Régulation bancaire européenne : quand l’union fait la force

par Céline Antonin, Sandrine Levasseur et Vincent Touzé

A l’heure où l’Amérique s’apprête, sous l’impulsion de son nouveau président Donald Trump, à mettre fin à la régulation bancaire adoptée en 2010 par l’administration Obama[1], l’Europe entame une troisième année d’Union bancaire (Antonin et al., 2017) et se prépare à l’arrivée d’une nouvelle réglementation prudentielle.

Qu’est-ce que l’Union bancaire ?

Depuis novembre 2014, l’Union bancaire pose un cadre unifié qui permet de renforcer la stabilité financière dans la zone euro[2]. Son objectif est triple :

  • – Garantir la robustesse et la résistance des banques ;
  • – Eviter le renflouement des banques en faillite par de l’argent public ;
  • – Harmoniser la réglementation pour une meilleure régulation et surveillance publique.

Cette Union est l’aboutissement d’un long chemin de coordination réglementaire parcouru depuis la libre circulation des capitaux prévu par l’article 67 du Traité de Rome (1957) : « les Etats membres suppriment progressivement entre eux, pendant la période de transition et dans la mesure nécessaire au bon fonctionnement du marché commun, les restrictions aux mouvements des capitaux appartenant à des personnes résidant dans les Etats membres, ainsi que les discriminations de traitement fondées sur la nationalité ou la résidence des parties, ou sur la localisation du placement ».

L’Union bancaire est née de la crise. Si l’acte unique européen de 1986 et la directive de 1988 ont permis une entrée en vigueur en 1990 de la libre circulation des capitaux, la crise financière de 2008 a montré que le manque de coordination en Europe dans le domaine bancaire pouvait être une faiblesse.

En effet, les enseignements de la crise financière sont triples :

  • – Un système bancaire et financier mal régulé (cas américain) peut être dangereux pour le bon fonctionnement de l’économie réelle, dans ce pays mais aussi au-delà ;
  • – Une réglementation et une surveillance trop limitées à une vision nationale (cas des pays européens) ne sont pas efficaces dans un contexte où les mouvements de capitaux sont mondialisés et où de nombreuses opérations financières sont réalisées en dehors des frontières nationales ;
  • – Les crises bancaire et souveraine sont liées (Antonin et Touzé, 2013b): d’un côté, le renflouement des banques par des fonds publics creuse les déficits publics, ce qui fragilise les Etats tandis que la difficile soutenabilité des dettes publiques affaiblit les banques qui détiennent ces titres de dette dans leurs fonds propres.

L’Union bancaire donne un cadre juridique et institutionnel au secteur bancaire européen qui repose sur trois piliers :

(1) La banque centrale européenne (BCE) devient le superviseur unique des grands groupes bancaires ;

(2) Une régulation unique des défaillances bancaires instaure un fonds commun de renflouement (Fonds de résolution unique) et interdit le recours à un financement public national ;

(3) Un fond commun doit permettre, à l’horizon 2024 et sous réserve d’accord définitif de l’ensemble des membres de l’Union bancaire, de garantir les dépôts bancaires détenus par les ménages européens jusqu’à 100 000 euros, dépôts garantis par chacun des Etats depuis 2010.

L’Union bancaire n’est pas totalement achevée. L’adoption du troisième pilier prend du retard du fait des problèmes bancaires grec et italien qui ne sont pas totalement résolus en raison d’un risque encore élevé de défaut sur des crédits accordés. La garantie européenne des dépôts « devra attendre que des progrès suffisants soient réalisés dans la réduction et l’homogénéisation des risques bancaires » (Antonin et al., 2017).

Vers une régulation et une stabilité financière renforcées

Ce dispositif d’Union bancaire se juxtapose à la nouvelle réglementation prudentielle Bâle III adoptée progressivement depuis 2014 par l’ensemble des banques européennes à la suite d’une directive et d’un règlement européen. La réglementation Bâle III exige des banques un niveau plus important de fonds propres et de liquidités d’ici 2019.

L’instauration de l’Union bancaire couplée à une politique monétaire très accommodante de la BCE a contribué à mettre fin à la crise des dettes souveraines et du secteur bancaire européen. La politique de rachat massif d’actifs de la BCE contribue à améliorer la structure de bilan des secteurs endettés, ce qui réduit les risques de défaut bancaire. Aujourd’hui, les Etats membres, les entreprises et les ménages européens empruntent à des taux d’intérêt historiquement bas.

L’achèvement d’un espace bancaire et financier européen stable et performant nécessite d’aller plus loin dans la régulation d’un marché européen de capitaux unifié et dans la réglementation des activités financières des banques (Antonin et al., 2014).

L’Union des marchés de capitaux a pour objectif principal de donner un cadre réglementaire commun afin de faciliter le financement des entreprises européennes par les marchés et d’orienter l’épargne abondante de la zone euro vers des investissements à long terme. Cela permettrait d’avoir un niveau de régulation plus cohérent et potentiellement plus exigeant sur les émissions de titres financiers (actions, obligations, opérations de titrisation).

L’Union bancaire pourrait être également renforcée en s’appuyant sur le projet Barnier de 2014 de séparation forte des activités de dépôts et de spéculation. Le rôle de superviseur unique de la BCE (pilier 1) lui permet de vérifier que les activités spéculatives ne perturbent pas les activités normales. Ce rôle de superviseur pourrait être étendu à l’ensemble des activités financières, y compris le système de crédit parallèle aux crédits classiques, le fameux shadow banking. La séparation des activités crédibilise aussi les fonds communs de renflouement (pilier 2) et de garantie (pilier 3). En effet, il devient plus difficile pour les banques d’être trop grosses, ce qui réduit le risque de faillite coûteuse pour les épargnants (renflouement interne et limites des fonds communs).

Défendre un modèle européen de stabilité bancaire et financière

Si aujourd’hui les Etats-Unis renoncent à une réglementation plus exigeante de leurs banques avec pour objectif de court terme d’augmenter leur rentabilité, l’Union bancaire constitue un outil de défense remarquable pour préserver et renforcer le développement des banques européennes tout en exigeant d’elles une haute exigence de sécurité financière.

Alors que la justice américaine n’hésite pas à condamner à de lourdes amendes les banques européennes[3] et que les grandes banques chinoises accaparent désormais quatre des cinq premières places de la finance mondiale (Leplâtre et Grandin de l’Eprevier, 2016), un mode d’action coordonné devient crucial pour défendre et imposer un modèle bancaire européen stable et performant. Dans  ce domaine, une Europe désunie pourrait apparaître faible alors que ses excédents d’épargne en font une puissance financière mondiale. Certes, la crise a affaibli de nombreuses économies européennes, mais il faut se méfier des tentations court-termistes de repli autarcique car un pays européen qui s’isole devient une proie facile face à un système bancaire mondial en mutation.

 

Bibliographie

Antonin C. et V. Touzé (2013a), « Loi de séparation bancaire : symbole politique ou nouveau paradigme économique ? », Blog de l’OFCE, 22 février 2013. http://www.ofce.sciences-po.fr/blog/loi-de-separation-bancaire-symbole-politique-ou-nouveau-paradigme-economique/

Antonin C. et  V. Touzé (2013b) « Banques européennes : un retour de la confiance à pérenniser », Les notes de l’OFCE, n°37, décembre, pp.1-9. http://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/notes/2013/note37.pdf

Antonin C., H. Sterdyniak et  V. Touzé (2014), «  Réglementation des activités financières des banques européennes : un quatrième pilier pour l’Union bancaire », Blog de l’OFCE, 30 janvier 2014. http://www.ofce.sciences-po.fr/blog/reglementation-des-activites-financieres-des-banques-europeennes-un-quatrieme-pilier-pour-lunion-bancaire/

Antonin C., S. Levasseur et  V. Touzé (2017), « Les deux premières années de l’Union bancaire », in L’économie européenne 2017 (sous la direction de J. Creel), Repère.

Leplâtre S. et J. Grandin de l’Eprevier (2016), « Les banques chinoises trustent les premières places de la finance mondiale », Le Monde, 29 juin 2016. http://www.lemonde.fr/economie/article/2016/06/29/les-banques-chinoises-trustent-les-premieres-places-de-la-finance-mondiale_4960155_3234.html#R1zGPo7VG46YVzQ5.99

 

 

[1] Le Dodd–Frank Wall Street Reform and Consumer Protection Act reprend la Volcker rule « qui interdit aux banques de « jouer » avec l’argent des déposants, ce qui conduit à une quasi-interdiction des activités de spéculation pour compte propre des entités bancaires ainsi que d’investissement dans les fonds spéculatifs (hedge fund) ou d’investissement privés (private equity fund) » (Antonin et Touzé, 2013a).

[2] L’Union bancaire est obligatoire pour les pays de la zone euro et facultatif pour les autres pays.

[3] L’actualité récente a montré que la justice américaine pouvait être d’une sévérité redoutable en infligeant d’importantes amendes aux banques européennes : 8,9 milliards de dollars pour BNP Paribas en 2014, 5,3 milliards pour Crédit Suisse et 7,2 milliards pour Deutsche Bank en 2016.




Un repli sans précédent des banques de la zone euro

par Anne-Laure Delatte, CNRS, OFCE, CEPR, chercheure invitée à Princeton University.

Un petit pas supplémentaire a été fait le mois dernier vers une union bancaire dans la zone euro lorsque la Commission européenne a présenté sa proposition sur le Fonds de résolution unique bancaire[1]. Alors que les observateurs reconnaissent généralement que les 55 milliards d’euros de ce fonds restent une goutte d’eau dans l’océan, nous montrons dans une étude récente que les banques de la zone euro sont de plus en plus isolées du reste du monde (Bouvatier, Delatte, 2014 [2]). En réalité, la fragmentation bancaire à l’intérieur de la zone euro que l’union bancaire est censée corriger n’est qu’une face de la désintégration internationale des banques européennes.

En 2013, les flux de capitaux transfrontaliers ne représentaient que 40 % de leur niveau de 2007 et la plus forte baisse de l’activité touchait les prêts bancaires internationaux. Le graphique 1 montre l’évolution des créances à l’étranger par les banques de 14 pays vis-à-vis de leurs partenaires et distingue ces données selon que les banques appartiennent à la zone euro ou non.[3]

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Nul doute que la crise financière mondiale a donné un sérieux coup d’arrêt aux activités bancaires : en 2008, les créances internationales ont diminué de manière significative, puis elles sont restées à ce niveau inférieur. Cependant, la situation agrégée cache deux évolutions contraires. Certes, les activités internationales des banques situées hors de la zone euro ont été durement touchées en 2007 mais elles sont reparties rapidement sur leur tendance ascendante par la suite. Au contraire, l’activité hors zone euro des banques situées dans la zone euro n’a cessé de décroître. En 2012, les banques de la zone euro réalisaient ainsi 40 % de l’activité bancaire internationale contre 56 % en 2007. En résumé, les données brutes suggèrent :

(1)    un repli massif des banques situées en zone euro et

(2)    une interruption seulement temporaire de l’activité des banques situées hors zone euro.

A quel point ces évolutions différenciées peuvent-elles s’expliquer par des conditions économiques différentes entre la zone euro et le reste du monde ? Les pays européens ont en effet été confrontés à une série de crises depuis 2008 (la crise financière, puis la crise des dettes souveraines) et, aujourd’hui, la zone euro est l’une des rares régions où la croissance n’a pas repris. En même temps, la décennie précédente s’est traduite par une forte augmentation de l’intégration bancaire en zone euro. S’agit-il donc juste d’une correction ? De plus, quelles différences entre l’intégration des banques de la zone euro et le reste du monde ? Pour répondre à ces questions, nous avons construit une mesure originale de l’intégration bancaire internationale. Notre mesure se base sur un modèle statistique de l’activité bancaire qui permet d’isoler les frictions et les facteurs variables dans le temps[4]. Nous en avons extrait les tendances temporelles par zone géographique, ce qui nous permet de mesurer à chaque date où en est l’activité bancaire par rapport aux prédictions du modèle. L’ensemble des graphiques 2 a-d tracent nos mesures.

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Tout d’abord, il est frappant de constater que, après la crise financière de 2008, toutes les tendances concernant la zone euro sont en baisse (graphiques 2-a, 2-b et 2 c) contrairement à celle qui concerne le reste du monde (graphique 2-d). Ensuite, on constate que seules les banques de la zone euro subissent un processus de désintégration (la courbe est en-dessous de l’axe des abscisses sur les figures 2-a et 2-b). Au contraire, l’exposition à des créances de la zone euro des banques situées hors de la zone euro est précisément au niveau prédit par le modèle (figure 2-c). En d’autres termes, l’implication des banques non-européennes en zone euro a diminué, mais il s’agit d’une correction de l’excès de 20 % observé avant la crise et non d’un repli. En revanche, les banques de la zone euro ont massivement réduit leur exposition internationale à l’intérieur et à l’extérieur de la zone euro, avec un niveau inférieur de plus de 30 % aux prédictions du modèle. Ainsi, le ralentissement économique en zone euro depuis 2008 n’est pas suffisant pour expliquer le retrait massif des banques (puisque nos estimations tiennent compte de ce ralentissement). Plus important encore, cette baisse va bien au-delà de la correction et constitue une désintégration marquée. Autrement dit, la fragmentation bancaire à l’intérieur de la zone euro n’est qu’une face d’un processus de désintégration globale des banques de la zone euro.

Enfin, le graphique 2-d, qui trace la situation dans le reste du monde, souligne une différence étonnante : non seulement l’intégration bancaire n’a jamais diminué, mais, au contraire, la tendance est plus forte après la crise. En d’autres termes, la baisse des activités bancaires, observées en 2008 dans les données brutes, était entièrement due à des frictions temporaires.

Partant de ces observations nous pouvons donc tirer les enseignements suivants. Tout d’abord,  nos estimations suggèrent que les banques de la zone euro auraient perdu de façon permanente des parts de marché au niveau mondial. Ensuite, il est frappant de constater que l’intégration bancaire obtenue grâce à l’Union monétaire a été totalement effacée au cours des dernières années. En d’autres termes, la liste des bénéfices tirés de la monnaie unique se réduit, tandis que les coûts ne cessent d’augmenter. Enfin, nos résultats sur le désengagement massif des banques de la zone euro vis-à-vis du reste du monde suggèrent que l’Union bancaire, quoique cruciale pour compléter la monnaie unique, ne suffira pas pour résoudre les défis bancaires de la zone euro.

 


[1] “Europe bancaire: l’Union fait-elle la force ?” Céline Antonin et Vincent Touze, Note de l’OFCE, n°46, 18 novembre 2014.

[2] Vincent Bouvatier et Anne-Laure Delatte (2014), “International Banking: the Isolation of the Euro Area”, Document de travail OFCE.

[3] Parmi ces 14 pays, 7 appartiennent à la zone euro : Autriche, Belgique, Allemagne, Espagne, France, Italie et Pays Bas. Les 7 autres pays sont le Canada, la Suisse, le Danemark, le Royaume Uni, le Japon, la Suède et les Etats-Unis.

[4] Plus précisément, nous avons suivi la démarche de Portes et Rey (2005) qui ont été les premiers à estimer des équations de gravité pour étudier les déterminants l’activité financière. Voir Portes, R. et H. Rey (2005), « The determinants of cross-border equity flows ». Journal of International Economics 65(2), 269-296.




Europe bancaire : l’Union fait-elle la force ?

par Céline Antonin et Vincent Touzé

Depuis le 4 novembre 2014, la Banque centrale européenne est devenue le superviseur unique des banques de la zone euro. Il s’agit de la première étape de l’Union bancaire.

La crise économique et financière, qui a débuté en 2007, a révélé des fragilités européennes :

–           Les marchés bancaires nationaux, en apparence compartimentés, se sont révélés fortement interdépendants, en témoigne un niveau élevé de propagation-contamination ;

–           Les réponses nationales de soutien aux banques ont souvent manqué de coordination ;

–           Le soutien des Etats au système bancaire, dans un contexte d’endettement public élevé, a conduit à une forte corrélation entre risque bancaire et risque souverain ;

–           L’absence de mécanismes de transfert budgétaire a fortement limité la solidarité européenne.

En 2012, l’idée de l’Union bancaire est née d’une triple nécessité : briser le lien entre crise bancaire et dette souveraine en permettant une recapitalisation directe des banques en difficulté par le Mécanisme européen de stabilité ; prévenir les paniques bancaires ; éviter la fragmentation des marchés bancaires en zone euro.

L’Union bancaire s’organise autour de trois piliers : un mécanisme de supervision unique (MSU), un mécanisme de résolution unique (MRU) avec un fonds de résolution et une logique de renflouement interne des banques (bail-in), ainsi qu’un système unique de garantie des dépôts avec un fonds de garantie.

L’Union bancaire offre des solutions nouvelles. Toutefois, elle laisse des zones d’ombre et la solidarité européenne née de l’Union bancaire pourrait être insuffisante pour répondre à des chocs majeurs.

La dernière Note de l’OFCE (n° 46 du 18 novembre 2014) retrace le contexte qui a présidé à la mise en place de cette Union bancaire et dresse un bilan des avantages et limites d’une telle avancée de l’Europe bancaire.  Cette note a été réalisée dans le cadre de l’étude spéciale intitulée « Comment lutter contre la fragmentation du système bancaire de la zone euro ? », Revue de l’OFCE, n° 136 (2014).

 




Réglementation des activités financières des banques européennes : un quatrième pilier pour l’Union bancaire

par Céline Antonin, Henri Sterdyniak et Vincent Touzé

Sous l’impulsion du Commissaire européen Michel Barnier, la Commission européenne a proposé le 29 janvier 2014 un nouveau règlement visant à limiter et encadrer la pratique d’activités de marché pour les banques de taille systémique, c’est-à-dire les fameuses “too big to fail“.

Réglementer les activités pour compte propre : un besoin né de la crise

En raison de la responsabilité particulière des banques dans la crise économique et financière de 2008, de nombreuses voix se sont élevées pour exiger une réglementation plus stricte des activités financières des banques. Cette exigence a donné naissance à deux approches, l’interdiction ou la séparation.

Aux Etats-Unis, la “Volker rule“, adoptée fin 2013, interdit aux banques toutes les activités de marché pour compte propre ainsi que les prises de participation supérieures à 3% dans les hedge funds. Cependant, les banques peuvent maintenir leurs activités de tenue de marché et  de couverture. Bien évidemment, cette règle n’interdit pas aux banques d’investir leurs fonds propres dans des actifs financiers (actions, obligations publiques et privées). L’objectif de la règle est d’éviter que la banque ne spécule contre ses clients et de limiter au maximum l’utilisation des effets de levier qui ont coûté très cher au système financier (la banque utilisant l’argent de ses clients pour spéculer pour son compte propre).

L’approche européenne est basée sur le Rapport Vickers (2011) pour le Royaume-Uni et le Rapport Liikanen (2012) pour l’Union européenne. Ces rapports préconisent une certaine séparation entre l’activité bancaire classique pour compte de tiers (gestion de l’épargne, offre de crédits, opérations simples de couverture) et les activités de marché pour compte propre ou comportant des risques importants, mais les activités peuvent être maintenues dans un holding commun. Le Rapport Vickers propose d’isoler les activités de banque classique dans une structure séparée. Au contraire, selon le Rapport Liikanen, ce sont  les activités pour compte propre et les activités financières importantes qui doivent être isolées dans une entité juridique distincte.

L’idée de séparer les activités bancaires n’est pas nouvelle. Par le passé, de nombreux pays ont eu recours à des lois de séparation entre banques de dépôt et banques d’affaires (Glass Steagall Act en 1933 aux États-Unis, loi bancaire de 1945 en France) avant de les supprimer dans les années 1980, convaincus de la supériorité du modèle de « banque universelle », qui permet à une même banque d’offrir toute la gamme des services financiers aux particuliers (crédits, dépôts, placements financiers simples ou complexes) et surtout aux entreprises (crédits, couvertures, émissions de titres, tenues du marché des titres). La crise a montré deux défauts du modèle : les pertes réalisées par le banquier sur ses activités en compte propre ou sur ses activités du marché lui font perdre des fonds propres, remettent en cause ses activités de crédit et obligent les Etats à venir à son secours pour éviter un asséchement du crédit bancaire. La banque universelle, assurée d’être secourue par l’Etat, assise sur une masse de dépôts, manque de vigilance sur ses activités pour compte propre (comme l’ont montré les affaires Kerviel, Picano-Nacci, Dexia).

Un projet de règlement européen ambitieux

Ce projet de réforme bancaire intervient dans une situation déjà compliquée pour plusieurs raisons :

1)      La réglementation Bâle 3, en cours d’adoption, impose déjà des règles très strictes sur la qualité des contreparties des fonds propres. Les activités spéculatives doivent être couvertes par des fonds propres importants.

2)      L’Union bancaire, en cours d’élaboration, prévoit qu’en cas de crise, les créanciers et les titulaires de dépôts importants pourraient être mis à contribution pour sauver la banque (principe de bail in) en cas de faillite, de sorte que les contribuables ne seraient pas mis à contribution (fin du bail out). Mais des doutes existent sur la crédibilité de ce mécanisme qui risque d’entraîner un effet domino en cas de faillite d’une banque systémique.

3)      Certains pays européens ont devancé la réforme en adoptant dès 2013 soit une loi de séparation (en France et en Allemagne), soit une loi d’interdiction (Belgique). Au Royaume-Uni, une loi de séparation inspirée du Rapport Vickers (2011) devrait être adoptée au Parlement début 2014.

Le projet de règlement présenté le 29 janvier dernier est plus exigeant que le Rapport Liikanen. Comme la « Volker rule » américaine, il interdit la spéculation pour compte propre via l’achat d’instruments financiers et de matières premières, ainsi que l’investissement dans les hedge funds (ce qui permet d’empêcher les banques de contourner la régulation en prêtant aux hedge funds tout en détenant des parts importantes de ces hedge funds, profitant ainsi de leur effet de levier).

Par ailleurs, en sus de cette interdiction, le législateur européen se donne la possibilité d’imposer une séparation dans une filiale autonome pour les opérations qui seraient jugées trop risquées, c’est-à-dire qui entraîneraient des prises de position trop importantes. Le but est de remédier à la porosité de la frontière entre trading pour compte propre et compte de tiers, les banquiers pouvant prendre des risques pour eux-mêmes en ne couvrant pas les positions demandées par leurs clients. Avec ce nouveau règlement, le législateur espère alors qu’en cas de crise bancaire, le soutien public apporté aux banques ne se fera qu’au profit des déposants, et non des banquiers, et par conséquent avec un coût global plus réduit.

Par rapport à la règlementation française, ce projet de règlement est plus contraignant que la loi de séparation et de régulation des activités bancaires du 26 juillet 2013. En effet, la loi française prévoit seulement le cantonnement juridique de certaines activités en compte propre et des activités à fort effet de levier dans une filiale financée de manière autonome ; l’interdiction stricte ne concerne que les activités de trading haute fréquence et la spéculation sur les dérivés de matières premières agricoles. La loi française permet de nombreuses exceptions : fourniture de services aux clients, activité de tenue de marché, gestion de trésorerie, opérations d’investissement ou de couverture par l’établissement de ses propres risques. Dans le projet de règlement, en revanche, l’interdiction est plus large puisqu’elle concerne tout le trading en compte propre. De plus, le projet de règlement interdit l’investissement dans les hedge funds, alors que la loi française l’autorise à condition que ces activités soient cantonnées.

Le projet de règlement ne concerne toutefois que les banques de taille systémique, soit une trentaine sur les 8 000 que compte l’Union européenne, représentant 65 % des actifs bancaires européens. Il ne sera pas discuté avant l’élection du nouveau Parlement et la mise en place d’une nouvelle Commission.

Une réforme qui ne fait pas consensus

La réforme proposée par Michel Barnier a déjà suscité de fortes critiques de certains pays membres et des milieux bancaires. Certaines expriment le reproche d’intervenir dans un domaine où il n’est pas compétent, ce qui montre bien la complexité actuelle de la législation du système bancaire européen.

La France, l’Allemagne, la Belgique peuvent lui dire : « De quoi vous mêlez-vous ? Nous avons déjà fait notre réforme bancaire ». Mais la logique de l’Union bancaire est que les mêmes lois s’appliquent partout. Ces pays ont choisi de faire une réforme bancaire a minima pour préempter le contenu de la loi européenne. Ce n’est guère un comportement acceptable au niveau européen. Reste cependant le cas du Royaume-Uni (auquel le projet Barnier ouvre une porte de sortie : le règlement ne s’appliquerait pas aux pays dont la législation serait plus contraignante).

L’Union bancaire prévoit que c’est la BCE qui supervise les grandes banques européennes et que c’est l’Agence Bancaire Européenne qui fixe les réglementations et les règles de la supervision. On peut donc reprocher à la Commission d’intervenir dans un domaine qui n’est plus le sien. En sens inverse, la crise a bien montré que les affaires bancaires ne concernaient pas que les banques. Il est légitime que les instances politiques (Commission, Conseil, Parlement) interviennent en la matière.

Le projet rencontre deux reproches contradictoires. L’un est de ne pas organiser une véritable séparation des banques de détail et des banques de marché. Dans cette optique, les banques de détail se seraient vues confier des missions précises (collecte et gestion des dépôts, gestion de l’épargne liquide et de l’épargne sans risque, crédits aux collectivités locales, aux ménages et aux entreprises) ; elles n’auraient pas eu le droit de se livrer à des activités spéculatives ou à des activités de marché et de prêter aux spéculateurs (fonds spéculatifs, montage d’opération LBO). Ces banques auraient totalement bénéficié de la garantie publique. En revanche, des banques de marché ou des banques d’affaires se seraient livrées sans garantie publique aux interventions sur les marchés et aux opérations de haut-de-bilan. Comme ces opérations sont risquées, l’absence de garantie publique les aurait conduites à devoir immobiliser beaucoup de fonds propres, à supporter un coût élevé pour attirer des capitaux. Ceci aurait réduit la rentabilité et donc le développement des activités de couverture comme des activités spéculatives. Une entreprise qui aurait eu besoin d’une opération de couverture aurait dû la faire effectuer par une banque de marché et non par sa banque ordinaire, donc à un coût plus élevé. En sens inverse, ceci aurait réduit le risque que les banques entraînent leurs clients (banques ou entreprises) dans des placements ou des opérations risquées. Cette réforme aurait fortement accru la transparence des activités financières, au prix d’une réduction de l’importance des banques et des marchés financiers. Michel Barnier n’a pas osé aller jusqu’au bout de la logique de séparation. Il reste dans la logique des banques universelles qui utilisent leur taille massive en tant que banques de dépôt pour fournir des services d’intermédiaires financiers à leurs clients (émission de titres, couverture de risques, placement sur les marchés, …), pour intervenir sur les marchés (tenue des marchés de changes, de titres publics ou privés), pour garantir des activités spéculatives.

A contrario, la réforme se heurte à une vive opposition des milieux bancaires qui auraient préféré le statu quo. Ainsi, Christian Noyer, membre du Conseil des gouverneurs de la BCE, a-t-il jugé ces propositions « irresponsables », comme si la BCE avait fait preuve de responsabilité avant 2007 en ne mettant pas en garde contre le développement incontrôlé des activités financières des banques.

La Fédération bancaire européenne (FBE) comme la Fédération bancaire française (FBF) demandent à ce que le modèle de banque universelle soit préservé. Les banques critiquent l’obligation de filialiser les opérations de tenue de marché (y compris pour les dettes des entreprises). Selon la FBF, ce règlement « conduirait à un renchérissement considérable de cette opération », ce « qui aurait un impact négatif sur le coût de financement des dettes des entreprises et des services de couvertures de leurs risques ». Toutefois, cette obligation pourrait être levée si les banques prouvent que leurs interventions sur les marchés ne leur font prendre aucun risque. Ainsi, les banques pourraient continuer à jouer un rôle de teneur de marché à condition de se fixer des limites strictes quant à leurs positions propres ; elles pourraient fournir des opérations de couverture simples, en se couvrant elles-mêmes.

Un quatrième pilier pour l’Union bancaire ?

Certes, les banques européennes ont raison de faire remarquer que cette réforme s’ajoute à la mise en place du MSU (Mécanisme de surveillance unique), du MRU (Mécanisme de résolution unique), de l’opération d’évaluation des banques par la BCE (lancée en novembre 2013). L’ensemble manque de cohésion ; un calendrier raisonné aurait dû être mis en place.

Cependant, la séparation préconisée par le projet Barnier crédibilise l’Union bancaire et ses trois piliers (MSU, MRU et garantie des dépôts). Ainsi, ce projet contribue-t-il à la convergence réglementaire bancaire, tant d’un point de vue fonctionnel que prudentiel. La mise en place d’un cadre homogène simplifie le contrôle du superviseur européen dans le cadre du MSU (la BCE devra contrôler les activités normales des banques et veiller à ce que les activités spéculatives ne les perturbent pas). La séparation préconisée par le projet Barnier crédibilise le MRU ; il n’y aura plus de banque trop grosse pour être mise en faillite, les pertes des banques de marché ne se répercuteront pas sur les activités de crédit des banques de dépôt et ne seront pas prises en charge par le contribuable. En réduisant les risques de faillite des banques de dépôt, il diminue le risque de mise en œuvre d’un plan de sauvetage coûteux pour les épargnants (bail-in) comme celui de l’activation de la garantie des dépôts. En ce sens, ce projet de règlement apparaît comme le quatrième pilier de l’Union bancaire.

Pour en savoir plus :

Antonin C. et V .Touzé V. (2013), Loi de séparation bancaire : symbole politique ou nouveau paradigme économique ?, Blog de l’OFCE, 22 février 2013.

Avaro M. et H. Sterdyniak H. (2012), L’union bancaire : une solution à la crise de l’euro ?, Blog de l’OFCE, 12 septembre 2012.

Gaffard J.-L. et J.-P. Pollin (2013), La séparation des activités bancaires est-elle inutile?, Blog de l’OFCE, 19 novembre 2013.

 




Chypre : un plan bien pensé, un pays ruiné…

par Anne-Laure Delatte et Henri Sterdyniak

Le plan qui vient d’être adopté sonne le glas du paradis bancaire chypriote et met en application un nouveau principe de résolution de crise dans la zone euro : les banques doivent être sauvées sans argent public, par les actionnaires et les créanciers[1]. Ce principe est juste.  Pour autant, la récession à Chypre va être profonde et la nouvelle extension des pouvoirs de la troïka discrédite encore davantage le projet européen. Une fois de plus, les derniers développements de la crise montrent comment la gouvernance de la zone euro est déficiente. Chaque trimestre, pratiquement, il faut sauver la zone euro, mais chaque sauvetage rend encore plus fragile l’édifice.

Jamais Chypre n’aurait dû être accepté dans la zone euro. Mais l’Europe a privilégié l’élargissement à la cohérence et à l’approfondissement. Chypre est un paradis bancaire, fiscal et réglementaire, qui n’impose les entreprises qu’au taux de 10% ; le bilan de son système bancaire hypertrophié représente près de 8 fois son PIB (18 milliards d’euros). En fait Chypre sert de lieu de transit des capitaux russes : les banques chypriotes auraient environ 20 milliards d’euros de dépôts en provenance de la Russie, s’y ajoutent 12 milliards de dépôts de banques russes. Ces fonds, parfois d’origine douteuse, sont souvent réinvestis en Russie : Chypre est le premier investisseur étranger en Russie, pour environ 13 milliards d’euros par an. Ainsi, en transitant par Chypre, certains capitaux russes sont blanchis et sécurisés sur le plan juridique. Comme l’Europe est très attachée au principe de libre circulation des capitaux et à la liberté d’établissement, elle a laissé faire.

En ayant investi dans la dette publique grecque ou en accordant des prêts à des entreprises grecques, incapables de rembourser en raison de la crise, ce système bancaire surdimensionné a perdu beaucoup d’argent ; il a favorisé une bulle immobilière qui a implosé, lui infligeant de lourdes pertes. Compte tenu de la taille du bilan bancaire, ces pertes représentent une part importante du PIB de l’ile. Le système bancaire est en difficulté, en conséquence les marchés ont spéculé contre la dette publique chypriote, les taux d’intérêt ont grimpé, le pays est entré en récession, le déficit public s’est creusé. En 2012, la croissance a été négative (-2,5 %) ; le déficit public est actuellement de 5,5% du PIB ; la dette publique de 87 % du PIB et le déficit extérieur atteint 6 % du PIB. Le taux de chômage atteint 14,7%.

Le pays avait besoin d’une aide à la fois pour se financer et pour recapitaliser ses banques. Chypre a demandé 17 milliards d’euros, soit l’équivalent de son PIB annuel. Dix milliards de prêts lui ont été accordés, dont neuf seront fournis par le MES et un par le FMI. Certes, d’un point de vue financier, l’UE n’avait pas besoin de ce milliard ; il ne sert qu’à introduire le FMI à la table des négociations.

En échange, Chypre devra se soumettre aux exigences de la troïka, baisser de 15 % les salaires de ses fonctionnaires, de 10 % ses dépenses de protection sociale (retraites, prestations familiales et chômage), introduire des réformes structurelles, privatiser. C’est le quatrième pays d’Europe qui sera géré par la troïka ; cette dernière pourra imposer, une nouvelle fois, ses recettes dogmatiques.

Chypre devra faire passer son taux d’impôt sur les sociétés de 10 à 12,5 %, ce qui est peu, mais l’Europe ne pouvait imposer à Chypre de faire plus que l’Irlande. Chypre devra augmenter le taux d’imposition des intérêts bancaires de 15 à 30 %. Ceci va timidement dans la direction de l’indispensable harmonisation fiscale.

Mais quid des banques ? Les pays européens se sont trouvés devant un choix difficile :

–          aider Chypre à sauver son système bancaire revenait à sauver les capitaux russes avec l’argent du contribuable européen, montrait que l’Europe couvrait toutes les dérives des Etats membres, ce qui aurait encore jeté de l’huile sur le feu en Allemagne, en Finlande, aux Pays-Bas.

–          demander à Chypre de recapitaliser lui-même ses banques faisait passer sa dette publique à plus 150 % du PIB, un niveau insoutenable.

Le premier plan rendu public le 16 mars mettait à contribution pour 6,75 % la part des dépôts inférieurs à 100 000 euros et n’appliquait qu’une taxe de 9,9 % sur la part des dépôts dépassant ce montant. Dans l’esprit du gouvernement chypriote, cette répartition avait l’avantage de moins compromettre l’avenir de Chypre comme base arrière des capitaux russes. Mais elle mettait en cause un engagement de l’UE (la garantie des dépôts inférieurs à 100 000 euros), ce qui fragilisait toutes les banques de la zone euro.

Finalement, l’Europe aura abouti à la bonne décision : ne pas faire payer seulement les peuples, respecter la garantie de 100 000 euros, mais faire payer les actionnaires des banques, leurs créanciers et les déposants ayant des dépôts supérieurs à 100 000 euros. Il est légitime que les détenteurs de dépôts importants, qui avaient été rémunérés à des taux d’intérêt élevés, soient mis à contribution. C’est le modèle islandais qui fait école plutôt que le modèle irlandais : on ne considère pas que les dépôts importants, rémunérés à des taux élevés ont vocation à devenir de la dette publique, à la charge des contribuables, en cas de difficultés bancaires.

Selon le second plan, les deux premières banques du pays, Bank of Cyprus (BOC) et Laïki, qui concentrent à elles seules 80 % des bilans bancaires du pays, sont restructurées. Laïki, qui a le plus perdu dans les opérations grecques, qui était la plus engagée dans la collecte de dépôts russes, est fermée et ses dépôts inférieurs à 100 000 euros sont transférés à la BOC, qui récupère les actifs de Laïki, mais prend à sa charge les 9 milliards que lui avait prêtés la BCE. Les clients de Laïki perdent la part de leurs dépôts dépassant 100 000 euros (pour 4,2 milliards), tandis que les actionnaires et les détenteurs de titres de Laïki perdent tout. A la BOC, le montant des dépôts supérieur à 100 000 euros est placé dans une bad bank, gelé jusqu’à ce que la restructuration de BOC soit achevée et une partie (pouvant atteindre 40 %) sera convertie en actions de la BOC pour recapitaliser la banque. Ainsi les 10 milliards prêtés par l’UE ne serviront-ils pas à résoudre le problème bancaire. Ils permettront au gouvernement de rembourser ses créanciers privés et d’éviter la faillite souveraine. Rappelons que les contribuables nationaux et européens n’ont pas vocation à réparer les excès de la finance.

C’est aussi une première mise en application de l’Union bancaire. Les dépôts sont bien garantis dans la limite de 100 000 euros. Comme le réclamait le gouvernement allemand, les banques doivent pouvoir être sauvées, sans argent public, par les actionnaires et les créanciers. Le coût du sauvetage des banques doit reposer sur ceux qui ont bénéficié du système quand il était largement bénéficiaire.

De notre point de vue, le grand avantage est de mettre fin au statut de place financière peu contrôlée de Chypre. C’est un précédent salutaire qui découragera les placements transfrontaliers. Certes, on peut regretter que l’Europe ne s’attaque pas aux autres pays dont le système bancaire et financier est surdimensionné (Malte, le Luxembourg, le Royaume-Uni), aux autres paradis fiscaux ou réglementaires (les Iles anglo-normandes, l’Irlande, les Pays-Bas), mais c’est un premier pas.

Ce plan est donc bien pensé. Mais comme l’a pudiquement reconnu le Vice-président de la Commission européenne Olli Rehn, le futur proche va être très difficile pour Chypre et son peuple. Quels sont les risques ?

Risques de fuite des dépôts et crise de liquidité : contrairement au plan initial qui prévoyait une taxe sur tous les dépôts, le nouveau plan est compatible avec une réouverture des banques relativement rapide. En effet, les banques restent fermées tant que les autorités craignent un retrait massif des déposants qui mettrait automatiquement en crise de liquidité les banques concernées. Or comme les petits déposants ne sont pas touchés et les gros déposants voient leurs avoirs gelés jusqu’à nouvel ordre, le risque de retraits massifs semble écarté. Mais le problème se posera dès que les gros dépôts seront libérés. Leur retrait quasi-certain va entraîner une perte de liquidité de la BOC qu’il faudra compenser par des lignes de liquidité spéciales prévues à la BCE. Certains petits déposants, échaudés, peuvent aussi retirer leurs fonds. De même, les titulaires de gros dépôts dans les autres banques, non affectées car moins en difficulté, peuvent craindre une extension future des mesures de taxation et donc chercher à quitter l’ile. Chypre reste à la merci de crise de liquidités. C’est la raison pour laquelle les autorités ont annoncé des contrôles exceptionnels à la sortie de capitaux au moment où les banques rouvriront afin d’éviter une fuite massive des dépôts vers l’étranger. C’est une nouveauté pour l’UE. Mais la transition, l’implosion du secteur bancaire chypriote qui doit passer de 8 à 3,5 fois le PIB de l’ile, risque d’être délicate et pourrait bien avoir quelques effets sur les marchés européens par contagion, puisque les banques devront vendre des actifs pour un montant important.

Risque d’une récession longue : cette réduction de moitié de la taille du secteur bancaire ne se fera pas sans douleur puisqu’elle va faire pâtir toute une économie, les employés des banques, les services associés, avocats, conseillers, auditeurs, etc. Certaines entreprises chypriotes, comme certains ménages aisés, vont perdre une partie de leurs avoirs bancaires.

Or le plan impose en même temps des mesures d’austérité budgétaire (de l’ordre de 4,5 % du PIB) et les réformes structurelles et les privatisations chères aux instances européennes. Cette austérité, au moment où une activité économique-clé est sacrifiée, va entraîner une longue période de récession. Les Chypriotes ont tous en tête l’exemple de la Grèce, où la consommation a chuté de plus de 30 %, le PIB de plus de 25 %. Cette chute va entraîner une baisse des rentrées fiscales, une hausse du ratio de dette, …, l’Europe réclamera d’autres mesures d’austérité. Voir un autre pays englué dans cette spirale discréditera encore davantage le projet européen.

Les velléités de sortie de la zone euro sont assez vivaces depuis le début de la crise à Chypre ; il y a peu de chance qu’elles ne se taisent.

Il faudrait donc ouvrir des perspectives à Chypre (et à la Grèce et au Portugal et à l’Espagne), non pas la ruine économique et la ruine sociale qu’impose la troïka, mais un renouveau économique par un plan de reconversion et de reconstruction industrielles. Par exemple, l’exploitation des gisements de gaz découverts en 2011 au sud de l’ile peut représenter une voie de sortie de la crise. Encore faut-il pouvoir financer les investissements pour les exploiter et en tirer des ressources financières pour le pays. Il est temps de mobiliser une aide véritable, un nouveau Plan Marshall financé par les pays excédentaires.

Risques de réactions en chaîne dans le système bancaire des autres pays membres : les autorités européennes doivent faire un important effort de communication pour expliquer ce plan, et ce n’est pas facile. De ce point de vue, le premier plan a été un désastre puisqu’il montrait comment la garantie des dépôts inférieure à 100 000 euros peut être invalidée par des mesures de taxation. Pour le second, les autorités doivent à la fois expliquer que ce plan est conforme au principe de l’Union bancaire – faire payer les actionnaires, les créanciers et les déposants importants , tout en précisant qu’il a un caractère spécifique – mettre fin à un paradis bancaire, fiscal et réglementaire, de sorte qu’il ne s’appliquera pas à d’autres pays. Espérons que les actionnaires, les créanciers et les déposants importants des banques des autres Etats membres, en particulier espagnols, se laissent convaincre. Sinon des transferts importants de capitaux se feront hors zone euro.

Risque de fragilisation de l’Union bancaire : Bien sûr, le système bancaire chypriote était mal géré et mal contrôlé. Il a pris des risques inconsidérés en attirant des dépôts à des taux élevés qu’il utilisait pour faire des prêts rémunérateurs, mais risqués, dont beaucoup ont fait défaut. Mais les banques chypriotes sont aussi victimes du défaut sur la dette grecque et de la profondeur de la récession de leurs voisins. Toute l’Europe risque d’être entraînée dans des jeux de dominos : la récession fragilise les banques, qui ne peuvent plus prêter, ce qui accentue la récession…

L’Europe projette de mettre en place une Union bancaire qui imposera des normes rigoureuses aux banques en matière de mode de résolution des crises bancaires. Chaque banque devra rédiger un testament qui imposera que ses pertes éventuelles pourront être supportées par ses actionnaires, ses créanciers et les déposants importants. Le traitement de la crise de Chypre montre que ce sera effectivement le cas. Aussi, les banques qui ont besoin de fonds propres, de créanciers et de dépôts, compte tenu des contraintes de Bale III, auront-elles plus de mal à les attirer et devront les rémunérer à des taux élevés, incorporant des primes de risque.

L’Union bancaire ne sera pas un fleuve tranquille. Il va falloir nettoyer le bilan des banques avant de les garantir collectivement. Ceci posera problème dans beaucoup de pays dont le secteur bancaire devra être réduit et restructuré, avec les problèmes sociaux et économiques que cela pose (Espagne, Malte, Slovénie, …). Des conflits surviendront obligatoirement entre la BCE et les pays concernés.

La garantie des dépôts restera longtemps à la charge des pays. En tout état de cause, il faudra que, dans la future Union bancaire, soient clairement distingués les dépôts garantis par l’argent public (qui devront être rémunérés à des taux limités, qui ne devront pas être placés sur les marchés financiers) et les autres. Ceci milite pour une application rapide du rapport Liikanen. Mais y-aura-t-il un accord en Europe sur la future structure du secteur bancaire entre des pays dont les systèmes bancaires sont très différents ?

Les banques chypriotes ont perdu beaucoup d’argent en Grèce. Ceci milite une nouvelle fois pour une certaine renationalisation des activités bancaires. Les banques courent des risques importants en prêtant sur des marchés étrangers qu’elles connaissent mal. Permettre aux banques d’attirer des dépôts de non-résidents par des taux d’intérêt élevés ou des facilités fiscales ou réglementaires aboutit à des faillites bancaires. L’Union bancaire devra choisir entre la liberté d’établissement (chaque banque peut s’installer librement dans un pays de l’UE et y faire les activités de son choix) et un principe de responsabilité (les pays sont responsables de leur système bancaire, qui doit conserver une taille correspondant à celle du pays).

Ainsi, dans les années à venir, la nécessaire réorganisation du système bancaire européen risque-t-elle de nuire à la capacité des banques de distribuer du crédit à un moment où les entreprises sont déjà réticentes à investir et où les pays sont contraints de mettre en œuvre des plans drastiques d’austérité.

Au total, le principe de faire payer le secteur financier pour ses excès commence à prendre forme en Europe. Malheureusement, la crise chypriote montre une fois encore les incohérences de la gouvernance européenne : il aura fallu attendre d’être au pied du mur pour déclencher la solidarité européenne, au risque de faire trembler tout l’édifice. De plus, cette solidarité risque de plonger Chypre dans la misère. Les leçons des trois dernières années ne semblent pas avoir été pleinement tirées par les dirigeants européens.

 

 

 

 

 

 


[1] La réduction de plus de 50 % de la valeur faciale des titres grecs subie par les détenteurs privés en février 2012 allait déjà dans ce sens.




Conseil européen : wait and sink ?

par Jérôme Creel, Paul Hubert et Francesco Saraceno

Le Conseil européen de cette fin de semaine devait être consacré, selon les souhaits des autorités françaises, à la renégociation du Pacte budgétaire européen adopté le 2 mars 2012. Cependant, il semblerait qu’une telle renégociation ne soit pas à l’ordre du jour. Las, le débat sur le Pacte budgétaire devrait être rouvert : la médiocrité de sa rédaction doit être dénoncée, et son caractère par trop restrictif doit être à nouveau débattu ; in fine, le texte doit être amendé. La focalisation des débats sur la règle de déficit structurel qualifiée injustement de « règle d’or » est déplacée dans la mesure où c’est la règle de réduction de la dette publique qui est la plus contraignante des deux règles inscrites dans le Pacte budgétaire. C’est sans doute d’elle qu’il faudrait reparler, et en urgence, afin d’éviter de sombrer un peu plus dans une contagion de plans d’austérité voués à l’échec…

L’opposition entre français et italiens d’un côté, et allemands de l’autre, à propos de la croissance européenne a sans doute été désamorcée par l’accord de la fin de semaine dernière, avec l’Espagne, en faveur d’un plan de relance européen concerté portant sur 1 % du PIB européen, soit 130 milliards d’euros, dont les contours et le financement restent cependant à préciser. Le mot d’ordre du Conseil européen sera alors, par élimination, « l’union bancaire », solution préventive à un nouvel épisode de crises bancaire et financière dans l’Union européenne. La création d’une union bancaire est-elle importante ? Certainement. Est-elle urgente ? Moins que le retour de la croissance qui, certes, ne se décrète pas, mais se prépare. En l’état actuel du Pacte budgétaire, on peut affirmer que ce n’est pas la croissance économique que l’on prépare, mais la récession que l’on fomente[1].

Le pacte budgétaire, inscrit au titre III du Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’UEM, comporte explicitement deux règles budgétaires. La première précise ce en quoi consiste une « position budgétaire à l’équilibre ou en surplus », expression depuis longtemps inscrite dans le Pacte de stabilité et de croissance. Selon le Pacte budgétaire de mars 2012, cette « position budgétaire à l’équilibre ou en surplus » consiste en un déficit structurel d’au plus 0,5 % du PIB. Le déficit structurel est le déficit public corrigé des variations cycliques, donc corrigé des fameux stabilisateurs automatiques; il inclut entre autres les charges d’intérêt. En cas de dépassement de ce déficit structurel, et en dehors de circonstances exceptionnelles, e.g. un retournement « important » de l’activité, un mécanisme correcteur automatique, dont la nature n’est pas précisée, doit le ramener en deçà de la limite. La règle de déficit structurel est assouplie pour les Etats membres dont la dette publique est inférieure à 60 % du PIB : le plafond de déficit structurel est porté à 1 % du PIB.

La seconde règle budgétaire s’impose aussi aux Etats membres de la zone euro dont la dette publique au sens de Maastricht est supérieure à 60 % du PIB. En 2012, cette règle s’impose à 12 pays parmi les 17 Etats membres de la zone euro. Cette seconde règle vise à réduire la dette publique d’un vingtième par an. Malheureusement, le texte adopté est mal rédigé et ouvre la voie à différentes interprétations, comme nous le montrons ci-dessous. Il est donc inapplicable. Pire, cette règle est la plus contraignante et la plus restrictive des deux règles du Pacte budgétaire, en l’état actuel de la conjoncture. Il est donc urgent de s’en soucier et de la modifier pour la rendre applicable.

Selon l’article 4 du Traité, « (l)orsque le rapport entre la dette publique et le PIB d’une partie contractante est supérieur à la valeur de référence de 60 % (…), ladite partie contractante le réduit à un rythme moyen d’un vingtième par an. » Problème : le « le » auquel nous avons rajouté les italiques semble se rapporter au ratio de dette publique, plutôt qu’à l’écart de la dette publique aux 60 % de référence. L’Allemagne, avec sa dette publique d’un peu plus de 80 % du PIB en 2011, doit-elle réduire sa dette en 2012 de 4 points de PIB (un vingtième de 80 % du PIB) ou de 1 point de PIB (un vingtième de l’écart à 60 % du PIB) ? Légalement, il est sans doute requis qu’à une telle question, la réponse soit limpide…

Par ailleurs, le Pacte budgétaire est muet sur la nature du surplus permettant de réduire la dette : si, pour laisser des marges de manœuvre en cas de déficit conjoncturel, cette règle devait porter sur le déficit structurel – ce qui mériterait donc d’être explicité dans le Pacte -, la règle de dette serait toujours plus contraignante que la règle d’or : un surplus structurel serait systématiquement requis pour ramener la dette publique à 60% du PIB dans les 12 Etats membres dont la dette a dépassé la valeur de référence. Là encore, la formulation se devrait d’être limpide.

Admettons maintenant que le « le » de l’article 4 soit associé à l’écart de la dette à sa cible de référence et que la règle de réduction de la dette porte sur le déficit public total. On peut se poser la question de savoir laquelle des deux règles – « règle d’or » ou règle de réduction de la dette – est la plus contraignante pour les Etats membres, donc celle à appliquer. Nous avons posé, en annexe à ces développements[2], le petit système de règles budgétaires compatible avec le Pacte budgétaire. Le déficit total est la somme du déficit conjoncturel et du déficit structurel. Le déficit conjoncturel dépend de l’écart du PIB à son potentiel, l’output gap, avec une élasticité de 0,5 (élasticité moyenne usuelle dans la littérature pour les pays européens, cf. OCDE). La « règle d’or » porte uniquement sur le déficit structurel tandis que la règle de réduction de la dette porte sur le déficit public total et dépend donc, à la fois, de l’output gap et du déficit structurel.

Pour quelles valeurs de dette publique et d’output gap la « règle d’or » est-elle plus contraignante que la règle de dette ? Réponse : lorsque l’output gap est supérieur à 1 plus 1/10 de l’écart de la dette initiale à sa valeur de référence. Cela signifie que pour un pays comme l’Allemagne, la règle de réduction de la dette dominerait la « règle d’or », sauf en cas de croissance très forte : le PIB effectif devrait être au moins deux points supérieurs au potentiel. Selon les perspectives économiques de l’OCDE publiées en mai 2012, l’output gap de l’Allemagne serait de -0,8 en 2012… La règle de réduction de la dette est donc bien plus restrictive que la « règle d’or ». Elle l’est aussi pour la France (dette de 86% du PIB en 2011), qui devrait avoir un output gap d’au moins 3,6 points pour que la « règle d’or » soit contraignante ; l’OCDE prévoit un output gap de -3,3 en 2012… Elle l’est pour tous les pays de la zone euro avec une dette supérieure à 60 % du PIB, sans exception.

Aussi, sauf en cas de très forte croissance, le volet réduction de la dette domine le volet déficit structurel. Et pourtant c’est sur le deuxième que se concentre toute l’attention…

Lorsqu’un traité laisse ouvertes autant de voies à l’interprétation, n’est-il pas normal de vouloir le revoir ? Lorsqu’un traité prévoit d’intensifier les cures d’austérité dans une zone, la zone euro, dont l’écart de production à son potentiel est de -4 points, selon les estimations d’une organisation, l’OCDE, généralement peu suspectée de surestimer ledit potentiel, n’est-il pas souhaitable et urgent de le renégocier ?


[1] Dans un post récent étaient soulignés les risques d’instabilité sociale et les pertes de croissance potentielle que la contagion de l’austérité impliquait dans la zone euro (cf. Creel, Timbeau et Weil, 2012).

[2] Annexe :

Nous commençons par définir avec def le déficit public total qui comporte une composante structurelle s, et une composante cyclique dc:

def = s + dc

Toutes les variables sont exprimées en proportion du PIB. La composante cyclique est constituée de la variation du déficit qui intervient, grâce principalement à l’action des stabilisateurs automatiques, quand l’économie s’éloigne de son potentiel. Une estimation raisonnable est que le déficit augmente de 0,5 point par point d’output perdu. La composante cyclique peut donc être écrite:

dc = – 0,5 y

où nous définissons y comme l’output gap, i.e. la différence entre le PIB et son niveau potentiel.

Les règles introduites par le pacte budgétaire peuvent être écrites comme suit:

s1 < 0,5,

c’est-à-dire que le déficit structurel ne peut jamais dépasser 0,5 % du PIB (s1 fait référence au premier volet de la règle), et

def = – (b0 – 60)/20,

c’est-à-dire que le déficit total doit être tel que la dette publique (exprimée en proportion du PIB) se réduit chaque année d’un vingtième de la différence entre la dette publique initiale (b0) et le niveau de référence de 60 %. La règle de la dette peut être réécrite en termes de déficit structurel, soit :

s2 = def – dc = 0,5 y – (b0 – 60)/20.

Nous avons alors 2 cas possibles pour que le volet déficit structurel soit moins restrictif que le volet réduction de la dette :

Cas 1

s1 < s2 si y >1 + (b0 – 60)/10.

Supposons qu’on démarre d’un niveau de dette comme celui de l’Allemagne (b0 = 81,2 % du PIB). Le cas 1 implique que le volet déficit structurel sera plus contraignant que le volet réduction de la dette si et seulement si y > 3,12 %, c’est à dire si l’Allemagne a un écart de production par rapport au potentiel de plus de trois points.  Le même calcul, pour un pays à  dette élevée (120 % du PIB) comme l’Italie, donne y > 7 % !

Cas 2

Si la règle de réduction de la dette porte sur le déficit structurel (plutôt que sur le déficit public total), on a :

s1 < 0,5

et

s2 = – (b0 – 60)/20

Dans ce cas, s1 < s2 si 1 < – (b0 – 60)/10, ce qui ne peut jamais arriver tant que la dette publique est supérieure au niveau de référence.