Des ajustements d’ampleur à attendre pour la zone euro

par Bruno Ducoudré, Xavier Timbeau et Sébastien Villemot

Les déséquilibres de balance courante sont au cœur du processus qui a mené à la crise de la zone euro à partir de 2009. Les premières années d’existence de l’euro, jusqu’à la crise de 2007-2008, ont en effet été celles du creusement des déséquilibres entre pays dits du Nord (ou du cœur) et ceux dits du Sud (ou de la périphérie) de l’Europe, comme cela est visible sur le graphique 1.

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Le processus de divergence des balances courantes a subi un net coup d’arrêt après 2009 et les déficits extérieurs ont disparu dans la presque totalité des pays de la zone euro. Pour autant, l’écart reste significatif entre pays du Nord et pays du Sud, et on ne peut pas encore parler de reconvergence. Par ailleurs, la résorption des déficits (italiens et espagnols) mais pas des excédents (allemands et néerlandais) a radicalement changé le rapport de la zone euro au reste du monde : alors que la zone avait un compte courant proche de l’équilibre entre 2001 et 2008, un excédent significatif se forme à partir de 2010, pour atteindre 3,3 % du PIB en 2016. Autrement dit, le déséquilibre qui était interne à la zone euro s’est déplacé en un déséquilibre externe entre la zone euro et le reste du monde, notamment les États-Unis et le Royaume-Uni. Ce déséquilibre alimente le protectionnisme de Donal Trump et implique une tension sur le taux de change. Alors que le change nominal interne à la zone euro n’est pas une variable d’ajustement, le taux de change entre l’euro et le dollar peut s’ajuster.

Maintenir un tel excédent de la zone euro sur le long terme semble peu probable. Certes, les pressions à l’appréciation de l’euro sont aujourd’hui contenues par la politique monétaire particulièrement accommodante de la Banque centrale européenne (BCE), mais lorsque viendra le moment de la normalisation des politiques monétaires, il est probable que l’euro s’appréciera significativement. Outre un impact déflationniste, cela pourrait relancer la crise de la zone, en creusant à nouveau les déficits extérieurs des pays du Sud par une perte de leur compétitivité. Les motifs de sortie de la zone euro s’amplifieront alors.

Dans une étude récente[1] nous cherchons à quantifier les ajustements qui restent à effectuer pour parvenir à résorber ces différents déséquilibres de balance courante, aussi bien à l’intérieur de la zone euro que vis-à-vis du reste du monde. À cette fin, nous estimons des taux de change réel d’équilibre à deux niveaux. D’abord du point de vue de la zone euro dans son ensemble, avec l’idée que l’ajustement du taux de change réel passera par celui du taux de change nominal, notamment de l’euro vis-à-vis du dollar : nous estimons la cible de long terme de la parité euro/dollar à 1,35 dollar pour un euro. Ensuite, nous calculons des taux de change réels d’équilibre au sein même de la zone euro, car si le taux de change nominal entre les pays membres ne varie pas du fait de l’union monétaire, les niveaux de prix relatifs permettent des ajustements de taux de change réel : nos estimations indiquent que des désajustements substantiels subsistent (cf. graphique 2), le désajustement moyen (en valeur absolue) par rapport au niveau de l’euro s’élevant à 11% en 2016. Le différentiel nominal relatif entre l’Allemagne et la France s’élèverait à 25 %.

IMG2_post20-06Dans la situation actuelle, il n’y a plus accumulation de créances de certains pays de la zone euro sur d’autres, mais accumulation de certains pays de la zone euro sur d’autres pays du monde. Cette fois-ci le taux de change (effectif, pondéré par les actifs bruts accumulés) peut servir de variable d’ajustement. Ainsi une appréciation de l’euro réduirait l’excédent courant de la zone euro et déprécierait la valeur des actifs, probablement accumulés en monnaie étrangère. D’autre part, la France apparaît maintenant comme le dernier pays en déficit significatif de la zone euro. Relativement aux autres pays de la zone euro, c’est la France qui contribue (négativement) le plus aux déséquilibres avec l’Allemagne (positivement). Si l’euro s’appréciait, il est probable que la situation de la France serait plus dégradée encore et que l’on retrouverait une situation d’accumulation de position nette interne, mais cette fois-ci entre la France (pour le côté débiteur) et l’Allemagne (créditeur). Ce ne serait pas comparable à la situation d’avant 2012, puisque la France est un plus grand pays que la Grèce ou le Portugal et donc que la question de la soutenabilité se poserait dans des termes très différents. En revanche, la résorption de ce déséquilibre par l’ajustement des prix est d’un ordre de grandeur tel que compte tenu des différentiels de prix relatifs qu’il est vraisemblable de maintenir entre la France et l’Allemagne, il faudrait plusieurs décennies pour y parvenir. Il est d’ailleurs frappant de constater que somme toute, depuis 2012, alors que la France a engagé une coûteuse réduction des coûts salariaux par le CICE et le Pacte de responsabilité d’une part, et que l’Allemagne instaurait un salaire minimum et connaît une dynamique salariale plus franche dans un marché du travail proche du plein emploi d’autre part, le déséquilibre relatif entre la France et l’Allemagne, exprimé en ajustement de prix relatif, n’a pas bougé.

Il faut tirer trois conséquences de cette analyse :

  1. Le déséquilibre qui s’est installé aujourd’hui ne se résorbera que difficilement et toute mesure visant à l’accélérer est la bienvenue. Continuer la progression modérée des salaires nominaux en France, stimuler la progression des salaires nominaux en Allemagne, rétablir en faveur des salaires le partage de la valeur ajoutée allemande, persister dans l’appréciation du salaire minimum sont autant de pistes prolongeant celles que nous avons évoquées dans les différents rapports iAGS. Une TVA sociale inversée, ou du moins une baisse de la TVA en Allemagne serait également un moyen de réduire l’épargne nationale allemande et, en l’accompagnant d’une hausse des cotisations sociales allemandes, d’accroître la compétitivité des autres pays de la zone euro ;
  2. Le déséquilibre interne d’avant la crise est devenu un déséquilibre externe à la zone euro qui induit une pression à l’appréciation effective de l’euro. L’ordre de grandeur est conséquent, il pèsera sur la compétitivité des différents pays de la zone euro et fera réapparaître sous une forme différente le problème connu avant 2012 ;
  3. L’appréciation de l’euro induite par les excédents courants de certains pays de la zone euro génère une externalité pour les pays de la zone euro. Du fait de réponses différentes de leurs balances courantes à une variation des prix relatifs, ce sont l’Italie et l’Espagne qui verront leur balance courante réagir le plus alors que celle de l’Allemagne y réagira le moins. Autrement dit, l’appréciation de l’euro, relativement, dégradera plus la balance courante de l’Italie et de l’Espagne que celle de l’Allemagne et réinstallera un régime de déséquilibre interne presque comparable à celui d’avant 2012. Cette externalité et la moindre sensibilité de la balance courante de l’Allemagne aux prix relatifs plaide pour une réduction des déséquilibres par une progression de la demande interne allemande, c’est-à-dire une réduction de leur épargne nationale. Les outils peuvent être une relance de l’investissement public, une baisse des impôts directs sur les personnes ou encore une augmentation plus rapide du salaire minimum par rapport à la productivité et l’inflation.

[1] Sébastien Villemot, Bruno Ducoudré, Xavier Timbeau : « Taux de change d’équilibre et ampleur des désajustements internes à la zone euro », Revue de l’OFCE, 156 (2018).




Effets de bilan d’un éclatement de l’euro

par Cédric Durand (Université Paris 13) et Sébastien Villemot

Lorsqu’il a été introduit au tournant du millénaire, l’euro était largement perçu comme une réalisation majeure pour l’Europe. Les succès économiques apparents, conjugués à la convergence de plusieurs indicateurs économiques entre pays, ont nourri ce sentiment de succès. Quelques années plus tard, le tableau semble radicalement différent. La crise financière mondiale a révélé des déséquilibres qui ont conduit à la crise des dettes souveraines et ont amené la zone euro au bord de la dislocation. Les politiques d’austérité, qui sont devenues la norme sur le continent en 2011, ont alimenté une longue stagnation[1], avec des taux de croissance bien pâles en comparaison des États-Unis et du Royaume-Uni.

Cette sous-performance économique a alimenté le ressentiment populaire vis-à-vis de l’euro, ce dernier étant aujourd’hui perçu par un nombre croissant d’Européens comme le problème plutôt que la solution. La communauté financière elle-même semble s’être préparée à la possibilité d’une sortie ou d’une dissolution de la monnaie unique, par la réduction de ses expositions transfrontalières. La Grèce a failli sortir en 2015. Enfin, l’atmosphère intellectuelle a également changé : des penseurs de premier plan, tels que l’économiste américain Joseph Stiglitz, ou le sociologue allemand Wolfgang Streeck sont les représentants les plus visibles d’un changement d’attitude plus général.

La sortie d’un pays de l’euro, voire la dissolution de la monnaie unique, est donc devenue une possibilité concrète. Un tel événement aurait évidemment un impact majeur sur plusieurs plans. Au niveau économique, la conséquence la plus évidente concernerait les marchés de produits, du fait des nouveaux taux de change ; l’incertitude prévaudrait certes à court terme, mais à plus long terme la possibilité d’ajuster les parités nominales contribuerait à la résorption des déséquilibres des comptes courants.

Il existe toutefois un autre impact, moins discuté, mais potentiellement plus perturbateur : les modifications des bilans des acteurs économiques, résultant du processus de redénomination monétaire. Ce processus pourrait introduire des déséquilibres importants dans les bilans entre actifs et passifs. Il est crucial d’évaluer ces effets de bilan, car ils pourraient affecter les relations financières, l’investissement et le commerce, avoir des effets redistributifs inattendus et, s’ils n’étaient pas gérés adéquatement, conduire à des perturbations dans la sphère productive.

Les questions concrètes que nous posons sont les suivantes. Si un pays sort de l’euro et déprécie sa nouvelle monnaie nationale, quelles seront les conséquences pour les agents économiques nationaux qui ont des passifs libellés en euros : seront-ils en mesure de rembourser dans la nouvelle monnaie nationale ? Sinon, pourront-ils éviter la faillite malgré l’augmentation de leur dette ? Inversement, quelles sont les conséquences pour les pays sortants dont la nouvelle monnaie s’appréciera et qui ont accumulé des actifs étrangers ?

Dans une récente étude, nous proposons une évaluation de ce risque de redénomination dans la zone euro, par pays et par principaux secteurs institutionnels, dans deux scénarios : la sortie d’un seul pays et un éclatement complet.

Notre analyse s’appuie sur le concept de passifs et actifs « pertinents » : ce sont les postes du bilan qui ne seront pas redénominés dans la nouvelle monnaie après la sortie, pour des raisons juridiques ou économiques. Dans la pratique, le facteur le plus important pour déterminer quelles dettes ou actifs sont « pertinents » est le droit qui leur est applicable : si un contrat financier est régi par le droit interne, il est très probable que le gouvernement du pays sortant puisse le redénominer dans la nouvelle monnaie, en faisant simplement voter une loi au Parlement. À l’inverse, les contrats de droit étranger (généralement de droit anglais ou new-yorkais) resteront en euros, ou seront redénominés dans une autre devise si l’euro disparaît. Dans le premier cas, le prêteur supporte la perte économique ; dans le deuxième cas, le risque est supporté par l’emprunteur, dont la charge de la dette est augmentée, à moins qu’il ne décide de faire défaut et donc d’imposer des pertes au prêteur.

Commençons par regarder les passifs. Le tableau 1 présente nos estimations de la dette pertinente, par pays et par secteur institutionnel. Ce tableau donne donc une estimation de l’exposition des différents secteurs et pays à une sortie de l’euro suivie d’une dépréciation. Dans la mesure où les premiers mois après une sortie de l’euro seront les plus critiques, potentiellement marqués par un surajustement du taux de change, la composante de court terme de la dette pertinente est également indiquée.

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Du côté de la dette publique, les pays les plus menacés sont la Grèce et le Portugal, puisqu’ils disposent d’importants prêts extérieurs qui devront être remboursés en euros. À l’inverse, la France ou l’Italie ne sont pas exposés sur leur dette publique, car celle-ci est quasi-intégralement régie par le droit interne et peut donc facilement être redénominée en francs ou en lires. Le secteur financier est plus exposé, en particulier dans les pays agissant comme intermédiaires financiers, tels que le Luxembourg, les Pays-Bas ou l’Irlande. L’exposition du secteur privé non financier semble beaucoup plus limitée (et en raison de certaines limites de nos données, les chiffres sont surestimés dans les pays dotés d’un système financier non bancaire très développé).

Néanmoins, les passifs pertinents ne résument pas l’enjeu à eux seuls. Les actifs pertinents sont également importants : pour les pays qui devraient subir une dépréciation (typiquement les pays du Sud, en y incluant la France), ces actifs aideront à atténuer le problème de la dette, puisque les avoirs en devises seront réévalués en termes de monnaie nationale ; inversement, dans le cas d’une appréciation de la monnaie (typiquement pour les pays du Nord), c’est du côté de l’actif que des difficultés peuvent survenir.

Le graphique ci-dessous montre nos estimations pour les « positions pertinentes nettes », à savoir la différence entre les passifs et les actifs pertinents. Un nombre positif signifie qu’une dépréciation va améliorer le bilan, tandis qu’une appréciation va le détériorer.

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Il ressort de façon frappante que, pour la plupart des pays et des secteurs, la position pertinente nette est positive. Cela signifie que les pays du Nord risquent de subir d’importantes pertes sur leurs avoirs à l’étranger s’ils quittent l’Union monétaire. A l’inverse, pour les pays du Sud et la France, il n’existe pas de risque de bilan pour le secteur privé pris dans son ensemble (à l’exception de l’Espagne), et même pas de risque pour le secteur public dans certains cas. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas de problème parce qu’au niveau microéconomique les détenteurs d’actifs pertinents peuvent ne pas être les mêmes que ceux des passifs pertinents, mais au moins y a-t-il des marges de manœuvre.

Afin de brosser un tableau plus global tenant compte du fait que les actifs peuvent atténuer les problèmes de passif – mais seulement dans une certaine mesure – et que la dette à court terme est la question la plus critique, nous avons construit un indice de risque composite qui synthétise toutes ces dimensions, tel que le montre le tableau 2. En particulier, cet indicateur a été construit en utilisant des estimations pour les variations de change attendues après la sortie de l’euro.

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Bien que cet exercice implique nécessairement le choix de seuils arbitraires, il aide à identifier quelques vulnérabilités spécifiques : les dettes publiques de la Grèce et du Portugal, pour lesquelles une restructuration substantielle ou même un défaut serait le résultat probable ; les secteurs financiers de la Grèce, de l’Irlande, du Luxembourg et éventuellement de la Finlande, qui devraient subir une restructuration profonde ; et potentiellement le secteur non financier de l’Irlande et du Luxembourg, bien que ce dernier résultat puisse être un artefact causé par les limites de nos données.

La conclusion générale qui peut être tirée de notre analyse est que, même si le problème des bilans est réel et doit être pris au sérieux, son ordre de grandeur global n’est pas aussi grand que certains le prétendent. En particulier, dans le secteur privé non financier, cette problématique devrait être gérable à condition que des politiques appropriées soient mises en œuvre, ce qui devrait alors limiter les perturbations.

L’évaluation des coûts d’une sortie de l’euro importe évidemment pour gérer correctement cet événement ex post, si celui-ci devait se concrétiser en raison de certains chocs politiques ou économiques inattendus. Mais cette évaluation est également intéressant ex ante, en particulier pour un pays qui envisage de partir ou de rester. À cet égard notre analyse aboutit à une conclusion quelque peu inattendue : les coûts ne sont probablement pas si élevés pour certains pays déficitaires (Italie, Espagne), alors qu’ils sont plus élevés qu’on ne le pense habituellement pour les pays excédentaires, qui pourraient subir des pertes en capital par dépréciation ou défaut. La prise de conscience de ce fait devrait renforcer le pouvoir de négociation des pays du Sud dans leurs négociations avec les pays du Nord concernant l’avenir de la zone euro.

 

[1] Voir les rapports de l’independent Annual Growth Survey (iAGS).




Pourquoi la Grèce ne parvient-elle pas à se désendetter ?

par Sébastien Villemot

Entre 2007 et 2015, la dette publique grecque est passée de 103 % à 179 %[1] du PIB (voir graphique ci-dessous).  L’augmentation du ratio a été ininterrompue, exceptée une baisse de 12 points en 2012 à la suite de la restructuration imposée aux créanciers privés, et ce malgré l’application de deux programmes d’ajustement macroéconomique (et le commencement d’un troisième) dont l’objectif était précisément de redresser les comptes publics grecs. L’austérité a plongé le pays dans une spirale récessive et déflationniste, rendant son désendettement difficile sinon impossible, ce qui pose avec acuité la question d’une nouvelle restructuration.

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Comment expliquer cet échec ? Quelle est la contribution relative des différents facteurs (déficit publique, austérité, déflation, restructurations, recapitalisations bancaires, …) dans la dynamique d’endettement ? Pour apporter quelques éléments de réponse, nous avons procédé à une décomposition comptable de l’évolution du ratio d’endettement, dont le résultat est donné par le graphique ci-dessous pour la période 2007-2015.

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Plusieurs phases sont clairement identifiables sur le graphique, correspondant aux différents développements de la crise grecque.

En 2007, avant la tempête financière, le ratio dette sur PIB est stable : l’effet négatif du déficit budgétaire (intérêts inclus), qui augmente le numérateur du ratio, est compensé par l’effet bénéfique de la croissance et de l’inflation, qui augmentent le dénominateur. La situation est donc stabilisée, au moins temporairement, même si en niveau l’endettement est déjà élevé (à 103 % du PIB, ce qui d’ailleurs explique le poids important des intérêts).

Cet équilibre est rompu avec le déclenchement de la crise financière mondiale : en 2008 et 2009, la croissance devient nulle puis négative, tandis que le déficit primaire augmente, pour partie en raison des « stabilisateurs automatiques », jusqu’à contribuer pour 10 points de PIB en 2009.

À partir de 2010, face à l’intensité de la crise budgétaire, un premier plan d’ajustement est mis en place. Sous l’effet des mesures d’austérité, le déficit primaire entame un mouvement de réduction (il deviendra quasi-nul en 2012, hors dépenses exceptionnelles). Mais l’austérité a également pour effet d’intensifier la récession : en 2011, la croissance (très négative) contribue ainsi pour près de 15 points de PIB à l’augmentation de la dette. L’austérité a aussi pour conséquence de faire baisser l’inflation, qui devient quasi-nulle et ne joue donc plus son rôle naturel d’amortisseur de la dette. En parallèle, la charge d’intérêts reste élevée (jusqu’à 7,2 points de PIB en 2011).

Il convient de rappeler que la décomposition comptable présentée ici a tendance à sous-estimer l’impact négatif de la croissance, et à surestimer celui du déficit budgétaire. En effet, une récession engendre un déficit conjoncturel, par le biais des stabilisateurs automatiques, et contribue donc de façon indirecte à l’endettement par le canal du solde budgétaire. Cependant, pour identifier les composantes structurelles et conjoncturelles du déficit budgétaire, il faut disposer d’une estimation de la croissance potentielle. Dans le cas grec, étant donné la profondeur de la crise, cet exercice relève de la gageure, et les quelques estimations disponibles sont largement divergentes ; pour cette raison, nous avons préféré nous en tenir à une approche purement comptable.

L’année 2012 est celle des grandes manœuvres, avec deux restructurations successives de la dette en mars puis en décembre. Sur le papier, l’annulation de dette (mesurée par le terme d’ajustement stock-flux) est substantielle : presque 60 points de PIB. Mais ce qui aurait dû être un allègement significatif a été largement neutralisé par des forces contraires. Ainsi, la récession reste exceptionnellement intense et contribue pour 13,5 points de PIB à la hausse de l’endettement. Surtout, le principal effet négatif provient des recapitalisations bancaires, rendues nécessaires par l’effacement de titres de dette publique dont les banques nationales étaient largement détentrices. Comptablement, ces recapitalisations prennent deux formes : des dons aux banques (comptabilisés dans les dépenses exceptionnelles) ou des achats d’actions nouvellement émises (comptabilisées dans les achats d’actifs financiers)[2], raison pour laquelle ces deux catégories sont regroupées sur le graphique. La catégorie achats d’actifs financiers comptabilise également la constitution d’un matelas financier destiné au financement de recapitalisations bancaires futures[3].

En 2013, le ratio dette sur PIB repart fortement à la hausse, bien que le solde primaire (hors dépenses exceptionnelles) soit excédentaire. Les recapitalisations bancaires (19 milliards d’euros) pèsent lourdement et ne sont que partiellement couvertes par la vente d’actifs financiers. La récession, bien que moins intense, et la déflation, dorénavant bien installée, aggravent le tableau.

En 2014 et 2015, la situation s’améliore, mais sans pour autant permettre une décrue du ratio dette sur PIB, et ce bien que le déficit primaire hors dépenses exceptionnelles soit quasi nul. La déflation persiste, tandis que la croissance ne redémarre pas (l’embellie de 2014 est modérée et fait long feu), et qu’il a fallu de nouveau recapitaliser les banques en 2015 (pour 5 milliards d’euros). La charge d’intérêts reste élevée, en dépit de la décision des créanciers européens de baisser les taux sur les prêts du Fonds européen de stabilité financière (FESF) : il faudra plusieurs années avant que cela ne se matérialise dans la charge d’intérêts effective. Seules des ventes d’actifs financiers permettent de tempérer la hausse de l’endettement, ce qui n’est évidemment pas soutenable sur le long terme puisque le stock de ces actifs est limité.

Le tableau ci-dessous donne la contribution cumulée de chaque facteur sur l’ensemble de la période, et sur la sous-période durant laquelle la Grèce était sous programme (2010-2015).
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Les deux contributions principales à la hausse de la dette sont la croissance (négative) et la charge d’intérêts. Autrement dit, l’augmentation totale de la dette est principalement due à « l’effet boule de neige », qui désigne l’augmentation mécanique due au différentiel entre taux d’intérêt réel et croissance (le fameux « r−g»). La remise de dette de 2012 ne suffit même pas à compenser l’effet boule de neige cumulé sur la période. Les recapitalisations bancaires, rendues nécessaires notamment par l’annulation de dette, pèsent lourdement. Le déficit primaire, qui lui est plus directement sous contrôle du gouvernement grec, n’intervient qu’en 4e position sur 2007-2015 (et contribue particulièrement peu sur la période 2010-2015).

Il est donc clair que la forte hausse du ratio dette sur PIB depuis 2007 (et encore plus depuis 2010) n’est pas principalement le fait de l’irresponsabilité budgétaire du gouvernement grec, mais est d’abord le résultat d’une stratégie de consolidation erronée, fondée sur une logique d’austérité comptable et non pas sur un raisonnement macroéconomique cohérent. Un redémarrage de la croissance et de l’inflation sera nécessaire pour permettre un désendettement substantiel. Mais les nouvelles mesures d’austérité prévues dans le 3e plan d’ajustement risquent de provoquer un retour en récession, tandis que les contraintes de compétitivité-prix au sein de la zone euro empêchent d’envisager un réel redémarrage de l’inflation. Une remise de dette significative, qui ne serait pas conditionnée à une nouvelle cure d’austérité destructrice, permettrait un nouveau départ ; dans une précédente étude[4], nous avons montré qu’une restructuration ramenant la dette grecque à 100 % du PIB correspondrait à un scénario soutenable. Cependant, les États européens, qui sont aujourd’hui les principaux créanciers de la Grèce, refusent pour le moment un tel scénario. Les voies du désendettement grec sont donc plus incertaines que jamais…

[1]  Pour 2015, les données ne sont pas encore entièrement disponibles. Les chiffres cités pour cette année correspondent aux projections de la Commission européenne publiées le 4 février 2016.

[2]  Ces prises de participation dans le capital des banques sont ici comptabilisées à leur valeur d’achat. Les dépréciations ultérieures sur ces prises de participation n’apparaissent pas dans le graphique, car elles n’engendrent pas de nouvelle augmentation de la dette brute (mais elles font augmenter la dette nette).

[3]  En 2012 la Grèce a ainsi acheté pour 41 milliards d’euros de bons du FESF. Sur ce total, 6,5 milliards ont été immédiatement donnés à la Banque du Pirée, tandis que 24 milliards ont été prêtés aux 4 grandes banques (qui bénéficieront d’une annulation partielle de leur dette en 2013 contre des prises de participation par l’État grec de moindre valeur). Les 10 milliards restants, inutilisés ont été restitués par la Grèce au FESF en 2015, à la suite de l’accord à l’Eurogroupe du 22 février.

[4] Voir Céline Antonin, Raul Sampognaro, Xavier Timbeau et Sébastien Villemot, 2015, « La Grèce sur la corde raide », Revue de l’OFCE, nº 138.




Quelle stratégie pour le rééquilibrage interne de la zone euro ?

par Sébastien Villemot et Bruno Ducoudré

Depuis le déclenchement de la crise financière, la zone euro a fait des efforts importants pour résorber ses déséquilibres commerciaux. En 2009, seuls l’Allemagne, les Pays-Bas et l’Autriche présentaient un excédent de leur compte courant, tandis que tous les autres, et en particulier la France, l’Italie et l’Espagne enregistraient un déficit courant, de sorte que le solde courant de la zone euro était déficitaire (−0,7 % du PIB). Cinq années plus tard, en 2014, la situation est radicalement différente. La zone euro présente un important excédent courant de 3,4 % du PIB ; la quasi-totalité des pays sont en excédent courant (graphique).

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Il ne faut pas pour autant en conclure que la zone euro a corrigé ses déséquilibres commerciaux car plusieurs motifs d’inquiétude subsistent. D’une part, une partie des excédents courants sont de nature conjoncturelle, en particulier dans les pays du Sud, du fait d’une demande interne déprimée. D’autre part, de par son ampleur, l’excédent courant de la zone euro est porteur de risques déflationnistes : si la politique monétaire expansionniste de la BCE permet pour le moment de contenir les pressions à l’appréciation de l’euro, ces dernières finiront par se matérialiser une fois que le cycle monétaire entrera dans sa phase de normalisation, engendrant de la déflation importée et des pertes de compétitivité vis-à-vis du reste du monde.

Mais surtout, la résorption du déficit courant de la zone euro vis-à-vis du reste du monde ne signifie pas que les déséquilibres internes à la zone aient été corrigés. L’analyse que nous avons menée dans le rapport iAGS 2016 montre que ceux-ci restent importants, même s’ils se sont réduits depuis le début de la crise.

A partir d’une maquette permettant de simuler l’évolution des balances courantes des pays de la zone euro en fonction des différentiels de compétitivité-prix[1], nous avons calculé les ajustements nominaux au sein de la zone euro nécessaires pour atteindre des balances courantes équilibrées pour tous les pays. L’équilibre est ici défini comme la stabilisation de la position extérieure nette, à un niveau compatible avec les procédures européennes (c’est-à-dire supérieure à −35 % du PIB), et une fois les écarts de production refermés dans tous les pays.

Le tableau ci-dessous présente le résultat de ces simulations et permet de rendre compte des ajustements opérés depuis le début de la crise, et des ajustements restant à réaliser relativement à l’Allemagne, utilisée comme point de référence.

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En 2014 les désajustements nominaux en zone euro restent importants. Plusieurs groupes de pays émergent. L’Autriche et les Pays-Bas sont sur un pied d’égalité avec l’Allemagne. À l’opposé, la Grèce doit effectuer une dépréciation de près de 40 % par rapport à l’Allemagne, en dépit des sacrifices déjà consentis ; car, même si la balance courante grecque est aujourd’hui proche de l’équilibre, cela est dû à l’écart de production qui est très creusé (−12,6 % en 2014 selon l’OCDE) et qui a artificiellement amélioré le solde extérieur par compression de la demande interne. Entre ces deux extrêmes se trouve un groupe de pays qui doit procéder à une dépréciation d’environ 20 % par rapport à l’Allemagne, et qui inclut la France, l’Espagne, le Portugal, la Belgique et la Finlande. L’Italie quant à elle est dans une position un peu meilleure, avec 10 % de dépréciation relative requise, grâce à son compte courant en surplus (1,9 % du PIB en 2014) et sa position extérieure nette relativement favorable (−27,9 % du PIB).

Ces déséquilibres nominaux ne peuvent pas être résolus par des mouvements de taux de change, puisque tous ces pays partagent la même monnaie. L’ajustement doit donc être réalisé par le biais de mouvements de prix relatifs, autrement dit par des différentiels de taux d’inflation entre pays. Ainsi, l’inflation en Allemagne (ainsi qu’aux Pays-Bas et en Autriche) doit être durablement plus élevée que celle du groupe intermédiaire, qui doit elle-même être plus élevée que celle de la Grèce. Et, compte tenu de l’importance des salaires dans la détermination des prix de valeur ajoutée, ce résultat sera essentiellement obtenu par des différentiels dans l’évolution des coûts salariaux unitaires nominaux.

Plusieurs stratégies sont possibles pour parvenir à cet objectif. Celle qui a été suivie jusqu’à présent a consisté à faire de la réduction des coûts salariaux la norme, dans une logique non coopérative de course à la compétitivité. L’Allemagne ayant choisi de contenir fortement ses prix et ses salaires, les autres pays n’ont pu s’ajuster qu’en diminuant encore plus leurs coûts, que ce soit par des baisses de salaires (comme en Grèce ou en Espagne) ou par la baisse des prélèvements sur les entreprises (comme en France). Ces stratégies ont certes permis de réduire les déséquilibres au sein de la zone depuis 2008, comme le montre notre tableau, mais l’ajustement est encore loin d’être achevé, et surtout le coût économique en fut important. La baisse des salaires dans les pays du Sud a pesé sur la demande, et donc sur l’activité, tandis que les pressions déflationnistes ont été renforcées et restent menaçantes malgré l’action énergique de la BCE.

Une autre politique consisterait à coordonner les évolutions salariales au sein des pays de la zone euro, afin de permettre à la BCE d’atteindre son objectif d’inflation de 2 %, tout en résorbant les désajustements nominaux. Chaque pays se fixerait une cible d’évolution de ses coûts salariaux unitaires. Les pays actuellement sous-évalués (Allemagne, Pays-Bas, Autriche) auraient une cible supérieure à 2 %, tandis que les pays surévalués auraient une cible positive mais inférieure à 2 %. Une fois les déséquilibres résorbés, ce qui prendra nécessairement de nombreuses années, les cibles pourraient être harmonisées à 2 %.

L’ajustement relatif des coûts salariaux unitaires peut aussi passer par les différentiels de gains de productivité. Ce point renforce l’importance des politiques de relance de l’investissement dans la zone euro, à même d’améliorer la productivité et la compétitivité des pays devant réaliser un ajustement nominal important. L’ajustement des coûts salariaux unitaires par ce biais permettrait ainsi de relâcher un peu plus la pression à la baisse sur les salaires et la demande interne en zone euro.

Une telle politique représenterait un changement profond dans la gouvernance économique de la zone euro, et demanderait une stratégie de coopération renforcée. Le maintien de la cohésion de l’Union monétaire est pourtant à ce prix.

[1] même si la compétitivité-hors prix joue également un rôle dans les mécanismes commerciaux, nous avons fait abstraction de celle-ci faute de mesure quantitative adéquate.




Grèce : un accord, encore et encore

par Céline Antonin, Raul Sampognaro, Xavier Timbeau, Sébastien Villemot

… La même nuit que la nuit d’avant
Les mêmes endroits deux fois trop grands
T’avances comme dans des couloirs
Tu t’arranges pour éviter les miroirs
Mais ça continue encore et encore …

Francis Cabrel, Encore et encore, 1985.

À quelques heures d’un sommet européen exceptionnel sur la Grèce, un accord pourrait être signé et permettrait de clore le second plan d’aide à la Grèce, débloquant la dernière tranche de 7,2 milliards d’euros. La Grèce pourrait alors faire face aux échéances de la fin juin auprès du FMI (1,6 Mds d’euros), puis de celles de juillet et août auprès de la BCE (6,6 Mds d’euros) et à nouveau auprès du FMI (0,45 Mds d’euros). A la fin du mois d’août, la dette de la Grèce auprès du FMI pourrait augmenter de presque 1,5 Mds d’euros, puisque le FMI contribue à hauteur de 3,5 Mds d’euros à la tranche de 7,2 Mds d’euros.

Jusqu’au mois de septembre, la Grèce doit rembourser un total de 8,6 Mds d’euros et, jusqu’à la fin de l’année, presque 12 Mds d’euros, soit des besoins qui excèdent les 7,2 Mds d’euros sur lesquels porte la négociation avec le Groupe de Bruxelles (i.e. l’ex troïka). À cet effet, le fonds hellénique de stabilité financière (HFSF) pourrait être mobilisé, à hauteur d’environ 10 Mds d’euros, mais il ne serait plus disponible pour recapitaliser les banques.

Si un accord est signé, il risque fort d’être difficile à tenir. En premier lieu, la Grèce va devoir faire face à la panique bancaire (bank run) en cours (le calme apparent devant les agences bancaires n’a pas empêché que plus de 6 Mds d’euros soient retirés la semaine dernière d’après le Financial Times). Or, même si un accord peut écarter pour un temps le scénario de la sortie de la Grèce de la zone euro, la perspective de taxes exceptionnelles ou d’une réforme fiscale peut dissuader le retour des fonds vers les établissements grecs. Par ailleurs, l’accord devrait inclure un excédent primaire de 1 % du PIB d’ici à la fin de l’année 2015. Or les informations sur l’exécution budgétaire jusqu’au mois de mai 2015 (publiées le 18 juin 2015) montrent que les recettes continuent d’être inférieures à la projection initiale (− 1 Mds d’euros), traduisant une situation conjoncturelle très dégradée depuis le début de l’année 2015. Certes, ces moindres rentrées fiscales sont plus que compensées par la baisse des dépenses (presque 2 Mds). Mais il s’agit-là d’une comptabilité de caisse. Le bulletin mensuel d’avril 2015, publié le 8 juin 2015, fait apparaître des arriérés de paiement du gouvernement central en hausse de 1,1 Mds d’euros depuis le début de l’année 2015. Il paraît presque impossible qu’en six mois, même avec une excellente saison touristique, le gouvernement grec rattrape ce retard et affiche, en comptabilité de droits constatés, un surplus primaire de 1,8 Mds d’euros. Un nouveau resserrement budgétaire pénaliserait une activité déjà en berne et pourrait être d’autant plus inefficace que les acteurs seraient fortement incités à sous-déclarer leurs impôts dans un contexte où l’accès à la liquidité sera particulièrement difficile. Le gouvernement grec pourra jouer sur la collecte de l’impôt, mais introduire un nouveau plan d’austérité serait politiquement et économiquement suicidaire. La discussion d’un troisième plan d’aide devra certainement être lancée, en incluant en particulier une négociation sur l’allègement de la dette grecque et des contreparties à cet allègement.

L’accord qui pourrait être trouvé dans les prochains jours risque d’être très fragile. Retrouver un peu de croissance en Grèce suppose d’abord de faire à nouveau fonctionner le financement de l’économie et de retrouver un peu de confiance. Cela supposerait aussi de traiter les questions de la Grèce en profondeur et de trouver un accord pérenne, sur plusieurs années, dont les étapes à court terme doivent absolument être adaptées à la situation présente de la Grèce. Nous avions, dans notre étude spéciale « La Grèce sur la corde raide », analysé les conditions macroéconomiques de la soutenabilité de la dette grecque. Plus que jamais la Grèce est sur la corde raide. Et la zone euro avec elle.




Les comportements d’investissement dans la crise : une analyse comparée des principales économies avancées

Par Bruno Ducoudré, Mathieu Plane et Sébastien Villemot

Ce texte renvoie à l’étude spéciale « Équations d’investissement : une comparaison internationale dans la crise » qui accompagne les Perspectives 2015-2016 pour la zone euro et le reste du monde.

L’effondrement de la croissance consécutif à la crise des subprime fin 2008 s’est traduit par une chute de l’investissement des entreprises, la plus importante depuis la Seconde Guerre mondiale dans les économies avancées. Les plans de relance et les politiques monétaires accommodantes mises en œuvre en 2009-2010 ont toutefois permis de stopper l’effondrement de la demande ; et l’investissement des entreprises s’est redressé de façon significative dans tous les pays jusqu’à la fin 2011. Mais depuis 2011, l’investissement a été marqué par des dynamiques très différenciées selon les pays, en témoignent les écarts entre d’un côté les Etats-Unis et le Royaume-Uni et de l’autre les pays de la zone  euro, en particulier l’Italie et l’Espagne. Fin 2014, l’investissement des entreprises se situait encore 27 % en-dessous de son pic d’avant-crise en Italie, 23 % en Espagne, 7 % en France et 3 % en Allemagne. Aux États-Unis et au Royaume-Uni, l’investissement des entreprises était respectivement 7 % et 5 % au-dessus de son pic d’avant-crise (cf. graphique).

En estimant des équations d’investissement pour six grands pays (Allemagne, France, Italie, Espagne, Royaume-Uni et Etats-Unis), notre étude vise à expliquer les mouvements de l’investissement sur longue période, en portant une attention toute particulière à la crise.  Les résultats montrent que les déterminants traditionnels de l’investissement des entreprises – le coût du capital, le taux de profit, le taux d’utilisation des capacités de production et l’activité attendue par les entreprises – permettent de capter les principales évolutions de l’investissement pour chacun des pays au cours des dernières décennies, y compris depuis 2008.

Ainsi, depuis le début de la crise, les différences en matière de choix fiscaux, la mise en place de politiques budgétaires plus ou moins restrictives et la pratique de politiques monétaires plus ou moins expansives ont conduit à des dynamiques d’activité, de coût réel du capital ou de taux de profit différentes selon les pays qui expliquent aujourd’hui les disparités observées sur l’investissement des entreprises.

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La Grèce sur la corde raide

par Céline Antonin, Raul Sampognaro, Xavier Timbeau et Sébastien Villemot

Ce texte résumé l’étude spéciale : « La Grèce sur la corde raide ».

Depuis le début de l’année 2015, une forte pression s’exerce sur le nouveau gouvernement grec. Alors qu’il est en pleine négociation en vue d’une restructuration de sa dette, il doit faire face à une succession d’échéances de remboursement. Le 12 mai 2015, 750 millions d’euros ont pu être remboursés au FMI en puisant sur les réserves internationales du pays, signe que les contraintes de liquidité deviennent de plus en plus prégnantes comme l’atteste la lettre envoyé par A. Tsipras à C. Lagarde quelques jours avant l’échéance. Le répit sera de courte durée : en juin, le pays doit encore rembourser au FMI un total de 1,5 milliard d’euros. Ces deux premières échéances ne sont qu’un prélude au « mur de la dette » auquel devra faire face le gouvernement pendant l’été puisqu’il devra honorer un remboursement de 6,5 milliards d’euros à la BCE.

Jusqu’à présent, la Grèce a payé en dépit des difficultés et de la suspension du programme d’aide négocié avec les institutions (ex-troïka). Ainsi les 7,2 milliards d’euros de déboursements sont bloqués depuis février 2015 et la Grèce doit trouver un accord avec l’ex-troïka avant le 30 juin si elle veut pouvoir bénéficier de cette manne financière, faute de quoi les échéances auprès de la BCE et du FMI conduiraient la Grèce au défaut de paiement.

Outre les remboursements extérieurs de la Grèce, le pays doit également honorer ses dépenses courantes (salaires des fonctionnaires, pensions de retraite). Or, les nouvelles sur le front budgétaire ne sont pas très encourageantes (voir State Budget Execution Monthly Bulletin, March 2015) : sur les trois premiers mois de l’année, les recettes courantes sont inférieures de près de 600 millions d’euros aux projections. Seule l’utilisation de fonds européens préalablement versés, combinée à la baisse comptable des dépenses (qui sont inférieures de 1,5 milliard d’euros aux prévisions) ont permis au gouvernement grec de dégager un excédent de 1,7 milliard d’euros et d’honorer ses échéances. Ainsi, par des opérations comptables, le gouvernement grec a vraisemblablement transféré sa dette soit vers des organismes publics soit vers ses fournisseurs, confirmant ainsi le fort poids des contraintes de liquidité qui pèsent sur l’État. Les données préliminaires à l’issue du mois d’avril (à prendre avec prudence car elles ne sont ni définitives ni consolidées pour l’ensemble des administrations publiques) semblent néanmoins nuancer le constat. Fin avril, les rentrées fiscales auraient retrouvé leur niveau attendu, mais la capacité du gouvernement à générer les liquidités pour éviter le défaut de paiement s’expliquerait par un coup de frein sur la dépense publique à travers les opérations comptables décrites ci-dessus. Ces manipulations comptables ne sont que des mesures d’urgence et il est grand temps, 6 ans après le déclenchement de la crise grecque, de mettre fin au psychodrame et de trouver enfin une solution pérenne aux problèmes budgétaires de la Grèce.

Notre étude « la Grèce : sur la corde raide » s’interroge sur la meilleure solution pour résoudre durablement la crise de l’endettement en Grèce et les potentielles conséquences d’une sortie de la Grèce de la zone euro. Nous concluons que le scénario le plus raisonnable est celui d’une restructuration avec réduction significative de la valeur présente de la dette publique (qui serait portée à 100 % du PIB grec). Lui seul permet de diminuer sensiblement la probabilité de sortie de l’euro, ce qui est non seulement dans l’intérêt de la Grèce mais également de la zone euro dans son ensemble. En outre, ce scénario diminuerait l’ampleur de la dévaluation interne nécessaire pour stabiliser la position extérieure grecque.

Si l’Eurogroupe refusait la restructuration de la dette grecque, un nouveau programme d’aide devrait alors être accordé afin d’interrompre la crise de confiance en cours et d’assurer le financement des besoins de trésorerie de l’État grec au cours des prochaines années. D’après nos calculs, cette solution nécessiterait un troisième plan d’aide autour de 95 milliards d’euros et son succès resterait tributaire des surplus budgétaires primaires conséquents (de l’ordre de 4 à 5% du PIB grec) que la Grèce devra produire au cours des prochaines décennies. L’expérience historique montre que le maintien d’un tel surplus pendant une période aussi longue ne peut pas être garanti, du fait des contraintes politiques, rendant un tel engagement peu crédible. Ainsi, un nouveau programme d’aide ne permettrait pas d’éliminer le risque d’une nouvelle crise de financement de l’État grec au cours des années à venir.

Pour le dire autrement, le remboursement intégral de la dette grecque repose sur la fiction d’un excédent budgétaire maintenu pendant plusieurs décennies. Se résoudre à la sortie de la Grèce de la zone euro induirait une perte significative de la créance que le monde (principalement l’Europe) détient à la fois sur le secteur public grec (250 milliards d’euros) et sur le secteur privé (également de l’ordre de 250 milliards d’euros). À cette perte facile à quantifier s’ajouteraient les conséquences financières, économiques, politiques et géopolitiques de la sortie de la Grèce de la zone euro ou de l’Union Européenne. Le choix peut paraître facile, puisqu’un abandon de 200 milliards d’euros de créances sur l’État grec permettrait de sortir une bonne fois pour toute du psychodrame. Reste que l’impasse politique est grande et qu’il est difficile d’abandonner 200 milliards d’euros sans de très fortes contreparties et sans évoquer la question de l’aléa moral, qui peut notamment pousser d’autres pays de la zone euro à demander des restructurations d’ampleur de leur dette publique.