Sauver la Grèce par la démocratie

par Maxime Parodi, @MaximeParodi, Thomas Piketty (Directeur d’études à l’EHESS et professeur à l’Ecole d’économie de Paris) et Xavier Timbeau @XTimbeau

Cette tribune a été publiée dans Le Monde daté du mercredi 10 juin 2015.

Le feuilleton grec emplit les journaux depuis l’élection au pouvoir de Syriza, le 25 janvier 2015. Pris dans le nœud coulant de ses créances, le gouvernement grec défend sa position avec comme menace la sortie de la Grèce de la zone euro. Tout est bloqué aujourd’hui, comme si rien n’avait avancé, sauf que la gestion et la trésorerie publiques grecques sont disloquées et que l’économie grecque s’est effondrée. Fuite des dépôts bancaires, incertitude quant à l’avenir monétaire et aux mesures qui seront prises expliquent que plus personne ne puisse vraiment se projeter dans le futur.

Quant aux autres Européens, ils s’interrogent sur ce qui a conduit à cette situation. L’incomplétude institutionnelle de la zone euro a été diagnostiquée et on propose (comme prochainement le rapport des 5 présidents au sommet européen du 25 juin) de renforcer la construction de la zone euro. Mais ce qui se profile à ce stade n’est guère satisfaisant. Mais ce qui se profile n’est pas à la hauteur de l’enjeu européen. Continuer de proposer plus de technocratie avec un vernis démocratique ne ferait que répéter les recettes qui ont fabriqué ce désastre.

Prenons donc le problème dans l’autre sens en donnant à la démocratie européenne une chance d’émerger. Confions à un organe représentatif des parlements nationaux de la zone euro, c’est-à-dire un embryon d’une véritable chambre parlementaire de la zone euro, la résolution de la question de la dette grecque. L’assemblée arbitrerait le conflit entre les créanciers et le gouvernement grec, en déplaçant le débat et les décisions vers les questions importantes : quelle est la responsabilité des jeunes générations quant à la dette de leurs aînés ? Quid du droit des créanciers ? Comment ont été réduites les autres dettes publiques importantes dans l’histoire, et quelles leçons peut-on en tirer pour l’avenir ? Que vaut la sauvegarde de l’euro dans cette affaire ? Comment empêcher que demain de nouvelles accumulations de dettes insoutenables ne se produisent ?

En étant légitimé par une assemblée solennelle et qui en sera la gardienne, l’accord qui serait trouvé ne risquerait pas, une nouvelle fois, d’être dénoncé demain. Puisqu’il s’agit de résoudre une question de dette, et également pour éviter qu’un accord soit obtenu par la force il faudra, d’une part, suspendre les créances de la Grèce le temps qu’il faudra (disons une année au vu du chantier qui s’annonce). Cette procédure de bon sens est appliquée dans tous les cas de résolution de dette privée dans presque tous les pays du monde. Cela demandera d’isoler le FMI de la discussion en laissant la Grèce rembourser cette institution. D’autre part, il faudra évacuer la possibilité de la sortie de la Grèce de la zone euro. En acceptant le principe de la négociation, la Grèce et les autres pays européens s’interdiraient cette option et s’engageraient à accepter les termes de l’accord trouvé. L’embryon d’assemblée aurait la possibilité d’en réexaminer les conditions périodiquement pour suivre les contingences de l’économie grecque. C’est en pratique ce qui est fait aujourd’hui, mais ce serait là explicité et légitimé.

Les institutions techniques (la Commission, la BCE) continueraient d’instruire et d’appuyer les réformes envisagées. Elles informeraient l’assemblée et répondraient devant elle. L’assemblée serait un organe identifié pour, le cas échéant, arbitrer des conflits. Rien n’empêche non plus d’introduire dans le jeu le Conseil européen ou le Parlement. Mais en clarifiant la légitimité, on ouvrirait la porte à une solution à la fois plus constructive envers la Grèce et les autres pays lourdement endettés et plus juste envers les contribuables de la zone euro. On expérimenterait un schéma de résolution des défauts souverains à l’intérieur de la zone euro en bâtissant une union politique. En se rappelant une chose : l’Europe s’est reconstruite à partir des années 1950 en investissant dans l’avenir et en oubliant les dettes du passé, notamment celles de l’Allemagne.

Au-delà, cette assemblée serait compétente pour établir un fonds commun des dettes de la zone euro, engager une restructuration d’ensemble et fixer des règles démocratiques encadrant à l’avenir le choix du niveau commun de déficit et d’investissement public, dans l’esprit des propositions faites dans le Manifeste pour une union politique de l’euro, par exemple. De quoi sortir du bricolage qui secoue notre zone euro aujourd’hui.




A propos du Capital au XXIe siècle de Thomas Piketty

présentation par Gérard Cornilleau

En 2014 l’activité éditoriale en sciences sociales aura été marquée par la publication de l’ouvrage de Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle. Au-delà du succès de librairie mondial, rare pour un ouvrage plutôt difficile et publié originellement en français, le livre de Thomas Piketty a permis de relancer le débat sur la répartition de la richesse et des revenus. Contrairement à l’opinion générale qui veut que la croissance économique gomme les inégalités et débouche à plus ou moins long terme sur une société équilibrée reposant sur une large classe moyenne (hypothèse de Kuznets), Thomas Piketty montre, à partir de données historiques longues et pour partie nouvelles, que la norme est plutôt l’élargissement du fossé entre les plus riches et tous les autres. Les périodes de resserrement apparaissent a contrario liées à des accidents de l’histoire politique et sociale (guerres, renversements idéologiques,…). Dès lors, et à moins qu’un prochain accident ne le contrarie, les sociétés occidentales paraissent condamnées à subir un déséquilibre de plus en plus grand de la répartition des richesses. Pour Piketty, des changements structurels de la fiscalité permettraient de contenir cette dérive insoutenable à long terme.

Il n’est pas étonnant que cette analyse ait renversé la table des idées reçues et provoqué des réactions parfois vives soit de dénégation de la réalité des inégalités, soit de critiques d’une vision trop pessimiste de l’analyse de Thomas Piketty. Il était évident que l’OFCE se devait de participer à ce débat public. Plusieurs chercheurs de l’OFCE ont ainsi contribué en proposant compléments et analyses critiques aux thèses de Thomas Piketty. On trouvera ces contributions dans le dossier publié dans le numéro 137 de la Revue de l’OFCE sur Le capital au XXIe siècle. Elles émanent de Jean-Luc Gaffard qui met l’accent sur les problèmes liés à la nature du capital et aux relations entre sa composante productive, sa rémunération et la régulation de l’ensemble du système qui peuvent modifier les conclusions pessimistes sur le maintien d’un écart durable entre taux de profit et taux de croissance de la production. Guillaume Allègre et Xavier Timbeau cherchent quant à eux à approfondir l’analyse de la nature du capital et ils mettent l’accent sur la montée de la rémunération des droits de propriété qui entraînent l’apparition d’un nouveau type de rentiers de la technologie. Ils analysent aussi la contribution de la richesse immobilière pour conclure comme Thomas Piketty qu’elle participe fortement aux inégalités.

Thomas Piketty a accepté de participer au débat en rédigeant pour la Revue de l’OFCE, une réponse qui précise sa pensée sur un certain nombre de points comme la nature hybride du capital qui mêle capital productif, richesse immobilière ou droits de propriété intellectuels dont le rendement relève plus d’un processus de construction sociale que d’une simple relation technique entre capital et production.

Le présent dossier répond à l’engagement de l’OFCE d’animer un débat scientifique sur les questions majeures en économie. Nos remerciements vont aux auteurs qui ont participé à sa constitution et à Thomas Piketty qui a joué le jeu de la critique constructive. Nous souhaitons enfin que ce dossier permette aux lecteurs de mieux mesurer les enjeux de la question des inégalités en particulier leur rôle dans la cohésion des sociétés à long terme.




Le capital-logement ne contribue-t-il vraiment pas aux inégalités ?

par Guillaume Allègre et Xavier Timbeau

Dans une réponse au Capital au XXIe siècle, Odran Bonnet, Pierre-Henri Bono, Guillaume Chapelle et Etienne Wasmer (2014) tentent de montrer que la conclusion du livre en termes d’explosion des inégalités de patrimoine « n’est pas plausible ». Les auteurs pointent une incohérence dans la thèse de Thomas Piketty : le modèle d’accumulation du capital serait implicitement un modèle d’accumulation du capital productif, ce qui serait incohérent avec le choix d’inclure le capital immobilier à sa valeur de marché dans la mesure du capital. Correctement évalué, le ratio capital sur revenu serait resté stable en France, en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis et au Canada, ce qui contredirait la thèse de l’ouvrage de Thomas Piketty.

Nous répondons, dans la Note de l’OFCE n°42, 25 juin 2014 (« Welcome to Nouillorc : Le capital-logement ne contribue-t-il vraiment pas aux inégalités? »), que les auteurs minimisent la contribution du logement aux inégalités. En particulier, nous ne pensons pas que l’évolution des prix de l’immobilier ait des « effets de second ordre (effets redistributifs réels) et atténués ». Comme souvent, le désaccord s’explique en partie par une absence de consensus sur ce qui compte vraiment en matière d’inégalités : les inégalités de patrimoine ? De revenus ? De consommation ? Ou encore la dynamique potentiellement divergente de ces inégalités ? Le désaccord s’explique aussi par le type de modèle utilisé. Les auteurs utilisent un modèle dynastique dans lequel les biens immobiliers sont transmis de parents à enfants puis aux petits-enfants. Dans ce modèle, les variations de prix de l’immobilier n’ont pas d’effet réel. Ce modèle n’est pas pertinent pour rendre compte des inégalités engendrées par l’immobilier dans une société où les personnes sont mobiles et ont des projets de vie différents de ceux de leurs parents.

La bulle immobilière risque d’entretenir une dynamique inégalitaire. La propriété dans les métropoles devient en effet de plus en plus un club fermé pour aisés, ce qui partitionne les jeunes entre ceux dotés en capital social, éducatif ou financier, et qui peuvent accéder à la propriété et ceux qui ne peuvent que louer, ou déménager vers des territoires moins dynamiques, avec la conséquence de réduire encore plus leur accès aux différents types de capital. Ne vaudrait-il pas mieux construire suffisamment pour que chacun trouve à se loger à un prix en lien avec les aménités offertes ? Comment penser que la seconde situation n’est pas plus égalitaire que la première ?

Pour en savoir plus : Allègre, G. et X. Timbeau, 2014 : « Welcome to Nouillorc : Le capital-logement ne contribue-t-il vraiment pas aux inégalités ? », Note de l’OFCE, n°42 du 25 juin 2014.




La critique du capital au XXIe siècle : à la recherche des fondements macroéconomiques des inégalités

par Guillaume Allègre et Xavier Timbeau

Dans son ouvrage Le capital au XXIe siècle, Thomas Piketty propose une analyse critique de la dynamique de l’accumulation du capital. Le livre est au niveau, très élevé, de son ambition : il traite d’un sujet essentiel, il s’appuie sur un très gros travail statistique qui apporte un éclairage nouveau sur la dynamique de la répartition, et avance des propositions de politiques publiques. Thomas Piketty combine ainsi l’approche des grands auteurs classiques (Smith, Ricardo, Marx, Walras) avec un travail empirique impressionnant qui n’était pas accessible à ses prédécesseurs illustres.

Thomas Piketty montre les mécanismes poussant à la convergence ou à la divergence dans la répartition des richesses et insiste sur une force de divergence qui est généralement sous-estimée : si le rendement du capital (r) est plus élevé que la croissance économique (g), ce qui a pratiquement toujours été le cas dans l’histoire, alors il est presque inévitable que les patrimoines hérités dominent les patrimoines constitués et que la concentration du capital atteigne des niveaux extrêmement élevés : « L’entrepreneur tend inévitablement à se transformer en rentier, et à dominer de plus en plus fortement ceux qui ne possèdent que leur travail. Une fois constitué, le capital se reproduit tout seul, plus vite que ne s’accroît la production. Le passé dévore l’avenir ».

Le livre cherche ainsi des fondements macroéconomiques (r>g) aux inégalités alors que les explications habituelles sont d’ordre micro-économique. Dans un Document de travail de l’OFCE n°2014-06, nous soulignons que cette macro-fondation des inégalités n’est pas convaincante et que l’on peut interpréter les faits décrits selon une causalité différente où les inégalités découlent du fonctionnement (imparfait) des marchés, des rentes de rareté et de l’établissement des droits de propriété. Ce n’est pas r>g  qui a transformé les entrepreneurs en rentiers, mais la mise en place de mécanismes permettant l’extraction d’une rente perpétuelle qui explique la constance historique r>g.

Cette interprétation différente des mêmes phénomènes a des conséquences en termes de politique publique. L’imposition ex post du capital, si nécessaire, ne peut être qu’un choix de second rang : il faut d’abord lever les contraintes de rareté et se préoccuper de la définition des droits de propriété ainsi que des droits des propriétaires et des non-propriétaires. Les propriétaires immobiliers sont-ils libres de fixer un loyer à leur convenance ? Peuvent-ils limiter la construction autour de leur propriété ? Dans quelle mesure les travailleurs sont-ils protégés par le droit du travail ? Dans quelle mesure peuvent-ils peser sur les décisions managériales à l’intérieur des entreprises ? Ce sont, il nous semble, les réponses apportées à ces questions qui déterminent le rapport entre croissance économique et rendement du capital, ainsi que le poids du capital dans l’économie. L’objectif est d’éviter que les détenteurs de capitaux exploitent un rapport de force en leur faveur. En cela, bien qu’il ait changé de support, le capital au XXIe siècle pourrait ressembler à celui de la fin du XIXe siècle. Contre cela il faudra plus qu’un impôt sur le capital.

Pour en savoir plus : « La critique du capital au XXIe siècle : à la recherche des fondements macroéconomiques des inégalités », Document de travail de l’OFCE, n°2014-06.