Les prêts non « performants » : un danger pour l’Union bancaire ?

par Céline Antonin, Sandrine Levasseur et Vincent Touzé

À ce jour, la mise en place du troisième pilier de l’Union bancaire, à savoir la création d’une assurance européenne des dépôts, est bloquée. Certains pays – à l’instar de l’Allemagne ou des Pays-Bas – arguent en effet que le risque de défaut bancaire est encore trop hétérogène en zone euro pour permettre une mutualisation des garanties de dépôts.

Notre article « L’Union bancaire face au défi des prêts non ‘performants» s’intéresse à la façon de résoudre le « problème » des prêts non performants (PNP) afin de sortir de cette impasse et d’achever enfin l’Union bancaire. L’achèvement de celle-ci est crucial pour restaurer la confiance et permettre l’émergence d’un marché bancaire intégré.

Notre état des lieux montre que :

  1. Les PNP atteignent encore des niveaux inquiétants dans certains pays. La situation est alarmante pour Chypre et la Grèce où les PNP nets des provisions représentent plus de 20 % du PIB tandis que la situation est « seulement » préoccupante pour la Slovénie, l’Irlande, l’Italie et le Portugal où les PNP nets des provisions sont compris entre 5 et 8 % du PIB ;
  2. Au total, fin 2017, le montant de PNP non provisionné pour la zone euro s’établissait à 395 milliards d’euros, soit l’équivalent de 3,5 % du PIB de la zone euro. Considéré à cette dernière échelle, le « problème » des PNP non provisionnés apparaît donc plus modeste.

Au-delà des solutions privées consistant en abandon de créances, provisionnement, titrisation et création de bad banks, nous concluons que ce sont les autorités publiques au niveau européen qui disposent in fine des moyens d’action les plus importants. Leurs leviers sont multiples : ils incluent la définition du cadre réglementaire et institutionnel, la supervision par la BCE qui pourrait être étendue à davantage de banques, sans oublier les politiques monétaire et budgétaire au niveau de la zone euro qui pourraient être mobilisées pour acheter des créances douteuses ou entrer au capital de banques en situation de détresse financière.

 




Régulation bancaire européenne : quand l’union fait la force

par Céline Antonin, Sandrine Levasseur et Vincent Touzé

A l’heure où l’Amérique s’apprête, sous l’impulsion de son nouveau président Donald Trump, à mettre fin à la régulation bancaire adoptée en 2010 par l’administration Obama[1], l’Europe entame une troisième année d’Union bancaire (Antonin et al., 2017) et se prépare à l’arrivée d’une nouvelle réglementation prudentielle.

Qu’est-ce que l’Union bancaire ?

Depuis novembre 2014, l’Union bancaire pose un cadre unifié qui permet de renforcer la stabilité financière dans la zone euro[2]. Son objectif est triple :

  • – Garantir la robustesse et la résistance des banques ;
  • – Eviter le renflouement des banques en faillite par de l’argent public ;
  • – Harmoniser la réglementation pour une meilleure régulation et surveillance publique.

Cette Union est l’aboutissement d’un long chemin de coordination réglementaire parcouru depuis la libre circulation des capitaux prévu par l’article 67 du Traité de Rome (1957) : « les Etats membres suppriment progressivement entre eux, pendant la période de transition et dans la mesure nécessaire au bon fonctionnement du marché commun, les restrictions aux mouvements des capitaux appartenant à des personnes résidant dans les Etats membres, ainsi que les discriminations de traitement fondées sur la nationalité ou la résidence des parties, ou sur la localisation du placement ».

L’Union bancaire est née de la crise. Si l’acte unique européen de 1986 et la directive de 1988 ont permis une entrée en vigueur en 1990 de la libre circulation des capitaux, la crise financière de 2008 a montré que le manque de coordination en Europe dans le domaine bancaire pouvait être une faiblesse.

En effet, les enseignements de la crise financière sont triples :

  • – Un système bancaire et financier mal régulé (cas américain) peut être dangereux pour le bon fonctionnement de l’économie réelle, dans ce pays mais aussi au-delà ;
  • – Une réglementation et une surveillance trop limitées à une vision nationale (cas des pays européens) ne sont pas efficaces dans un contexte où les mouvements de capitaux sont mondialisés et où de nombreuses opérations financières sont réalisées en dehors des frontières nationales ;
  • – Les crises bancaire et souveraine sont liées (Antonin et Touzé, 2013b): d’un côté, le renflouement des banques par des fonds publics creuse les déficits publics, ce qui fragilise les Etats tandis que la difficile soutenabilité des dettes publiques affaiblit les banques qui détiennent ces titres de dette dans leurs fonds propres.

L’Union bancaire donne un cadre juridique et institutionnel au secteur bancaire européen qui repose sur trois piliers :

(1) La banque centrale européenne (BCE) devient le superviseur unique des grands groupes bancaires ;

(2) Une régulation unique des défaillances bancaires instaure un fonds commun de renflouement (Fonds de résolution unique) et interdit le recours à un financement public national ;

(3) Un fond commun doit permettre, à l’horizon 2024 et sous réserve d’accord définitif de l’ensemble des membres de l’Union bancaire, de garantir les dépôts bancaires détenus par les ménages européens jusqu’à 100 000 euros, dépôts garantis par chacun des Etats depuis 2010.

L’Union bancaire n’est pas totalement achevée. L’adoption du troisième pilier prend du retard du fait des problèmes bancaires grec et italien qui ne sont pas totalement résolus en raison d’un risque encore élevé de défaut sur des crédits accordés. La garantie européenne des dépôts « devra attendre que des progrès suffisants soient réalisés dans la réduction et l’homogénéisation des risques bancaires » (Antonin et al., 2017).

Vers une régulation et une stabilité financière renforcées

Ce dispositif d’Union bancaire se juxtapose à la nouvelle réglementation prudentielle Bâle III adoptée progressivement depuis 2014 par l’ensemble des banques européennes à la suite d’une directive et d’un règlement européen. La réglementation Bâle III exige des banques un niveau plus important de fonds propres et de liquidités d’ici 2019.

L’instauration de l’Union bancaire couplée à une politique monétaire très accommodante de la BCE a contribué à mettre fin à la crise des dettes souveraines et du secteur bancaire européen. La politique de rachat massif d’actifs de la BCE contribue à améliorer la structure de bilan des secteurs endettés, ce qui réduit les risques de défaut bancaire. Aujourd’hui, les Etats membres, les entreprises et les ménages européens empruntent à des taux d’intérêt historiquement bas.

L’achèvement d’un espace bancaire et financier européen stable et performant nécessite d’aller plus loin dans la régulation d’un marché européen de capitaux unifié et dans la réglementation des activités financières des banques (Antonin et al., 2014).

L’Union des marchés de capitaux a pour objectif principal de donner un cadre réglementaire commun afin de faciliter le financement des entreprises européennes par les marchés et d’orienter l’épargne abondante de la zone euro vers des investissements à long terme. Cela permettrait d’avoir un niveau de régulation plus cohérent et potentiellement plus exigeant sur les émissions de titres financiers (actions, obligations, opérations de titrisation).

L’Union bancaire pourrait être également renforcée en s’appuyant sur le projet Barnier de 2014 de séparation forte des activités de dépôts et de spéculation. Le rôle de superviseur unique de la BCE (pilier 1) lui permet de vérifier que les activités spéculatives ne perturbent pas les activités normales. Ce rôle de superviseur pourrait être étendu à l’ensemble des activités financières, y compris le système de crédit parallèle aux crédits classiques, le fameux shadow banking. La séparation des activités crédibilise aussi les fonds communs de renflouement (pilier 2) et de garantie (pilier 3). En effet, il devient plus difficile pour les banques d’être trop grosses, ce qui réduit le risque de faillite coûteuse pour les épargnants (renflouement interne et limites des fonds communs).

Défendre un modèle européen de stabilité bancaire et financière

Si aujourd’hui les Etats-Unis renoncent à une réglementation plus exigeante de leurs banques avec pour objectif de court terme d’augmenter leur rentabilité, l’Union bancaire constitue un outil de défense remarquable pour préserver et renforcer le développement des banques européennes tout en exigeant d’elles une haute exigence de sécurité financière.

Alors que la justice américaine n’hésite pas à condamner à de lourdes amendes les banques européennes[3] et que les grandes banques chinoises accaparent désormais quatre des cinq premières places de la finance mondiale (Leplâtre et Grandin de l’Eprevier, 2016), un mode d’action coordonné devient crucial pour défendre et imposer un modèle bancaire européen stable et performant. Dans  ce domaine, une Europe désunie pourrait apparaître faible alors que ses excédents d’épargne en font une puissance financière mondiale. Certes, la crise a affaibli de nombreuses économies européennes, mais il faut se méfier des tentations court-termistes de repli autarcique car un pays européen qui s’isole devient une proie facile face à un système bancaire mondial en mutation.

 

Bibliographie

Antonin C. et V. Touzé (2013a), « Loi de séparation bancaire : symbole politique ou nouveau paradigme économique ? », Blog de l’OFCE, 22 février 2013. http://www.ofce.sciences-po.fr/blog/loi-de-separation-bancaire-symbole-politique-ou-nouveau-paradigme-economique/

Antonin C. et  V. Touzé (2013b) « Banques européennes : un retour de la confiance à pérenniser », Les notes de l’OFCE, n°37, décembre, pp.1-9. http://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/notes/2013/note37.pdf

Antonin C., H. Sterdyniak et  V. Touzé (2014), «  Réglementation des activités financières des banques européennes : un quatrième pilier pour l’Union bancaire », Blog de l’OFCE, 30 janvier 2014. http://www.ofce.sciences-po.fr/blog/reglementation-des-activites-financieres-des-banques-europeennes-un-quatrieme-pilier-pour-lunion-bancaire/

Antonin C., S. Levasseur et  V. Touzé (2017), « Les deux premières années de l’Union bancaire », in L’économie européenne 2017 (sous la direction de J. Creel), Repère.

Leplâtre S. et J. Grandin de l’Eprevier (2016), « Les banques chinoises trustent les premières places de la finance mondiale », Le Monde, 29 juin 2016. http://www.lemonde.fr/economie/article/2016/06/29/les-banques-chinoises-trustent-les-premieres-places-de-la-finance-mondiale_4960155_3234.html#R1zGPo7VG46YVzQ5.99

 

 

[1] Le Dodd–Frank Wall Street Reform and Consumer Protection Act reprend la Volcker rule « qui interdit aux banques de « jouer » avec l’argent des déposants, ce qui conduit à une quasi-interdiction des activités de spéculation pour compte propre des entités bancaires ainsi que d’investissement dans les fonds spéculatifs (hedge fund) ou d’investissement privés (private equity fund) » (Antonin et Touzé, 2013a).

[2] L’Union bancaire est obligatoire pour les pays de la zone euro et facultatif pour les autres pays.

[3] L’actualité récente a montré que la justice américaine pouvait être d’une sévérité redoutable en infligeant d’importantes amendes aux banques européennes : 8,9 milliards de dollars pour BNP Paribas en 2014, 5,3 milliards pour Crédit Suisse et 7,2 milliards pour Deutsche Bank en 2016.




La loi SRU et les quotas de logements sociaux : 15 ans après, quel bilan ?

par Sandrine Levasseur

Le 13 décembre 2015, la loi sur la solidarité et le renouvellement urbains, dite loi SRU, fête ses 15 ans. Son article le plus connu, l’article 55, est aussi le plus important et le plus ambitieux puisqu’il enjoint les « grandes » communes d’accueillir au moins 20 % de logements sociaux sur leur territoire à l’horizon de 2022. Cet article de loi, plutôt controversé, a fait l’objet de multiples tentatives de détricotage durant les années 2000. Il a finalement été renforcé dans le cadre de la loi ALUR, à la fois dans ses objectifs (les quotas ayant été portés à 25 %  à l’horizon 2025 dans un certain nombre de villes) et dans ses moyens (les communes contrevenantes perdant une partie de leurs prérogatives qui reviennent au préfet). Quinze ans plus tard, quel bilan peut-on tirer de la loi SRU et de ses quotas de logements sociaux ? La Note de l’OFCE (n° 54 du 14 décembre 2015) dresse un bilan mitigé de l’article 55 de la loi SRU.

En termes quantitatifs, un nombre important de communes concernées par la loi SRU n’a toujours pas atteint le quota de 20 % de logements sociaux : cela concerne 1 021 communes sur un total de 1 911 (soit 53 %). En outre, au rythme de construction de logements sociaux observé lors des quinze dernières années, il est évident que l’objectif de 20 % n’aurait pu être atteint à l’horizon de 2022 pour un certain nombre de ces communes. A titre d’exemple, en Île-de-France, l’objectif de 20 % n’aurait été atteint, en moyenne, qu’en 2032, soit avec dix ans de retard ! Dans ce contexte, atteindre l’objectif de 25 % de logement sociaux à l’horizon de 2025 ressemble à une gageure…

Les communes concernées par la loi SRU font face à diverses difficultés en vue de combler leur retard en termes de construction de logements sociaux. Certaines difficultés sont clairement objectives (e.g. rareté du foncier sur le territoire communal, contraintes géographiques) mais d’autres sont aussi construites ou fantasmées. Ainsi, dans certaines communes, il peut être difficile de distinguer ce qui relève du refus de la population locale d’accueillir des logements sociaux de ce qui relève de la peur du maire de perdre son électorat au cas où il accueillerait des logements sociaux. La conséquence de ces difficultés, objectives ou non, est le versement d’un prélèvement pour les communes n’engageant pas suffisamment de dépenses en faveur du logement social[1]. Dans les communes pour lesquelles un constat de carence a été dressé faute d’avoir satisfait l’objectif intermédiaire de construction de logements sociaux, nos calculs montrent que le prélèvement (brut) moyen est d’environ 170 000 euros annuels, soit l’équivalent de 144 euros par habitant chaque année. Puisque le prélèvement est modulé de façon à tenir compte des difficultés objectives à construire du logement social, son montant suggère qu’il a un caractère très peu incitatif dans certaines communes. C’est dans ce contexte qu’il faut replacer les mesures coercitives prises à l’encontre de 36 communes en octobre 2015. Ces mesures consistent peu ou prou en une mise sous tutelle préfectorale puisque, entre autre chose, le préfet se substitue au maire pour l’octroi des permis de construire et voit son droit de préemption étendu aux logements en sus des terrains.

Caractère très peu incitatif dans certaines communes, rythme de construction insuffisamment soutenu dans d’autres pour atteindre le quota de 20 % : l’article 55 de la loi SRU aurait donc failli ? Répondre par l’affirmative, ce serait oublier son effet pédagogique auprès de nombreux élus et de leurs électeurs ; ce serait oublier la prise de conscience qu’il a suscité autour de la nécessité de construire du logement social. Même dans les communes les plus récalcitrantes à l’accueil de logements sociaux, la nécessité de construire du logement social fait son chemin, certes souvent à grand renfort de médiatisation. Dans ces communes, la mise sous tutelle préfectorale va probablement constituer une étape supplémentaire dans la prise de conscience de la nécessité de participer à la mixité sociale.

 


[1] Pour atteindre l’objectif de 20 % de logements sociaux à l’horizon de 2022 (dorénavant 25 % à l’horizon 2025), chaque commune concernée par l’obligation de rattrapage se voit assigner un objectif triennal intermédiaire de construction de logements sociaux. A l’issue des trois ans, un bilan est dressé, un prélèvement brut (tenant compte du nombre de logements sociaux manquants et de la richesse de la commune) est calculé. En outre, dans les communes n’ayant pas atteint l’objectif triennal, un constat de carence peut être dressé et le prélèvement peut être majoré. Voir la Note de l’OFCE, n°54 du 14 décembre 2015 pour plus de détails.




Pauvreté et exclusion sociale en Europe : où en est-on ?

par Sandrine Levasseur

En mars 2010, l’UE s’est fixée pour objectif à l’horizon 2020 de réduire de 20 millions, par rapport à 2008, le nombre des personnes en dessous du seuil de pauvreté ou en exclusion sociale, soit un objectif de 97,5 millions de personnes « pauvres » pour 2020. Malheureusement, du fait de la crise, cet objectif ne sera pas atteint. Les derniers chiffres disponibles montrent qu’en 2013, l’UE comprenait 122,6 millions de personnes pauvres ou en exclusion sociale. Étonnamment, l’incapacité de l’UE à respecter l’objectif fixé par l’initiative Europe 2020 sera principalement le fait des pays de l’UE-15, soit pour l’essentiel des pays dit « avancés » au regard de leur développement économique[1]. En effet, si les tendances observées depuis une dizaine d’années se confirment, les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) continueront à enregistrer une baisse du nombre de personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté ou en exclusion sociale. Comment expliquer que les pays de l’UE-15 réalisent d’aussi mauvaises performances en matière de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale ? Il est important d’avoir en tête que les meilleures performances des PECO se retrouvent aussi lorsque l’on considère les autres indicateurs d’inégalités de revenus à l’intérieur des pays (e.g. le coefficient de Gini, le ratio de revenus des 20% les plus riches sur celui des 20% les moins riches). Ce n’est donc pas seulement l’évolution de la statistique relative à la pauvreté et à l’exclusion sociale  dans l’UE-15 qui est inquiétante, c’est l’ensemble des statistiques relatives aux conditions de vie et aux inégalités de revenus.

Risque de pauvreté et exclusion sociale : de quoi parle-t-on précisément?

En matière de réduction de la pauvreté et de l’exclusion sociale, l’initiative Europe 2020 s’intéresse à trois types de population : les personnes en risque de pauvreté, les personnes en privation matérielle sévère et les personnes à faible intensité de travail[2]. Une personne appartenant à plusieurs types de population ne sera comptabilisée qu’une seule fois.

Selon l’initiative Europe 2020, une personne présente un risque de pauvreté dès lors que son revenu disponible est inférieur à 60% du revenu médian observé au niveau national, le revenu médian étant le niveau de revenu en dessous duquel se trouve le revenu de 50 % de la population nationale (i.e. 50 % de la population a donc un revenu au dessus du revenu médian). Puisque le revenu médian de référence est calculé au niveau national, cela signifie par exemple qu’un individu roumain au seuil du revenu médian dispose d’un revenu bien inférieur à celui d’un individu français, lui-même au seuil du revenu médian : le revenu médian roumain est ainsi cinq fois plus faible que le revenu médian français en parité de pouvoir d’achat, c’est-à-dire lorsque que l’on tient compte des différences de prix entre pays[3]. L’indicateur de risque de pauvreté retenu par l’initiative Europe 2020 est donc une mesure des inégalités de revenu entre individus à l’intérieur des pays, et non entre pays.

Précisons que le revenu disponible est considéré en équivalent-adulte, c’est-à-dire que les revenus ont été au préalable comptabilisés au niveau du ménage et que des poids ont été assignés à chacun des membres (1 pour le premier adulte ; 0,5 pour le second et chaque personne de plus de 14 ans ; 0,3 pour les enfants de moins de 14 ans). Précisons aussi que les revenus disponibles dont il est question ici s’entendent après transferts sociaux, soit après perception des allocations, indemnités et pensions. Autrement dit, ils s’entendent après sollicitation du système social national. En outre, le seuil retenu pour définir le seuil de risque de pauvreté (i.e. 60 % du revenu médian) vise à rendre compte de situations autres que celle de grande pauvreté : il s’agit aussi de tenir compte des personnes ayant des difficultés à satisfaire leurs besoins basiques. À titre illustratif, le seuil de risque de pauvreté à 60 % du revenu médian était en France de 12 569 euros annuels en 2013 (soit 1 047 euros mensuels). Le concept de privation matérielle va raffiner la définition des besoins basiques insatisfaits.

Les personnes en privation matérielle sévère sont les personnes dont les conditions de vie sont contraintes par un manque de ressources et font face à au moins quatre privations matérielles parmi les neuf suivantes : l’incapacité 1) à payer son loyer ou ses factures (eau, gaz, électricité, téléphone) ; 2) à chauffer correctement son logement ; 3) à faire face à des dépenses imprévues ; 4) à manger chaque jour une portion protéinée (viande, poisson ou équivalent) ; 5) à s’offrir une semaine de vacances hors du domicile ; 6) à posséder une voiture ; 7) une machine à laver le linge ; 8) une télévision couleur ; 9) un téléphone.

Les personnes vivant dans un foyer à faible intensité de travail sont celles qui sont âgées de 0 à 59 ans et vivent dans un foyer où les adultes (âgés de 18 à 59 ans) ont travaillé moins de 20 % de leur capacité potentielle au cours de l’année passée.

Selon les dernières statistiques disponibles (tableau 1), quelques 122,6 millions de personnes dans l’UE-28 appartenaient à au moins l’un de ces trois types de population en 2013, soit près d’une personne sur quatre (un peu plus de 24 %).

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Une évolution contrastée de la pauvreté et de l’exclusion sociale entre l’UE-15 et les PECO

Si un peu plus de 30 % de la population des PECO est « pauvre » ou en exclusion sociale (contre 22,6 % dans l’UE-15), le fait marquant est que le nombre de pauvres et d’exclus sociaux est en diminution dans les PECO depuis 10 ans tandis qu’il a augmenté dans l’UE-15, surtout depuis le début de la crise (tableau 1).

Au cours des dix dernières années, le nombre de pauvres et d’exclus sociaux a baissé dans presque tous les PECO (à l’exception de la Hongrie et de la Slovénie) et il a augmenté dans presque tous les pays de l’UE-15 (à l’exception de la Belgique, des Pays Bas et de la Finlande). En 10 ans, les PECO ont ainsi enregistré une baisse de 11,5 millions de pauvres et d’exclus sociaux. De son côté, l’UE-15 a enregistré un supplément de 8,5 millions de pauvres et d’exclus sociaux, dont 85 % depuis 2009. C’est donc la crise qui a été très dommageable à l’UE-15 en matière de pauvreté et d’exclusion sociale. Les PECO ont, somme toute, bien résisté : un certain nombre d’entre eux ont continué à enregistrer une diminution de leur nombre de pauvres et d’exclus sociaux.

Comment expliquer cette évolution contrastée de la pauvreté et de l’exclusion sociale ?

Le premier facteur qui explique l’évolution contrastée de la pauvreté entre l’UE-15 et les PECO est le contexte économique globalement plus favorable à l’Est de l’Europe qu’à l’Ouest, y compris pendant la période de crise.

En effet, le taux de croissance moyen du PIB sur les dix dernières années (de 2004 à 2013) a été de 3,2 % dans les PECO contre 0,8 % dans l’UE-15. Les PECO, touchés par la crise, ont malgré tout enregistré une croissance annuelle moyenne de 0,7 % sur la période 2009-2013 (contre -0,1 % dans l’UE-15). L’observation des taux de chômage et d’emploi durant la crise montre une évolution plus favorable des marchés du travail dans les PECO relativement à l’UE-15 (tableau 2).

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Dès lors, le risque de pauvreté avant transferts sociaux a continué à régresser dans les PECO tandis qu’à partir de 2009, il a augmenté dans l’UE-15 (Tableau 3). De ce fait, la part des personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté (dans la population totale du pays) avant transferts est devenue dans les PECO inférieure à celle observée dans l’UE-15. La crise a donc eu un effet direct (i.e. avant redistribution) différencié sur les inégalités de revenus à l’intérieur des pays : à l’Est, les inégalités de revenus ont baissé, tandis qu’à l’Ouest elles ont augmenté.

La sollicitation des systèmes sociaux dans les pays de l’UE-15 a cependant eu pour effet de renverser (ou d’atténuer) les différences de taux de pauvreté après transferts (Tableau 3). En 2013, le taux de pauvreté après transferts s’établissait à 16,5 % dans l’UE-15 contre 17,2 % dans les PECO (15,4 % si on exclut la Bulgarie et la Roumanie). Le coefficient de Gini, lequel constitue une mesure plus habituelle des inégalités de revenus à l’intérieur des pays, confirme aussi que, dorénavant, les inégalités de revenus sont plus élevées dans l’UE-15 que dans les PECO[4].

Notons que l’intensité de la redistribution (en points de % ou en taux) a été plus forte dans l’UE-15 que dans les PECO durant la crise. Pour autant, en évolution temporelle, le taux de redistribution a diminué à l’Est comme à l’Ouest à partir de 2009. Avant-crise, le système social permettait de réduire de 37,3 % le nombre de personnes au seuil de pauvreté et en exclusion sociale dans l’UE-15 ; pendant la crise, ce taux est passé à 36,8 %. Dans les PECO, la baisse du taux de redistribution a même été encore plus forte, de l’ordre de 3,7 points de %. A titre illustratif, si les taux de redistribution de la période pré-crise avaient été maintenus durant la période de crise, c’est quelque 1,4 million de personnes supplémentaires qui seraient sorties du risque de pauvreté durant la période de crise (0,5 million dans l’UE-15 et 0,9 million dans les PECO).

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Cela nous amène au second facteur explicatif. Les consolidations budgétaires réalisées dans un grand nombre de pays de l’UE en vue de satisfaire le Pacte de stabilité et de croissance et/ou les marchés financiers sont-elles responsables de l’augmentation des personnes en risque de pauvreté après transferts que l’on constate dans l’UE-15 ? Ont-t-elles pu constituer un frein à la baisse des taux de pauvreté observée dans les PECO qui, si oui, aurait été encore plus forte ?

La littérature empirique sur la question est plutôt clairement tranchée : elle montre que les inégalités de revenu à l’intérieur des pays augmentent durant les périodes de consolidation budgétaire[5] (Agnello et Sousa, 2012 ; Ball et al., 2013 ; Mulas-Granados, 2003 ; Woo et al., 2013 ). Parmi les instruments de la consolidation budgétaire (i.e. baisse des dépenses publiques, augmentation des recettes fiscales), ce serait tout particulièrement les coupes dans les dépenses qui augmenteraient les inégalités de revenu (Agnello et Sousa, 2012 ; Ball et al., 2013 ; Bastagli et al., 2012 ; Woo et al., 2013). Les consolidations budgétaires réalisées après l’occurrence d’une crise bancaire auraient un effet négatif sur les inégalités de revenus beaucoup plus fort que les consolidations budgétaires réalisées en dehors d’une crise bancaire (Agnello et Sousa, 2012). Les petites consolidations (i.e. celles inférieures à une baisse du déficit public de 1 point de PIB) auraient un effet négatif sur les inégalités plus fort que les grosses consolidations budgétaires (Agnello et Sousa, 2012).

Si l’on croit les résultats de cette (encore petite) littérature, les consolidations budgétaires de ces dernières années n’auraient pas suivi le timing idéal : elles auraient été mises en place trop tôt au regard de l’occurrence de la crise. Elles n’auraient pas non plus été de taille optimale : insuffisantes pour résorber substantiellement le déficit public tout en étant très coûteuses en termes d’augmentation des inégalités de revenus entre les individus. S’il est difficile de se forger une opinion ferme et définitive sur le lien entre consolidations budgétaires et inégalités de revenus (et donc pauvreté) à partir d’une littérature peu abondante, les études citées précédemment présentent un intérêt : elles interpellent quant aux effets possiblement néfastes des politiques d’austérité mises en place ces dernières années.


[1] L’initiative Europe 2020 spécifie des objectifs de réduction de pauvreté et d’exclusion sociale par pays. Ici, nous nous intéressons essentiellement aux évolutions différenciées entre deux zones : l’UE-15 et les PECO.

[2] Voir l’article de Maître, Nolan et Whelan (2014) pour une analyse critique très fouillée des critères statistiques de la pauvreté et de l’exclusion.

[3] En euros courants, la différence de revenu est encore plus forte : elle s’élevait à 90 % en 2013. A cette date, le revenu médian français était de 20 949 euros annuels (et celui observé en Roumanie de 2 071 euros).

[4] La différence (en la faveur des PECO) est d’autant plus marquée que la Bulgarie et la Roumanie sont exclues : le coefficient de Gini après transferts est alors de 0,291 contre 0,306 pour l’UE-15. Le coefficient de Gini peut prendre une valeur entre 0 et 1. Plus le coefficient tend vers 1, plus une petite part de la population détient une part importante des revenus. A la limite, le coefficient vaut 1, c’est-à-dire qu’un individu détient tous les revenus.

[5] Du fait du mode de calcul du seuil de pauvreté (i.e. 60 % du revenu médian), une augmentation de la part des personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté correspond bien à une augmentation des inégalités de revenu entre les individus.




Rotation des votes au Conseil des gouverneurs de la BCE: plus qu’un symbole ?

par Sandrine Levasseur

L’adoption de l’euro par la Lituanie, le 1er janvier dernier, porte le nombre des membres de la zone euro à dix-neuf, seuil à partir duquel le système de vote au sein du Conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne (BCE) doit être modifié. Si ce changement est passé quasiment inaperçu en France, il en va autrement en Allemagne et en Irlande où l’introduction d’une rotation dans les votes décidant de la politique monétaire en zone euro a suscité des craintes, voire des contestations. Ces craintes et contestations sont-elles justifiées ? Nous proposons ici quelques éléments d’analyse et de réflexion.

1) Comment fonctionne le système de rotation ?

Jusqu’à maintenant, lors des réunions mensuelles du Conseil des gouverneurs qui décide de la politique monétaire (politique de taux, politiques non-conventionnelles) en zone euro, le principe « un pays, un vote » s’appliquait. En d’autres termes, chaque pays disposait, au travers du Gouverneur de sa banque centrale, d’un droit de vote systématique. Aux votes des 18 Gouverneurs s’ajoutaient les votes des 6 membres du Directoire de la BCE, soit un total de 24 votes.

Dorénavant, avec l’entrée d’un 19e membre de la zone euro, les pays sont classés en deux groupes, conformément au Traité[1]. Le premier groupe est constitué des 5 plus « grands » pays, définis par la taille du PIB et du secteur financier avec des poids respectifs de 5/6 et 1/6. Le second groupe est constitué des autres pays, soit 14 pays actuellement[2]. Le groupe des 5 « grands » pays dispose chaque mois de 4 droits de vote et le groupe des 14 « petits » pays de 11 votes (tableau 1). Le vote au sein des groupes est organisé selon un principe de rotation défini par un calendrier précis : une fois sur cinq, les Gouverneurs des « grands » pays ne voteront pas tandis les Gouverneurs des « petits » pays ne voteront pas 3 fois sur 14. En revanche, les 6 membres du Directoire de la BCE continuent à bénéficier d’un droit de vote mensuel systématique. Chaque mois, pour décider de la conduite de la politique monétaire en zone euro, 21 votes seront donc exprimés alors que sous l’ancien principe, celui du « un pays, un vote », 25 votes auraient été exprimés.

Tous les gouverneurs continueront à participer aux deux réunions mensuelles du Conseil, même s’ils ne participent pas au vote.

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Pourquoi avoir changé le système des droits de vote ? L’objectif est clair et justifié : il s’agit de maintenir la capacité décisionnelle du Conseil des gouverneurs au fur et à mesure que le nombre de pays adhérant à la zone euro augmente.

Le nouveau système des droits de vote bénéficie clairement aux membres du Directoire de la BCE qui disposent dorénavant de 28,6 % des droits de vote (6/21) alors que l’ancien système ne leur en aurait donné « que » 24 % (6/25). Le groupe des « grands » pays en dispose de 19 % (contre 20 % dans l’ancien système). Le groupe des « petits pays obtient 52 % (11/21) des droits de vote alors qu’il en aurait obtenu 56 % (14/25) si l’ancien système de vote avait été maintenu. Le groupe des « petits » pays perd donc relativement plus de droits de vote que le groupe des « grands » pays et ce, en faveur du Directoire de la BCE.

2) Les arguments des opposants allemands et irlandais au système de rotation

Les arguments des opposants allemands au nouveau système, au-delà de la perte de prestige, sont que la première puissance économique de la zone euro et aussi première contributrice au capital de la BCE (Tableau 1) doit nécessairement participer au vote décidant de la politique monétaire. De façon à ce que les intérêts de l’Allemagne ne soient pas négligés, son Gouverneur doit disposer, lorsqu’il ne vote pas, d’un droit de veto. Ce droit de veto est aussi justifié par le fait que l’on ne peut être responsable que de ses décisions.

En Irlande, selon les opposants au nouveau système, le mythe de l’égalité entre les pays de la zone euro prend fin : la mise en place d’un système de rotation qui favorise les grands pays officialise la non-égalité des pays au sein de la zone. L’Irlande devient ainsi explicitement un pays de seconde catégorie. En outre, l’influence de l’Irlande dans le processus décisionnel sera encore plus diminuée avec les élargissements futurs de la zone euro.

Dans les autres pays de la zone euro, l’introduction du système de rotation ne semble avoir suscité aucune réaction contestataire, ni dans la sphère politique ni dans la société civile.

3) Les arguments des Allemands et des Irlandais sont-ils recevables ?

Comme chacun le sait, l’Allemagne a une culture de la stabilité qui lui est propre, avec notamment une forte aversion pour l’inflation du fait de son histoire. En revanche, les pays du Sud sont réputés avoir une aversion nettement moins marquée pour la « taxe inflationniste ». C’est cette différence concernant le degré d’inflation « acceptable » qui a conduit à calquer peu ou prou les statuts de la BCE sur ceux de la Bundesbank, seule façon alors d’obtenir la participation de l’Allemagne à la zone euro. Aujourd’hui, cependant, la question de l’inflation ne se pose plus puisque la zone euro serait entrée en déflation et certains augurent que cette situation pourrait durer pendant de longues années[3]. Aujourd’hui, c’est donc bien plus les moyens utilisés par la BCE pour mener la politique monétaire qui sont mis en question en Allemagne par certains membres de la sphère politique, de ses économistes et de ses citoyens. L’argument de la contribution au capital de la BCE développé par les opposants au système de rotation et plus, généralement, celui de première puissance économique, fait écho aux politiques menées ces dernières années par la BCE (e.g. assouplissement des critères d’éligibilité des titres déposés en collatéral à la BCE, achat de créances titrisées) mais aussi à la future politique de rachat de titres publics. Ces politiques font craindre outre-Rhin que la BCE ne détienne dans son bilan trop de créances « toxiques », susceptibles d’être abandonnées tôt ou tard, et dont le coût de l’abandon serait supporté par son principal financeur.

Peut-on décemment considérer que les intérêts de l’Allemagne ne seront pas pris en compte ?

Il y a trois arguments qui incitent à répondre par la négative. Tout d’abord, même lorsque le Gouverneur allemand ne votera pas, l’Allemagne disposera toujours d’un « représentant » allemand au travers du Directoire (actuellement, Sabine Lautenschläger)[4]. Certes, en théorie, les membres doivent prendre en considération l’intérêt de la zone euro lorsqu’ils votent et non l’intérêt de leur pays, mais la réalité est plus complexe[5]. Ensuite, les Gouverneurs, même lorsqu’ils ne votent pas, disposent toujours de leur droit de paroles et donc de leur pouvoir de persuasion. Enfin, de façon plus générale, la recherche d’un consensus obligera à prendre en considération l’avis des Gouverneurs ne participant pas au vote.

Quelle est la recevabilité des arguments des opposants irlandais au système de rotation ? Il est clair que les contre-arguments développés précédemment (celui du droit de parole et celui de la recherche d’un consensus) qui s’appliquent aux Allemands s’appliquent aussi aux Irlandais.

En revanche, il est vrai que l’Irlande, comme d’ailleurs tous les pays du groupe 2, supporteront une dilution des droits de vote au fur et à mesure de l’élargissement de la zone euro. Lorsque la zone euro comportera 20 membres, les 15 pays du groupe 2 devront se partager 11 votes (tableau 2, source: p. 91). Lorsque la zone euro s’élargira à nouveau pour compter 21 membres, les 16 pays du groupe 2 devront toujours se partager 11 votes … À 22 membres, la création d’un troisième groupe  aboutira à une nouvelle dilution des droits de vote pour les groupes 2 et 3 mais pas pour le groupe 1, soit le groupe des « grands » pays, qui continueront toujours à voter 80 % du temps.

La question qui se pose pour l’Irlande, mais aussi pour tous les pays du groupe 2 actuel, est celle de l’élargissement futur de la zone euro. A ce jour, tous les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) n’ayant pas encore adopté l’euro ont abandonné tout calendrier d’entrée dans la zone euro (tableau 1). Seule la Roumanie fait exception et avance 2019 pour intégrer la zone[6]. Les perspectives pour les autres pays, sans pour autant être abandonnées, apparaissent très lointaines[7]. La probabilité que la zone euro comporte bientôt 21 membres est donc plutôt faible et la probabilité que la zone euro dépasse les 22 membres encore plus. De toute façon, quelle que soit la configuration, l’Irlande ne fera jamais partie du groupe 3. Ce sont donc les pays en queue de peloton de l’actuel groupe 2 (Malte, Estonie, Lettonie, etc.) qui ont le plus à perdre en termes de fréquence de votes.

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Conclusion

On ne peut parler d’Europe unifiée tout en expliquant qu’il existe plusieurs catégories de pays. On ne peut se féliciter que la zone euro ait de nouvelles adhésions tout en expliquant que seuls certains membres peuvent/doivent participer au processus décisionnel. Un vote au sein du Conseil qui serait systématique pour certains gouverneurs (mais pas tous) ou un droit de veto que seuls quelques gouverneurs pourraient exercer ne sont pas acceptables dans une Europe unifiée. Chaque pays perd sa souveraineté monétaire en intégrant la zone euro : pourquoi certains pays devraient la perdre plus que d’autres ? Est-il pour autant souhaitable de revenir à l’ancien système, celui du « un pays, un vote » ? Non. Le nouveau système de votes au sein du Conseil des gouverneurs constitue un bon compromis entre la nécessité de maintenir la capacité décisionnelle du Conseil des gouverneurs (et donc avoir un nombre réduit de votants) et celle de permettre à chacun des gouverneurs de participer au vote sur une base régulière. De ce point de vue, le système de rotation qui prévaut en zone euro est plus équilibré que celui qui prévaut aux Etats Unis où certains membres peuvent s’abstenir de voter pendant un, deux, voire trois ans[8]. Dans la zone euro, le laps de temps pendant lequel un gouverneur ne participera pas au vote décidant de la politique monétaire n’excédera pas un mois pour les pays du groupe 1 et, pour les pays du groupe 2, il n’excédera pas trois mois (tant que la zone euro reste constituée de 19 pays).

Tout du moins en théorie. Car, en pratique, si le Conseil des gouverneurs continuera bien à se rencontrer deux fois par mois, le vote concernant la conduite de la politique monétaire n’interviendra plus que toutes les … six semaines (contre quatre auparavant). Le temps d’abstention de vote devrait donc être (un peu) plus long que celui donné dans tous les documents officiels de la BCE et des banques centrales nationales de la zone euro…

 

 


[1] Plus précisément, le Conseil européen du 21 mars 2003 a modifié l’Article 10.2 relatif aux statuts de l’Eurosystème afin de permettre la mise en place d’un système de rotation au sein du Conseil des gouverneurs. L’article modifié prévoyait que le système de rotation puisse être introduit dès l’entrée du 16e membre dans la zone euro et, au plus tard, à l’entrée du 19e membre.

[2] A l’entrée d’un 22e pays dans la zone euro, le Traité prévoit la création d’un troisième groupe.

[3]Pour la première fois depuis 2009, la croissance des prix à la consommation est devenue négative, s’établissant à -0,2 % sur un an.

[4]Les autres membres du Directoire sont de nationalité italienne (Mario Draghi, Président de la BCE). portuguaise (Vítor Constâncio, vice-Président de la BCE), française (Benoît Cœuré), luxembourgeoise (Yves Mersch) et belge (Peter Praet).

[5] L’expérience américaine du Federal Open Market Committee montre qu’il existe un biais régional dans les votes des Gouverneurs (Meade et Sheets, 2005 : « Regional Influences on FOMC Voting Patterns », Journal of Money Credit and Banking, 33, p. 661-678.)

[6] Il lui faudra de toute façon respecter les critères de Maastricht (critères de déficit public, de taux d’intérêt, d’inflation, etc.).

[7] Ce revirement s’explique en partie par le fait que beaucoup de ces PECO ont bénéficié de la dépréciation de leur monnaie par rapport à l’euro. Ils ont ainsi compris qu’intégrer la zone euro ne leur apporterait pas que des avantages. De plus, on fait l’hypothèse ici que le Royaume-Uni, le Danemark et la Suède n’intégreront jamais la zone euro du fait de leur clause d’Opting-out.

 




L’introduction officielle de l’euro en Lituanie : cela ne change vraiment rien ?

Sandrine Levasseur

Le 1er janvier 2015, la Lituanie adoptera officiellement l’euro et deviendra ainsi le 19ème membre de la zone euro. Il s’agit bien d’une adoption officielle car, dans les faits, l’euro est déjà (très) présent en Lituanie. Par exemple, plus de 75 % des prêts aux entreprises et ménages lituaniens sont libellés en euros tandis que 25 % de leurs dépôts bancaires sont constitués d’euros.

L’utilisation de l’euro en Lituanie, conjointement à la monnaie nationale, comme monnaie de libellé des prêts, comme support d’épargne ou encore comme monnaie de facturation, n’est ni une anomalie ni une anecdote : elle concerne ou a concerné un certain nombre de pays de l’ancien bloc communiste. Cette « euroïsation »[1] est le résultat d’évènements économiques et politiques qui, à un moment ou l’autre de leur histoire, ont amené les pays à utiliser l’euro en sus de leur propre monnaie. Dans un tel contexte, l’introduction officielle de l’euro en Lituanie ne changerait donc rien ? Pas exactement. Des changements, certes mineurs, sont à attendre en Lituanie mais aussi au sein des instances décisionnelles de la BCE.

L’euroïsation des prêts et dépôts : le cas lituanien, ni une anomalie, ni une anecdote…

Si on exclut les principautés, îles et Etats qui ont négocié l’adoption de l’euro avec les instances européennes mais sans pour autant adhérer à l’Union européenne (Andorre, Saint Marin, Vatican etc.) ou les pays qui ont adopté l’euro de manière unilatérale (Kosovo et Monténégro), il reste tout un ensemble de pays qui utilise l’euro conjointement à leur propre monnaie. Ces pays sont très majoritairement des pays d’Europe centrale ou orientale, des Balkans ou encore de la Communauté des Etats indépendants (CEI). Ainsi, en 2009, soit avant que l’Estonie et la Lettonie n’intègrent officiellement la zone euro (respectivement en 2011 et 2013), les emprunts des agents privés dans les trois Etats baltes étaient surtout libellés en euro, atteignant près de 90 % en Lettonie (Graphique 1). Des pays tels que la Croatie, la Roumanie, la Bulgarie, la Serbie ou la Macédoine n’étaient pas non plus en reste, avec une part des prêts libellés en euros supérieure à 50 %. Du côté des dépôts en euros, les chiffres sont un peu moins saisissants (Graphique 2), mais interpellent quant à l’attrait que l’euro exerce dans certains pays en tant que monnaie de paiement, de réserve ou de précaution.

Source : Haiss et Rainer (2011).
Source : Haiss et Rainer (2011).

Source : Arregui et Bi (2012, p.15).
Source : Arregui et Bi (2012, p.15).

 

La conjonction de plusieurs facteurs explique l’utilisation de l’euro dans ces pays en sus de leur monnaie nationale :

– l’existence de changes fixes (ou relativement fixes) par rapport à l’euro, ce qui protège les emprunteurs contre le risque de renchérissement de leur dette libellée en euros (puisque la probabilité de dévaluation/dépréciation de la monnaie nationale est estimée comme étant faible) ;

– un taux d’intérêt sur les prêts libellés en euros plus faible que lorsqu’ils sont libellés en monnaie nationale ;

– une forte présence de multinationales (notamment dans le secteur bancaire) qui disposent non seulement de fonds en euros mais aussi de la « technologie » pour prêter/emprunter en euros ;

– pour les prêts en euros, l’existence ex ante de dépôts bancaires en euros, elle-même liée à de multiples facteurs (e.g. crédibilité des autorités monétaires, forte présence des multinationales, revenus de migration en provenance des pays de la zone euro).

Ces facteurs ont joué à des degrés plus ou moins importants selon les pays. En Lituanie, l’existence d’un régime de Currency Board [2] vis-à-vis de l’euro depuis 2002 a largement contribué à « l’euroïsation » de l’économie. Doté d’une grande crédibilité, ce régime de changes fixes a incité les entreprises et ménages lituaniens à s’endetter en euros et ce, d’autant plus qu’ils bénéficiaient de taux d’intérêt très avantageux (Graphique 3). La présence d’entreprises multinationales dans un certain nombre de secteurs a renforcé l’usage de l’euro comme monnaie de référence dans différentes fonctions (facturation, dépôt et épargne). Pour autant, l’importance en Lituanie de banques originaires de la zone euro ne doit pas être surestimée : les trois plus grandes banques opérant en Lituanie sont d’origine suédoise ou norvégienne. Le risque associé aux opérations de prêts en euros impliquait donc, au-delà du risque associé à la valeur du litas, un risque associé à la valeur d’une tierce monnaie… Ce dernier risque, bien évidemment, ne disparaît pas avec l’adoption officielle de l’euro par la Lituanie.

 

Source: Banque centrale de Lituanie.
Source: Banque centrale de Lituanie.

Au 1er janvier 2015, qu’est-ce qui changera ?

Quatre changements peuvent être mis en avant :

(1) L’euro circulera en Lituanie sous forme de billets et de pièces alors qu’auparavant, l’euro y existait essentiellement sous forme de monnaie scripturale (dépôts bancaires et prêts libellés en euros) ; l’euro deviendra la monnaie légale et sera utilisé pour toutes les transactions ; le litas lituanien disparaîtra à l’issue de quinze jours de circulation duale.

(2) Le changement d’étiquetage du prix des biens se traduira par un supplément d’inflation du fait d’arrondis réalisés plus souvent … à la hausse qu’à la baisse. Cependant, ce phénomène, observé dans tous les pays au moment du passage (officiel) à l’euro, ne devrait avoir qu’un impact mineur. L’expérience montre qu’en général l’inflation perçue est supérieure à l’inflation effective.

(3) La Lituanie adhère de facto à l’Union bancaire, ce qui peut procurer des bénéfices à son secteur financier (e.g. opportunités de collaboration supplémentaires dans un espace monétaire et bancaire commun, existence d’un mécanisme de résolution ordonnée en cas de difficultés d’un établissement bancaire).

(4) Le gouverneur de la banque centrale de Lituanie deviendra membre du Conseil des gouverneurs de la BCE et, de ce fait, participera aux décisions de politique monétaire de la zone euro alors qu’auparavant, du fait de son régime de Currency Board [3], la banque centrale de Lituanie n’avait d’autres choix que de « suivre » les décisions prises par la BCE de façon à maintenir la parité par rapport à l’euro. D’aucuns pourront arguer que, de toute façon, la Lituanie ne pèsera pas dans les choix de politique monétaire de la BCE du fait de la taille de son économie. Il faut toutefois remarquer que l’entrée de la Lituanie dans la zone euro fait évoluer le mode décisionnel au sein du Conseil des gouverneurs de la BCE. Le principe « un pays, un vote » qui prévalait jusqu’à maintenant est en effet abandonné, conformément aux Traités, du fait de l’entrée d’un 19ème membre dans la zone euro. Dorénavant, les cinq « grands » pays de la zone euro (définis par le poids de leur PIB et de leur système financier) disposeront de quatre droits de vote tandis que les quatorze autres pays disposeront de onze voix. Le vote dans chacun des groupes s’établira selon un principe de rotation, ce qui mécontentent les allemands mais pas seulement. Dans les faits, cependant, il n’est pas certain que ce changement dans le système des votes modifie beaucoup les décisions. Par exemple, si le gouverneur de la banque centrale allemande ne dispose plus que de 80 % de son droit de vote, il dispose toujours de 100 % de son droit de paroles… En ne votant pas un mois sur cinq, peut-on supposer qu’il perde son pouvoir de persuasion ?

Le 1er janvier 2015, l’adoption officielle de l’euro par la Lituanie n’aura donc rien d’un Big Bang. En revanche, elle sera lourde de symboles pour la Lituanie qui affichera encore un peu plus son ancrage à l’Europe mais aussi pour la zone euro qui (dé-)montrera une fois de plus que, malgré ses turbulences, elle a encore des sympathisants. Le fait le plus marquant de l’adhésion de la Lituanie à la zone euro restera sans doute le changement dans l’organisation des droits de vote au sein de la BCE : là encore, la portée symbolique est forte puisque cela sonne le glas du principe « un pays, un vote ».

 

 

Le lecteur intéressé par la problématique d’euroïsation pourra lire :

Mathilde Desecures et Cyril Pouvelle (2007), Les enjeux de l’euroïsation dans les régions voisines de la zone euro, Bulletin de la Banque de France, N° 160, Avril 2007.

Sandrine Levasseur (2004), Why not euroization ? Revue de l’OFCE, Special Issue « The New European Union Enlargement », April 2004.

Le lecteur intéressé par le système de rotation des droits de vote à la BCE pourra consulter :

Alan Lemangnen (2014), La BCE vers un système de rotation des droits de vote : ne varietur, Special Report Natixis, 18 février 2014.

Silvia Merler (2014), Lithuania changes the ECB’s voting system, Blog of Bruegel, 25th July 2014.

 


[1] Stricto sensu, l’euroïsation fait référence à l’adoption de l’euro comme monnaie légale par un pays sans qu’il en ait reçu l’autorisation par l’institution émettrice (i.e. la Banque centrale européenne) et les autorités décisionnaires (i.e. les chefs d’Etat des pays membres de l’Union européenne). L’euroïsation est alors dite unilatérale. Elle se distingue du phénomène dont il est question ici : l’euro est utilisé conjointement à la monnaie nationale mais seule la monnaie nationale a cours légal.

[2] Un Currency board (ou « caisse d’émission monétaire ») est un régime de changes fixes dans lequel la banque centrale se contente de convertir les entrées et sorties de devises en monnaie locale à la parité pré-définie. La banque centrale qui adopte ce régime renonce à conduire une politique monétaire autonome : son rôle est réduit à celui de « caisse ».

[3] Voir note 2.




Révisions du budget en Croatie : oui, mais … pour qui et pourquoi ?

par Sandrine Levasseur

Dans le cadre de la procédure pour déficit excessif (PDE) à laquelle est soumise la Croatie depuis le 28 janvier 2014, le gouvernement croate a dû réviser son budget prévisionnel pour les trois années à venir puisque c’est le délai qui a été imparti au pays pour remettre ses finances publiques en bon ordre, le « bon ordre » s’entendant comme un déficit public ne dépassant pas les 3 % du PIB. Ce nouveau budget s’inscrit dans une conjoncture économique très défavorable puisque la projection de croissance du PIB par le gouvernement pour 2014 a été révisée de 1,3 % à un tout petit 0,2 %.

Paradoxalement, le nouveau budget pourrait contribuer à prolonger la récession dans le pays plutôt qu’à l’en sortir, tout du moins en 2014. Le paradoxe mérite d’autant plus d’être souligné que c’est aussi l’avis de ceux pour qui le gouvernement croate réalise l’ajustement : d’une part, les agences de notation et d’autre part, les institutions internationales (tout du moins le FMI, la Commission européenne se devant d’être silencieuse sur le sujet). De fait, un simple coup d’œil sur le budget révisé suffit à entrevoir que l’ajustement budgétaire proposé par le gouvernement croate n’aura pas d’effets expansionnistes sur le PIB. Par exemple, le budget prévoit une hausse des revenus fiscaux, notamment via une augmentation du taux des cotisations d’assurances santé de 13 à 15 %. Mais cela aura aussi pour effet de grever la compétitivité internationale des entreprises, déjà très malmenée. Les salaires et primes des fonctionnaires d’Etat baisseront (d’environ 6 %) de façon à donner une bouffée d’air aux finances publiques. Mais ces coupes dans les salaires des fonctionnaires ne contribueront pas à redresser la demande interne déjà très atone du fait des réajustements de bilan des ménages et entreprises. Dernier exemple, les profits des entreprises publiques ne seront pas réinvestis dans l’économie afin de renflouer les caisses de l’Etat. Or,le pays se prive du même coup d’une source de croissance puisque les entreprises publiques, du fait de leur poids dans l’économie, réalisent une bonne part de l’investissement productif.

Il ne fait pas de doute que les finances publiques croates doivent être assainies.. Toutefois, l’horizon des ajustements budgétaires décidés par le gouvernement croate nous semble extrêmement « court-termiste », sans remise en question du modèle de croissance existant ni recherche de sources de croissance pérennes. Il y a quelques semaines, dans une note de l’OFCE, nous avons discuté l’impact des ajustements budgétaires alternatifs sur la croissance et les finances publiques. Dans le cas précis de la Croatie, le gouvernement ne pourra faire l’économie d’une réflexion sur la restructuration de son appareil productif (au travers notamment de privatisations et de concessions), sur les moyens d’améliorer le recouvrement de l’impôt et, plus largement, sur la politique anti-corruption à mener afin d’améliorer le « climat des affaires » dans le pays. En attendant, en grande partie du fait des choix budgétaires réalisés, l’année 2014 signera vraisemblablement la 6e année de récession consécutive pour la Croatie. Le FMI qui, dans ses prévisions, intègre un impact récessif des ajustements budgétaires supérieur à celui du gouvernement croate, projette d’ailleurs pour 2014, un recul du PIB de l’ordre de 0,5 à 1 %. En cumulé, la baisse du PIB depuis 2009 se situerait donc entre 11,6 à 12,5 %… Pas de quoi rêver …




Collecte sur Livrets A : ô les beaux jours sont finis …

par Sandrine Levasseur

A chaque annonce de modification du taux de rémunération du Livret A, se pose la question de son impact sur les montants collectés. Répondre à cette question – en fournissant une évaluation quantifiée – n’est pas chose facile car l’impact dépend d’un grand nombre de facteurs dont certains sont difficiles à mesurer (e.g. la « valeur-refuge » que constitue le Livret A) ou difficile à anticiper (e.g la politique plus ou moins agressive menée par les banques pour favoriser leur propre support d’épargne). Pour autant, ces difficultés ne doivent pas nous priver d’une évaluation dont les enjeux sont importants pour le financement du logement social, les banques et les deniers de l’Etat.

La dernière note de l’OFCE (n°30, 30 juillet 2013) propose une évaluation quantifiée de l’impact d’une baisse du taux d’intérêt rémunérateur du Livret A (le taux passe de 1,75 % à 1,25 % à compter du 1er août 2013) sur les montants collectés. Si la prudence s’impose tant l’exercice de quantification a ses limites, celui-ci nous montre cependant que les beaux jours en matière de collecte sur les Livrets A sont vraisemblablement derrière nous. Certes, les montants recueillis sur l’année 2013 resteront à un niveau très élevé, entre 14,5 et 18,5 milliards d’euros (hors intérêts capitalisés). Mais ils sont imputables pour moitié aux montants collectés au cours du mois de Janvier (8,21 milliards d’euros) après le relèvement du plafond du Livret A intervenu le 1er janvier 2013. En 2014, l’effet « boosteur » de relèvement du plafond disparaîtra, et la collecte sur les Livrets A devrait chuter dans un contexte de rémunération plus faible du Livret A.

Selon nos estimations, pour que les montants collectés restent aux alentours des 16 milliards d’euros en 2014, il faudrait soit que le taux de chômage retombe sous la barre des 10,5 % de façon à redonner du pouvoir d’épargne aux ménages, soit que le rendement sur l’assurance-vie (net de la fiscalité) baisse à 1 % de façon à réorienter l’épargne disponible vers le Livret A[1]. Alternativement, il faudrait que la Bourse chute. Or, à l’heure actuelle, il n’y a pas vraiment de raison d’anticiper une baisse du chômage en France. Le rendement des produits d’assurance-vie est, certes, orienté à la baisse pour l’année à venir. Mais cette baisse viendrait seulement amoindrir le différentiel de rendement qui apparaîtra entre les deux produits d’épargne (assez fortement substituables) suite à la baisse du taux du Livret A à partir du 1er août. La Bourse, fortement malmenée depuis le début de la crise, est cependant engagée dans une perspective haussière depuis un an, tendance qui a priori devrait se poursuivre. Evidemment, le scénario du pire ou du mieux – tout dépend le point de vue adopté – ne peut être exclu : la Bourse peut s’effondrer mais alors le chômage risque d’augmenter et les actifs sous-jacents de l’assurance-vie risquent de baisser car cela signifiera soit qu’il y a une nouvelle crise dans la zone euro, soit que la sortie de crise est beaucoup plus difficile que prévue.

L’un dans l’autre, on le voit, des perspectives de collectes sur les Livrets A du niveau de celles observées lors des précédentes années sont plutôt obscurcies[2]. A très court terme, une moindre collecte sur les Livrets A ne devrait pas poser de problème pour le financement du logement social, la Caisse des dépôts et Consignations (CDC) disposant d’un surplus de fonds d’épargne qui n’est pas encore alloué aux bailleurs sociaux[3]. Pour autant, dès lors que le surplus du fond d’épargne sera utilisé, le financement du logement social deviendra tributaire des montants collectés sur Livrets A. Une moindre collecte sur les Livrets A se traduirait alors par l’incapacité de construire des logements sociaux. Si ce scénario du pire venait à se réaliser, on ne pourra pas faire l’économie – dans les deux à trois ans à venir – d’une réforme du mode de financement du logement social de façon à le rendre moins dépend de la collecte sur les Livrets A.


[1] La modification du système de prélèvement libératoire forfaitaire (PLF), à compter de 2013, rend cependant difficile une évaluation du rendement de l’assurance-vie, et des autres produits financiers, net de toute imposition. En effet, les revenus financiers (intérêts, dividendes, plus-values mobilières, etc.) supérieurs à 2 000 € par an seront soumis au barème progressif de l’impôt sur le revenu du ménage.

[2] La collecte sur Livrets A (hors intérêts) a atteint 17,38 milliards en 2011 et 28,16 milliards en 2012. Comparativement, l’année 2010 a été une année de piètre collecte, avec à peine 7,8 milliards d’euros.

[3] 65 % des sommes déposées sur les Livrets A servent, en effet, à alimenter le fond d’épargne dans lequel la CDC puise pour financer les logements sociaux (Levasseur, 2011). C’est d’ailleurs une partie (30 milliards d’euros) de ce surplus d’épargne non utilisé pour financer le logement social qui a été « rétrocédé » momentanément aux banques. Le décret, entré en application le 31 Juillet 2013, prévoit que dès que les prêts de la CDC aux bailleurs sociaux atteindront une certain niveau, les banques devront reverser ces 30 milliards au fond d’épargne.




La Croatie dans l’Union européenne : une entrée sans fanfare

par Céline Antonin et Sandrine Levasseur

Le 1er juillet 2013, 10 ans après avoir déposé sa demande d’adhésion à l’Union européenne, la Croatie deviendra officiellement le 28e Etat membre de l’UE, et le deuxième pays de l’ex-Yougoslavie à intégrer l’Union. Etant donné la taille du pays (0,33 % du PIB de l’UE-28) et le consensus politique autour de l’adhésion, l’entrée de la Croatie devrait passer relativement inaperçue. Pour autant, cette entrée n’est pas sans enjeux. En effet, à l’heure où l’Union européenne traverse la pire crise de son histoire, on peut légitimement s’interroger sur l’opportunité d’intégrer prématurément la Croatie, alors même que le pays traverse sa cinquième année de récession. La dernière Note de l’OFCE (n°27, 26 juin 2013) revient sur deux des principales faiblesses du pays : d’une part, son manque de compétitivité, et d’autre part, son niveau de corruption encore beaucoup trop élevé pour lui garantir une croissance soutenue et durable.

Forte de 4,3 millions d’habitants, la Croatie a d’abord connu une période de forte croissance économique jusqu’en 2008, fondée sur le dynamisme de son tourisme et une consommation des ménages largement financée à crédit grâce aux capitaux étrangers. La crise a révélé, une fois de plus, les limites de ce modèle de développement et mis en lumière les faiblesses structurelles du pays : une très forte dépendance à l’égard des capitaux étrangers, la vulnérabilité d’un régime de changes (quasi) fixes, un environnement peu propice à l’investissement ou l’ampleur de l’évasion fiscale.

Même si les négociations ont eu le mérite d’aborder certains problèmes, d’autres restent encore irrésolus. Ainsi, en matière économique, l’ouverture du marché intérieur à la concurrence demeure insuffisante et le pays souffre d’un défaut de compétitivité important. Au niveau juridique, les progrès réalisés dans la lutte contre la corruption, l’évasion fiscale ou l’économie souterraine sont très insuffisants, ce qui prive le pays des bases d’une croissance robuste. Après la Roumanie et la Bulgarie, l’entrée de la Croatie risque malheureusement d’entériner l’idée que juguler la corruption n’est pas une condition sine qua non pour entrer dans l’UE. Au regard des crises institutionnelles répétées que vit l’Union européenne depuis 2009 et de l’euroscepticisme ambiant, il est aujourd’hui urgent de se fixer comme tâche prioritaire l’approfondissement plutôt que l’élargissement.

 




Donations financières : quand les inégalités se transmettent aussi …

par Sabine Le Bayon, Sandrine Levasseur et Pierre Madec

En France, les transmissions intergénérationnelles, qu’elles soient sous forme d’héritages ou de donations, sont au cœur d’un débat idéologique ancien. Les défenseurs du droit à transmettre et des solidarités intergénérationnelles se voient opposer les critiques dénonçant là un vecteur important de reproduction des inégalités sociales et patrimoniales. Alors que la part des ménages français percevant un héritage a diminué au cours de la dernière décennie, le nombre de ménages  percevant des donations, notamment sous forme financière[1] a augmenté durant la même période. Ainsi, en 2010, près d’un ménage sur cinq déclarait avoir reçu une donation au cours de sa vie, soit 30 % de plus qu’en 2004. Quels rôles jouent réellement ces transferts financiers dans la transmission des inégalités ? Quels impacts ont-ils sur la constitution du patrimoine ?

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Donations versus aides financières

Les donations (financières) ne doivent pas être confondues avec les aides (financières).Tous deux transferts entre vifs, les donations s’entendent comme un transfert de patrimoine tandis que les aides constituent davantage un transfert de ressources. De ce fait, le montant des aides doit rester modéré et proportionnel soit à l’état de fortune du ménage apportant l’aide, soit à l’état de besoin du ménage la recevant. Les donations quant à elles concernent des montants plus importants, et peuvent être soumises à la fiscalité relative aux successions. Ainsi, bien que les donations en ligne directe (de parents à enfants) inférieures à 100 000 euros ne soient pas fiscalisées, les donations d’un montant supérieur, contrairement aux aides, le sont. Ce « droit  à abattement » est depuis la mi-2012 renouvelable tous les 15 ans contre 10 ans et  un montant de 150 000€ auparavant.

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Pour mesurer le rôle de ces transferts, notamment en termes de transmission des inégalités, de nombreuses études ont analysé le profil des ménages donateurs (voir par exemple : Cordier, Houdré et Ruiz, 2007 ; Arrondel et Masson, 2010, Garbinti, Lamarche et Salambier, 2012). Ainsi, Cordier et al. (2007) montrent que les ménages possédant un patrimoine important (supérieur à 200 000€) et ceux ayant eux-mêmes bénéficié d’un transfert (héritage et/ou donation) de leurs ascendants ont une probabilité plus élevée de transmettre que les autres catégories de ménages.

Ces résultats semblent assez logiques. Avant de transmettre, il faut avoir accumulé assez de patrimoine et c’est le cas des ménages décrits ci-dessus. Pour autant, ces études, si elles répondent à la question « Qui aide ? », ne répondent que très rarement à la question « Qui est aidé ? ». Or, pour conclure à un impact positif des transferts intergénérationnels sur la transmission des inégalités sociales ou patrimoniales, il est important de connaître le profil des « aidants» mais aussi des « aidés ».

Dans un article de la Revue de l’OFCE n° 129, « Ville et Logement » (Le Bayon, Levasseur et Madec, 2013), nous étudions non pas les ménages donateurs mais donataires, c’est-à-dire les ménages qui ont perçu des donations, en nous focalisant spécialement sur ceux ayant reçu une donation financière « récemment » (i.e. entre 2006 et 2009).

Le graphiques 1 présente une partie de nos résultats[2].

Sans surprise, il apparaît tout d’abord une corrélation très négative entre l’âge et la probabilité d’avoir perçu une donation financière ; cette probabilité étant au minimum divisée par deux entre les ménages ayant moins de 30 ans et les autres.

Concernant les catégories socio-professionnelles, une forte inégalité se dessine. Ainsi, en écartant de l’analyse les artisans et commerçants dont les caractéristiques sont assez hétérogènes, il ressort que les ouvriers (respectivement les inactifs[3]) ont deux fois (resp. dix fois) moins de chance d’avoir perçu une donation que les autres catégories étudiées.

L’analyse du niveau de vie des donataires ne fait qu’étayer ce résultat. En effet, il apparaît que les 10 % les plus riches ont deux fois plus de chances d’avoir reçu une donation financière au cours des 5 dernières années que les 25 % les plus pauvres. Le montant des donations reçues est aussi très différent selon que le ménage donataire appartient aux 25 % les plus pauvres ou aux 10 % les plus riches (voir tableau ci-dessous). En moyenne, le quart le plus riche des ménages perçoit des donations financières d’un montant 40 % supérieur à celui reçu par les autres ménages. De même, si l’on s’intéresse à la distribution des montants perçus, les ménages modestes les « mieux lotis », c’est-à-dire ceux percevant les donations les plus importantes, reçoivent en réalité autant (environ 12 000€) que les ménages très aisés (9e décile) les moins bien lotis.

Les donations financières sont donc principalement versées et reçues par des ménages au niveau de vie élevé. Elles constituent de ce fait un vecteur important de transmission des inégalités sociales.

 

Enfin, au vu des résultats fournis dans le graphique sur le statut d’occupation, il semble que celui-ci joue un rôle important sur la probabilité d’avoir perçu une donation financière : un locataire a 9 % de chance d’avoir perçu une donation lorsqu’un acquéreur récent[4] en a 23 %. La causalité entre les deux variables est délicate à établir. En effet, la donation peut soit déclencher l’achat d’un logement soit résulter d’une décision d’achat. Pour autant, indépendamment de toute causalité, ces résultats nous renseignent sur la corrélation positive qui existe, intrinsèquement, entre acquisition et perception d’une donation. Toutes choses égales par ailleurs, le fait d’avoir acquis récemment sa résidence principale multiplie par plus de deux la probabilité d’avoir perçu récemment une donation financière.

A l’inverse, le graphique 2 nous renseigne sur l’impact de la perception d’une donation sur la probabilité d’acquisition. C’est-à-dire qu’une fois établi le fait que les acquéreurs récents ont plus de chance d’avoir reçu une donation que les autres catégories de ménages, on s’interroge ici pour savoir si indépendamment des autres caractéristiques du ménage (âge, type de ménages, localisation, revenu, …) un ménage ayant perçu une donation voit augmenter ses chances d’acquérir sa résidence principale, et si oui, dans quelles proportions .

Clairement, la perception récente, par un ménage, d’une donation financière augmente significativement ses chances d’avoir acquis sa résidence principale, et ce quel que soit le montant de ladite donation. Ainsi, lorsqu’un ménage n’ayant pas perçu de donation a 40 % de chance d’être acquéreur récent, le même ménage voit son pourcentage de chance atteindre au moins 70 % s’il est donataire. Les transmissions intergénérationnelles, financières, par la liquidité immédiate qu’elles procurent à leurs bénéficiaires et parce qu’elles sont mobilisables à la discrétion du donateur et en fonction des besoins du donataire, exercent un impact positif sur l’achat de la résidence principale du donataire.

En outre, notons que les donations financières ne sont pas nécessairement d’un montant très élevé puisque la médiane s’élève à 12 000 euros[5]. Ainsi on devine que, dans certains cas, la donation financière, plutôt que de financer l’achat stricto sensu, permet de constituer un (petit) apport personnel ou, plus simplement, de payer les frais afférents à l’acquisition (frais de notaire ou frais d’agence par exemple). Toujours est-il que même ce « petit coup de pouce » augmente fortement la probabilité d’être acquéreur de sa résidence principale. Ces « petits coups de pouce », et a fortiori les « gros coups de pouce », constituent donc un double vecteur de transmission et de reproduction des inégalités patrimoniales, en facilitant aussi l’acquisition de la résidence principale.


[1] Voir l’encadré pour la définition d’une donation financière.

[2] Les probabilités ci-dessous résultent d’une régression logistique et sont donc à interpréter « toutes choses égales par ailleurs ». Le type de ménage (célibataire, en couple avec/sans enfants …) y est également contrôlé.

[3] Les inactifs sont les ménages dont la personne de référence n’est ni en emploi (au sens du BIT) ni au chômage ni étudiant : retraités, hommes et femmes au foyer, personnes en incapacité de travailler,…

[4] Un ménage est dit acquéreur « récent » lorsqu’il a acheté sa résidence principale entre 2006 et 2009, dernière année de données disponibles dans l’enquête Patrimoine que nous utilisons.

[5] C’est-à-dire que 50 % des ménages ayant reçu une donation financière ont reçu une donation inférieure à 12 000 euros, et les 50 % restants ont reçu une donation supérieure à 12 000 euros. Voir aussi le tableau (dans le corps du texte) pour davantage de données chiffrées sur les donations financières.