A propos du marché du travail américain

Une lecture de : The causes of structural unemployment, Thomas Janoski, David Luke et Christopher Oliver, Polity Press, Cambridge, RU et Malen, EU, 2014.

Henri Sterdyniak

L’ouvrage, écrit par trois sociologues américains, analyse la montée du chômage structurel aux Etats-Unis, en cherche les causes et propose des mesures de politiques économiques pour le réduire. Pour le lecteur français, cet ouvrage présente deux intérêts majeurs : il montre que les problèmes du marché du travail américain sont très proches de ceux du marché du travail français ; et, bizarrement, il traite du cas américain sans s’intéresser, sauf de façon marginale, à la situation des pays européens et aux analyses qu’ont pu produire les chercheurs de notre continent.

La définition et la mesure du chômage structurel sont problématiques. Théoriquement, le chômage structurel est la part du chômage qui ne s’explique ni par les fluctuations conjoncturelles (le chômage conjoncturel), ni par les inévitables délais d’embauche et de changement d’emploi (le chômage frictionnel), mais par des causes structurelles ; celui donc observé en moyenne sur le cycle économique, moins un certain niveau incompressible. Le point délicat est qu’il est difficile aujourd’hui, après la crise de 2007-09, aux Etats-Unis comme en Europe, de repérer le cycle économique et le niveau normal d’activité, de sorte que le niveau du chômage conjoncturel est difficile à évaluer. Cependant, les auteurs présentent des preuves empiriques de la dégradation du marché du travail américain. Ainsi, le taux d’emploi des 25-65 ans n’est que de 72,3% en 2013 contre 77,5% en 2000. Il est nettement plus faible qu’en Allemagne (78,5%). Le taux de chômage de longue durée comme le taux de temps partiel subi ont fortement augmenté. Surtout, les inégalités salariales se sont accrues. Les emplois stables et correctement rémunérés d’ouvriers ou d’employés qualifiés disparaissent au profit d’emplois précaires.

Les auteurs fournissent cinq explications à cette dégradation :

  1. La fonte de l’industrie au profit des services qui entraîne l’inadaptation des anciens ouvriers qualifiés, le déclin des syndicats et le besoin de nouvelles compétences.
  2. Le développement de la sous-traitance (qui permet aux entreprises de se débarrasser de travailleurs permanents correctement rémunérés pour recourir à une main d’œuvre précaire bon marché) et celui de la délocalisation dans les pays à bas salaires.
  3. L’automatisation qui rend inutiles de nombreux emplois, non qualifiés jadis, mais de plus en plus qualifiés maintenant.
  4. La financiarisation de l’économie et la recherche de valeur pour l’actionnaire qui imposent des normes de rentabilité élevées, qui sacrifient l’investissement de long terme, qui font que la croissance est portée par des bulles financières et l’endettement, ce qui augmente l’incertitude et rend l’économie instable.
  5. Le poids grandissant des grandes entreprises multinationales qui brisent les compromis nationaux (en produisant à l’étranger, en détruisant des emplois qualifiés, en développant la sous-traitance et les emplois précaires, en ne payant pas d’impôts).

Avec raison, les auteurs, sociologues, reprochent aux économistes de ne pas étudier les conséquences de ces transformations sur les salariés américains et leurs possibilités d’emploi satisfaisant.

Si la description est convaincante, le lecteur attend les auteurs sur les solutions. En fait, les auteurs proposent essentiellement des réformes du marché du travail. Ils suggèrent de s’inspirer du modèle allemand en orientant beaucoup plus tôt (dès 12 ans) une partie des jeunes vers l’enseignement professionnel, au lieu de les maintenir dans l’enseignement classique. Selon eux, on pourrait professionnaliser et faire monter en gamme certains emplois précaires en formant les jeunes à ceux-ci. Mais, quels enfants seraient les victimes de cette orientation précoce ? Le risque est grand que ce soit ceux des milieux populaires.

Ils proposent d’améliorer le fonctionnement du marché de l’emploi (subvention aux temps partiels temporaires, toujours inspiré du modèle allemand ; remise à niveau des chômeurs, certification de leurs compétences). Durant les périodes de récession, ils proposent de créer des emplois publics temporaires et de subventionner des emplois privés dans des secteurs spécifiques (comme les travaux publics). Ils suggèrent de faciliter l’innovation en fournissant du capital-risque aux jeunes entrepreneurs et en favorisant l’immigration de jeunes entrepreneurs talentueux. Mais l’innovation à tout prix est-elle la solution, quand elle se traduit par le développement de besoins artificiels et par la multiplication de « destructions créatives », sources d’instabilité économique ?

Heureusement, quelques paragraphes vont au-delà. Les auteurs proposent de renforcer les normes sociales, environnementales et de respect du droit de propriété intellectuelle pour les produits importés (mais la croissance américaine nécessite-elle de freiner le développement des pays émergents ?) ; de réformer la fiscalité des entreprises pour augmenter la taxation de celles qui produisent à l’étranger ; de lutter contre l’optimisation fiscale des firmes multinationales ; de taxer les opérations spéculatives et les transactions financières internationales ; de séparer les banques de dépôts et les banques d’affaires. On le voit, des propositions très proches de celles des économistes européens hétérodoxes. Mais est-ce suffisant ? Ne faudrait-il pas une action résolue des pouvoirs publics pour réduire la domination de la finance, pour abaisser les taux de rentabilité exigés par les marchés financiers ? Ne faudrait-il pas d’importants transferts budgétaires pour taxer les gagnants de la mondialisation et compenser les perdants ? Ne faudrait-il pas mieux gérer l’évolution de la division internationale du travail, en pénalisant les pays ayant des excédents commerciaux trop importants et en subventionnant les emplois non-qualifiés dans les pays riches ?




Ce que cache la baisse du taux de chômage américain

par Christine Rifflart

Malgré la nouvelle décrue du taux de chômage en décembre, les données du Bureau of Labor Statistics publiées la semaine dernière confirment paradoxalement la mauvaise santé du marché du travail américain. Le taux de chômage américain a baissé de 0,3 point par rapport à novembre (-1,2 point par rapport à décembre 2012) pour terminer l’année à 6,7 %. Il a ainsi perdu 3,3 points depuis son plus haut historique d’octobre 2009 et se rapproche de plus en plus du taux de chômage non inflationniste défini par l’OCDE à 6,1 % depuis 2010. Pourtant ces résultats sont loin de refléter un raffermissement de l’emploi. Ils masquent plutôt une nouvelle dégradation de la situation.

Si le taux de chômage est l’indicateur standard pour synthétiser le degré de tensions sur le marché du travail, l’analyse peut également s’appréhender au travers de deux autres indicateurs que sont le taux d’emploi et le taux d’activité de la population et qui, dans le cas américain, donnent une toute autre vision de la situation sur le marché du travail (graphique).

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Ainsi, après avoir baissé de près de 5 points en 2008 et 2009, le taux d’emploi reste constant depuis 4 ans, au niveau du début des années 1980 (soit 58,6 % après un maximum à 63,4 % à la fin 2006). Dès lors, la baisse du taux de chômage reflète la décrue du taux d’activité et les chiffres du mois de décembre confirment cette tendance. Sur la période 2010-2013, ce dernier a perdu un peu plus de 2 points pour revenir fin décembre à son plus bas niveau depuis 1978 (62,8 % après un maximum à 66,4 % à la fin 2006).

Ces mauvaises performances s’expliquent par l’insuffisance des créations d’emplois dont l’effet est triple. Malgré une croissance positive du PIB – qui tranche avec la récession de la zone euro –, la demande est loin d’être suffisante pour rassurer les entreprises et redynamiser le marché du travail. Après quatre années de reprise, l’emploi n’a toujours pas retrouvé à la fin 2013 son niveau d’avant-crise. Les créations nettes d’emplois salariés dans le secteur privé sont même insuffisantes pour absorber l’augmentation démographique de la population en âge de travailler. Résultat : le taux d’emploi ne se redresse pas, il reste à son niveau plancher.

Par ailleurs, la difficulté à trouver un emploi favorise la sortie, ou retarde l’entrée ou le retour d’une partie de cette population en âge de travailler sur le marché du travail. Cet effet, connu en économie, est qualifié d’effet de flexion : les jeunes sont incités à étudier plus longtemps, les femmes à rester à leur domicile après avoir élevé leurs enfants, et des chômeurs découragés cessent de chercher un emploi. Or, malgré la reprise de la croissance économique et des créations d’emploi, cet effet de flexion a continué de jouer à plein en 2013. Car si la baisse du taux d’activité s’était infléchie en 2011 et 2012 – la croissance de la population active était redevenue positive mais restait inférieure à celle de la population en âge de travailler –, elle s’est accélérée en 2013 avec le repli de la population active. Durant le second semestre 2013, 885 000 personnes se sont en effet détournées du marché du travail, en raison notamment du durcissement du contexte économique et social.

La réticence des entreprises à réembaucher s’inscrit dans un contexte économique particulièrement tendu. Le choc fiscal du début de l’année 2013 a pesé sur l’activité : la croissance du PIB est passée de 2,8 % en 2012 à 1,8 % environ attendu pour 2013. Cet ajustement budgétaire va encore se durcir en 2014. Au-delà des coupes drastiques (liées aux séquestrations[1]) dans les dépenses de l’Etat, un certain nombre de mesures exceptionnelles mises en place depuis 2008-2009, destinées aux ménages les plus pauvres et aux chômeurs de longue durée (3,9 millions sur 10,4 millions de chômeurs) arrivent à leur terme et ne sont pas reconduites. Selon les estimations du CPBB, 1,3 million de chômeurs, qui avaient épuisé leur droit aux allocations de base (sur 26 semaines) et qui bénéficiaient d’une extension exceptionnelle, se trouvent sans ressources depuis le 1er janvier 2014 du fait du non renouvellement de la mesure, et presque 5 millions de chômeurs devraient être concernés d’ici à la fin de l’année.

Dès lors, le risque est que cette situation place un nombre croissant de personnes en situation de pauvreté. Selon le Census Bureau, le taux de pauvreté se situe depuis 2010 à 15 %. Or, toujours selon le CBPP, les allocations chômage auraient évité à 1,7 million de personnes de sombrer dans la pauvreté. La fragilisation de la situation des chômeurs de long terme et le désengagement d’une partie de la population du marché du travail sont bien les conséquences directes d’un marché du travail atone, ce que ne reflète pas la baisse ininterrompue du taux de chômage.

 


[1] Voir Le casse-tête budgétaire américain du 9 décembre 2013.