Quelle gouvernance pour l’assurance chômage ?

par Bruno Coquet

La gouvernance est souvent présentée comme une cause essentielle de la persistance des problèmes que rencontre l’assurance chômage. Cela vise la difficulté des partenaires sociaux à s’accorder pour rétablir la situation financière de l’Unedic. En découle, comme une évidence, que seul un renforcement de l’État, réputé plus avisé et plus réactif, serait à même de sauver le régime. Tout paraît donc simple. Mais quels sont les faits, leurs causes, les causalités qui expliquent l’accumulation des problèmes, et la capacité d’un changement de gouvernance à les résoudre ?

Dans une publication récente (Policy Brief de l’OFCE, n° 57 du 13 juin 2019) un bilan factuel de la gouvernance de l’assurance chômage française telle qu’elle est organisée depuis 35 ans est élaboré . Nous partons du constat qu’il n’existe pas un modèle de gouvernance faisant autorité dans les pays comparables à la France, qui aurait pu être aisément dupliqué. Il apparaît ensuite qu’il faut tenir compte du fait que le système d’indemnisation du chômage, dont l’Unedic n’est qu’un compartiment, s’est profondément transformé depuis 1984.

Au-delà des apparences, le régime d’assurance, qui était à l’origine marginal dans l’ensemble du système d’indemnisation, est parvenu à absorber les chocs immenses qu’ont constitué la disparition des préretraites, l’attrition du régime de Solidarité, les profondes transformations du marché du travail, l’utilisation croissante des ressources de l’assurance chômage pour financer certaines politiques publiques. Ce faisant, l’assurance chômage se retrouve aujourd’hui au cœur du système.

Tous ces aspects institutionnels et factuels doivent être pris en considération pour apprécier l’efficacité de la gouvernance et ses lacunes. Replacée dans ce contexte, la gouvernance paritaire n’apparaît pas avoir été excessivement inerte, conservatrice ou indocile, car le régime a été souvent et profondément adapté, alors même que la porosité budgétaire avec l’État compliquait considérablement la tâche. Cette gouvernance n’est pas exempte de critiques, mais bien plus efficace et moins discutable que celle mise en œuvre par l’État pour le Fonds de Solidarité. Ces expériences sont riches d’enseignements.

Un système incomplet ou bancal ne peut pas être bien gouverné : refonder l’assurance chômage sur des bases saines est donc un préalable nécessaire à sa bonne gouvernance. Nous faisons cinq propositions en ce sens : rétablir des principes et des objectifs clairs, une gestion opérationnelle rigoureuse, une gouvernance paritaire sous la houlette de l’État, obéissant à des procédures strictes, instrumentées, transparentes.




Chômer plus pour gagner plus?

Par Bruno Coquet

Le diagnostic selon lequel les règles de l’assurance chômage permettent de gagner plus au cours d’un mois de chômage qu’au cours d’un mois de travail n’est pas nouveau[1]. Remis sur le devant de la scène après l’échec de la négociation des partenaires sociaux ce constat élémentaire –car comptable– est fortement contesté.

Pôle Emploi et l’Unedic viennent de publier leurs lectures respectives des faits[2], et elles sont très différentes. Pôle Emploi confirme que pour « 20% des ouvertures de droit à l’assurance chômage, le montant mensuel net de l’allocation auquel a droit l’indemnisé est supérieur au salaire mensuel net moyen qu’il a perçu au cours de la période d’affiliation ». L’Unedic indiquant pour sa part que « 4 % des allocataires ont travaillé́ moins de 25 % de l’année précédant leur ouverture de droit et […] ont gagné́ 220 € par mois en moyenne. Leur indemnisation nette sur les 12 mois qui ont suivi était de 290 € en moyenne par mois ».

Cela illustre une nouvelle fois combien l’absence de diagnostic partagé sur l’assurance chômage, fait obstacle à sa bonne gouvernance, et aux réformes. Dans le cas présent, la polémique se concentre sur la question du « salaire journalier de référence », mais ce sont en réalité deux ensembles de règles qui sont en cause, car le taux de remplacement pose lui aussi problème. L’issue n’est pas forcément dans une purge, car il existe des solutions équilibrées, qui amélioreraient le fonctionnement de l’assurance.

L’objectif de l’assurance chômage : stabiliser la consommation

L’assurance chômage a vocation à stabiliser la consommation du chômeur jusqu’à ce qu’il retrouve un emploi conforme à ses compétences. Faute de pouvoir agir directement sur la consommation, l’assureur remplace une partie du salaire qui est son principal déterminant. Il s’agit donc de remplacer un revenu habituel, moyen, pour permettre au chômeur de maintenir son niveau de consommation courante. L’allocation n’a pas à remplacer des revenus exceptionnels ou épisodiques, ni financer des dépenses de consommation exceptionnelles, ou de l’épargne. Ainsi calibrée, l’allocation chômage préserve l’incitation à l’emploi, car celui-ci est toujours plus rémunérateur que le chômage.

Le fait : le calcul des droits ne pose pas un problème, mais deux.

Le calcul des droits repose sur deux vieilles règles obsolètes, inadaptées au marché du travail contemporain (l’une a plus de 60 ans, l’autre plus de 40 ans). De plus ces deux règles se renforcent l’une l’autre, de sorte que le niveau d’allocation peut devenir bien plus élevé que ce que requiert l’objectif de l’assureur, engendrant des incitations indésirables et coûteuses :

  1. Le mode de calcul des allocations. Pôle Emploi retient le salaire moyen des jours travaillés (Salaire Journalier de Référence, SJR), auquel il applique le taux de remplacement brut : il en résulte une Allocation Journalière. Jusqu’à ce qu’il retrouve un emploi, le chômeur peut percevoir son allocation journalière jusqu’à 31 jours par mois, pendant toute la durée des droits (elle-même fonction du nombre de jours travaillés). Avec la banalisation des contrats courts et des trajectoires fragmentées[3], de nombreux chômeurs ne travaillent pas 100% des jours durant la période au cours de laquelle ils acquièrent leurs droits ; 24% ont travaillé qu’un jour sur deux ou moins (Graphique 1). Pour deux chômeurs ayant le même nombre de jours travaillés, et donc le même nombre de jours indemnisables, l’allocation journalière, et donc l’allocation mensuelle, sont indépendantes du rythme auquel ont été acquis les jours d’affiliation et donc du salaire mensuel moyen antérieur. Ces chômeurs percevront tous les deux le même montant d’allocation pour chaque mois complet au chômage, ce qui ne permet pas de stabiliser leur consommation de manière identique.
  2. Le taux de remplacement : la cible étant la consommation du chômeur, c’est toujours le salaire et l’allocation « nets » qui comptent. Or le taux de remplacement affiché par l’Unedic et auquel le public se réfère généralement est un taux de remplacement « brut », qui est compris entre 75% au maximum pour les petits salaires, et 57% pour les salaires au-delà de 2200 €. Mais les cotisations sociales sont plus élevées sur les salaires que sur les allocations, et croissants avec le niveau de celles-ci, si bien que le taux de remplacement « net » varie entre 95% et 62% de l’ancien salaire, la moyenne se situant à 72%[4] (Graphique 2). Le taux de remplacement taux optimal, qui permet de stabiliser la consommation, dépend de l’épargne de précaution constituée par ailleurs par les chômeurs, et des aides sociales qui leur sont destinées : en France le coût extrêmement élevé de l’assurance –pour l’essentiel prélevé sur les salaires– ne laisse pas de marge pour une épargne de précaution en cas de chômage (et il n’y en a pas besoin tant que les chômeurs peuvent s’appuyer sur une assurance de bon niveau), et aucune aide sociale n’est destinée aux chômeurs. Le taux de remplacement optimal de l’assurance chômage est donc beaucoup plus élevé que ce qui se pratique dans les pays où les cotisations sont faibles et les aides sociales importantes pour les chômeurs. Néanmoins les valeurs les plus élevées du taux de remplacement net sont clairement excessives.

Le droit ainsi calculé reste potentiel. Il ne sera pas perçu dans tous les cas, car la situation du chômeur va souvent évoluer au cours de l’épisode de chômage. En effet :

  • Un salarié ayant alterné emploi et non-emploi poursuit souvent cette alternance une fois au chômage indemnisé, si bien qu’il consommera rarement chaque mois le maximum de ses allocations mensuelles.
  • Peu de chômeurs consomment l’ensemble de la durée potentielle de leurs droits[5].

1 – Répartition des allocataires selon le temps passé sous contrat 12 mois avant l’ouverture du droit

BC_Graphique1

Source : Unedic

2 – Taux de remplacement brut et net de l’assurance chômage, en fonction de l’ancien salaire

BC_Graphique2

Source : réglementation Unedic, calculs de l’auteur

La polémique : combien de chômeurs sont concernés ?

Pôle Emploi et l’Unedic ont chacun leur évaluation du phénomène. Sans que cela soit explicite, Pôle Emploi concentre son analyse sur le droit potentiel, l’Unedic semblant plutôt pencher du côté du droit réellement consommé (mais cela n’est pas explicite). Cette lecture permet de comprendre une partie des différences entre les deux estimations[6] :

  • Pour Pôle Emploi environ 20% des chômeurs ont un droit à allocation qui implique un taux de remplacement net supérieur à 100%, si l’allocation est perçue tous les jours du mois. Ce calcul est prudent car les mois où aucun salaire n’a été perçu sont exclus des estimations, sans quoi ce sont plus de 25% des chômeurs qui seraient concernés[7]. Pôle Emploi ne précise pas si les intermittents du spectacle sont inclus ou non, ce qui est doublement important : d’une part cette population est particulièrement concernée par le problème mesuré, mais d’autre part ces règles seraient exclues d’une solution qui ne modifierait que les règles de droit commun.
  • Pour l’Unedic seulement 4% des chômeurs ont une allocation nette supérieure à leur ancien salaire (dans le régime général). On ne comprend cependant pas clairement si l’allocation est le droit, ou le montant effectivement versé (cumul salaire / allocation déduit, etc.). En outre l’Unedic estime le salaire sur les 12 mois précédant l’ouverture de droits et l’allocation sur les 12 mois suivants, quelles que soient les durées d’affiliation permettant d’ouvrir les droits et la durée de ceux-ci (ce qui est doublement discutable). On peut de ce fait déduire des données présentées[8] que les 20% d’allocataires ayant un droit potentiel de 6 mois auraient une allocation (700 €)[9] supérieure à leur ancien salaire (500 €) si le total des allocations était divisé par la durée maximale du droit (6 mois), et non par 12 : au total 24% des chômeurs percevraient alors potentiellement plus au chômage qu’en emploi, soit un ordre de grandeur voisin de celui calculé par Pôle Emploi.

Une lecture positive consiste à voir ces deux chiffrages comme complémentaires, leurs divergences résultant simplement de ce que chacun interprète les questions, et traite les données, à sa manière. A cet égard le document de Pôle Emploi est net et circonscrit, tandis que les concepts utilisés dans le document de l’Unedic sont présentés ici pour la première fois, sans que la méthode pour les construire soit explicite, et sans que des conclusions détaillées en soient tirées.

Ni Pôle Emploi, ni l’Unedic ne cherchent à distinguer ce qui dans leurs résultats respectifs provient du taux de remplacement d’une part ou du mode de calcul de l’allocation d’autre part, ce qui dénote une vue incomplète du problème posé. De plus, ces évaluations portent sur des effectifs, mais les coûts induits ne sont pas chiffrés.

Une solution optimale ne peut donc pas être déduite de ces seules analyses, a fortiori sur la base d’une seule d’entre elles.

L’analyse : large, pour un diagnostic précis

Le rythme de consommation du capital de droits, donc la durée effective sur laquelle celui-ci est consommé, doit être bien maitrisé par l’assureur pour régler le problème posé ici.

L’analyse devrait s’étendre au-delà du strict périmètre de l’assurance chômage : les chômeurs concernés par le problème soulevé ici avaient par définition un petit salaire, donc une forte probabilité de percevoir des compléments de salaires et aides sociales lorsqu’ils étaient en emploi. Actuellement, l’assurance chômage rapproche les chômeurs indemnisés du plafond de ressources des aides publiques (voire porte leur revenu au-delà de ces plafonds). Cela revient pour l’assureur à se substituer à l’Etat lorsque le salarié devient chômeur, en remplaçant des aides comme si elles avaient été des salaires ; dit autrement, il n’est pas très logique de reprocher à une partie de l’allocation chômage de compléter les salaires des chômeurs qui retravaillent, alors qu’elle ne fait que remplacer les aides sociales, qui font la même chose pour les salariés non-indemnisables. L’assurance chômage n’est pas dans son rôle, mais elle permet cependant à l’Etat de faire des économies budgétaires.

Une solution trop radicale à ce problème bien réel du niveau excessif des droits mensuels[10], rapprocherait un grand nombre d’allocations du RSA. Les chômeurs pourraient alors préférer percevoir ce dernier, dès lors qu’ils satisfont aux conditions de ressources : les devoirs sont moins contraignants, les règles de cumul du RSA avec un salaire sont nettement plus favorables que celle en vigueur dans le cadre de l’assurance, les droits au RSA sont infiniment « rechargeables », il ouvre des droits connexes, etc. A court terme l’appauvrissement des chômeurs ne créerait pas d’emploi, mais pourrait fortement peser sur le budget de l’Etat.

Cette confusion entre assurance et solidarité, pratiquée au Royaume-Uni depuis plusieurs décennies, a privé ce pays de tous les avantages découlant d’une assurance chômage (largement démontrés par la littérature économique), sans rien apporter de probant en regard.

La solution : plusieurs leviers pour une solution équilibrée

Une solution simple consisterait à établir un salaire mensuel de référence sur l’ensemble de la période, entre le premier et le dernier jour travaillés qui servent à ouvrir les droits à l’assurance. Très attractive car extrêmement économique –bien au-delà de l’ambition fixée par le document de cadrage de la négociation– cette solution simple aurait d’importants effets pervers (fin de la contributivité des droits[11], interférences avec le RSA, appauvrissement des chômeurs en emploi précaire, etc.) si elle n’était pas finement articulée avec d’autres modifications des règles.

Des solutions plus équilibrées peuvent être trouvées, mais elles nécessitent un travail qui n’a pas été réalisé, et sûrement une négociation sur ces points précis :

  • Au vu de l’ampleur des effets probables, il est préférable d’ajuster graduellement les règles. Au point d’arrivée, les nouvelles règles (notamment salaire de référence et taux de remplacement) doivent garantir le maintien de la consommation du chômeur[12], sans plus.
  • Un partage allocations / aide sociales des chômeurs, calqué sur le partage salaire / aides sociales des salariés. L’assurance n’a pas à être pourvoyeuse d’aides sociales ou à se substituer à l’Etat pour ce faire. Ce n’est pas le bon instrument, et il n’est pas financé de la bonne manière pour remplir efficacement de tels objectifs.
  • Maîtriser la durée de consommation des droits. D’une part, afin de préserver la contributivité, c’est-à-dire, comme actuellement, que de mêmes quantités de travail et de contributions ouvrent la même quantité de droits. D’autre part, la durée pourrait être automatiquement liée au taux de chômage, longue quand celui-ci est élevé, plus courte sinon.
  • Les règles de cumul allocation / salaire et de « rechargement » des droits. Si les allocations chômage venaient à baisser, leur niveau se rapprocherait de celui du RSA dans un certain nombre de cas. Du coup la règle de cumul des allocations avec un salaire apparaîtrait moins généreuse pour l’assurance que pour le RSA ; ce serait la même chose pour la règle de rechargement des droits si celle-ci venait à être durcie, le droit au RSA étant imprescriptible, donc infiniment « rechargeable ».
  • Une maîtrise du rythme de consommation des droits. Aujourd’hui, en théorie, l’alternance emploi / chômage indemnisé peut être infinie, sans choc de revenu dès lors que le chômeur retravaille toujours au même salaire. La formule de calcul des droits devrait être révisée afin de permettre une attrition progressive des droits.

Une solution équilibrée n’est pas simple, et demande beaucoup de travail pour ne pas risquer d’introduire des effets pervers bien plus fâcheux que ceux que l’on cherche à réduire.

La transparence : indispensable, avant et après.

L’ébullition provoquée ces dernières semaines par un chiffre-choc que personne n’aurait dû découvrir à cette occasion, montre combien la transparence manque à cette politique qui engage 40 Md€ par an[13]., avec des conséquences désormais bien connues : faute de faits précisément établis, discutés et raffinés de manière ouverte et contradictoire, il n’existe pas de diagnostic partagé sur l’état de l’assurance chômage, et sur les réformes qu’il serait souhaitable d’accomplir. Quel que soit le sujet des réformes et une gouvernance efficaces de l’assurance chômage passent forcément par une information abondante, transparente, un débat public et un diagnostic partagé.

[1] B. Coquet (2013) L’assurance chômage, une politique malmenée, Editions de l’Harmattan, Paris. (p.184 et suivantes).

[2] Unedic (2019) « L’assurance chômage. Situation avant et après le début de l’indemnisation chômage » Repères, n°3, et Pôle Emploi http://www.pole-emploi.org/statistiques-analyses/en-savoir/taux-de-remplacement-mensuel-net.html?type=article

[3] B. Coquet & E. Heyer (2018) Pour une régulation économique des contrats courts sans contraindre les entreprises, en préservant l’assurance chômage, Rapport au Sénat.

[4] L’Unedic donne ce chiffre sans que l’on sache (ni que l’on puisse calculer) si cette moyenne est théorique, ou effective en fonction des allocations effectivement reçues une fois pris en compte le cumul allocation / salaire des chômeurs qui retravaillent.

[5] Les chômeurs indemnisables consomment en moyenne de 60% de leurs droits potentiels.

[6] Ces déductions sont à prendre avec la plus grande prudence, car la méthode et les hypothèses de travail retenues dans la note Unedic ne sont pour l’essentiel pas explicitées.

[7] Cet ordre de grandeur peut se déduire des 2 dernière colonnes du tableau p.3, qui montrent que le chiffrage est sous-estimé d’environ 30% du fait du choix retenu pour l’estimation du salaire de référence.

[8] Tableau p.3. de la note Unedic.

[9] 700=350*12/6

[10] On le terme « excessif » est employé ici par commodité pour désigner les allocations dont le taux de remplacement est supérieur à 100%, du salaire. Le niveau optimal du taux de remplacement mérite une discussion approfondie.

[11] Pour un nombre de jour travaillé identique, si l’allocation mensuelle est plus faible et que la durée potentielle des droits n’est pas allongée, le capital de droit sera plus faible lorsque les périodes d’emploi sont fragmentées sur une longue période que si elles sont contiguës.

[12] Donc pendant toute la durée de l’épisode de chômage, qui est le plus souvent inférieur à la durée des droits.

[13] La Cour des Comptes a récemment ajouté sa voix au constat depuis longtemps dressé selon lequel « un accès insuffisant aux données limite la capacité d’évaluation des dispositifs d’assurance chômage » (référé du 13 mars 2019)/




Pour une régulation économique des contrats courts sans contraindre les entreprises, en préservant l’assurance chômage

par Bruno Coquet et Eric Heyer

L’OFCE et la Délégation du Sénat pour les entreprises ont récemment publié un rapport ayant trait à l’opportunité et aux moyens de réguler l’usage des contrats courts. La première partie dessine le cadre économique et dresse un bilan du développement des contrats courts en France au cours des trente dernières années, puis met en évidence les déterminants de leur usage croissant. La seconde partie tire les conséquences de cette segmentation du marché du travail du point de vue de l’assurance chômage, et montre qu’il est nécessaire de réguler l’usage des contrats courts avec des instruments économiques, respectueux des mécanismes de marché. Ces travaux éclairent les nouvelles négociations des règles de l’assurance chômage engagées par les partenaires sociaux, à la demande du gouvernement.

Contrats courts : nécessaires, mais pas à n’importe-quel prix

Le recours aux contrats courts a fortement progressé : aujourd’hui près de 40 millions de CDD de moins de 1 mois et de missions d’intérim sont conclus chaque année dans notre pays, deux fois plus qu’en 2000, et des contrats plus en plus courts. Et ce phénomène transcende les statuts juridiques car il concerne aussi les CDI souvent rompus très vite et même le secteur public.

Les contrats courts sont pour les employeurs un moyen de réduire l’incertitude inhérente à l’activité économique. Ils favorisent donc le bon fonctionnement de l’économie de marché, dans la limite où ils ne permettent pas de s’affranchir de certains principes essentiels : l’agent qui supporte un risque doit être rémunéré en conséquence, les coûts de production doivent être facturés aux clients et la compétitivité ne peut pas structurellement reposer sur la détérioration des conditions sociales. L’usage des contrats courts doit aussi créer de la valeur, de l’emploi et des revenus, car il ne serait sinon qu’un moyen de saupoudrer la quantité existante de travail sur un nombre accru d’actifs, donc un partage du travail d’un genre particulier, sans compensation salariale mais avec des exonérations de charges, et de plus en plus de salariés gagnant trop peu pour vivre de leur travail.

L’usage des contrats courts stimulé par la baisse du coût du travail

Notre analyse économétrique confirme l’usage contra-cyclique des contrats courts, leur sensibilité à l’environnement juridique et met en évidence un lien étroit entre l’essor des contrats courts et les politiques de baisse des cotisations sociales ciblées sur les bas salaires. En revanche, à l’aune de nos résultats, la formule de taxation des contrats courts mise en place de 2013 à 2017 serait restée sans effet.

Les contrats courts coûtent cher à tous les agents, exceptés aux employeurs qui les utilisent et leurs clients. Si leur usage ne doit pas être bridé par principe, la théorie économique ne justifie pas qu’il soit débridé, en particulier si ces contrats courts sont toujours plus courts, dans des activités pérennes où la demande est stable, voire en expansion régulière et soutenue, si bien que les employeurs qui n’utilisent pas ces contrats sont moins compétitifs.

L’assurance chômage confrontée aux contrats courts

Les contrats courts ont modifié la nature de l’emploi et du chômage, exposant l’assurance à une forte récurrence en indemnisation, en particulier sous forme de réembauches. Même si l’État doit agir en ajustant ses propres instruments lorsqu’il stimule les contrats courts, la bonne gestion commande à l’assureur d’adopter une tarification servant ses propres objectifs, plutôt que d’attendre des mesures imposées de l’extérieur, qui embrasseraient probablement d’autres objectifs que l’optimalité de l’assurance chômage.

Dans une assurance mutualisée, il est normal et sain que les chômeurs issus d’emplois instables soient surreprésentés et génèrent un déficit d’exploitation, compensé par un excédent des contrats stables : cela montre que les risques effectifs sont bien couverts. Mais le risque de chômage n’est assurable que s’il ne résulte pas de la volonté des assurés. Assurer du chômage temporaire, c’est-à-dire compléter les revenus du travail de contrats courts choisis, et assurer le chômage involontaire sont donc deux objectifs bien différents que l’assureur devrait traiter avec deux caisses dédiées, car leurs logiques de financement sont différentes. En France, l’assureur poursuit ces deux objectifs avec une seule caisse et un ensemble unique de règles : le prix de l’assurance est donc le seul levier qu’il peut moduler pour réguler les comportements indésirables. Cela n’a rien d’hérétique : il s’agit simplement d’inciter les employeurs à internaliser le coût du chômage temporaire engendré par la technologie et l’organisation de la production. Si l’assureur ne le fait pas, il devra restreindre les droits communs qui sont sa raison d’être, pour financer du chômage temporaire, ce qui peut précipiter sa faillite.

Une régulation économique raisonnée

Jusqu’à présent la France a sans succès privilégié une régulation juridique des contrats courts, qui laisse accroire à de fortes rigidités de leur usage, alors que celui-ci est en réalité très flexible. Or, le ressort fondamental des contrats courts n’est pas juridique mais économique : les employeurs y ont recours non pas parce que le Code du travail le prévoit, mais parce qu’ils en tirent un avantage économique. Du point de vue de la théorie économique et du bon fonctionnement de l’économie de marché, ce levier de contrôle économique est inexplicablement sous-utilisé. Le contexte actuel plaide sans ambiguïté pour un rééquilibrage en faveur de cette régulation économique, en l’occurrence une tarification comportementale des employeurs.

Il ne s’agit pas de taxer, mais de tarifer, de fixer un prix d’équilibre du contrat d’assurance, qui minimise son coût et maximise son efficacité. Cette tarification doit, autant que possible, être contemporaine du comportement qui la justifie, simple, lisible, ni excessive ni symbolique, inciter et non punir. Elle ne doit pas viser à financer le « déficit » des contrats courts, ni renflouer l’Unedic, mais supprimer les subventions croisées payées par les employeurs de salariés en contrats longs qui bénéficient aux employeurs de salariés précaires, pour réguler les comportements de certains employeurs dans certains secteurs.

Nous préconisons une troïka d’instruments qui vont en ce sens :

– Une tarification dégressive avec l’ancienneté dans le contrat de travail. Indépendante du statut, laissant l’employeur libre de ses choix, contemporaine du comportement coûteux, elle diminue le coût du travail d’une immense majorité d’employeurs ;

– Un système de franchise, peu coûteux, permettant d’épargner les petites entreprises et les entreprises en forte croissance, et celles utilisant peu les contrats courts ;

– Une contribution forfaitaire, car la rotation très rapide de contrats très courts suggère que le coût de transaction n’est pas dissuasif pour l’employeur.

La nature et l’ampleur du problème des contrats courts, dont les bénéfices sont aujourd’hui localisés sur un nombre réduit d’agents tandis que les coûts sont supportés par une majorité, impliquent que de telles solutions feraient plus de gagnants que de perdants.

Cette troïka doit évidemment aller de pair avec des lois applicables et appliquées, notamment pour les CDD d’usage. Une révision des conditions d’indemnisation qui peuvent de leur côté favoriser l’usage de l’assurance aux fins d’indemniser du chômage temporaire (salaire de référence servant à calculer l’allocation et taux de remplacement) doit également être conduite en cohérence avec la tarification des contrats courts.




Assurance chômage des démissionnaires : un pari pascalien

par Bruno Coquet, Chercheur affilié à l’OFCE

Le projet d’indemnisation des salariés démissionnaires par l’assurance chômage vise à favoriser la mobilité pour améliorer le fonctionnement du marché du travail, stimuler l’emploi et la croissance. Cette réforme fait le pari que l’indemnisation des démissionnaires peut lever des contraintes d’offre qui pèsent sur l’emploi. Si elle n’y parvient pas, qu’elle n’attire pas de candidats, son coût sera nul. Si elle y parvient, ce projet serait rentable pour l’Unedic.

Aujourd’hui déjà, beaucoup de salariés démissionnaires sont indemnisés par l’Unedic. Ceux qui ont démissionné pour un motif jugé « légitime » par l’Unedic, mais aussi ceux qui ayant démissionné pour réaliser un projet qui n’a pas abouti se sont alors inscrits à Pôle Emploi, ont recherché un emploi sans succès et sont de ce fait chômeurs involontaires.

Ce projet d’extension des motifs légitimes d’indemnisation des salariés démissionnaires se situe donc aux marges de l’assurance chômage. Toutefois, notre travail montre que les craintes et les chiffrages alarmistes de la sélection adverse que susciteraient ces nouvelles règles sont extravagants, d’abord parce que les emplois libérés par les démissions seraient pour l’essentiel remplacés, mais aussi parce que l’Unedic et Pôle Emploi ont le savoir-faire nécessaire pour contrôler le comportement de ce type de chômeurs.

Même s’il est en terrain connu, il n’en reste pas moins que l’assureur devra encadrer ce dispositif avec soin, comme il le fait toujours pour contrôler les risques de sélection adverse et d’aléa moral, mais également afin de ne pas sortir de son rôle, qui est de fournir une assurance-revenu et non de financer des investissements ou de financer des reconversions professionnelles.

Les chômeurs éligibles devront avoir un projet de création d’entreprise ou de formation, et les moyens de le financer, l’assurance étant seulement là pour subvenir aux besoins de consommation de leur vie courante. Le salarié étant le seul décideur de sa démission, l’assureur devra réduire les asymétries d’information (inscription anticipée à Pôle Emploi, documentation du projet et des démarches, etc.) pour contrôler l’aléa moral, et aussi partager une partie des coûts avec le bénéficiaire (délai de carence, etc.) afin de limiter les risques de sélection adverse sans restreindre l’accès au dispositif.

Une modalité pratique raisonnable consisterait à créer un motif d’éligibilité aux allocations chômage plus précis, qui s’apparenterait à une « démission pour reconversion professionnelle ». Les nouveaux droits s’inséreraient ainsi dans le droit commun (éligibilité, taux de remplacement, durée des droits, etc.) sans nécessiter la création d’une « annexe » dédiée ou de droits au rabais.

Le principal défi pour cette réforme est d’atteindre les objectifs ambitieux qu’elle se fixe en matière d’emploi. Si les salariés prêts à rompre leur CDI pour initier un projet sont rares, ou échouent, peu d’emplois seront créés, si bien que les entrées dans ce dispositif d’indemnisation des démissionnaires s’assècheraient rapidement. Si un dispositif maîtrisé favorise la mobilité du travail, les démissions susciteraient au moins partiellement des embauches dans l’entreprise de départ, et au moins certains projets de création d’entreprise et de reconversion professionnelle réussiraient.

Dans ces conditions, on peut – sous des hypothèses raisonnables – estimer que le dispositif attirerait environ 35 000 bénéficiaires par an, pour un coût de l’ordre de 250 millions d’euros la première année, et un gain net total de 590 millions d’euros pour l’assurance chômage sur les cinq premières années. La première année se solde par un déficit supplémentaire de 255 Mo€, car même si une majorité des emplois libérés sont pourvus, ils le seraient pour moitié seulement par des chômeurs indemnisés, tandis que tous les démissionnaires deviennent chômeurs indemnisés ; les années suivantes, les projets débouchent sur des emplois supplémentaires, si bien que le chômage indemnisé diminue, tandis que les cotisations augmentent. Le coût de l’accompagnement n’influerait qu’à la marge sur cet équilibre.

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Le coût potentiel de la réforme n’est clairement pas un obstacle à sa mise en œuvre. Si le dispositif n’attire pas, il ne coûtera rien. Si en revanche la majorité des projets des salariés démissionnaires débouchent sur un emploi durable, des bénéfices sont garantis à brève échéance, si bien que l’extension de l’assurance chômage aux démissionnaires peut être financée à ressources constantes, sans amputer le droit commun. Pour convaincre les sceptiques, l’Etat pourrait même, sans grand risque, amorcer le dispositif en avançant à l’assureur le montant des dépenses engagées la première année.

 

Pour en savoir plus : Bruno Coquet, « L’assurance chômage pour les démissionnaires. Un pari sur l’emploi, une bonne affaire pour l’Unedic ? », OFCE Policy brief, n° 27, 28 novembre.




Assurance chômage des seniors, peu de problèmes, beaucoup de solutions

par Bruno Coquet (IZA et OFCE)

Depuis le début des années 1960 les seniors bénéficient d’un accès privilégié à l’assurance chômage et de dispositions spécifiques d’indemnisation, notamment une durée potentielle de leurs droits très étendue. Ce type de pratique est commun à de nombreux régimes d’assurance chômage dans le monde.

Jusqu’au milieu des années 1990 ces règles n’ont pas suscité de débat. Les seniors étaient en effet très souvent orientés vers des dispositifs de préretraites qui occultaient les comportements indésirables que peuvent susciter – tant de la part des employeurs, des salariés que des chômeurs – des règles d’assurance chômage inadaptées ou mal contrôlées. Avec l’abandon des préretraites, ces comportements sont apparus plus clairement, créant un débat sur la responsabilité et la suppression des règles d’indemnisation du chômage spécifiques aux seniors.

Les droits dont bénéficiaient les chômeurs seniors ont en conséquence été progressivement réduits ; leur suppression totale figure toujours parmi les demandes de réforme les plus régulièrement mises en avant, que ce soit au nom de la rectification des comportements indésirables qu’elles engendrent ou du redressement des comptes de l’Unedic. C’est cette question qu’analyse la Note de l’OFCE n°XX.

Les seniors n’apparaissent cependant pas surreprésentés au chômage, ni en particulier au chômage indemnisé. Il n’est pas aisé d’illustrer que ces chômeurs indemnisés fassent preuve d’un aléa moral particulièrement fort, en dépit des longues durées d’indemnisation dont beaucoup d’entre eux bénéficient (pas tous car seulement la moitié des seniors qui entrent au chômage sont éligibles à une durée potentielle des droits de 36 mois).

Les « préretraites Unedic » apparaissent comme un phénomène marginal tant en termes quantitatifs, car elles ne concernent à peine plus de 5% des seniors indemnisés par l’assurance chômage, qu’en termes financiers puisque leur poids dans les dépenses de l’Unedic est du même ordre de grandeur.

On oublie souvent de le mentionner mais les 50 ans et plus sont un groupe contributeur net à l’assurance chômage : moins exposé à ce risque que d’autres tranches d’âge, les seniors qui subissent ce risque ont cependant besoin d’une protection adaptée aux difficultés particulières qu’ils rencontrent sur le marché du travail. Dans ces conditions, toute réduction de leurs droits qui ne se traduirait par une diminution significative de leurs cotisations devrait être considérée avec prudence.

Sur la base de ces éléments de diagnostic, nous montrons que l’assureur a de nombreuses possibilités pour renforcer l’efficacité l’assurance chômage des seniors, à moindre coût. Nous proposons pour cela des solutions techniques, certaines très ciblées, d’autres plus ambitieuses, que l’assureur pourrait mettre en œuvre afin de réduire les défauts que les partenaires sociaux jugent prioritaires. Ces propositions sont de deux ordres :

  • Traiter les problèmes avérés… sans affecter la logique d’ensemble

❶ Réduire l’incitation aux préretraites Unedic, sachant que pour cela il est inutile et inefficace de taxer tous les seniors ;

❷ Réexaminer l’opportunité de maintenir l’Allocation de Solidarité Spécifique (ASS), avant de modifier la réglementation de l’assurance chômage ;

❸ Revoir les modalités de maintien des droits au-delà de la durée maximale d’indemnisation, jusqu’à la retraite ;

❹ Renforcer l’accompagnement, dans la mesure où il s’avérerait que c’est sa faiblesse qui serait à l’origine d’un aléa moral chez les chômeurs seniors.

  • Revoir la logique d’ensemble pour réduire les problèmes avérés et futurs

❺ Créer un plafond de durée potentielle des droits continûment croissant avec l’âge ;

❻ Plafonner les possibilités de la validation des trimestres de retraite grâce à des trimestres de chômage indemnisé ;

❼ Créer un compte individuel partiel, afin de lutter contre l’aléa moral, de réintroduire plus de contributivité et d’équité dans le système, pour les seniors tels qu’ils sont actuellement définis, ou plus largement ;

❽ Dans le périmètre actuel d’affiliation à l’assurance chômage, poser la question des cotisations des seniors à l’assurance chômage.

Ces solutions sont parfois complémentaires, parfois exclusives les unes des autres. Elles montrent que de nombreuses solutions à la fois incitatives et économiques sont possibles en dehors de la réduction paramétrique de la « générosité » des droits des seniors. Le paramétrage de ces solutions pourrait être ajusté pour trouver des points d’équilibre lors de la négociation.

 

Pour en savoir plus : Coquet Bruno, 2016, « Assurance chômage des seniors : peu de problèmes, beaucoup de solutions », OFCE policy brief 3, 8 septembre

 




Taxer les contrats courts : pourquoi et comment ?

Par Bruno Coquet

Le marché du travail français est fortement appuyé sur l’assurance chômage, pour de nombreuses raisons : le chômage est élevé, les salariés paient très cher leur assurance, mais aussi parce que la réglementation couvrant bien les salariés titulaires de contrats précaires, certains employeurs sont incités à reporter sur l’assurance chômage les coûts de la flexibilité contractuelle, qui devraient être facturés aux clients ou imputés aux actionnaires.

L’intervention de l’assurance chômage doit donc être ajustée afin de ne pas susciter de telles incitations, qui lui coûtent cher et accroissent le coût du travail. Pour ce faire c’est le coût du travail associé aux comportements coûteux pour l’assureur qui doit être augmenté, cependant que les taxes facturées aux employeurs faisant un usage raisonné des contrats courts devraient baisser.

Après avoir examiné les moyens que l’assureur doit mettre en regard de ces objectifs, nous proposons une formule de modulation des cotisations d’assurance chômage. Celle-ci tire les leçons de la sur-taxation en vigueur depuis 2013 ; plus générale, notre formule peut modifier de manière significative le coût des contrats très courts, tout en ayant des effets agrégés très modestes (et en particulier nuls sur le coût du travail agrégé) ; son éventuel effet négatif sur les embauches, en particulier dans les TPE/PME peut aisément être contrôlé

1 – Définir précisément l’objectif

1.1 – Règle générale : ne pas taxer, ni plus ni moins

Si l’on veut créer des emplois il est de bon sens de ne pas les taxer, ou plus exactement de minimiser les taxes qui pèsent sur le travail. Cela vaut dès la première heure de travail, quels que soient le niveau de salaire et les caractéristiques du contrat de travail (CDI, CDD, intérim, etc.).

Mais les modalités d’emploi peuvent cependant engendrer des effets indésirables, des transferts de coûts sur d’autres acteurs que les parties au contrat, des « externalités » qui peuvent justifier de prélever des taxes sur le travail : le financement des accidents du travail en constitue un bon exemple, mais aussi l’assurance chômage, la formation professionnelle, etc. Symétriquement le coût de certaines politiques publiques ne devrait pas être déporté vers des ressources qui n’ont rien à voir avec elles : la politique culturelle, dont le régime des intermittents du spectacle est un pilier, constitue un exemple emblématique d’un alourdissement indésirable du coût du travail.

Les systèmes mutualisés qui financent certaines politiques publiques, en particulier les assurances qui s’appuient sur la solidarité interprofessionnelle, ne devraient pas effectuer de la redistribution monétaire ou donner des subventions croisées en différenciant la tarification des assurés : le risque étant aléatoire, la règle est que chacun a l’obligation de s’affilier et paie des contributions identiques pour financer l’indemnisation de ceux pour lesquels le risque se réalise.

Par conséquent il n’existe pas de raison de taxer l’emploi quand il n’engendre pas d’externalités coûteuses, et il serait inique et inefficace de surtaxer certains assurés ou d’en exonérer d’autres.

1.2 – Règle de bonne gestion : décourager ce qui coûte cher

En revanche, dès lors que le comportement des assurés influence la probabilité de survenance des sinistres, ou le montant de l’indemnisation qui s’ensuit, l’assureur doit impérativement contrôler ces comportements qui accroissent ses dépenses (ce qui manifeste l’externalité).

Pour faire face à cette « sélection adverse » l’assureur peut, à court terme, choisir d’augmenter la taxe de droit commun facturée à tous les assurés. Mais cette option n’est pas tenable à long terme car elle encourage de plus en plus d’assurés à adopter les comportements coûteux pour l’assureur, en même temps qu’elle accroît les coûts de ceux dont le comportement est vertueux, car ce sont eux qui financent le surcroît de dépenses.

C’est en particulier le cas pour l’assurance chômage. Le chômage ne résulte pas seulement de causes macroéconomiques, cycles d’activité, ruptures technologiques, saisons, chocs exogènes, etc. Il relève également de choix productifs : ainsi une entreprise peut choisir de répondre à une demande saisonnière en stockant ses produits au fil des mois qui précèdent, quand sa concurrente augmentera sa production au dernier moment grâce à des contrats courts ; une autre peut choisir de répercuter dans son prix de vente le surcoût de l’embauche d’intérimaires pour répondre à une commande sporadique alors que sa concurrente rognera son taux marge pour bénéficier d’un chiffre d’affaires et d’un profit total accrus. Ainsi sur des marchés concurrentiels ce sont in fine les actionnaires ou les clients qui supportent les coûts associés aux choix productifs.

La présence d’une assurance chômage peut modifier ces choix : les entreprises utilisant les technologies de production flexibles qui externalisent le mieux les coûts de production vers le régime d’assurance sont avantagées, soit que leurs marges sont plus élevées, soit que leurs prix de vente plus faibles augmentent leur compétitivité et leur activité. Mais derrière le régime d’assurance chômage, qui paye pour le revenu ces chômeurs ? Une majorité d’entreprises qui n’ont rien à voir avec ces choix, ou – de manière plus problématique – des concurrentes plus vertueuses en termes de stabilité de l’emploi. En aucun cas il n’est optimal que ce soit l’assurance chômage, donc l’ensemble des assurés[1] qui supportent de tels coûts : cela signifie que l’assureur perturbe la concurrence sur le marché des biens dans un sens opposé à ce qu’est sa mission, puisque ce faisant il augmente le chômage et ses propres coûts.

Bien sûr le choix technologique et économique qui fait préférer à l’employeur l’usage de contrats courts ne résulte pas seulement de l’existence d’une assurance chômage. Cependant si l’assureur n’y prend pas garde ces comportements qui augmentent ses dépenses peuvent entraîner sa faillite, surtout si par mégarde il les encourage avec ses propres règles d’affiliation et d’indemnisation, comme c’est le cas de l’Unedic avec les contrats courts.

Une gestion rigoureuse de l’assurance chômage ne doit donc pas exclusivement s’intéresser au contrôle des dépenses. La tarification est un instrument à part entière, indispensable pour contrôler les comportements qui influencent la sinistralité.

2 – Définir précisément l’instrument

Taxer par principe, sans considération du problème que vise à résoudre la taxe, est un risque, pas une solution. La taxe vise à limiter soit le problème, soit ses conséquences, soit les deux.

2.1 – La taxe américaine a pour vocation de contrôler des problèmes américains

Une sur-taxation des entreprises faisant un recours excessif à l’assurance chômage est pratiquée aux Etats-Unis. Cette réglementation est souvent citée en exemple. Mais ce système est spécifique à plusieurs titres, ce qui rend sa transposition aléatoire :

  • Son objectif. Cette formule a été conçue dès la création du régime américain en 1935 pour prémunir l’assureur, et donc la collectivité des assurés[2], contre un danger précis : le recours disproportionné à des suppressions d’emploi temporaires (« licenciements temporaires »), très proches du chômage partiel. C’est d’autant plus nécessaire que le régime d’assurance américain a été construit pour indemniser ce type de fluctuations[3], ce qui exige d’éviter une mutualisation inter-sectorielle excessive (qui implique que les secteurs très cycliques sont financés par ceux qui sont peu cycliques) ainsi qu’une mutualisation intra-sectorielle disproportionnée (les entreprises qui utilisent beaucoup l’assurance chômage sont financées par leurs concurrentes qui l’utilisent peu) ;
  • Son champ d’application. La taxation sous forme d’experience rating est d’autant plus dissuasive qu’elle s’applique à l’ensemble de la masse salariale de l’entreprise dont le compte chez l’assureur est plus déficitaire que la norme établie[4];
  • Ses modalités administratives. Adapté à l’objectif visé cette modulation fonctionne mal car les comptes individuels des entreprises, outre qu’ils engendrent une lourde bureaucratie, nécessitent d’établir des formules de calcul complexes et peu lisibles, au détriment de leur caractère incitatif ;
  • Ses restrictions. L’assiette du salaire assurable sur laquelle porte la taxe est en général trop faible[5] pour que la sanction en termes de coût du travail n’incite à la vertu. En outre si l’expérience rating était « complet », c’est-à-dire que chaque employeur paie la totalité des coûts qu’il engendre pour l’assureur, la mutualisation serait nulle et l’assurance inutile du point de vue des employeurs.

Transposer la formule américaine n’a donc pas de sens car cette modalité est indissociable du système d’assurance de ce pays, structurellement très différent du nôtre, par ses objectifs, ses règles et la manière dont il est financé.

2.2 – Une taxe française doit viser des problèmes français

En France le comportement qui pose problème en ce qu’il coûte cher à l’assurance chômage est la récurrence emploi/chômage associée à l’usage disproportionné des contrats courts.

La durée réduite des contrats de travail engendre des besoins d’indemnisation, qui interfèrent avec la gestion de l’assureur dont l’un des objectifs est de bien sécuriser les titulaires de contrats précaires[6]. L’existence des contrats courts peut évidemment refléter des fluctuations d’activité temporaires – comme aux Etats-Unis –, mais ce qui est problématique en France c’est d’une part leur utilisation structurelle, récurrente, pour couvrir des besoins de production permanents, d’autre part le fait que l’assurance chômage soit instrumentée comme un complément de salaire par des employeurs et/ou des salariés qui maîtrisent bien les règles d’éligibilité et d’indemnisation. Face à cela l’Unedic pourrait moins bien indemniser les chômeurs, mais ce n’est qu’un moyen indirect d’agir sur les causes originelles des dépenses.

En France l’assureur doit donc essayer d’influencer la durée des contrats de travail. La taxe sur les contrats courts ne doit pas être nulle, mais fixée à un niveau optimal pour être dissuasive, sans être excessive ni punitive :

  • Il ne s’agit pas de « taxer les CDD », ou d’exonérer tel ou tel statut, mais de viser la durée effective des contrats : en effet l’assureur observe que 30% des CDI durent moins d’un an, que les ruptures durant la période d’essai représentent près de 2 fois plus d’entrées au chômage que les licenciements économiques, que les contrats d’intérim sont à la fois très courts et très récurrents en indemnisation, etc. Il apparaît donc préférable que l’assureur reste neutre envers le choix du contrat de travail, pour se focaliser sur la conséquence commune des différents statuts possibles, qui est la forte récurrence en indemnisation ;
  • La taxe n’a aucune raison d’être punitive : elle s’applique aux salaires correspondant à des contrats de courte durée, pas à l’ensemble des employeurs qui en font un usage excessif (ce qui serait le cas si la taxe américaine était transposée telle quelle) ;
  • Le but n’est pas de créer une taxe qui finance le « déficit » des contrats courts[7]. Un tel objectif serait en contradiction avec la nature même d’une assurance chômage mutualisée, qui a vocation à financer les prestations versées aux agents qui subissent des risques élevés (contrats précaires) par des contributions sur les agents dont l’exposition au risque est moindre (contrats stables). Dès lors que ces risques ne sont pas « maîtrisés » par les agents, la mutualisation réalisée par l’assurance est un transfert souhaitable, et l’assureur ne doit pas chercher à faire payer aux utilisateurs de contrats courts 100% du coût d’indemnisation qu’ils engendrent, ce qui serait la négation même du principe d’assurance mutualisée.

Une taxe sur les CDD, réduite pour les CDD d’usage, a bien été mise en place en 2013 par l’Unedic[8] (graphique 1). Mais en visant des statuts plutôt que la durée, dotée d’un champ d’application bien plus restreint que celui de ses exceptions, elle ne pouvait évidemment ambitionner d’infléchir l’usage des contrats courts. En outre, en créant des effets de seuil, elle offre à la marge des possibilités d’échapper à la surtaxe. De manière caractéristique on peut observer que cette taxe visant une mauvaise cible (le statut du contrat de travail, en l’occurrence les CDD, mais pas l’intérim et très peu les CDD d’usage) il n’est guère étonnant qu’elle n’ait pas modifié les comportements.

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2.3 – Taxer les contrats courts sans dissuader la création d‘emplois

Trois solutions existent pour taxer le travail : au début du contrat, en cours de contrat, ou à la fin de celui-ci :

  • Taxer l’embauche est évidemment contre-intuitif, mais c’est surtout inapproprié par rapport à l’objectif visé ici par l’assureur, car dans bien des cas le statut du contrat ne permet pas de juger de sa durée effective, ni du destin de la relation employeur/salarié (donc sa durée effective) qui peut se poursuivre bien plus longtemps et sans interruption que ne peut le laisser supposer la durée initiale du contrat ;
  • Taxer à la fin du contrat n’est pas souhaitable dans la mesure où l’employeur est taxé au moment où il doit se séparer du salarié, c’est-à-dire au moment où ses moyens financiers se réduisent ; c’est en outre aléatoire car s’il fait faillite la taxe n’est jamais recouvrée ; cette solution est enfin fortement combattue au motif que les coûts de sortie de l’emploi dissuadent l’embauche ;
  • Taxer en cours de contrat reste donc la meilleure solution. Ce que vise une taxe déportée vers les durées courtes de contrat, c’est de limiter les hautes fréquences de ruptures injustifiées[9].

L’objectif étant de taxer les durées effectivement courtes, en évitant les effets de seuil, une taxe d’autant moins importante que le contrat s’inscrit dans la durée apparaît adaptée au besoin.

Il reste qu’une entreprise jeune et/ou en période de forte expansion de ses effectifs est par nature surexposée à une taxe sur les contrats récemment signés, car ceux-ci représentent une fraction transitoirement élevée de sa masse salariale. Dans ce cas, le coût du travail est effectivement élevé, même si cela est parfaitement compatible avec la fonction de l’assurance chômage[10].

Pour qu’une taxe sur les CDD devienne une taxe à l’embauche il faudrait néanmoins que ces contrats représentent une très forte proportion de la masse salariale de l’entreprise. En moyenne la masse salariale des contrats à « durée limitée » représente environ 11,2% de la masse salariale totale soumise à cotisations Unedic[11]. On peut l’illustrer avec les exemples chiffrés dans les tableaux 1 et 2. Une entreprise ayant une masse salariale de CDD comprise entre 0% et 13,5% de sa masse salariale totale gagnerait à un nouveau barème de cotisation tel que celui proposé dans le graphique 1 : une entreprise de 10 salariés (120 mois ETP par an) qui conclurait dans l’année 15 contrats de 1 mois, taxés au taux le plus élevé ne verrait pas son coût du travail accru par rapport au barème actuel, puisque le taux moyen de cotisation à l’assurance chômage baisserait de 4,33% ex-ante à 4,26% ex-post (tableau 1).

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Ce n’est qu’au-delà de 13,5% que ce nouveau barème commence à être coûteux. Mais même si un employeur utilise des contrats courts dans des proportions très importantes (50% dans les exemples du tableau 2, soit plus de 4 fois le taux moyen observé) l’augmentation du taux de cotisation à l’assurance chômage reste relativement modérée (+1,05% si tous les contrats courts durent 1 mois, +1,6% s’ils ont une durée de 3 mois, et 1,25% s’il s’agit de contrats de 12 mois).

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Différentes solutions peuvent être imaginées pour atténuer l’effet de « taxe à l’embauche » d’une telle modulation des contributions. Par exemple :

  • Offrir un abattement à la base de x euros par entreprise sur les cotisations d’assurance chômage : ainsi l’assureur établit un plancher à la sur-taxation pour les employeurs qui font un usage limité des contrats courts, et comme le montant de l’abattement est défini par entreprise, ce sont les plus petites qui sont les plus favorisées. Un abattement à la base de 400 euros par an et par entreprise permettrait ainsi de neutraliser la plupart des effets d’une surtaxe des contrats courts pour une entreprise en forte croissance ayant les caractéristiques simulées dans le tableau 2 ;
  • Offrir une exonération de la surtaxe pour les x premiers emplois créés chaque année (ou depuis la création de l’entreprise, ou à partir de la date du premier emploi créé), quelle que soit leur durée, ce qui a des effets très proches de la mesure ci-dessus mais en limite le champ aux nouveaux emplois, ce qui est moins coûteux ;
  • Offrir à chaque employeur le choix entre le barème dégressif en fonction de la durée du contrat et une taxation uniforme de toute la masse salariale, comme aujourd’hui. Ce taux uniforme devrait être suffisamment élevé pour ne jamais coûter à l’assureur, ce qui aurait l’avantage de faire ressentir à tous les employeurs concernés combien la taxation uniforme actuelle (4%) peut apparaître élevée à l’immense majorité des employeurs qui n’utilisent pas les contrats courts de manière excessive.

L’avantage d’une exonération forfaitaire par entreprise (et non par emploi) est qu’il est inutile de créer un seuil destiné à la plafonner pour les entreprises les plus grosses dont les moyens sont plus élevés et qui ne sont pas exposées à l’effet de taxe à l’embauche.

L’incitation à l’allongement des contrats que constitue une taxe modulée en fonction de leur durée effective ne doit cependant pas être totalement annulée : entre des TPE concurrentes il n’y a aucune raison que l’assurance chômage favorise celles qui minimisent leurs propres risques en recrutant sur des contrats très courts. L’assureur a tout intérêt à « récompenser » les employeurs qui endosse un risque accru en facturant un coût du travail moindre.

Ces aménagements pourraient être financés par la suppression de l’exonération temporaire de cotisation d’assurance chômage ciblée sur les jeunes embauchés en CDI, instaurée en 2013. Cette disposition s’accompagne d’effets d’aubaine particulièrement élevés et, dans la mesure où elle ne s’adresse pas seulement à des jeunes indemnisés, elle relève d’une politique publique, utile dans la mesure où ces emplois s’avèreraient (très) durables, mais qui n’est pas dans la mission première de l’assureur. En revanche trouver les moyens de réduire l’usage disproportionné des contrats courts sans pour autant nuire à la création d’emploi est parfaitement en adéquation avec l’intérêt et avec la mission de l’assureur.

 

 

[1] Il faut toujours avoir à l’esprit que « les assurés » sont à la fois les entreprises (qui sont ainsi couvertes contre l’externalité que représente le coût du chômage qu’elles pourraient engendrer), et les salariés, qui sont couverts contre la perte de leur revenu.

[2] Aux Etats-Unis seules les entreprises paient des cotisations d’assurance chômage ; les salariés n’y cotisent que dans deux Etats.

[3] Ou tout au plus des fluctuations conjoncturelles courtes comme l’indique la durée maximale des droits (6 mois). Le chômage issu de chocs économiques plus importants (conjoncturels ou structurels) est pris en charge par des dispositifs d’extension de droits financés sur crédits budgétaires des Etats ou de l’Etat fédéral.

[4] Prestations servies excédant de manière importante les contributions payées.

[5] Le minimum légal est de 7000 US$ par an.

[6] A la différence des Etats-Unis les salariés français cotisent à l’Unedic, à hauteur de 37,5% de ses ressources.

[7] 8,77 Md€ par an (Unedic, 2016, Dossier de référence de la Négociation).

[8] Cette mesure a été décidée dans le cadre de l’accord interprofessionnel de janvier 2013 et non dans celui d’une renégociation de la convention d’assurance chômage.

[9] Injustifiées non au regard d’un jugement de valeur, mais en raison du fait que ces surcoûts relèvent de choix productifs qui sur des marchés concurrentiels peuvent et doivent être imputés dans les prix de vente (clients) ou les taux de marge (actionnaires) (cf. ci-dessus).

[10] La théorie montre que la présence d’une assurance chômage favorise la croissance économique entre autres parce qu’elle permet à des entreprises nouvelles d’offrir des emplois risqués, que les salariés acceptent d’autant plus volontiers qu’ils sont bien assurés. Voir par exemple Albrecht & Axell (1984) « An equilibrium model of search unemployment », Journal of Political Economy, Vol.92 n°5. Axell & Lang (1990) « The effect of unemployment compensation in a general equilibrium with search unemployment » Scandinavian Journal of Economics, Vol. 92 n°4.

[11] Calcul sur données Unedic (Unedic, 2016, Dossier de référence de la Négociation).




Dette de l’assurance chômage : quel est le problème ?

par Bruno Coquet, Chercheur affilié à l’OFCE, & IZA

La dette de l’assurance chômage atteint 25,8 Md€ à la fin de 2015. Sous la pression d’un chômage élevé, elle va continuer de s’accroître jusqu’à dépasser 35 Md€ en 2018 (Unedic, 2015b), un niveau inédit qui représentera près de 1,5% du PIB et 100% des recettes annuelles de cotisations.

L’Unedic peut-elle rembourser cette dette ?

La Note de l’OFCE (n°60 du 10 mars 2016) montre que même en faisant l’hypothèse d’une conjoncture très favorable, et compte-tenu de la difficulté d’augmenter le taux de cotisation qui est déjà l’un des plus élevés au monde, les réformes des règles d’indemnisation susceptibles de produire suffisamment d’économies pour rembourser la dette et assainir les comptes au cours du cycle conjoncturel à venir devraient être drastiques. Il faudrait en effet réduire au minimum de 50% les droits potentiels des chômeurs, tout en préservant la paix sociale, ce qui apparaît très improbable.

L’Unedic, ne remboursera donc pas sa dette avec les recettes qu’elle a utilisées par le passé. Le régime qui survivrait ce tsunami paramétrique serait très loin de l’assurance optimale nécessaire au bon fonctionnement du marché du travail et de l’économie.

L’Unedic doit-elle rembourser cette dette ?

L’assurance est facturée bien plus cher qu’elle ne coûte, ce qui a pour conséquence que les allocations de droit commun sont largement financées par les recettes de cotisations. L’activité d’assurance de l’Unedic dégage donc un excédent annuel, dont le cumul se monte à 58 Md€ depuis 1990.

Mais au-delà du paiement des allocations, des charges qui devraient relever du droit conventionnel ou des politiques publiques, tels les régimes spéciaux intermittents et intérimaires, le financement du service public de l’emploi, des dépenses mises à la charge de l’Unedic par l’Etat, etc. ont engendré un besoin de financement total de près de 83 Md€ depuis 1990.

La dette de l’assurance chômage ne peut donc pas être attribuée aux règles de droit commun, et donc a fortiori à leur générosité supposée. Il n’est donc pas surprenant que la plupart des réformes qui ont réduit les droits pour enrayer l’accumulation de déficits aient échoué au cours des 15 dernières années : le remède n’est pas adapté au mal qu’il est sensé soigner. Non seulement les réformes paramétriques nécessaires à résorber le déficit et la dette de l’Unedic ne résoudraient aucun des problèmes structurels et techniques qui en sont à l’origine ; bien au contraire, ceux-ci seraient exacerbés, au détriment de l’efficacité du régime, de la justice sociale et au profit de la segmentation du marché du travail.

Le droit commun doit-il évoluer et comment ?

Cela ne signifie pas que tout va pour le mieux dans le droit commun. Tant en matière de cotisations que de prestations, certaines règles essentielles sont devenues inadaptées, voire incompatibles avec la mission de l’assureur et l’intérêt des assurés. Une analyse stratégique et une comptabilité précise montrent qu’il existe des pistes simples, certaines, équitables pour refonder l’assurance chômage, et notamment ses règles essentielles.

Une réforme structurelle de l’assurance chômage devrait viser à recentrer son intervention sur des règles de droit commun consolidées et assainies. Cette stratégie devrait reposer sur quatre piliers :

  • La reprise de la dette par l’Etat. La dette n’est pas le fait des règles d’assurance de droit commun, mais elle empêche de réformer celui-ci de manière efficace et économique. L’Etat n’y perd rien, car cette dette est déjà comptabilisée dans la dette publique.
  • La suppression des dépenses non-assurantielles. Les dépenses indûment imputées à l’assurance chômage doivent être financées par d’autres ressources que des taxes sur les chômeurs.
  • Une assurance obligatoire. Tous les employeurs et tous salariés doivent être affiliés, car la solidarité interprofessionnelle, l’équité et l’efficacité justifient que le financement de l’assurance chômage s’appuie sur des ressources larges et diversifiées.
  • Une assurance universelle. L’unicité des règles est un principe intangible. L’assureur doit prioriser l’assurance du risque de chômage et sa mutualisation, ce qui implique de ne plus financer des politiques publiques avec des cotisations d’assurance chômage assises sur le coût du travail marchand.

Les partenaires sociaux n’ont bien entendu pas la latitude de prendre seuls l’ensemble de ces décisions. Mais, si le contexte de la négociation pouvait être ainsi éclairci, les partenaires sociaux pourraient à nouveau se concentrer sur les missions fondamentales et le pilotage de l’Unedic, ainsi que sur les leviers qui importent : objectifs de l’assurance, règles appropriées pour les atteindre, maîtrise des droits et des incitations, taux de cotisation, etc. pour le bénéfice de tous.




Secteur public : l’assurance chômage qui n’existe pas

Bruno Coquet, Chercheur affilié à l’OFCE et IZA

Une assurance chômage peu solidaire

En France seuls les salariés du secteur privé ont une obligation d’affiliation et de cotisation à l’assurance chômage. Ceux du secteur public étant couverts par une garantie d’emploi ou l’auto-assurance de leur employeur, leur affiliation à l’Unedic n’est pas obligatoire. Néanmoins, l’affiliation à l’Unedic reste possible pour la plupart des employeurs publics qui le désirent, notamment si la précarité importante des contrats de leurs salariés non-titulaires rend le choix de l’auto-assurance trop coûteux pour eux.

Cette réglementation a pour résultat de réduire la solidarité interprofessionnelle organisée par l’Unedic pour prendre en charge le chômage, puisque 30% des salariés n’y participent pas. La France est le seul pays où les employeurs publics ne contribuent pas à l’assurance chômage mutualisée et où, en même temps, la puissance publique ne finance pas l’assurance chômage par des subventions et/ou des dotations d’équilibre, faisant de l’Unedic une assurance chômage financée par le secteur privé pour lui-même.

La situation financière délicate dans laquelle se trouve l’Unedic pourrait constituer le motif d’une diminution des droits et/ou d’une augmentation des contributions à l’assurance chômage ; le contraste est fort avec le financement des garanties d’emploi et de l’auto-assurance des employeurs publics, qui n’est pas un objet de débat alors même qu’il n’est ni explicite ni clair. Ces garanties sont-elles gratuites ? Si oui, pourquoi alors ne pas généraliser ces dispositions bien plus économiques que l’assurance chômage ? Et sinon quel est leur coût, par qui et comment sont-elles financées ?

La Note de l’OFCE (n° 59 du 2 mars 2016) a pour objectif de documenter ces questions, afin de contribuer à la réflexion sur le fonctionnement de l’assurance chômage, notamment en s’interrogeant sur les raisons pour lesquelles celle-ci n’est pas obligatoire ni dotée de règles universelles, et à mesurer les conséquences de ces choix.

Assurer le chômage ou assurer l’emploi ?

Les emplois publics ne sont pas créés au motif de réduire le chômage, mais pour offrir des services publics aux citoyens ou –lorsqu’il s’agit d’entreprises publiques– d’accroître leur valeur ajoutée. La création d’emplois publics peut néanmoins être vue comme un complément, voire une alternative, à l’assurance chômage dans la mesure où les garanties d’emploi et les dispositions conventionnelles d’auto-assurance en vigueur dans le secteur public ont pour effet de protéger du chômage et de ses conséquences, tout comme l’assurance chômage.

Si créer des emplois publics suffisait à réduire le chômage, une sur-représentation de ces emplois au sein de l’économie pourrait constituer un symptôme de l’utilisation de ces dispositions comme un instrument de réduction du chômage, et donc une contribution de la puissance publique à une forme d’assurance chômage. La combinaison du nombre élevé de ces emplois et de leurs caractéristiques pourrait produire des externalités massives sur le marché du travail dans son ensemble, et en particulier sur le régime d’assurance chômage en raison de la différence qui en découle au regard de l’affiliation et du financement de l’assurance chômage.

La question des dispositions conventionnelles en vigueur dans le secteur public  est en effet distincte de celle de la participation au régime mutualisé d’assurance chômage de droit commun : les garanties d’emploi n’impliquent pas une dispense d’affiliation et de contributions à l’Unedic, ni a fortiori que celle-ci s’étende sous forme d’auto-assurance aux emplois publics non-titulaires, au seul motif que tous sont salariés d’employeurs publics. De plus l’affiliation optionnelle des salariés non-titulaires enfreint les règles prophylactiques les plus élémentaires dont toute assurance chômage doit impérativement être dotée. Incitant à la sélection adverse, cette réglementation complexe va même jusqu’à l’organiser (intermittents, apprentis, emplois aidés, etc.) concourant à transférer des déficits vers l’Unedic et à maintenir des excédents dans les caisses des employeurs publics. Ceux-ci s’adaptent clairement à ces incitations et aux opportunités qui leur sont données de se soustraire à l’assurance chômage mutualisée, ce qui crée des subventions croisées qui vont du secteur privé vers le secteur public.

Des enjeux financiers très importants

Ce transfert implicite du secteur privé affilié à l’assurance chômage vers les secteurs publics qui n’y sont pas affiliés peut être estimé sur la base des recettes de cotisations. En effet, pour compenser le manque à gagner résultant de la dispense de cotisations des emplois publics l’Unedic doit appliquer à ses affiliés un taux de cotisation plus élevé qu’à l’optimum. Sur le périmètre de l’emploi salarié total l’assiette des cotisations Unedic serait 44,3% supérieure à ce qu’elle est actuellement, générant un rendement de 47,0 Md€ au taux de cotisation actuel (6,4 %). Considérant que l’emploi et le chômage seraient inchangés, un taux de cotisation de 4,4 % suffirait donc pour collecter les 32,5 Md€ de recettes perçues par l’Unedic en 2012.

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Mais, même indemnisé, le chômage engendre des coûts importants pour les chômeurs indemnisés mais aussi pour les employeurs et les salariés assurés, qui vont bien au-delà d’une simple exemption de cotisations. Sous l’hypothèse technique d’une probabilité de chômage homogène dans les deux secteurs, ou si le coût des garanties d’emploi était entièrement assumé par les employeurs publics, la simulation d’une assurance chômage obligatoire et universelle met en évidence que la masse salariale des secteurs affiliés à l’Unedic est actuellement réduite de 29,4 Md€. Cette somme représente la « subvention croisée » qui va du secteur privé vers le secteur public pour financer le coût actuel des garanties d’emploi et de l’auto-assurance. C’est aussi le gain brut potentiel associé au passage à une assurance chômage obligatoire et universelle indépendamment de la distribution effective du risque de chômage qui est, elle, liée aux caractéristiques individuelles et aux statuts (principe analogue à celui appliqué en Allemagne par exemple).

Une assurance plus équitable et plus efficace

Les ressources que devraient trouver les employeurs publics pour financer ces dépenses devraient s’appuyer sur des taxes nouvelles ou l’augmentation de taxes existantes. Une réforme de l’assurance chômage se ferait donc à taux de prélèvements obligatoires constant ex-ante, et substituerait un financement fiscal de l’assurance chômage au financement actuellement assis sur le coût du travail marchand. Les nouvelles ressources étant à la fois plus appropriées et équitables, l’assurance chômage serait plus optimale, donc plus efficace et moins coûteuse à moyen terme, ouvrant la possibilité d’une baisse du taux de prélèvements obligatoires ex post. S’agissant de répartir plus équitablement une charge qui pèse aujourd’hui exclusivement sur les salariés, les employeurs et les chômeurs du secteur privé, il est nécessaire et acceptable, qu’une telle réforme fasse des « perdants », car elle accroîtrait le bien-être collectif. Ceux-ci se trouveraient majoritairement parmi les contribuables, car c’est vers eux que se déplacerait le financement d’une assurance chômage devenue obligatoire et universelle.

De la même manière que les dispositions statutaires qui régissent les emplois publics n’impliquent en rien d’exonérer ceux-ci d’affiliation à l’assurance chômage, rendre l’assurance chômage obligatoire et universelle ne nécessite pas de réformer ces dispositions ; ces deux sujets sont disjoints. Dans le secteur public comme dans le secteur privé l’assureur n’a pas besoin de tenir compte des arrangements contractuels, mais il doit vérifier qu’il n’en supporte pas de coût, et de manière plus générale que les règles d’assurance encouragent les dispositions de ce type qui réduisent ses coûts sans affecter ses ressources et découragent celles qui vont en sens opposé.




L’assurance chômage doit-elle financer le Service public de l’emploi ?

Par Bruno Coquet, Chercheur affilié à l’OFCE, & IZA

L’Unedic est le principal financeur du Service public de l’emploi, qui est un service universel ouvert à tous les actifs, qu’ils soient chômeurs indemnisés ou non, et à tous les employeurs, privés et publics. Le fait que les deux tiers de ses ressources proviennent de l’assurance chômage, et donc d’un prélèvement sur le coût du travail marchand, ne va donc pas de soi.

L’analyse détaillée de l’évolution des frais de fonctionnement et d’interventions de l’Unedic conditionne fortement l’interprétation que l’on peut faire de sa situation financière, ainsi que des moyens susceptibles de la redresser : si ces dépenses pèsent excessivement sur les comptes, il est illusoire et sous-optimal de réduire la « générosité » des règles d’indemnisation pour rétablir l’équilibre financier.

Dans la dernière Note de l’OFCE (n°58 du 22 février 2016), nous montrons que la structure des ressources du Service public de l’emploi s’est radicalement transformée au cours des deux dernières décennies : nulle avant 1996, la contribution de l’Unedic représentait 10,8 % des ressources de l’ANPE en 2001, et 62,9 % de celles de Pôle emploi en 2015. La contribution de l’Unedic, qui s’élève à 3,3 Md€ en 2016, est désormais plus de deux fois supérieure à la dotation budgétaire versée par l’État (1,5 Md€ en 2016) ; et elle continuera d’augmenter jusqu’à plus de 3,6 Md€ en 2018.

Ce financement représente aujourd’hui 1 400 € par an pour un chômeur indemnisé par l’Unedic, mais seulement 10 € pour un chômeur de longue durée indemnisé par le Fonds de solidarité, qui verse l’ASS. De manière générale les dépenses autres que les allocations, qui leur sont spécifiquement attribuables, ne se justifient que si elles accroissent les perspectives d’emploi à moyen terme au point de réduire la probabilité de chômage de ces assurés, et par conséquent les dépenses d’indemnisation des chômeurs. En effet si les salariés cotisent à l’assurance chômage, c’est uniquement pour se garantir un revenu de remplacement en cas de chômage, jusqu’à retrouver un emploi conforme à leurs compétences. Par conséquent, les salariés, qui pensent épargner 6,4% de leur salaire à cette fin, versent en réalité un maximum de 5,76 % de leur salaire pour cet objectif. Par ailleurs une taxe 0,64% du salaire va à Pôle emploi, dont la quasi-totalité finance les services universels à tous les chômeurs, indemnisables ou non.

A l’échelle de l’Unedic les montants financiers en jeu sont très importants : même en retenant des hypothèses très prudentes, les besoins de financement que ces charges ont créés peuvent à eux seuls expliquer la totalité de la dette à fin 2015, soit 25,9 Md€.

Ce travail est une contribution à l’analyse structurelle de l’assurance chômage. Son but n’est pas d’analyser au fond ni en opportunité les missions de Pôle emploi, les politiques que cette agence met en œuvre, les moyens dont elle dispose, ou la nécessité de l’activation des chômeurs indemnisés. La question posée ici est celle du financement de ces actions, en raison de leur contribution au déséquilibre des comptes de l’Unedic. Il apparaît clairement que les transferts financiers de l’assurance chômage vers le Service public de l’emploi sont un de ces problèmes qu’une réforme des règles d’indemnisation ne peut résoudre ; la réforme du financement du Service public de l’emploi apparaît donc comme une composante et un préalable indispensable de la réforme structurelle de l’assurance chômage.




Faut-il réduire les dépenses d’indemnisation du chômage ?

Par Gérard Cornilleau

La Cour des comptes vient de présenter un rapport sur le marché du travail qui propose de mieux « cibler » les politiques. En ce qui concerne l’indemnisation du chômage elle met l’accent sur la non soutenabilité des dépenses et propose quelques mesures d’économies. Certaines sont habituelles et concernent le régime des intermittents du spectacle et l’indemnisation des intérimaires. Nous n’y reviendrons pas ici car le sujet est bien connu[1]. Mais la Cour propose aussi de réduire les prestations des chômeurs dont elle dit qu’elles sont (trop) généreuses dans le bas et le haut de l’échelle des salaires. En particulier elle propose de réduire le plafond de l’indemnisation et de mettre en place un système dégressif alors que certains cadres chômeurs peuvent bénéficier aujourd’hui de prestations dépassant 6 000 euros par mois. Il nous semble que les raisonnements qu’elle présente à l’appui de ces propositions sont doublement erronés.

En premier lieu le diagnostic de non soutenabilité du régime omet la prise en compte de la crise : si l’Unedic doit aujourd’hui faire face à une situation financière dégradée c’est avant tout du fait de la baisse de l’emploi et de la montée du chômage. Il est évidemment naturel qu’un régime de protection sociale dont la vocation est de soutenir le revenu des salariés dans les périodes de crise soit en déficit au creux de celle-ci. Chercher maintenant à rééquilibrer les finances de l’Unedic par une réduction des prestations reviendrait à renoncer à sa vocation de dispositif contra-cyclique. Cela serait injuste pour les chômeurs et économiquement aberrant puisque en réduisant les revenus dans une période de conjoncture dégradée on ne peut qu’aggraver la situation. Dans ces circonstances il est également facile de comprendre que les arguments d’incitation au travail sont de très faible valeur : c’est en haut de cycle, quand l’économie se rapproche du plein emploi qu’il est possible de se poser la question des incitations à la reprise d’emploi. En bas de cycle l’incitation à la recherche plus active d’un emploi modifie éventuellement la répartition du chômage, certainement pas son niveau.

Le déficit de l’assurance chômage reflète aujourd’hui simplement la situation du marché du travail. Un calcul approché permet de se rendre compte de ce que la générosité du système est tout à fait compatible avec l’équilibre financier en situation « normale ». Pour s’en convaincre il suffit de mesurer l’impact de la croissance économique, de l’emploi et du chômage sur le déficit du régime depuis 2009. En 2008, les finances de l’Unedic étaient excédentaires de près de 5 milliards d’euros[2] . Elles sont devenues déficitaires de 1,2 milliard en 2009 et 3 milliards en 2010 avant de se redresser un peu en 2011 avec un déficit de seulement 1,5 milliard, à nouveau passé à 2,7 milliards en 2012. Pour 2013, le déficit prévu devrait atteindre 5 milliards. Le tableau 1 retrace nos estimations de l’impact de la crise sur les recettes et les dépenses du régime depuis 2009. L’estimation des recettes perdues du fait de la crise repose sur l’hypothèse d’une hausse annuelle de la masse salariale de 3,5 % par an (qui se décompose en +2,9 % de hausse du salaire moyen et +0,6 % de l’emploi) si la crise n’était pas intervenue en 2008-2009. Du côté des dépenses l’estimation de la hausse des prestations liée à la crise repose sur l’hypothèse d’une stabilité du niveau du chômage « hors crise », les dépenses étant dans ce cas indexées sur l’évolution tendancielle du salaire moyen.

Les résultats de cette estimation montrent clairement que la crise est la seule responsable de l’apparition d’un déficit important de l’assurance chômage. Sans la hausse du chômage et la baisse de l’emploi, le régime serait resté structurellement excédentaire et la réforme de 2009, qui a permis l’indemnisation de chômeurs disposant de références de travail plus courtes (4 mois au lieu de 6 mois), n’aurait eu qu’un effet minime sur le résultat financier du régime. Il n’y a donc pas eu de dérapage d’un système parfaitement soutenable à long terme… à condition que l’on mène des politiques économiques contra-cycliques qui évitent un dérapage du chômage dont la soutenabilité est sans doute aujourd’hui bien plus préoccupante que celle des finances de l’Unedic[3].

Sur la base d’un diagnostic qui est donc très contestable, la Cour des comptes propose de réduire la générosité des prestations de chômage. Comme il est difficile de mettre en avant des propositions de coupe des plus faibles prestations, la Cour insiste plutôt sur les économies susceptibles d’être réalisées en limitant les très hautes indemnités de chômage qui en France peuvent dépasser 6 000 euros par mois pour les cadres de haut niveau dont les salaires vont jusqu’à 4 fois le plafond de la Sécurité sociale soit, en 2013, 12 344 euros bruts par mois. Mais en réalité il n’est même pas acquis, d’un point de vue strictement comptable, que cette mesure ait un effet favorable sur les finances de l’Unedic. En effet, les bénéficiaires de très hautes indemnités sont peu nombreux, car les cadres sont beaucoup moins souvent au chômage que les autres salariés. Par contre leurs salaires plus élevés supportent les mêmes taux de cotisations si bien qu’ils apportent une contribution nette positive au financement du régime. Un calcul approché, fondé sur la distribution des salaires et des indemnités reçues par les chômeurs indemnisés par l’Unedic, montre que les salariés qui gagnent plus de 5 000 euros bruts par mois reçoivent environ 7 % des indemnités de chômage et assurent près de 20 % des cotisations. A titre d’exemple nous avons simulé une réforme qui alignerait approximativement le régime d’assurance chômage français sur le régime allemand qui est nettement plus sévèrement plafonné que le régime français. Le plafond allemand étant de 5 500 euros bruts par mois (anciens Länder) contre 12 344 dans le système français. En retenant un plafond de 5 000 euros bruts par mois, l’indemnité nette française maximale serait de l’ordre de 2 800 euros. Avec cette hypothèse, les prestations reçues par les chômeurs excédant le plafond seraient réduites de près de 20 %, mais l’économie représenterait à peine plus de 1 % du total des prestations. Du côté des recettes, la baisse du plafond devrait entraîner une réduction de celles-ci de l’ordre de 5 %. L’existence d’un plafond élevé dans le système français d’assurance chômage permet en fait une redistribution verticale importante du fait des différences de taux de chômage. Paradoxalement le fait de réduire l’assurance pour les plus favorisés conduirait à diminuer cette redistribution et détériorerait l’équilibre financier du régime. Sur la base des hypothèses précédentes, le passage à un plafond de 5 000 euros entraînerait une augmentation du déficit de l’ordre de 1,2 milliard (–1,6 milliard de recettes – 400 millions de dépenses).

On ne tient pas compte dans ce premier calcul d’un éventuel impact sur le chômage de ceux dont les prestations seraient fortement réduites. Pour éclairer l’ordre de grandeur de cet effet, par ailleurs improbable, nous avons simulé une situation dans laquelle le nombre de bénéficiaires des plus hautes prestations serait divisé par deux (par exemple par une réduction de leur durée de chômage dans la même proportion). Entre le nouveau plafond et le niveau le plus élevé des salaires de référence, nous avons estimé que l’effet d’incitation augmenterait linéairement (–10 % de chômeurs dans la première tranche au-dessus du plafond, puis –20 % etc., jusqu’à –50 %). Avec cette hypothèse d’une incidence forte de l’indemnisation sur le chômage, l’économie supplémentaire de prestation serait proche de 1 milliard d’euros. Dans ce cas la réforme du plafond serait pratiquement équilibrée (avec un surcoût potentiel, non significatif, de 200 millions d’euros). Mais on n’a pas intégré le fait que le raccourcissement de la durée de chômage des chômeurs très indemnisés pourrait augmenter celle des chômeurs moins indemnisés. Dans une situation proche du plein emploi il est possible de considérer que le rationnement de l’emploi résulte de celui de l’offre de travail ; dans la situation actuelle de crise généralisée, c’est bien l’hypothèse inverse d’un rationnement de la demande de travail qui est la plus réaliste. La réalisation d’économies budgétaires par la baisse des fortes prestations est donc peu crédible, du moins si l’on s’en tient à une réforme qui ne change pas la nature du système.

On pourrait bien entendu obtenir un résultat plus favorable en ne réduisant que le plafond des prestations et pas celui des cotisations. Cette solution serait très déstabilisante pour le régime puisqu’elle inciterait fortement les cadres supérieurs à demander à sortir d’un système solidaire qui leur apporte aujourd’hui une assurance raisonnable moyennant l’acceptation d’une forte redistribution verticale, alors que la baisse du plafonnement des seules prestations les forcerait à s’assurer individuellement tout en continuant à verser de fortes cotisations obligatoires. Ce type d’évolution remettrait nécessairement en cause le principe de base de l’assurance sociale : des contributions fonction des moyens de chacun contre des prestations fonction des besoins.

L’économie générale du rapport de la Cour sur l’indemnisation du chômage paraît donc très discutable car, en ne prenant pas en compte l’effet de la crise, elle revient à proposer une politique procyclique faisant peser sur les chômeurs un poids supplémentaire dans une période où il est moins que jamais possible de leur faire porter la responsabilité du sous-emploi. Quant à la mesure phare remettant en cause le compromis sur les hautes prestations, elle ne peut au mieux qu’être budgétairement neutre et au pire détruire le contrat social qui permet aujourd’hui une forte redistribution verticale au sein du système solidaire d’assurance chômage.


[1] L’assurance chômage subventionne, par le régime spécial des intermittents, à hauteur d’un milliards d’euros par an environ les entreprises de spectacle. Il serait évidemment judicieux que cette dépense soit prise en charge par le budget général et non par l’Unedic

[2] Hors opérations exceptionnelles

[3] Sur les politiques économiques en Europe et leur absence de soutenabilité macroéconomique voir le premier rapport du projet Independent Annual Growth Survey (IAGS) .