« Aides sociales » : un rôle majeur dans la réduction de la pauvreté monétaire en France

Mathias André (Insee)[1] et Pierre Madec

L’importance du système de protection sociale et le financement public des systèmes de santé et de retraite expliquent une grande partie du différentiel des dépenses publiques entre la France et le reste des pays de l’OCDE (voir billet de blog OFCE : « La France (presque) ‘championne du monde’ de la dépense sociale et de la baisse de la pauvreté »). Ainsi, une grande part des droits aux transferts sociaux ouverts sont directement liés aux cotisations sociales payées (en retraite et en assurance chômage notamment). De fait, la majorité des prestations versées n’ont pas de visée directement redistributive. A contrario, les minima sociaux, la Prime d’activité, les allocations logement ou encore certaines prestations familiales ont un objectif explicite de redistribution et de réduction de la pauvreté monétaire.

Selon les derniers comptes de la protection sociale publiés ce jeudi 21 juin 2018, la dépense totale de minima sociaux s’établissait en 2016 à 26,6 milliards d’euros, celle de la Prime d’activité à 4,1 milliards, les prestations familiales et les allocations logements versées aux ménages pauvres atteignaient respectivement 6,4 milliards d’euros et 10 milliards d’euros. Nous nous limiterons aux prestations sociales à visée redistributive.

Les minima sociaux bénéficient à 4 millions de personnes, 13,6 millions de personnes vivent dans des ménages percevant une allocation logement, les prestations familiales sont perçues par 6,8 millions de familles et la prime d’activité bénéficie à 2,6 millions de foyers. Compte tenu à la fois des montants distribués et du public visé, les prestations sociales à visée redistributive augmentent le niveau de vie de millions de ménages modestes. A contrario, les prélèvements progressifs comme la taxe d’habitation ou l’impôt sur le revenu amputent le niveau de vie des ménages les plus aisés. Ainsi, la redistribution monétaire réduit massivement la proportion de personnes à très bas revenu (inférieur à 650 euros par mois) (graphique 1).

Graphe1_post-INES

Cet impact important des prestations sociales à visée redistributive sur les plus bas revenus s’explique en grande partie par leur ciblage : les 10 % de ménages les plus modestes bénéficient de plus des deux tiers des minima sociaux et des allocations logement et plus d’un tiers de la Prime d’activité (graphique 2). Sur les 18 milliards d’euros d’aides au logement, près de 16 milliards sont alloués aux 20% de ménages les plus modestes. Il en est de même pour les minima sociaux.

Graphe2bon_post-INES

La concentration des aides vers les ménages les plus modestes est confirmée par l’analyse de la composition du niveau de vie, i.e. du revenu après redistribution des ménages (tableau 1). Les minima sociaux représentent 12% du niveau de vie des ménages pauvres[2] soit 95 euros par mois en moyenne par unité du consommation. Les allocations logement s’élèvent elles à 120 euros et la Prime d’activité à 25 euros en moyenne par unité de consommation (UC)) (tableau 1). Chez les ménages sortis de la pauvreté grâce à la redistribution monétaire (2,5 millions de ménages)[3], les montants perçus en minima sociaux sont plus importants (125 euros par mois en moyenne par UC) mais la part de ces derniers dans le niveau de vie est légèrement plus faible (11%). Cette part est quasi-nulle pour les ménages dont le niveau de vie est inférieur à la médiane mais dont les seuls revenus d’activité ou de remplacement (retraite, indemnités chômage) suffisent à les protéger de la pauvreté monétaire. Il en est de même pour les allocations logement et les prestations familiales.

Tab1bon-post_21-06

L’impact de ces prestations sociales, et notamment des minima, sur la réduction de la pauvreté est donc majeur. Sans prélèvements ni prestations, le taux de pauvreté serait 8,9 points supérieur à son niveau actuel (22,8% contre 13,9%) (tableau 2)[4]. La diminution du taux de pauvreté est principalement assurée par les prestations familiales, les aides au logement et les minima sociaux, qui contribuent chacun à une baisse de plus de 2 points de ce taux. En outre, l’intensité de la pauvreté, définie comme l’écart relatif entre le niveau de vie médian de la population pauvre et le seuil de pauvreté, est réduite de moitié, soit 19,6 points. Cela correspond à une augmentation du niveau de vie médian des personnes pauvres de +38% en raison des aides au logement et +34% grâce aux minima sociaux. Les minimas sociaux permettent, à eux seuls, de réduire le taux de pauvreté de 2,1 points et l’intensité de la pauvreté de 6,7 points.

Tab2-post_21-06

 

Au-delà de leur rôle dans la réduction de la pauvreté monétaire, le système redistributif et en son sein principalement les prestations sociales à visée redistributive impactent les principaux indicateurs d’inégalités de niveau de vie (tableau 3) :

  • le rapport inter-déciles passe de 6,2 avant redistribution à 3,4 après, soit une baisse de 45%, principalement en raison de l’impôt sur le revenu (baisse de 0,55), des prestations familiales (baisse de 0,9) et des aides au logement (baisse de 0,63) ;
  • l’indice de Gini passe de 0,386 avant redistribution à 0,290 après dont 32% de cette baisse est dû à l’impôt sur le revenu et 24% aux prestations familiales ;
  • la dispersion des revenus mesurée par le ratio (100-S80/S20) passe de 13,7 avant à 4,3 après redistribution (soit une baisse de 70%).

Tab3b-post_21-06

[1] Cette publication est de la responsabilité seule de l’auteur et n’engage pas son institution.

[2] Un ménage est considéré comme « pauvre » lorsque son niveau de vie, i.e. son revenu après redistribution par unité de consommation, est inférieur à 60% du niveau de vie médian des ménages soit 1 115 euros par mois et par unité de consommation en 2016.

[3] Ces ménages correspondent aux ménages dont le revenu avant redistribution (par UC) est inférieur à 60% du revenu médian avec redistribution et dont le revenu après redistribution (par uc) est supérieur à 60% du revenu médian après redistribution.

[4] Cette comparaison s’inscrit dans une analyse statique du système redistributif. Comme nous l’avons vu précédemment, des revenus d’activités suffisant permettent également de réduire le risque de pauvreté. De plus, cette comparaison ne dit rien de la possible réallocation des moyens de protection sociale. Si des économies sont réalisées sur les prestations sociales en vue d’accroître, par quelque manière que ce soit, les revenus d’activité des plus modestes, la pauvreté monétaire pourrait se réduire.




2010-2015 : un choc fiscal concentré sur les ménages … les plus aisés ?

par Pierre Madec

La période 2010-2015 a été marquée par une consolidation budgétaire majeure au cours de laquelle les prélèvements obligatoires (PO) sur les ménages se sont accrus de 49 milliards d’euros (voir « 2010-2017 : un choc fiscal concentré sur les ménages »). Cette hausse massive des prélèvements fiscaux et sociaux n’a évidemment pas été sans conséquence sur le pouvoir d’achat des ménages qui s’est contracté sur la période. Néanmoins, la comptabilité nationale ne permet pas de prime abord de conclure quant à l’impact redistributif des réformes menées. Autrement dit, si le choc fiscal à l’adresse des ménages est avéré, il est impossible, sans modèle de micro-simulation fiscal, de chiffrer l’impact de ce choc selon les caractéristiques des ménages et notamment selon leur place dans la distribution des revenus. A l’aide du modèle de micro-simulation Ines (voir encadré), mis à disposition de l’OFCE par l’INSEE et la DREES, nous avons mené cette analyse.

En appliquant à l’année 2015 les paramètres législatifs actualisés de l’année 2010 (voir illustration), le modèle de micro-simulation Ines[1] permet de mesurer l’impact budgétaire et redistributif de certaines des politiques fiscales et sociales menées entre 2010 et 2015. Les politiques fiscales retenues pour cet exercice sont celles qui touchent à l’impôt sur le revenu, aux cotisations sociales et à l’ensemble des prestations sociales simulées par le modèle. Cette analyse, partielle sera complétée ultérieurement. Pour le moment, l’exercice réalisé ici sur la partie fiscale porte sur 43 % des PO pesant sur les ménages. Notons également que les conséquences macroéconomiques des différentes politiques mises en œuvre (au travers par exemple de son impact sur le chômage, de l’évolution des taux d’intérêt ou des prix de l’immobilier) ne sont pas prises en compte.

encadre_post10-11e

Pour conduire cette analyse, il est nécessaire de construire un contrefactuel « législatif » plus complexe que la simple application des paramètres législatifs en place à l’année de référence (ici 2010). En effet, l’exercice aurait consisté à réduire la valeur réelle de l’ensemble des seuils et des barèmes de la législation. Pour la construction du « contrefactuel législatif », nous décidons de fixer les conditions d’évolution de la législation socio-fiscale relative à l’impôt sur le revenu, aux cotisations et aux prestations depuis 2010 (voir Illustration) sous l’hypothèse que celles-ci n’altèrent pas le pouvoir d’achat des ménages. La définition de ce contrefactuel législatif nécessite des choix d’hypothèses qui ont une influence sur les résultats.

Ainsi, le choix a été fait d’indexer unitairement l’ensemble des seuils et barèmes des prélèvements fiscaux et sociaux – impôt sur le revenu des personnes physiques (IRPP), les cotisations sociales, la CSG, la CRDS[2] – sur l’évolution du salaire mensuel de base (SMB) de l’année précédente (n-1)[3]. L’ensemble des seuils et barèmes des prestations sociales (allocations familiales, minima sociaux, allocation personne handicapée, bourses, allocations logement et couverture maladie universelle complémentaire) ont été indexés sur l’indice des prix à la consommation (hors tabac) de l’année précédente (n-1). L’ensemble des taux de prélèvements et de prestations (lorsqu’ils sont définis par des taux) sont quant à eux figés à leur niveau de 2010.

A titre d’exemple, le barème de l’IRPP a fortement évolué entre 2010 et 2015. Dans notre contrefactuel législatif, hypothèse est faite notamment que la première tranche d’imposition demeure en 2015 à 5,5% (contre 14%), que la dernière tranche d’imposition s’élève à 41% (contre 45%), que les seuils d’imposition ont suivi l’évolution des salaires, soit 10,9% sur la période (contre 2,7%) tout comme le montant de la décote, ou encore les plafonds du quotient familial.

Nous considérons de fait que l’ensemble des écarts législatifs pouvant exister entre la législation 2010 « actualisée » et la législation en place en 2015 sont le résultat de décisions budgétaires visant à augmenter (ou à réduire) délibérément les prélèvements et/ou les prestations. Nous appliquons ainsi les règles décrites précédemment à l’ensemble des prélèvements et des prestations présents dans le modèle Ines[4] (voir Illustration).

Les simulations sont opérées sur la base de l’enquête Revenus fiscaux et sociaux (ERFS) de 2013 dont l’échantillon est « vieilli » jusqu’en 2015. La structure de la population et des salaires est donc identique lors de la comparaison entre la législation effective et la législation 2010 « actualisée ». Les allocations chômage et les pensions de retraite étant présentes mais non simulées dans le modèle Ines, nous avons fait le choix de ne pas modifier les cotisations afférentes à ces deux types de prestations. A contrario, l’ensemble des autres cotisations (CSG, CRDS, Santé, …) et l’impôt sur le revenu ainsi que l’ensemble des minima sociaux, les allocations familiales, les allocations logements et la CMUC sont simulés.

Bien qu’ils ne soient pas directement comparables aux évolutions des taux de prélèvements obligatoires (PO) macroéconomiques du fait de l’exclusion dans la simulation de certains prélèvements comme les taxes indirectes (TVA, TICPE, …) et les impôts locaux, les résultats issus de la micro-simulation confirment les quantifications macroéconomiques retenues dans notre prévision. En revanche, la simulation intègre le volet « dépenses sociales » que l’on ne retrouve pas dans l’analyse seule des PO. Hors crédits d’impôts et PPE, le montant collecté de l’IRPP était ainsi, en 2015, 15,7% plus élevé que le niveau qui aurait été le sien s’il avait suivi une simple indexation sur le salaire de base (SMB). Le gel des seuils d’entrée dans l’IR en 2012 et 2013 et la création d’une tranche au taux marginal de 45% ont augmenté le rendement de l’IRPP, et ce malgré la suppression en 2015 de la première tranche d’imposition.

Associées à la suppression du prélèvement forfaitaire libératoire sur les revenus financiers en 2013 et à l’évolution importante de la CSG, les mesures concernant l’impôt sur le revenu au sens large (IRPP et CSG) ont entraîné une augmentation de ce dernier de 7,6% sur la période 2010-2015, soit près de 11 milliards d’euros.

Si, dans le même temps, les barèmes de certaines prestations sociales ont été réévalués plus rapidement que la simple inflation, d’autres ont été sous-indexés comme les aides au logement ou fortement modifiés comme les allocations familiales. L’évolution relativement positive des prestations sociales (+890 millions d’euros) par rapport au scénario contrefactuel n’a donc pas suffi à compenser l’augmentation de la pression fiscale (+11 milliards d’euros de prélèvements).

Le modèle de micro-simulation Ines permet d’établir, par décile de niveau de vie, l’impact des mesures étudiées (graphiques 1 et 2). Les enseignements d’une telle étude sont nombreux.

D’une part, il apparaît que les revalorisations des minima sociaux et de certaines prestations familiales ont profité aux ménages au niveau de vie inférieur à la médiane. A contrario, les ménages les plus aisés ont logiquement été impactés négativement par la modulation des allocations familiales.

D’autre part, l’ensemble des ménages a subi les conséquences de la hausse importante des prélèvements directs. Ainsi, le gel du barème de la Prime pour l’emploi (PPE), qui a permis une économie de plus de 1,3 milliard d’euros comparativement au contrefactuel législatif, a eu un impact significatif sur l’évolution du niveau de vie des ménages des premiers déciles ne permettant pas de compenser la suppression de la première tranche d’imposition sur le revenu pour les ménages à partir du quatrième décile. De même, la sous-indexation des barèmes, associée au plafonnement des allocations familiales, à l’ajout d’une tranche supplémentaire d’imposition à 45% et à l’alignement des conditions d’imposition des revenus du capital à ceux du travail ont fortement réduit le niveau de vie des ménages appartenant aux quatre derniers déciles de niveau de vie.

img1_post10-11e

img2_post10-11e

Au final, les mesures étudiées ont eu impact négatif de plus de 10 milliards d’euros sur le niveau de vie des ménages français. Si l’effort a, semble-t-il, été réparti plutôt sur les ménages les plus aisés, notre analyse n’intègre pas les effets induits par la hausse importante de la fiscalité locale et indirecte dont les effets régressifs ont été largement démontrés. Alors qu’elle ne pèse que sur 7,6% du niveau de vie des ménages du dernier décile, la fiscalité indirecte représente 16,6% du niveau de vie des ménages du premier décile[5]. De fait, l’augmentation de la fiscalité écologique, de certaines accises ou des taux normaux et intermédiaires de TVA intervenue en 2014 a, en proportion, davantage impacté les ménages les plus modestes. De même, les augmentations importantes de la fiscalité locale intervenues sur la période ont également pesé sur le pouvoir d’achat des ménages.

________________________________________________________________________________

Encadré : Le modèle de micro simulation Ines (Sources : INSEE, DREES)

Ines est l’acronyme d’« Insee-Drees », les deux organismes qui développent conjointement le modèle.

Le modèle est basé sur les enquêtes Revenus fiscaux et sociaux (ERFS) de l’Insee, qui comprennent plusieurs centaines d’informations sur chaque individu et des données précises et fiables sur les revenus, issues des déclarations fiscales. Il permet de simuler toutes les années législatives récentes sur les millésimes d’ERFS récents.

Ce modèle est utilisé pour réaliser des études à périodicité annuelle, mais il est aussi mobilisé dans le cadre d’études approfondies afin d’éclairer le débat économique et social dans les domaines de la redistribution monétaire, la fiscalité ou la protection sociale. Enfin, il est parfois utilisé comme outil d’appui à la réflexion pour répondre à des sollicitations ponctuelles de divers Hauts Conseils, de ministères de tutelle ou d’organismes de contrôle (IGF, Cour des comptes, Igas).

Le modèle Ines simule :

— les prélèvements sociaux et fiscaux directs: les cotisations sociales, la CSG, la CRDS et l’impôt sur le revenu (y. c. la prime pour l’emploi) ;

— les prestations sociales autres que celles correspondant à des revenus de remplacement : les aides personnelles au logement ; les principaux minima sociaux : le revenu de solidarité active (RSA), l’allocation pour adulte handicapé (AAH) et ses compléments, les allocations du minimum vieillesse et l’allocation supplémentaire d’invalidité (ASI) ; les prestations familiales : allocations familiales (AF), complément familial, allocation de rentrée scolaire (ARS) et bourses du secondaire, prestation d’accueil du jeune enfant (Paje) et ses compléments (complément libre choix d’activité – CLCA – et complément libre choix du mode de garde – CMG), subventions publiques pour la garde d’enfants en crèches collectives et familiales, allocation de soutien familial (ASF) et allocation d’éducation de l’enfant handicapé (AEEH) ; la prime d’activité.

Les principales omissions concernent les taxes et aides locales (taxe foncière par exemple) et l’Impôt de solidarité sur la fortune. Les pensions de retraite, les allocations chômage et la taxe d’habitation ne sont pas simulées mais sont présentes dans les données. Les prélèvements indirects n’entrent pas non plus dans le champ d’analyse du modèle Ines stricto sensu. Le modèle simule, sur barèmes, les différentes prestations auxquelles chaque ménage a droit et les impôts et prélèvements qu’il doit acquitter.  Ines est adossé à l’enquête Revenus fiscaux et sociaux (ERFS) de l’Insee qui réunit les informations sociodémographiques de l’enquête Emploi, les informations administratives de la Cnaf, la Cnav et la CCMSA et le détail des revenus déclarés à l’administration fiscale pour le calcul de l’impôt sur le revenu.

Ines est un modèle dit « statique » : il ne tient pas compte des changements de comportement des ménages, par exemple en matière de fécondité ou de participation au marché du travail, que pourraient induire les évolutions des dispositions de la législation socio-fiscale.

Depuis 1996, le modèle est mis à jour chaque année durant l’été afin de simuler la législation la plus récente, portant sur la dernière année révolue. Par exemple, à l’été 2016, Ines a été mis à jour pour simuler la législation de l’année 2015. Sur la base de ces mises à jour, les équipes de l’INSEE et de la DREES contribuent annuellement au Portrait social de l’INSEE dans lequel elles analysent le bilan redistributif des mesures de prélèvements et de prestations prises au cours de l’année précédente. La dernière publication s’intitule « Les réformes des prestations et prélèvements intervenues en 2014 pénalisent les 50 % des ménages les plus aisés et épargnent les 10 % les plus modestes » (Cazenave, Fontaine, Fourcot, Sireyjol et André, 2015).

_______________________________________________________________________________

[1] Le code source et la documentation du modèle de micro-simulation Ines a été ouvert au public en juin 2016 (https://adullact.net/projects/ines-libre). La version 2015 du modèle a été mise à disposition de l’OFCE par l’INSEE et la DRESS depuis le 1er octobre 2016.

[2] Au cours de la période 2012-2015, les impôts locaux ont augmenté de 2,2 milliards d’euros et la taxation indirecte et écologique s’est accrue de 9,5 milliards d’euros.

[3] Bien qu’elle permette de satisfaire l’objectif de stabilité du taux de prélèvements obligatoires des ménages, cette hypothèse forte surestime l’impact des mesures discrétionnaires comparativement à une indexation sur les prix. Selon nos simulations, l’indexation sur les prix des barèmes de prélèvements réduirait l’impact sur le niveau de vie d’en moyenne 0,3 point de niveau de vie par décile.

[4] Pour une description exhaustive des paramètres sociaux et fiscaux présents dans le modèle Ines, voir : http://drees.social-sante.gouv.fr/etudes-et-statistiques/open-data/aide-et-action-sociale/article/le-modele-de-microsimulation-ines

[5] Voir N. Ruiz et A. Trannoy (2008), « Le caractère régressif des taxes indirectes : les enseignements d’un modèle de micro-simulation », Economie et Statisitique ou Conseil des prélèvements obligatoire (2015), « Les effets redistributifs de la TVA», Rapport particulier.




Restructurer la CSG et la Prime d’activité ? Commentaires sur la décision du Conseil constitutionnel du 29 décembre 2015

par Henri Sterdyniak

Le 29 décembre 2015, le Conseil constitutionnel a censuré l’article 77 de la Loi de finances 2015. Issu d’un amendement présenté par deux députés socialistes, Jean-Marc Ayrault, ancien Premier ministre, et Pierre-Alain Muet, cet article instaurait le versement d’une fraction de la prime d’activité (PA) sous la forme d’une réduction dégressive de la CSG.

Cette censure était souhaitée et prévue par le gouvernement et la plupart des fiscalistes.  L’amendement rendait encore plus inextricable notre système fiscalo-social.  Une prestation sociale (la prime d’activité, PA), calculée sur une base familiale, devait être versée en partie par l’entreprise sous la forme d’une réduction de la CSG (le montant de la réduction n’ayant aucun lien avec le montant de la PA due), réduction qui devait s’imputer sur la PA versée par la CAF, mais devait être récupérée sous forme de hausse de l’IR l’année suivante pour ceux qui n’auraient pas droit à la PA.  Ainsi, les députés avaient-ils voté en décembre 2015 une réforme de la PA votée en juillet, avant même que cette prime ne soit encore versée. De toute évidence, c’est au moment du vote de la PA que les modalités de versement auraient dues être pensées.

Malheureusement, le Conseil constitutionnel a censuré l’amendement sur un premier grief (la différence de traitement entre les salariés et les non-salariés) sans examiner les autres, de sorte que certains commentateurs (comme Thomas Piketty, « Retour sur la censure de l’amendement Ayrault-Muet », Libération, 31 décembre 2015) ont cru qu’il suffirait d’étendre les bénéfices de l’amendement aux non-salariés. Certains se sont indignés d’une décision qui « empêchait  les parlementaires d’améliorer les conditions de vie des travailleurs modestes ». Nous voudrions ici expliquer pourquoi l’amendement en question n’était pas bien pensé et, plus généralement, pourquoi l’aide aux familles de travailleurs pauvres ne peut pas prendre la forme d’une réduction de la CSG.

Un amendement malvenu

Le système fiscalo-social français est basé sur un principe fondamental, qui est la reconnaissance de la famille, en tant qu’unité de base. Les parents sont censés partager l’ensemble des ressources de la famille entre tous ses membres. La fiscalité comme les prestations sociales évaluent le niveau de vie de la famille en considérant sa composition et l’ensemble de ses revenus. Selon ce principe, tout impôt progressif, toute prestation à visée redistributive doit être familialisée. C’est le cas de l’IR, du RSA, des allocations logement.

Ce principe peut certes être remis en cause ; certains souhaitent que la France passe à un système individuel, qui ne reconnaîtrait pas la famille comme élément de base de la société. Mais, ce choix doit être publiquement posé et démocratiquement décidé. Il doit être pensé de façon cohérente pour les prestations comme pour les impôts comme pour le droit du divorce et de l’héritage. Il suppose, en particulier, que soit clairement établi qui supporte la charge financière des enfants. Il ne peut être introduit en contrebande, par des amendements qui affaiblissent la cohérence du système actuel sans proposer un système alternatif cohérent. Or, l’amendement Ayrault-Muet stipulait que l’imposition des revenus avait deux composantes, l’IR et la CSG, et aboutissait à ce que la progressivité de la seconde se fasse sur une base individuelle, ne tenant pas compte, de plus, des revenus du capital[1].  Aussi, certains économistes comme Piketty, Liem-Hoang-Ngoc (« La réforme fiscale manquée », Libération du 6 janvier 2016), Bargain, Lehmann et  Trannoy (« L’amendement Ayrault sur la fiscalité ne doit pas être repoussé », Le Monde, 9 décembre 2015) soutenaient l’amendement, mais comme une étape vers une réforme fiscale, dont le contenu n’a pas fait l’objet jusqu’à présent d’un débat et d’une décision démocratique. Ce n’est pas une bonne méthode.

Le système français aide fortement les travailleurs à bas-salaires et leurs familles (tableau 1). Le choix fait a été d’instaurer un salaire minimum relativement élevé en en réduisant le coût pour les employeurs par de fortes exonérations de cotisations sociales patronales. Ainsi, la valeur du travail est reconnue ; ainsi, les travailleurs dits non-qualifiés sont incités à travailler. Par ailleurs, les familles de travailleurs pauvres sont aidées par les prestations familiales, les allocations logement,  naguère par le RSA activité, maintenant par la PA.  Ainsi, un célibataire au SMIC supporte un prélèvement négatif (-45 euros) si on fait le solde entre les cotisations sociales non-contributives (maladie, famille, etc.) que verse son employeur (314 euros), sa CSG-CRDS (115 euros), ses impôts indirects (218 euros) d’un côté, sa prime d’activité (94 euros), son allocation logement (67 euros) et les exonérations de cotisations employeurs (531 euros) de l’autre. De même, le prélèvement est négatif (-81 euros) pour une famille de deux adultes payés au SMIC, ayant deux enfants à charge.

Le choix fait en juillet 2015 a été de renforcer la progressivité du système en remplaçant le RSA activité et la PPE par la Prime d’activité.  Comme l’aide aux familles pauvres doit être familialisée et tenir compte de l’ensemble de leurs revenus, elle ne peut pas figurer sur la fiche de paye puisque l’employeur ne connaît pas la situation familiale de ses salariés, leurs autres revenus et que le barème de l’aide souhaitable ne correspond pas à celui de la CSG (tableau 2). Le dispositif mis en place par la PA est beaucoup plus ciblé sur les familles les plus pauvres que ne l’eût été la dégressivité de la CSG.  Il est impossible d’aider fortement les familles les plus pauvres par la dégressivité de la CSG car elles en paient très peu. Cette dégressivité ne peut être familialisée et donc elle diminuerait le niveau de vie relatif des familles avec enfants.

tab1_HS2101_post

En contrepartie, le risque est grand que la PA souffre d’un taux de non-recours élevé, puisque c’est une prestation quérable, dont le montant découle d’un calcul compliqué, intégrant le revenu de la famille et les salaires de chacun, difficilement compréhensible par les bénéficiaires potentiels. Le taux de non-recours du RSA activité était certes de 62%, mais celui des allocations logement (une prestation quérable et compliquée) est lui de l’ordre de 10%[2].  Les conditions d’obtention de la PA sont allégées et simplifiées par rapport à celles du RSA activité, de sorte que les 50% de taux de recours prévu pourraient progressivement être augmentés. L’amendement Ayrault-Muet aurait risqué de démobiliser les CAF sur ce que doit dorénavant  être leur objectif: la hausse du taux de recours de la PA.

tab2_HS2101_post

L’amendement proposé par Ayrault et Muet souffrait de son ambiguïté. Les entreprises auraient distribué à leurs salariés un acompte à la PA qui aurait pris la forme d’une réduction dégressive de la CSG, soit 90% du montant de la CSG pour les travailleurs au SMIC, pourcentage qui aurait diminué linéairement pour s’annuler à 1,34 fois le SMIC. Les auteurs de l’amendement le défendaient, parfois en soutenant qu’il s’agissait d’un simple acompte à la PA (et donc qu’il n’était pas  gênant qu’il soit réservé aux salariés et qu’il ne tienne pas compte des charges familiales), parfois en soutenant qu’il s’agissait de rendre la CSG progressive, et donc de réduire la charge fiscale des travailleurs à bas-salaires.

Il est trompeur d’écrire comme les auteurs de l’amendement que le taux d’imposition est immédiatement de 9,7% pour le salarié qui perçoit juste le SMIC, puisque c’est ne tenir compte que de la CSG-CRDS en oubliant, dans le cas du célibataire, la PA,  les allocations logement, les cotisations employeurs et leurs exonérations et, dans le cas des familles, les prestations familiales, qui font que le taux d’imposition net est négatif à ce niveau de salaire. Il est trompeur de prétendre que grâce à l’amendement, le taux d’imposition du travailleur au SMIC passait à  1,4%, en confondant un acompte sur prestation avec une baisse d’impôt.

Le mécanisme proposé par l’amendement Ayrault-Muet ne bénéficiait pas aux familles qui reçoivent le plus de PA (tableau 2). Certes, le taux de recours aurait mécaniquement augmenté, mais pas pour les familles les plus pauvres.  La CAF pour verser la PA aux familles de salariés aurait dû connaître la ristourne de CSG dont elles avaient effectivement bénéficié, ce qui aurait encore compliqué le dispositif. L’amendement ne prévoyait pas comment ce transfert d’information se serait effectué, ni comment les pertes de CSG seraient compensées à la Sécurité sociale. Par ailleurs, des salariés auraient bénéficié de la ristourne de la CSG sans avoir droit à la PA, en raison des revenus de leur conjoint ou de revenus du capital ; cette ristourne aurait dû être récupérée par le fisc au moment du versement de l’IR. Encore une nouvelle complication puisque le fisc aurait dû vérifier pour chaque ménage ayant bénéficié de la ristourne CSG sans demander la PA s’il y avait droit.  Mélangeant la CSG, la PA et l’IR, l’amendement accentuait encore la mise en cause de l’autonomie des ressources de la Sécurité sociale. On ne peut  utiliser la CSG comme acompte d’une PA, alors que les deux obéissent à des logiques bien différentes.

Le mieux est l’ennemi du bien. Du moment où le système français comporte des transferts fortement redistributifs (comme l’IR, l’ISF, les cotisations employeurs, la PA, les AL), il n’est pas nécessaire que tous les prélèvements le soient, d’autant qu’un prélèvement progressif obligatoirement familialisé est obligatoirement difficile à gérer. Le choix fait d’aider les travailleurs pauvres par la PA plutôt que par la dégressivité de la CSG (mesure déjà censurée par le Conseil constitutionnel le 19 décembre 2000) est légitime. Il est bizarre de la remettre en cause cinq mois après son vote.

Il est trompeur d’écrire, comme Laurent Mauduit (Médiapart du 30 décembre 2015, « Le Conseil constitutionnel plombe toute réforme fiscale »), « cette disposition contribuait à rétablir un peu d’équité dans un système français très inégalitaire »  ou la décision du Conseil constitutionnel « conforte le conservatisme néo-libéral ambiant au terme duquel les riches ne doivent surtout pas payer plus d’impôt que les pauvres ». Il est erroné de prétendre que cette décision remet en cause le principe de progressivité de l’impôt ; au contraire, elle conforte la jurisprudence de la Cour : l’impôt progressif  doit être familial.

Le système mis en place est-il pour autant parfait ?  Non, sans doute et pour deux raisons, au moins. La prime d’activité aide les familles de travailleurs pauvres, mais n’est plus versée en cas de chômage, ce qui  augmente fortement la perte de revenus de ces familles en cas de  chômage. Pourquoi ne pas considérer les allocations chômage comme un revenu d’activité et ouvrir aux chômeurs le droit à la PA ?

Il eut été préférable de bien séparer l’objectif d’aide aux familles les plus pauvres (qui nécessite obligatoirement un suivi en temps réel de la composition des familles et de leurs revenus) et l’objectif d’aide à l’emploi non-qualifié (qui dispose déjà d’un instrument spécifique : le couplage SMIC/exonération des cotisations employeurs).  Augmenter le SMIC de 10%, en compensant cette hausse par des exonérations de cotisations employeurs ; créer un complément familial pour les familles à 1 ou 2 enfants sous le seuil de pauvreté aurait permis de limiter fortement le nombre de bénéficiaires potentiels de la PA et de réduire le non-recours puisque le recours aux prestations familiales est nettement plus élevé que celui prévu pour la PA.

L’objectif doit être maintenant d’augmenter le taux de recours à la PA, ce qui suppose une forte volonté politique et une mobilisation des CAF pour que le taux prévu (50 %) soit dépassé.

____________________________________________________________________________________________

Prime d’activité et réduction de la CSG

La prime d’activité est calculée pour un ménage par la formule :

 PA = (montant forfaitaire + bonifications individuelles) – (38% des revenus d’activité + autres ressources + prestations familiales + forfait logement).

Le montant forfaitaire est le montant du RSA et dépend de la composition de la famille ; le forfait logement est soustrait si la famille perçoit les allocations logement ou est propriétaire de son logement ; la bonification individuelle est versée pour les actifs dont les revenus d’activité sont d’au moins 0,5 Smic ; elle atteint 67 euros pour un actif dont les revenus d’activité dépassent 0,8 SMIC.

Soit, pour une famille de deux enfants et un actif au SMIC :

PA=1001+67-(0,38*1142+0+129+67+129)= 449 € par mois.

La CSG est actuellement de 7,5% sur les 98,75% du salaire brut. L’amendement Ayrault-Muet prévoyait une réduction de 90% pour les salariés au SMIC, soit de 6,67% du salaire brut, soit 98 €. Le taux de réduction baissait linéairement jusqu’à 1,34 SMIC.

_______________________________________________________________________________________

 

[1] Certes, la CSG est déjà quelque peu progressive pour les  retraités, pour des raisons historiques (quand la CSG a été introduite, les pouvoirs publics n’ont pas voulu diminuer le pouvoir d’achat des plus faibles retraites), mais cette progressivité est entièrement calquée sur celle de l’IR, de sorte qu’elle tient compte de l’ensemble des revenus du retraité et de sa situation familiale.

[2] Selon : CAF (2014) : L’Accès aux droits et le non-recours dans la branche Famille des Prestations familiales, Novembre.




« Pour un impôt juste, prélevé à la source », une note de lecture

par Henri Sterdyniak

Deux députés socialistes, Jean-Marc Ayrault, ancien Premier ministre, et Pierre-Alain Muet, ancien conseiller de Lionel Jospin, viennent de publier un opuscule : « Pour un impôt juste, prélevé à la source ». Etonnamment, ils évoquent d’abord une grande réforme fiscale, puis proposent de prélever à la source l’impôt … tel qu’il est actuellement.

Faut-il une grande réforme fiscale ?

Selon les auteurs, notre système est devenu complexe et illisible. Notre imposition des revenus est devenue atypique dans le paysage européenL’impôt doit être progressif, alors qu’aujourd’hui la moitié la plus modeste de nos concitoyens n’est soumise qu’à un impôt proportionnel (la CSG).

Je ne partage pas ce diagnostic. Le gouvernement de Jean-Marc Ayrault en imposant les revenus du capital au barème de l’IR, en réduisant les niches fiscales, en portant le taux marginal supérieur à 45 %, en imposant à 75 % les salaires exorbitants (mesure qui malheureusement n’a pas été prolongée au-delà de deux ans) a déjà réalisé d’importantes réformes ; il est difficile de faire plus. Il reste certes quelques niches injustifiables (les PEA, l’assurance-vie, le plafonnement de l’ISF, etc.), mais cela demande des retouches et pas une refonte complète.

Le système français d’imposition a sa cohérence propre, qu’il faut comprendre et expliquer au lieu d’écrire, sans précision : nos concitoyens considèrent, parfois avec raison, que la contribution de chacun n’est pas ajustée à son revenu.  Ce système se compose de l’IR, de la CSG, des prélèvements sociaux sur les revenus du capital, des cotisations sociales, des prestations familiales, des allocations logement, du RSA et maintenant, de la Prime d’activité (PA). C’est l’ensemble qu’il faut évaluer alors que les auteurs écrivent : la progressivité de notre imposition des revenus est bien plus faible que dans la plupart des pays développés, tout en reconnaissant dans une note de bas de page que la progressivité résulte aussi des cotisations employeurs et des prestations sociales.

En fait, le système français est très redistributif, cela par trois canaux[1]. Les familles les plus pauvres ne payent pas l’IR ; certes, elles paient la CSG, mais elles bénéficient en contrepartie du RSA ou de la PA, des allocations logements, des allocations familiales. Soit, pour une famille avec deux enfants au SMIC, une CSG de 112 euros par mois contre des prestations de 840 euros (voir tableau). Les allocations logement comme la PA sont des allocations progressives, de sorte qu’il est erroné d’écrire, comme Ayrault et Muet le font, que les familles modestes ne sont soumises qu’à des prélèvements  proportionnels ; en fait, elles bénéficient d’un impôt négatif fortement progressif.  Leur employeur paie 297 euros par mois de cotisations employeurs maladie et famille, qui sont plus que compensés par des exonérations bas-salaires de 372 euros. Certes, le système est compliqué, mais il n’en est pas moins très favorable pour les bas revenus.

tabpost2909

En ce qui concerne les hauts salaires, au taux marginal supérieur affiché de 45 %, s’ajoutent les 8 points de CSG plus 20 points de cotisations employeurs (maladie, famille, construction, …),  qui font que le taux marginal effectif est de 62,4 %, ce qui est nettement supérieur au niveau allemand ou anglais, où les cotisations sociales sont plafonnées.

Les revenus du capital supportent la CSG et les prélèvements sociaux et sont taxés au barème de l’IR, de sorte qu’ils financent autant les dépenses de protection sociale, maladie et famille, que les revenus salariaux, ce qui est une exception en Europe. Pour les ménages taxés marginalement au taux de 45 %, la taxation marginale des intérêts, des revenus fonciers, des dividendes est pour ces revenus aussi de l’ordre de 62 %.

Malgré cela, nos auteurs nous disent que la progressivité n’est pas optimale. Cependant, ils refusent d’augmenter le taux supérieur. Ils proposent d’augmenter le nombre de tranches (mais plus de tranches n’implique pas plus de progressivité) ; d’exprimer le barème en taux moyen, plutôt qu’en taux marginal (mais, ce n’est qu’une question de présentation). On ne voit guère comment ces propositions aboutiraient à un impôt plus juste.

Surtout, ils remettent en cause, une nouvelle fois, le caractère familial de l’imposition des revenus. Pourtant, les familles mettent en commun leurs ressources ;  la morale commune, veut que le revenu de la famille soit partagé équitablement entre ces membres ; c’est d’ailleurs la pratique habituelle. C’est sur cette base qu’est évalué le niveau de vie de la famille, qui sert de base au calcul de l’IR, mais aussi aux diverses allocations sociales, au RSA aux bourses scolaires. Faut-il la remettre en cause ? Faut-il baser notre système fiscal et social sur l’individualisme familial, chaque parent étant censé garder son salaire pour lui et les enfants vivre des seules allocations familiales ? Ayrault et Muet ne nous indiquent pas comment seraient alors calculés les allocations sociales, les pensions alimentaires, le RSA une fois individualisées les ressources de la famille.

Les auteurs ne jugent pas utile d’expliquer la logique du quotient familial[2].  Ils continuent à soutenir la thèse que la demi-part attribuée aux enfants serait une aide fiscale, équivalente à une prestation mais ne profitant qu’aux plus riches, alors qu’il ne s’agit que de la prise en compte obligée de la présence d’enfants dans une famille, pour évaluer son niveau de vie et donc les impôts qu’elle doit payer.  Qui peut penser qu’une femme avec 3 enfants et 2 000 euros de salaire par mois à le même niveau de vie, la même capacité contributive que sa collègue, de même salaire, mais sans enfants à charge ? Ils proposent vaguement de  remplacer le quotient familial par un crédit d’impôt par enfant mais sans préciser s’il s’agit d’un crédit remboursable (donc faisant double emploi avec les allocations familiales), sans préciser ses justificatifs et son montant. Le quotient familial, lui, n’est pas arbitraire puisqu’il repose sur deux principes : les parents doivent partager leurs revenus avec leurs enfants ; deux familles de même niveau de vie doivent payer le même taux d’imposition.

En ce qui concerne le quotient conjugal, les auteurs prétendent qu’il décourage l’emploi des femmes (alors que la France a un des taux d’activité des femmes de 25-55 ans le plus élevé d’Europe). Ils veulent surtaxer les foyers mono-actifs, compte-tenu du fait qu’ils ne travaillent pas assez. Mais, alors, pourquoi ne pas surtaxer les retraités, les rentiers, qui travaillent encore moins ? Pourquoi surtaxer les couples à salaires inégaux, qui eux fournissent bien le montant de travail requis ? Comment traiter les couples où l’un des conjoints ne travaille pas car il est malade, chômeur, handicapé ou élève une famille nombreuse ? Ayrault et Muet sachant que l’individualisation de l’IR aboutirait à pénaliser les familles mono-actives qui sont obligatoirement les plus pauvres bottent en touche : L’importance des transferts des revenus résultant de l’individualisation implique des marges de manœuvre pour baisser les impôts. Un débat approfondi est donc nécessaire et bien des étapes préalables doivent être franchies avant d’arriver à cette question. Bref, c’est une injustice, mais la corriger suppose des transferts de revenus inacceptables.  Les auteurs ont signalé que l’IR avait un poids insuffisant en France, mais il faudrait le baisser pour l’individualiser. Comprenne qui peut !

La grande injustice du système français est-il vraiment le fait qu’il tienne compte de la solidarité familiale ?

Le prélèvement à la source

Ceci dit, les auteurs proposent ensuite de prélever à la source l’impôt tel qu’il existe actuellement, alors que, dans la plupart des pays, le prélèvement à la source s’accompagne de l’individualisation de l’IR sur les salaires et d’un prélèvement libératoire à taux fixe sur les revenus du capital. Peut-on prélever à la source un impôt compliqué comme l’impôt français[3] ?

Les auteurs s’inspirent du projet de Romain Perez et Marc Wolf[4]. Grâce à la Déclaration Social Nominative, le fisc connaîtra bientôt, en temps réel, le salaire mensuel de chaque contribuable. Selon le projet des auteurs, le fisc ferait alors la somme des revenus du ménage (en prolongeant jusqu’à la fin de l’année les derniers revenus salariaux ou sociaux mensuels connus) ; il calculerait l’impôt dû par le couple, puis les impôts que devraient payer chacun des conjoints s’il était imposé séparément sur son seul salaire ; le rapport entre l’impôt dû et la somme des impôts dus sur une base individuelle donnerait un coefficient de réduction familial, qui serait envoyé à chacun des employeurs du couple. Celui-ci, pour le mois suivant, calculerait l’impôt dû sur la base du seul salaire de son salarié, lui appliquerait le coefficient de réduction familial et prélèverait à la source l’impôt ainsi calculé.

Cette usine à gaz a peu de crédibilité. Elle repose sur un système informatique d’une lourde complexité qui risque fort de ne pas fonctionner de façon satisfaisante (comme le système Louvois ou le dossier médical individuel). L’extrapolation des revenus par le fisc n’a pas de base légale et pourra toujours être contestée (comment faire l’extrapolation en cas de prime exceptionnelle, d’emploi temporaire ?). Les auteurs oublient d’expliquer comment seraient extrapolés et imposés les revenus financiers.

Surtout, l’entreprise se verrait imposer un important surcroît de tâches administratives : gérer pour chaque salarié des coefficients de réduction familiaux variables chaque mois, calculer deux fois l’impôt dû par son salarié. Elle devrait prélever chaque mois sur la paie de chacun de ses salariés un montant d’IR différent, résultat d’un calcul compliqué et contestable, que ni elle ni le salarié ne maîtriseraient. Comment seraient gérés les différends entre le salarié et le fisc ? L’entreprise serait-elle partie prenante ? Bref, la perception de l’impôt deviendrait d’une complexité accrue.

Les auteurs ne résolvent pas la question de l’année de transition, étant paralysés par la décision annoncée par le gouvernement : la mesure s’appliquera en 2018, ce qui oblige à une transition brutale sans guère de préparation.

Le fait que le paiement de l’impôt devienne contemporain à la perception du revenu contribuerait certes à augmenter le jeu de l’IR comme stabilisateur automatique. Par contre,  la progressivité de l’impôt impose que son calcul soit fait sur une base annuelle (et pas mensuelle), ce qui complique obligatoirement l’opération. En fait, quand le fisc disposera effectivement des revenus mensuels de chaque ménage, il pourra effectuer un prélèvement automatique de l’impôt prévu sur le compte bancaire du ménage, sans avoir besoin de passer par les entreprises employeuses des conjoints, le ménage pouvant modifier lui-même, sous sa responsabilité propre, les prévisions de revenus faites par le fisc. Ainsi, l’impôt pourrait être payé par le ménage, de façon plus proche de la perception des revenus, sans que soit nécessaire d’intercaler l’employeur entre le ménage et le fisc.

Une réforme du versement de la prime d’activité.

Les auteurs proposent aussi que la Prime d’activité soit versée sous la forme d’une  réduction automatique et dégressive de la CSG jusqu’à 1,3 fois le SMIC, ceci permettant de la faire apparaître sur la fiche de paye.  C’est une proposition peu réaliste. Ce serait une nouvelle complication dans l’établissement de la fiche de paye, une nouvelle charge administrative pour l’employeur. Certains travailleurs payés au SMIC n’auront pas droit à la PA car leur conjoint a un revenu satisfaisant : ils ne sont pas tenus actuellement d’en aviser leur employeur. Devront-ils le faire ? Certains travailleurs peuvent avoir deux emplois à mi-temps au SMIC : ils auront droit à une PA de 132 euros et non de deux fois 246 euros ; c’est la CAF qui le sait, pas obligatoirement les deux employeurs. Un travailleur célibataire qui travaille pour un demi-SMIC a droit à une PA de 246 euros alors qu’il ne paye que 58 euros de CSG. On ne peut utiliser la CSG comme acompte d’une PA, alors que les deux obéissent à des logiques bien différentes.

Le système français est actuellement fortement redistributif et globalement juste (bien qu’il faille encore supprimer certaines niches fiscales). Sa familialisation est un élément de justice et marque le souci de notre société pour l’élevage des enfants. La DSN permettra sans doute dans quelques années de verser le RSA, les allocations logements, la Prime d’activité en temps réel et de passer à un prélèvement de l’IR contemporain au revenu, sans qu’il soit besoin d’intercaler l’employeur entre le ménage et le fisc.

 


[1] Voir Henri Sterdyniak (2015), « La grande réforme fiscale, un mythe français », Revue de l’OFCE, n°139.

[2] Voir Henri Sterdyniak (2011), « Faut-il remettre en cause la politique familiale française », Revue de l’OFCE, n°116.

[3] Sur ce sujet, voir aussi Sterdyniak (http://www.ofce.sciences-po.fr/blog/prelevement-la-source-une-reforme-compliquee-un-gain-tres-limite) et Touzé (http://www.ofce.sciences-po.fr/blog/prelever-limpot-sur-le-revenu-la-source-une-reforme-compliquee-et-couteuse/)

[4] Romain Perez et Marc Wolf, 2015, Retenue à la source : le choc de simplification à l’épreuve du conservatisme administratif, Terra Nova, mai.




Augmenter les aides au logement : une fausse bonne idée ?

par Pierre Madec

Inscrite dans le projet de Loi de finances pour 2013, l’augmentation de 500 millions d’euros des aides personnelles au logement (APL, ALS et ALF[1]) a été adoptée par le Parlement et est entrée en vigueur au 1er Janvier 2013. Cette augmentation de 3 % porte le montant prévisionnel consacré aux aides personnelles au logement à 17,3 milliards d’euros pour l’année à venir.

Dans les faits, depuis 2007, les aides personnelles au logement sont indexées sur l’indice de référence des loyers (IRL). En 2012, ces dernières n’ont été revalorisées que de 1 % (au lieu de 1,9%) à la suite d’un amendement parlementaire au projet de Loi de finances pour 2012. Cette augmentation de 500 millions d’euros n’est donc que le retour à l’indexation prévue par la loi.

 

Principal poste budgétaire de la politique du logement, les aides à la personne sont perçues par 6,4 millions de ménages (CAF 2012) et constituent, compte tenu de leur ciblage sur les ménages modestes, l’une des prestations sociales les plus redistributives. De plus, leur impact sur le taux d’effort des ménages n’est plus à prouver[2]. Selon un récent rapport de l’IGAS (2012), elles permettent à elle seules de réduire de 35,8 % à 19,5 % (hors charges) le taux d’effort médian des allocataires et de faire baisser de 3 points leur taux de pauvreté[3].

Pour autant, cette efficacité s’effrite peu à peu. En 2012, 86,3 % des locataires du parc privé avaient un loyer supérieur aux plafonds définis par la loi. Cette dynamique est ancienne et est principalement due aux importantes hausses successives qu’ont connues les loyers du secteur libre depuis maintenant plus de 10 ans (+40 % depuis 2000). Hausses largement déconnectées de l’évolution de l’indice légal sur la période (inférieure à 25 %) et qui, au vu de la faiblesse des plafonds réglementaires de loyers, sont intégralement supportées par les locataires.

Depuis le 1er Août 2012 et l’entrée en vigueur du décret sur l’encadrement des loyers, la loi ne permet plus aux propriétaires-bailleurs, dans les zones les plus tendues[4], de faire évoluer leur loyer d’une proportion supérieure à l’IRL (sauf gros travaux ou sous évaluation manifeste)[5]. Cette mesure en faveur des locataires a pour principal objectif de contenir la progression du taux d’effort des ménages locataires du secteur libre. En 2010, le taux d’effort net médian (hors charges) des locataires du parc privé était de 26,9 % contre 22,8 % en 1996[6].

Pour autant, le décret n’exigeant pas de « blocage » des loyers, les ménages voient tout de même leur loyer et donc leur taux d’effort augmenter, leur revenu (et jusqu’à présent leurs aides) n’étant pas (plus) indexé(s) sur l’IRL.

L’augmentation de 3 % des aides au logement associée à la mesure d’encadrement permettra donc au mieux de ramener le taux d’effort des ménages allocataires à un niveau proche de celui de 2011.

Pour autant, la simple indexation suffira-t-elle à améliorer la situation très dégradée des ménages les plus fragiles ? Pour cela, il faudrait que la hausse des loyers soit inférieure à la hausse de l’indice légal ce qui, compte tenu des « effets secondaires » engendrés par les mesures d’encadrement et de hausse des allocations, est peu probable.

Pour ce qui est de l’encadrement, les propriétaires n’étant plus en capacité d’augmenter librement leur loyer lors de la relocation, et donc de rattraper à ce moment-là les prix du marché, ils seront fortement incités à appliquer à leurs loyers une augmentation annuelle égale à l’IRL et ce aussi bien en cours de bail que lors du renouvellement de bail[7]. De plus, concernant l’augmentation des aides personnelles au logement, de nombreuses études, théoriques et empiriques, menées tant en France (G. Fack, 2005 ; A. Laferrère et D. Le Blanc, 2002) qu’aux Etats-Unis (S. Susin, 2002) ou en Angleterre (S. Gibbons et A. Manning, 2006), ont montré l’important effet inflationniste d’une telle mesure sur les loyers. Bien que difficilement chiffrable, cet effet significatif semble agir à deux niveaux distincts. Les estimations suggèrent dans un premier temps qu’une grande partie (entre 50 et 80 % selon Fack) des allocations perçues par les bas revenus est absorbée par des augmentations de loyers. Dans un second temps, l’amélioration de la solvabilité des ménages les plus modestes (étudiants, …) augmente la demande sur le marché locatif et, compte tenu de la faible élasticité de l’offre de logement à court terme, contribue à l’effet inflationniste. On peut tout de même noter que cet effet peut être fortement atténué par une politique de construction ambitieuse, et donc une augmentation importante de l’offre locative, notamment sociale.

A partir de ces observations, deux enseignements peuvent être tirés de la mesure d’augmentation des aides au logement et de leur future ré-indexation sur l’indice de référence des loyers : d’une part cela permettra, associé à la mesure d’encadrement des loyers, de contenir le taux d’effort des ménages les plus modestes à un niveau proche de celui de 2011 ; d’autre part, cette mesure, coûteuse à moyen comme à long terme (l’indexation augmentera automatiquement, chaque année, de l’IRL le montant global des aides), ne permettra en aucun cas d’alléger significativement les dépenses en logements des allocataires les plus fragiles, et ce d’autant plus si cette augmentation, et l’indexation future, ne prennent pas en compte l’évolution des charges locatives.

Une fois ces résultats établis, une question se pose : que faire ? Différentes solutions s’offrent aux pouvoirs publics. La première est de considérer que le taux d’effort des ménages est (une fois cette ré-indexation effectuée) à un niveau supportable, que les loyers maintenant encadrés le sont aussi, et que l’Etat est en capacité de compenser chaque année, à hauteur de 300 millions d’euros[8], la hausse probable des loyers. Compte tenu d’une part des difficultés budgétaires que connaissent les finances publiques et d’autre part des taux d’effort subis par certains des ménages locataires les plus modestes, il est difficile de considérer cette solution comme optimale.

Dans le cas où la volonté du gouvernement est de faire baisser le taux d’effort des ménages modestes, nous avons montré que la simple indexation ne suffirait pas. Une fois de plus, on peut penser qu’au vu de la situation budgétaire, la hausse du budget global consacré aux aides à la personne ne constitue pas, à court terme, une réponse acceptable pour les pouvoirs publics. De même, un encadrement plus strict des loyers  (voire un « blocage » temporaire) serait perçu, à tort ou à raison, de manière très négative par les propriétaires-bailleurs.

Une solution réside donc dans un ciblage plus strict des aides. En effet, à enveloppe budgétaire constante, l’exclusion d’un certain nombre de bénéficiaires du système d’allocation (baisse des plafonds de ressources, modification du calcul de la participation personnelle, …) permettrait d’orienter  plus efficacement les aides vers les ménages les plus fragiles, qui subissaient, en 2010, un taux d’effort net médian de 33,6 %[9]. On peut ainsi penser que, pour les étudiants, un rapprochement des systèmes de bourses d’études et d’allocations logements pourrait être opéré. Actuellement, les seules ressources prises en compte dans le calcul de l’allocation sont celles du futur bénéficiaire. Cette politique à priori très égalitaire (elle rend tous les étudiants-locataires potentiellement indépendants de leurs parents) peut s’avérer assez critiquable. La prise en compte de l’appartenance ou non du bénéficiaire au foyer fiscal parental, comme c’est aujourd’hui le cas pour le système des bourses, pourrait permettre une répartition des aides plus juste socialement. De même, une différentiation des aides en fonction des zones géographiques, et donc des loyers pratiqués, pourrait être envisagée.

 


[1] L’APL désigne l’aide personnalisée au logement, l’ALS l’allocation de logement social et l’ALF l’allocation de logement familiale.

[2] Le taux d’effort est défini comme le rapport entre les dépenses en logement (loyers+charges) et le revenu du ménage. On parle de taux d’effort net lorsque l’on ajoute au revenu les aides au logement perçues.

[3] Cette réduction du taux de pauvreté peut être comparée à la diminution de 2 points engendrée par la perception de minima sociaux ou des autres prestations familiales perçues sans condition de ressources.

[4] C’est-à-dire les zones où l’offre de logement est la plus faible et donc les loyers et les taux d’effort des ménages les plus élevés.

[5] Voir S. Le Bayon, P. Madec et C. Rifflart, blog de l’OFCE, 2012

[6] Source Enquête Loyer et Charge, INSEE

[7] Voir S. Le Bayon, P. Madec et C. Rifflart, à paraître dans la Revue de l’OFCE, n°128, 2013.

[8] Hausse du montant global des aides au logement prévue pour 2014 si l’IRL est d’environ 1,7 % (estimation basse).

[9] Taux d’effort net médian en 2010 des locataires du secteur privé appartenant au 1er quartile de niveau de vie (source INSEE).




Faut-il réduire les dépenses d’indemnisation du chômage ?

Par Gérard Cornilleau

La Cour des comptes vient de présenter un rapport sur le marché du travail qui propose de mieux « cibler » les politiques. En ce qui concerne l’indemnisation du chômage elle met l’accent sur la non soutenabilité des dépenses et propose quelques mesures d’économies. Certaines sont habituelles et concernent le régime des intermittents du spectacle et l’indemnisation des intérimaires. Nous n’y reviendrons pas ici car le sujet est bien connu[1]. Mais la Cour propose aussi de réduire les prestations des chômeurs dont elle dit qu’elles sont (trop) généreuses dans le bas et le haut de l’échelle des salaires. En particulier elle propose de réduire le plafond de l’indemnisation et de mettre en place un système dégressif alors que certains cadres chômeurs peuvent bénéficier aujourd’hui de prestations dépassant 6 000 euros par mois. Il nous semble que les raisonnements qu’elle présente à l’appui de ces propositions sont doublement erronés.

En premier lieu le diagnostic de non soutenabilité du régime omet la prise en compte de la crise : si l’Unedic doit aujourd’hui faire face à une situation financière dégradée c’est avant tout du fait de la baisse de l’emploi et de la montée du chômage. Il est évidemment naturel qu’un régime de protection sociale dont la vocation est de soutenir le revenu des salariés dans les périodes de crise soit en déficit au creux de celle-ci. Chercher maintenant à rééquilibrer les finances de l’Unedic par une réduction des prestations reviendrait à renoncer à sa vocation de dispositif contra-cyclique. Cela serait injuste pour les chômeurs et économiquement aberrant puisque en réduisant les revenus dans une période de conjoncture dégradée on ne peut qu’aggraver la situation. Dans ces circonstances il est également facile de comprendre que les arguments d’incitation au travail sont de très faible valeur : c’est en haut de cycle, quand l’économie se rapproche du plein emploi qu’il est possible de se poser la question des incitations à la reprise d’emploi. En bas de cycle l’incitation à la recherche plus active d’un emploi modifie éventuellement la répartition du chômage, certainement pas son niveau.

Le déficit de l’assurance chômage reflète aujourd’hui simplement la situation du marché du travail. Un calcul approché permet de se rendre compte de ce que la générosité du système est tout à fait compatible avec l’équilibre financier en situation « normale ». Pour s’en convaincre il suffit de mesurer l’impact de la croissance économique, de l’emploi et du chômage sur le déficit du régime depuis 2009. En 2008, les finances de l’Unedic étaient excédentaires de près de 5 milliards d’euros[2] . Elles sont devenues déficitaires de 1,2 milliard en 2009 et 3 milliards en 2010 avant de se redresser un peu en 2011 avec un déficit de seulement 1,5 milliard, à nouveau passé à 2,7 milliards en 2012. Pour 2013, le déficit prévu devrait atteindre 5 milliards. Le tableau 1 retrace nos estimations de l’impact de la crise sur les recettes et les dépenses du régime depuis 2009. L’estimation des recettes perdues du fait de la crise repose sur l’hypothèse d’une hausse annuelle de la masse salariale de 3,5 % par an (qui se décompose en +2,9 % de hausse du salaire moyen et +0,6 % de l’emploi) si la crise n’était pas intervenue en 2008-2009. Du côté des dépenses l’estimation de la hausse des prestations liée à la crise repose sur l’hypothèse d’une stabilité du niveau du chômage « hors crise », les dépenses étant dans ce cas indexées sur l’évolution tendancielle du salaire moyen.

Les résultats de cette estimation montrent clairement que la crise est la seule responsable de l’apparition d’un déficit important de l’assurance chômage. Sans la hausse du chômage et la baisse de l’emploi, le régime serait resté structurellement excédentaire et la réforme de 2009, qui a permis l’indemnisation de chômeurs disposant de références de travail plus courtes (4 mois au lieu de 6 mois), n’aurait eu qu’un effet minime sur le résultat financier du régime. Il n’y a donc pas eu de dérapage d’un système parfaitement soutenable à long terme… à condition que l’on mène des politiques économiques contra-cycliques qui évitent un dérapage du chômage dont la soutenabilité est sans doute aujourd’hui bien plus préoccupante que celle des finances de l’Unedic[3].

Sur la base d’un diagnostic qui est donc très contestable, la Cour des comptes propose de réduire la générosité des prestations de chômage. Comme il est difficile de mettre en avant des propositions de coupe des plus faibles prestations, la Cour insiste plutôt sur les économies susceptibles d’être réalisées en limitant les très hautes indemnités de chômage qui en France peuvent dépasser 6 000 euros par mois pour les cadres de haut niveau dont les salaires vont jusqu’à 4 fois le plafond de la Sécurité sociale soit, en 2013, 12 344 euros bruts par mois. Mais en réalité il n’est même pas acquis, d’un point de vue strictement comptable, que cette mesure ait un effet favorable sur les finances de l’Unedic. En effet, les bénéficiaires de très hautes indemnités sont peu nombreux, car les cadres sont beaucoup moins souvent au chômage que les autres salariés. Par contre leurs salaires plus élevés supportent les mêmes taux de cotisations si bien qu’ils apportent une contribution nette positive au financement du régime. Un calcul approché, fondé sur la distribution des salaires et des indemnités reçues par les chômeurs indemnisés par l’Unedic, montre que les salariés qui gagnent plus de 5 000 euros bruts par mois reçoivent environ 7 % des indemnités de chômage et assurent près de 20 % des cotisations. A titre d’exemple nous avons simulé une réforme qui alignerait approximativement le régime d’assurance chômage français sur le régime allemand qui est nettement plus sévèrement plafonné que le régime français. Le plafond allemand étant de 5 500 euros bruts par mois (anciens Länder) contre 12 344 dans le système français. En retenant un plafond de 5 000 euros bruts par mois, l’indemnité nette française maximale serait de l’ordre de 2 800 euros. Avec cette hypothèse, les prestations reçues par les chômeurs excédant le plafond seraient réduites de près de 20 %, mais l’économie représenterait à peine plus de 1 % du total des prestations. Du côté des recettes, la baisse du plafond devrait entraîner une réduction de celles-ci de l’ordre de 5 %. L’existence d’un plafond élevé dans le système français d’assurance chômage permet en fait une redistribution verticale importante du fait des différences de taux de chômage. Paradoxalement le fait de réduire l’assurance pour les plus favorisés conduirait à diminuer cette redistribution et détériorerait l’équilibre financier du régime. Sur la base des hypothèses précédentes, le passage à un plafond de 5 000 euros entraînerait une augmentation du déficit de l’ordre de 1,2 milliard (–1,6 milliard de recettes – 400 millions de dépenses).

On ne tient pas compte dans ce premier calcul d’un éventuel impact sur le chômage de ceux dont les prestations seraient fortement réduites. Pour éclairer l’ordre de grandeur de cet effet, par ailleurs improbable, nous avons simulé une situation dans laquelle le nombre de bénéficiaires des plus hautes prestations serait divisé par deux (par exemple par une réduction de leur durée de chômage dans la même proportion). Entre le nouveau plafond et le niveau le plus élevé des salaires de référence, nous avons estimé que l’effet d’incitation augmenterait linéairement (–10 % de chômeurs dans la première tranche au-dessus du plafond, puis –20 % etc., jusqu’à –50 %). Avec cette hypothèse d’une incidence forte de l’indemnisation sur le chômage, l’économie supplémentaire de prestation serait proche de 1 milliard d’euros. Dans ce cas la réforme du plafond serait pratiquement équilibrée (avec un surcoût potentiel, non significatif, de 200 millions d’euros). Mais on n’a pas intégré le fait que le raccourcissement de la durée de chômage des chômeurs très indemnisés pourrait augmenter celle des chômeurs moins indemnisés. Dans une situation proche du plein emploi il est possible de considérer que le rationnement de l’emploi résulte de celui de l’offre de travail ; dans la situation actuelle de crise généralisée, c’est bien l’hypothèse inverse d’un rationnement de la demande de travail qui est la plus réaliste. La réalisation d’économies budgétaires par la baisse des fortes prestations est donc peu crédible, du moins si l’on s’en tient à une réforme qui ne change pas la nature du système.

On pourrait bien entendu obtenir un résultat plus favorable en ne réduisant que le plafond des prestations et pas celui des cotisations. Cette solution serait très déstabilisante pour le régime puisqu’elle inciterait fortement les cadres supérieurs à demander à sortir d’un système solidaire qui leur apporte aujourd’hui une assurance raisonnable moyennant l’acceptation d’une forte redistribution verticale, alors que la baisse du plafonnement des seules prestations les forcerait à s’assurer individuellement tout en continuant à verser de fortes cotisations obligatoires. Ce type d’évolution remettrait nécessairement en cause le principe de base de l’assurance sociale : des contributions fonction des moyens de chacun contre des prestations fonction des besoins.

L’économie générale du rapport de la Cour sur l’indemnisation du chômage paraît donc très discutable car, en ne prenant pas en compte l’effet de la crise, elle revient à proposer une politique procyclique faisant peser sur les chômeurs un poids supplémentaire dans une période où il est moins que jamais possible de leur faire porter la responsabilité du sous-emploi. Quant à la mesure phare remettant en cause le compromis sur les hautes prestations, elle ne peut au mieux qu’être budgétairement neutre et au pire détruire le contrat social qui permet aujourd’hui une forte redistribution verticale au sein du système solidaire d’assurance chômage.


[1] L’assurance chômage subventionne, par le régime spécial des intermittents, à hauteur d’un milliards d’euros par an environ les entreprises de spectacle. Il serait évidemment judicieux que cette dépense soit prise en charge par le budget général et non par l’Unedic

[2] Hors opérations exceptionnelles

[3] Sur les politiques économiques en Europe et leur absence de soutenabilité macroéconomique voir le premier rapport du projet Independent Annual Growth Survey (IAGS) .