Pigeons : comment imposer le revenu des entrepreneurs ? (2/2)

Par Guillaume Allègre et Xavier Timbeau

Après avoir proposé dans le projet de loi de finances 2013 d’imposer les gains de cession de valeurs mobilières au barème progressif de l’IR,  et non plus à un taux proportionnel de 19%, le gouvernement a promis de corriger sa copie, sous la pression d’un groupe d’entrepreneurs qui s’est mobilisé sur le web sous le hashtag #geonpi (pigeons). Un amendement proposé par le gouvernement prévoit une dérogation à l’imposition au barème sous condition de durée de détention (2 ans), de pourcentage de détention des titres (10% des droits de vote) et d’activité salariée ou dirigeante. Les entrepreneurs resteraient ainsi soumis à l’imposition au taux proportionnel de 19%. Dans un premier billet, nous avons décrit comment les plus-values devaient être imposées de manière à respecter l’équité avec les revenus du travail. En quoi la situation des entrepreneurs et des personnes possédant une part significative du capital d’une entreprise justifie-t-elle une prise en compte particulière des gains de cession de valeurs mobilières ?

A première vue, l’imposition conjointe des revenus du capital et du travail est particulièrement pertinente pour les entrepreneurs qui peuvent choisir de se rémunérer soit sous forme de salaires, soit, de façon différée sous forme de plus-values de cession. Dans ce contexte, la neutralité de l’impôt est équitable et efficace dans la mesure où elle ne distord pas le choix de l’entrepreneur.

Les défenseurs d’un traitement spécifique de l’entreprenariat avancent plusieurs arguments.  (1) L’entreprenariat apporte une forte externalité positive en termes d’innovation, de croissance et l’emploi. (2) Les entrepreneurs sont méritants (ils travaillent dur et prennent des risques). (3) Le risque pris par les entrepreneurs est non-diversifiable. Ils ne peuvent pas compenser leurs moins-values et plus-values, l’imposition des plus-values seules réduit le rendement ex-ante de l’entreprenariat, et donc le nombre d’entrepreneurs, la croissance et l’emploi.

Les contre-arguments à ces arguments sont :

(1)   L’impôt sur le revenu est un mauvais instrument pour prendre en compte les externalités : à ce jeu-là, les chercheurs, les professeurs, les travailleurs sociaux, les médecins, et en général toutes les professions dans les activités produisant des externalités (santé, éducation, culture, etc.) pourraient prétendre à un avantage fiscal (les journalistes ont réussi à conserver le leur) ; il est donc à craindre, dans ce contexte, que l’avantage fiscal reflète plus le pouvoir d’influence que l’externalité économique.

(2)   Du point de vue de l’équité, il n’y a pas de raison de traiter différemment le revenu risqué des entrepreneurs et les revenus du travail. Un jeune sans réseau qui s’engage dans des études longues prend également un risque : comme l’entrepreneur, il renonce à un salaire immédiat pour un revenu futur incertain (il peut échouer dans ces études, choisir une filière peu porteuse…). Le revenu de l’entrepreneur tient déjà compte du risque et de l’effort : c’est parce que l’entreprenariat est une activité risquée et demandant des efforts qu’elle est potentiellement rémunératrice. Les pouvoirs publics ne peuvent pas – et ne devraient pas – distinguer la part de revenu (du travail ou du capital) qui provient du risque, de l’effort, du talent, de celle qui provient du hasard, du réseau social, et des circonstances. Enfin, tenir compte du risque, en récompensant ceux qui ont la chance de sortir gagnants (ceux qui ont des plus-values) relève d’une vision particulière de l’équité : en présence de hasard, l’équité préconise de compenser les perdants, plutôt que d’abonder la récompense des gagnants.

(3)   En termes d’efficacité, en présence d’un aléa, compenser les perdants agit comme une assurance, ce qui incite à la prise de risque. Domar et Musgrave (1944) soulignaient déjà que l’imposition proportionnelle des revenus de l’entreprise encourageait à la prise du risque entrepreneurial. Ce résultat repose sur l’hypothèse d’un impôt négatif lorsqu’il y a des pertes, de sorte que l’Etat se comporte comme un partenaire solidaire. Si cette hypothèse est justifiée pour les grands groupes qui peuvent consolider les gains et les pertes de leurs filiales et/ou reporter en avant certaines pertes, elle est moins légitime pour les entrepreneurs qui ne peuvent pas diversifier les risques qu’ils prennent. La société à responsabilité limitée, la limitation des biens que l’entrepreneur peut gager, la possibilité de pouvoir refuser un héritage et donc que les dettes éventuelles (y compris fiscales et sociales) des entrepreneurs confrontés à l’échec peuvent alors être effacées (alors que les éventuels actifs, en cas de succès, peuvent être transmis) sont autant de dispositifs favorisant la prise de risque individuelle. Un régime plus favorable d’imputation et de report en avant des déficits et moins-values de cession pour les entrepreneurs et individus détenteurs d’une part significative d’une entreprise pourrait renforcer ces possibilités et accroître les incitations à entreprendre.

Les entrepreneurs doivent pouvoir bénéficier d’un environnement juridique et administratif simple et accessible. Les pouvoirs publics peuvent renforcer l’écosystème entrepreneurial  en rapprochant entrepreneurs, financiers (notamment la Banque publique d’investissement), incubateurs et laboratoires de recherches.

Ex-post, du point de vue de l’équité comme de l’efficacité, ce sont les entrepreneurs qui échouent, et non ceux qui réussissent, qu’il faut aider via des lois sur la faillite personnelle, l’indemnisation chômage, et  des régimes favorables de déductibilité et report en avant des déficits. Les subventions implicites à ceux qui réussissent, via l’impôt sur le revenu, alors que les récompenses sont déjà potentiellement extrêmement importantes, relèvent au contraire d’une forme de darwinisme social.

 




De l’imposition des revenus et du capital des ménages

par Henri Sterdyniak

L’idée qu’en France les revenus du patrimoine bénéficieraient d’une fiscalité particulièrement faible de sorte qu’il serait possible de rendre le système français plus équitable en augmentant leur imposition est très répandue. Dans une note de l’OFCE, nous comparons la fiscalité portant sur les revenus du travail et celle portant sur les revenus du capital. Nous montrons que la plupart des revenus du capital sont autant imposés que les revenus du travail. Les réformes décidées pour 2012 augmentent encore la taxation des revenus du capital. Les marges de manœuvre sont faibles. Il existe cependant des niches fiscales et quelques exceptions, la plus notable aujourd’hui étant la non-imposition des loyers implicites (ceux dont bénéficie le ménage qui possède son logement).

Le tableau compare les taux d’imposition marginaux des différents types de revenus. Les taux économiques (intégrant IS, cotisations non contributives, CSG, prélèvements sociaux) sont nettement supérieurs aux taux affichés. Les intérêts, les revenus fonciers, les dividendes et les plus-values taxées sont approximativement imposés comme les salaires les plus élevés. Il est donc erroné de prétendre que les revenus du capital sont taxés à des taux réduits. Quand ils sont effectivement taxés, ils le sont à des taux élevés.

Le taux d’imposition affiché des revenus du capital a augmenté de 29 % en 2008 à 31,3 % en 2011 du fait de la hausse de 1,1 point du taux des prélèvements sociaux pour financer le RSA, de 1 point du taux de prélèvement libératoire et de 0,2 point du taux de prélèvement sociaux pour financer les retraites. Le gouvernement a financé l’extension de la politique sociale en taxant les revenus du capital. Ce taux passera à 39,5 % (pour les intérêts), à 36,5% pour les dividendes sur les revenus de 2012.

Faut-il préconiser une réforme radicale : la soumission de tous les revenus du capital au barème de l’impôt sur le revenu ? Ceci peut être justifié pour des raisons d’affichage (bien montrer que tous les revenus sont pareillement imposés), mais pas sur le plan purement économique.

En ce qui concerne les revenus d’intérêts, ce serait oublier le taux d’inflation. La tranche de 41 % correspondrait à un prélèvement de 108 % sur le revenu réel d’un placement rémunéré à 4 % pour un taux d’inflation de 2 %. Pour les dividendes, ce serait oublier que les revenus concernés ont déjà payé l’IS ; la tranche de 41 % (en supprimant l’abattement de 40%) correspondrait ainsi à une imposition total de 70 %. Il faut effectuer un choix politique entre deux principes : un même taux de taxation économique pour tous les revenus (qui amènerait paradoxalement à conserver une fiscalité spécifique pour les revenus du capital) et une taxation plus forte des revenus du capital puisque ceux-ci sont surtout reçus par les plus aisés et ne sont pas les fruits de l’effort (qui amènerait paradoxalement à les traiter selon le même barème que les revenus du travail, en oubliant IS et inflation).

Le problème réside surtout dans les dispositifs qui permettent d’échapper à la taxation.  Pendant de longues années, les banques et les sociétés d’assurances avaient réussi à convaincre les pouvoirs publics qu’il fallait détaxer les revenus du capital financier des ménages. Deux arguments étaient utilisés : éviter que les plus riches placent leurs capitaux à l’étranger ; favoriser l’épargne longue et l’épargne à risque. C’est ainsi qu’avaient été exonérés les PEA, le PEP, les OPCVM de capitalisation. Les gouvernements sont progressivement revenus sur la plupart de ces dispositifs. Deux principes devraient  être réaffirmés : d’une part, tous les revenus du capital doivent être soumis à taxation, l’évasion fiscale devant être combattue par les accords européens d’harmonisation de la fiscalité ; d’autre part, c’est aux émetteurs de convaincre les épargnants de l’intérêt des placements qu’ils proposent, l’Etat n’a pas à favoriser fiscalement telle ou telle forme de placement.

Reste la possibilité qu’utilisent les familles aisées d’échapper à la taxation des plus-values par la donation aux enfants (en vie ou au moment du décès) ou par le départ à l’étranger avant leur réalisation. Ainsi, un riche actionnaire peut loger ses titres dans une société ad hoc qui reçoit ses dividendes, utiliser les titres de cette société comme caution pour obtenir des prêts de sa banque qui lui fournissent les sommes dont il a besoin pour vivre et ainsi ne pas déclarer de revenu ; puis léguer les titres de cette société à ses enfants, de sorte que les dividendes et les plus-values dont il a bénéficié ne sont jamais imposées à l’IR.

L’autre trou noir de la fiscalité réside dans la non-imposition des loyers implicites. Il n’est pas juste que deux familles de même revenu payent le même impôt si l’une a hérité d’un appartement et l’autre doit payer un loyer : leur capacité contributive est très différente

Deux mesures apparaissent donc souhaitables. La première consisterait à supprimer tous les dispositifs qui permettent d’échapper à la taxation des plus-values, en particulier faire payer l’impôt sur les plus-values latentes en cas de transmission par donation et héritage ou de départ à l’étranger. La deuxième serait d’introduire progressivement une taxation des loyers implicites, par exemple en faisant payer la CRDS-CSG et les prélèvements sociaux aux propriétaires de leur logement.

Ceci fait, il faudra faire un choix politique :

–         Soit supprimer l’ISF, puisque tous les revenus du capital financier et foncier seraient bien taxés à  60 %.

–         Soit considérer qu’il est normal que les patrimoines élevés contribuent en tant que tels aux frais de fonctionnement de la société, indépendamment des revenus qu’ils procurent. Dans cette optique, il faut maintenir l’ISF et ne pas comparer le montant de l’ISF au revenu du patrimoine dans la mesure où le but de l’ISF est précisément de mettre à contribution les patrimoines eux-mêmes.