Conseil européen : wait and sink ?

par Jérôme Creel, Paul Hubert et Francesco Saraceno

Le Conseil européen de cette fin de semaine devait être consacré, selon les souhaits des autorités françaises, à la renégociation du Pacte budgétaire européen adopté le 2 mars 2012. Cependant, il semblerait qu’une telle renégociation ne soit pas à l’ordre du jour. Las, le débat sur le Pacte budgétaire devrait être rouvert : la médiocrité de sa rédaction doit être dénoncée, et son caractère par trop restrictif doit être à nouveau débattu ; in fine, le texte doit être amendé. La focalisation des débats sur la règle de déficit structurel qualifiée injustement de « règle d’or » est déplacée dans la mesure où c’est la règle de réduction de la dette publique qui est la plus contraignante des deux règles inscrites dans le Pacte budgétaire. C’est sans doute d’elle qu’il faudrait reparler, et en urgence, afin d’éviter de sombrer un peu plus dans une contagion de plans d’austérité voués à l’échec…

L’opposition entre français et italiens d’un côté, et allemands de l’autre, à propos de la croissance européenne a sans doute été désamorcée par l’accord de la fin de semaine dernière, avec l’Espagne, en faveur d’un plan de relance européen concerté portant sur 1 % du PIB européen, soit 130 milliards d’euros, dont les contours et le financement restent cependant à préciser. Le mot d’ordre du Conseil européen sera alors, par élimination, « l’union bancaire », solution préventive à un nouvel épisode de crises bancaire et financière dans l’Union européenne. La création d’une union bancaire est-elle importante ? Certainement. Est-elle urgente ? Moins que le retour de la croissance qui, certes, ne se décrète pas, mais se prépare. En l’état actuel du Pacte budgétaire, on peut affirmer que ce n’est pas la croissance économique que l’on prépare, mais la récession que l’on fomente[1].

Le pacte budgétaire, inscrit au titre III du Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’UEM, comporte explicitement deux règles budgétaires. La première précise ce en quoi consiste une « position budgétaire à l’équilibre ou en surplus », expression depuis longtemps inscrite dans le Pacte de stabilité et de croissance. Selon le Pacte budgétaire de mars 2012, cette « position budgétaire à l’équilibre ou en surplus » consiste en un déficit structurel d’au plus 0,5 % du PIB. Le déficit structurel est le déficit public corrigé des variations cycliques, donc corrigé des fameux stabilisateurs automatiques; il inclut entre autres les charges d’intérêt. En cas de dépassement de ce déficit structurel, et en dehors de circonstances exceptionnelles, e.g. un retournement « important » de l’activité, un mécanisme correcteur automatique, dont la nature n’est pas précisée, doit le ramener en deçà de la limite. La règle de déficit structurel est assouplie pour les Etats membres dont la dette publique est inférieure à 60 % du PIB : le plafond de déficit structurel est porté à 1 % du PIB.

La seconde règle budgétaire s’impose aussi aux Etats membres de la zone euro dont la dette publique au sens de Maastricht est supérieure à 60 % du PIB. En 2012, cette règle s’impose à 12 pays parmi les 17 Etats membres de la zone euro. Cette seconde règle vise à réduire la dette publique d’un vingtième par an. Malheureusement, le texte adopté est mal rédigé et ouvre la voie à différentes interprétations, comme nous le montrons ci-dessous. Il est donc inapplicable. Pire, cette règle est la plus contraignante et la plus restrictive des deux règles du Pacte budgétaire, en l’état actuel de la conjoncture. Il est donc urgent de s’en soucier et de la modifier pour la rendre applicable.

Selon l’article 4 du Traité, « (l)orsque le rapport entre la dette publique et le PIB d’une partie contractante est supérieur à la valeur de référence de 60 % (…), ladite partie contractante le réduit à un rythme moyen d’un vingtième par an. » Problème : le « le » auquel nous avons rajouté les italiques semble se rapporter au ratio de dette publique, plutôt qu’à l’écart de la dette publique aux 60 % de référence. L’Allemagne, avec sa dette publique d’un peu plus de 80 % du PIB en 2011, doit-elle réduire sa dette en 2012 de 4 points de PIB (un vingtième de 80 % du PIB) ou de 1 point de PIB (un vingtième de l’écart à 60 % du PIB) ? Légalement, il est sans doute requis qu’à une telle question, la réponse soit limpide…

Par ailleurs, le Pacte budgétaire est muet sur la nature du surplus permettant de réduire la dette : si, pour laisser des marges de manœuvre en cas de déficit conjoncturel, cette règle devait porter sur le déficit structurel – ce qui mériterait donc d’être explicité dans le Pacte -, la règle de dette serait toujours plus contraignante que la règle d’or : un surplus structurel serait systématiquement requis pour ramener la dette publique à 60% du PIB dans les 12 Etats membres dont la dette a dépassé la valeur de référence. Là encore, la formulation se devrait d’être limpide.

Admettons maintenant que le « le » de l’article 4 soit associé à l’écart de la dette à sa cible de référence et que la règle de réduction de la dette porte sur le déficit public total. On peut se poser la question de savoir laquelle des deux règles – « règle d’or » ou règle de réduction de la dette – est la plus contraignante pour les Etats membres, donc celle à appliquer. Nous avons posé, en annexe à ces développements[2], le petit système de règles budgétaires compatible avec le Pacte budgétaire. Le déficit total est la somme du déficit conjoncturel et du déficit structurel. Le déficit conjoncturel dépend de l’écart du PIB à son potentiel, l’output gap, avec une élasticité de 0,5 (élasticité moyenne usuelle dans la littérature pour les pays européens, cf. OCDE). La « règle d’or » porte uniquement sur le déficit structurel tandis que la règle de réduction de la dette porte sur le déficit public total et dépend donc, à la fois, de l’output gap et du déficit structurel.

Pour quelles valeurs de dette publique et d’output gap la « règle d’or » est-elle plus contraignante que la règle de dette ? Réponse : lorsque l’output gap est supérieur à 1 plus 1/10 de l’écart de la dette initiale à sa valeur de référence. Cela signifie que pour un pays comme l’Allemagne, la règle de réduction de la dette dominerait la « règle d’or », sauf en cas de croissance très forte : le PIB effectif devrait être au moins deux points supérieurs au potentiel. Selon les perspectives économiques de l’OCDE publiées en mai 2012, l’output gap de l’Allemagne serait de -0,8 en 2012… La règle de réduction de la dette est donc bien plus restrictive que la « règle d’or ». Elle l’est aussi pour la France (dette de 86% du PIB en 2011), qui devrait avoir un output gap d’au moins 3,6 points pour que la « règle d’or » soit contraignante ; l’OCDE prévoit un output gap de -3,3 en 2012… Elle l’est pour tous les pays de la zone euro avec une dette supérieure à 60 % du PIB, sans exception.

Aussi, sauf en cas de très forte croissance, le volet réduction de la dette domine le volet déficit structurel. Et pourtant c’est sur le deuxième que se concentre toute l’attention…

Lorsqu’un traité laisse ouvertes autant de voies à l’interprétation, n’est-il pas normal de vouloir le revoir ? Lorsqu’un traité prévoit d’intensifier les cures d’austérité dans une zone, la zone euro, dont l’écart de production à son potentiel est de -4 points, selon les estimations d’une organisation, l’OCDE, généralement peu suspectée de surestimer ledit potentiel, n’est-il pas souhaitable et urgent de le renégocier ?


[1] Dans un post récent étaient soulignés les risques d’instabilité sociale et les pertes de croissance potentielle que la contagion de l’austérité impliquait dans la zone euro (cf. Creel, Timbeau et Weil, 2012).

[2] Annexe :

Nous commençons par définir avec def le déficit public total qui comporte une composante structurelle s, et une composante cyclique dc:

def = s + dc

Toutes les variables sont exprimées en proportion du PIB. La composante cyclique est constituée de la variation du déficit qui intervient, grâce principalement à l’action des stabilisateurs automatiques, quand l’économie s’éloigne de son potentiel. Une estimation raisonnable est que le déficit augmente de 0,5 point par point d’output perdu. La composante cyclique peut donc être écrite:

dc = – 0,5 y

où nous définissons y comme l’output gap, i.e. la différence entre le PIB et son niveau potentiel.

Les règles introduites par le pacte budgétaire peuvent être écrites comme suit:

s1 < 0,5,

c’est-à-dire que le déficit structurel ne peut jamais dépasser 0,5 % du PIB (s1 fait référence au premier volet de la règle), et

def = – (b0 – 60)/20,

c’est-à-dire que le déficit total doit être tel que la dette publique (exprimée en proportion du PIB) se réduit chaque année d’un vingtième de la différence entre la dette publique initiale (b0) et le niveau de référence de 60 %. La règle de la dette peut être réécrite en termes de déficit structurel, soit :

s2 = def – dc = 0,5 y – (b0 – 60)/20.

Nous avons alors 2 cas possibles pour que le volet déficit structurel soit moins restrictif que le volet réduction de la dette :

Cas 1

s1 < s2 si y >1 + (b0 – 60)/10.

Supposons qu’on démarre d’un niveau de dette comme celui de l’Allemagne (b0 = 81,2 % du PIB). Le cas 1 implique que le volet déficit structurel sera plus contraignant que le volet réduction de la dette si et seulement si y > 3,12 %, c’est à dire si l’Allemagne a un écart de production par rapport au potentiel de plus de trois points.  Le même calcul, pour un pays à  dette élevée (120 % du PIB) comme l’Italie, donne y > 7 % !

Cas 2

Si la règle de réduction de la dette porte sur le déficit structurel (plutôt que sur le déficit public total), on a :

s1 < 0,5

et

s2 = – (b0 – 60)/20

Dans ce cas, s1 < s2 si 1 < – (b0 – 60)/10, ce qui ne peut jamais arriver tant que la dette publique est supérieure au niveau de référence.




Fallait-il renforcer le Pacte de stabilité et de croissance ?

par Jérôme Creel, Paul Hubert et Francesco Saraceno

 

La crise budgétaire européenne et l’exigence de réduire les niveaux de dette publique qui a suivie ont accéléré l’adoption d’une série de réformes des règles budgétaires européennes à la fin de l’année 2011. Deux règles ont été introduites afin de renforcer le pacte de stabilité et de croissance (PSC). Etant donné que de nombreux Etats membres de la zone euro ont des déficits structurels et des dettes publiques supérieurs aux seuils considérés, il nous a semblé intéressant d’évaluer les conséquences macroéconomiques du respect de ces règles budgétaires par 4 pays, dont la France. 

La limite actuelle de déficit public à 3% du PIB a été complétée par une limite sur le déficit structurel équivalant à 0,5% du PIB, et par une règle de réduction de la dette imposant aux pays fortement endettés de réduire chaque année leur taux d’endettement public d’1/20e de la différence vis-à-vis du niveau de référence de 60% du PIB. De plus, la limite de déficit structurel va au-delà de la règle des 3% car elle est associée à l’obligation d’incorporer une règle de budget équilibré et des mécanismes automatiques de retour à l’équilibre budgétaire dans la Constitution de chaque Etat membre de la zone euro. Par un malheureux abus de langage, elle est désormais souvent qualifiée de « règle d’or » [1]. Afin de distinguer la « règle d’or des finances publiques » appliquée par les régions françaises, les Länder allemands et, de 1997 à 2009, par le Royaume-Uni, nous qualifierons par la suite cette « règle de budget équilibré » de  « nouvelle règle d’or ».

Du fait de la crise financière internationale qui sévit depuis 2007, les Etats de la zone euro sont souvent loin de satisfaire aux exigences des nouvelles règles en vigueur. Cela pose donc la question des conséquences que le respect de ces règles imposerait à ces Etats.  Pour ce faire, nous avons choisi d’étudier les trajectoires de convergence aux différentes règles de quatre pays, représentatifs de la zone euro, à l’aide d’un modèle théorique standard.

Nous avons choisi un grand pays avec un niveau moyen d’endettement public (France), un petit pays avec une dette un peu plus élevée (Belgique), un grand pays avec une dette élevée (Italie) et un petit pays avec une dette comparativement assez faible (Pays-Bas). La taille des pays, grande ou petite, est associée à la taille de leur multiplicateur budgétaire, l’effet des dépenses publiques sur la croissance : les grands pays moins ouverts que les petits pays au commerce international ont un effet multiplicateur plus important que les petits pays. Les quatre pays diffèrent également en fonction de la taille et du signe de leur solde primaire structurel en 2010 : la France et les Pays-Bas ont un déficit, alors que la Belgique et l’Italie dégagent un excédent.

Dans le modèle, l’évolution du déficit public est contracyclique et l’impact d’une hausse du déficit public sur le PIB est positif, mais un endettement excessif augmente la prime de risque sur les taux d’intérêt de long terme payés pour financer cette dette, ce qui nuit in fine à l’efficacité de la politique budgétaire.

Les règles que nous simulons sont : (a) l’équilibre (à 0,5% du PIB) du budget ou «nouvelle règle d’or» ; (b) la règle de 5% par an de réduction de la dette ; (c) le plafond de 3% de déficit total (statu quo). Nous évaluons également : (d) l’effet de l’adoption d’une règle d’investissement dans la veine de la règle d’or des finances publiques qui, de façon générale, impose l’équilibre budgétaire au cours du cycle pour les dépenses courantes, tout en permettant de financer l’investissement public par la dette.

Nous simulons sur 20 ans, i.e. l’horizon de réalisation de la règle du 1/20e, l’effet des règles sur la croissance, le taux d’inflation et le déficit public structurel, ainsi que sur le niveau de la dette publique. Premièrement, nous analysons le chemin suivi par les quatre économies après l’adoption de chaque règle budgétaire à partir de 2010. Nous demandons, en d’autres termes, comment les règles fonctionnent dans un scénario de consolidation budgétaire que l’Europe connaît d’ores et déjà aujourd’hui. Deuxièmement, nous simulons la dynamique de l’économie après un choc de demande et un choc d’offre, partant de la situation de base du Traité de Maastricht, avec l’économie à un taux de croissance nominal de 5% (une croissance potentielle à 3% et un taux d’inflation de 2%), et un niveau d’endettement de 60%. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que la croissance potentielle réelle dans les pays de la zone euro a été constamment inférieure à 3% depuis 1992, ce qui a contribué à rendre encore plus contraignante qu’initialement prévu la règle coercitive pesant sur les finances publiques.

Les résultats de nos simulations sont multiples. Premièrement, l’adoption des règles produit dans tous les cas une récession à court terme, même dans les petits pays avec un multiplicateur budgétaire faible et une faible dette publique initiale comme aux Pays-Bas. Cela complète le diagnostic selon lequel la rigueur généralisée en Europe nuit immanquablement à la croissance (cf. La très grande récession, 2011) en montrant qu’il n’existe pas de règle budgétaire qui, appliquée scrupuleusement à court terme, permet d’échapper à une récession. Cette constatation révèle une incitation, de la part des gouvernants, à dissocier les usages de jure et de facto des règles budgétaires : les annonces ont tout intérêt à ne pas être suivies d’effets, si l’objectif final de la politique économique est la préservation et la stabilité de la croissance économique.

Deuxièmement, les récessions peuvent engendrer la déflation. En vertu de la contrainte à zéro pesant sur les taux d’intérêt nominaux, une déflation est très difficile à inverser avec une contrainte budgétaire.

Troisièmement, la règle d’investissement aboutit à de meilleures performances macroéconomiques que les trois autres règles : les récessions sont plus courtes, moins prononcées et aussi moins inflationnistes sur l’horizon considéré. In fine, les niveaux de dette publique diminuent certes moins qu’avec la règle du 1/20e mais, sous l’effet de la croissance engendrée, la dette publique française perd 10 points de PIB par rapport à son niveau de 2010, tandis que les dettes belges et italiennes diminuent respectivement de 30 et 50 points de PIB. Seul le pays initialement le moins endetté, les Pays-Bas, voit sa dette stagner.

Quatrièmement, en faisant abstraction de la règle d’investissement qui ne figure pas dans les projets européens, il apparaît que le statu quo est plus favorable que la « nouvelle règle d’or » ou que la règle de réduction de la dette en termes de croissance ; il s’avère cependant plus inflationniste pour les grands pays. En termes de croissance, cela semble signifier que le renforcement du Pacte de stabilité et de croissance, appliqué brutalement, serait préjudiciable aux 4 économies considérées.

Cinquièmement, lorsque l’économie à l’équilibre est frappée par des chocs de demande et d’offre, le statu quo semble approprié. Ceci confirme l’idée que le PSC actuel donne des marges de manœuvre budgétaire. Les simulations montrent néanmoins que le statu quo reste coûteux en comparaison avec la règle de l’investissement.

Pour conclure, il est difficile de ne pas remarquer un paradoxe : des règles visant à empêcher les gouvernements d’intervenir dans l’économie sont discutées précisément après la crise financière mondiale qui a requis des gouvernements qu’ils interviennent afin de contribuer à amortir les chocs découlant de défaillances de marché. Ce travail vise ainsi à réorienter le débat de l’objectif de  stabilisation budgétaire à celui de stabilisation macroéconomique. Les autorités européennes – les gouvernements, la BCE, ou la Commission – semblent considérer la dette et le déficit publics comme des objectifs politiques en soi, plutôt que comme des instruments pour atteindre les objectifs finaux de croissance et d’inflation. Ce renversement des objectifs et des instruments équivaut à nier a priori tout rôle à la politique macroéconomique. De nombreux travaux [2], dont celui que nous avons mené, adoptent plutôt la position opposée : la politique économique joue certainement un rôle dans la stabilisation des économies.

 

 

[1] Cet abus de langage a notamment été dénoncé par Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak en 2011, ou par Bernard Schwengler en 2012.

[2] Voir par exemple, en anglais, l’étude transversale parue en 2012 dans American Economic Journal, Macroeconomics, et la bibliographie qu’elle contient, ou, en français, l’étude parue en 2011 de Creel, Heyer et Plane, sur les effets multiplicateurs de politiques temporaires de relance budgétaire.