  Il était de 30,8 % en 2006, soit un niveau satisfaisant. La baisse  survenue depuis (28,6 % en 2011) s’explique par la chute de l’activité et la rétention de main-d’œuvre. Elle n’a pas été causée par la hausse de la fiscalité ou des augmentations excessives des salaires. Globalement, la part des profits est revenue à un niveau historiquement satisfaisant. Mais en 1973, la FBCF était de l’ordre des profits, alors qu’elle est plus basse de 3 points de valeur ajoutée actuellement et que la part des dividendes nets versés a nettement augmenté. Quels engagements prendraient les entreprises en termes d’investissement et d’emploi en France en échange d’une mesure qui augmenterait fortement leurs profits ? Comment éviter qu’elles n’augmentent leurs dividendes ou leurs investissements à l’étranger ?

Recourir ainsi à la dévaluation interne suppose que la France souffre essentiellement d’un déficit de compétitivité-prix. Or, la désindustrialisation a, sans doute, d’autres causes plus profondes. Les entreprises préfèrent se développer dans les pays émergents ; les jeunes refusent les carrières industrielles mal rémunérées, dont l’avenir n’est pas assuré ; la France ne réussit ni à protéger ses industries traditionnelles, ni à se développer dans les secteurs innovants ; le secteur financier a préféré les joies de la spéculation au financement de la production et de l’innovation, etc. Ceci ne serait pas résolu par une dévaluation interne.

La France a besoin d’un sursaut industriel, Il faut mettre en œuvre une autre stratégie : c’est la croissance qui doit reconstituer les marges des entreprises ; c’est la politique industrielle (via la Banque publique d’investissement, le Crédit impôt-recherche, les pôles de compétitivité, le soutien aux entreprises innovantes comme à certains secteurs menacés et la planification industrielle) qui doit assurer le redressement productif. Celui-ci doit être financé par la BPI dont les capacités d’action doivent être suffisantes et les critères d’intervention précisés.