Le travail en crise : une question autant économique que sociale

par Jean-Luc Gaffard

Perte de sens du travail, absence de motivation, recherche de l’épanouissement personnel constituent des éléments de langage qui sont devenus courants dans les médias et donnent lieu à nombre de réflexions sociologiques et philosophiques. En outre, le remplacement de l’homme par la machine est de nouveau prédit en écho des bouleversements technologiques qui ont pour nom aujourd’hui intelligence artificielle. La réduction du nombre d’emplois qui en résulterait alimente le discours sur la fin du travail et le droit à la paresse remis au goût du jour.



Curieusement, l’analyse économique n’est guère appelée en soutien de la réflexion sinon pour dénoncer les méfaits du marché tout entier tourné vers l’accumulation de richesses au bénéfice d‘un petit nombre de privilégiés. Pourtant, si l’on se départit de ce discours convenu qui se limite à la dénonciation d’un coupable commode, le capitalisme ou la finance, les questions légitimes sur la place du travail dans l’économie et la société pourraient trouver des réponses moins simplistes, prenant appui sur la théorie et l’histoire économiques.  

L’état des lieux

Avant toute chose, il importe de préciser quelques faits saillants qui caractérisent la situation actuelle du travail et de l’emploi et résultent de mécanismes à la fois économiques et sociaux. Ces faits témoignent de l’atteinte portée à la capacité de redéploiement d’une économie confrontée à des transformations structurelles en l’occurrence initiées par les transitions écologique et digitale.

D’un point de vue d’analyse économique, le rapport au travail change profondément dans une économie en situation de croissance et de plein emploi pour une durée significativement longue. Les gains de productivité permettent hausse des salaires, diminution séculaire du temps individuel de travail et, corrélativement, augmentation du temps de loisir. De nouvelles activités deviennent possibles qui répondent à d’autres aspirations que pécuniaires en même temps que de nouvelles exigences se font jour sur les conditions et le contenu du travail. Ce que d’aucuns appellent le capitalisme paradoxal prend place[1] : il repose sur l’augmentation conjointe du temps de travail et du temps de loisir. L’augmentation du temps global de travail est essentiellement fondée sur la croissance de la population en âge de travailler, l’immigration et la hausse des taux d’activité de fractions importantes de la population, en l’occurrence la population féminine quand s’opère la bascule du travail domestique non rémunéré vers un travail dont la rémunération vient augmenter le produit intérieur brut. L’augmentation du temps de loisir ouvre la voie à de nouvelles activités marchandes et stimule la croissance. S’il est vrai que la baisse de la durée individuelle du travail, l’amélioration des conditions de travail, la hausse des salaires sont le fruit des luttes sociales sanctionnées par les progrès du Droit du travail et le Droit de la protection sociale, il est non moins vrai que ces avancées ont assuré la viabilité d’économies de marché intrinsèquement instables.

Cette évolution séculaire des situations et des comportements est inévitablement contrariée dans une économie qui connaît un chômage de masse durable et (ou) une montée du dualisme du marché du travail qui se manifeste par la polarisation des emplois et des salaires. Le changement du rapport au travail n’a plus le caractère volontaire que l’on pouvait lui prêter pour la simple raison que le travail en étant source de revenus est la condition du développement des activités hors emploi et que ce lien est menacé. La solution du partage du travail est doublement illusoire : réduire le temps de travail individuel et augmenter corrélativement le nombre des emplois risque de se traduire par une chute de la productivité et une diminution du revenu global ; en l’absence de compensation, une diminution des revenus individuels toucherait les salariés les plus pauvres qui devrait renoncer à des consommations correspondant pour certaines d’entre elles à des besoins premiers.

La source des problèmes

Ce constat appelle à revenir à la source des problèmes. Le chômage des travailleurs les moins qualifiés et le dualisme du marché du travail sont la conséquence de la mondialisation et de la désindustrialisation qui l’a accompagnée dans un contexte où les managers exécutifs des grandes entreprises ont quelque peu perdu de vue que les salaires étaient une composante essentielle de la demande globale.

Une trappe à inégalités primaires de revenus et basses qualifications a vu le jour et s’est approfondie. Les travailleurs licenciés des activités industrielles en déclin se sont reportés, faute de temps et de moyens financiers, sur des emplois de service peu qualifiés et souvent précaires. Des exonérations de cotisations sociales sur les bas salaires ou l’introduction d’un impôt négatif ont favorisé la création d’emplois peu qualifiés. Des emplois publics, possiblement en surnombre, souvent à caractère administratif, ont pu constituer un palliatif. Il reste que tous ces emplois ont pour seule dimension positive d’être source de revenus. Ils ont en commun d’offrir peu de possibilités de progression aussi bien en termes de salaire que de qualification. En outre, nombre de ces emplois sont affectés de conditions de travail dégradées le plus souvent liées à leur nature qui implique une forte exposition aux risques physiques et psycho-sociaux.

Concrètement, il est difficile de parler d’un changement du rapport au travail si l’on entend par là un nouveau comportement des salariés alors qu’est en cause le fait que nombre d’emplois proposés restent peu valorisants pour ceux qui les occupent. C’est plutôt de revendication tout à fait classique qu’il faudrait parler, une revendication qui porte à la fois sur le montant des salaires, sur les conditions de travail et sur le partage entre temps dédié au travail et temps dédié aux loisirs, ce dernier incluant le temps passé en retraite, une revendication d’autant plus forte que s’installe une inflation durable.

Mais là n’est peut-être pas le point important si l’on se projette à moyen ou long terme. Un piège s’ouvre : celui d’une économie contrainte par de faibles gains de productivité et une faible croissance. Cette économie peut se trouver aux prises avec une hausse des financements de transferts par l’État qui atteignent des pourcentages significatifs du montant des salaires[2], une hausse de la dette publique et une hausse du déficit extérieur, situation dont la soutenabilité peut être questionnée. L’échec est celui de la transition pourtant rendue nécessaire sans doute par l’évolution de la mondialisation mais aussi par la crise écologique et la révolution digitale.

Le chemin alternatif

Le chemin alternatif est celui d’un renouvellement des relations de travail en accord avec l’objectif de transition écologique et digitale.

Redonner du sens à la relation de travail passe avant toute chose par la création de nouveaux emplois qualifiés qui justifie une hausse des salaires en même temps qu’elle assure une hausse de la productivité du travail et garantit le financement de la protection sociale. Une nouvelle industrialisation (ou une réindustrialisation) est le véritable objectif. Elle repose sur le choix des entreprises de s’engager à réaliser des investissements à long terme et à renouveler la relation de travail qui s’est dégradée pour une grande partie des travailleurs confrontés à un management des ressources humaines excessivement fondé sur la performance individuelle à court terme, quand ce n’est pas sur l’externalisation des tâches confiées à des sous-traitants, voire aux autoentrepreneurs des plateformes numériques.

Les entreprises engagées durablement et efficacement dans de nouveaux investissements doivent être organisées autour de coalitions d’intérêts, ceux des actionnaires, des banquiers, des salariés, des clients et des fournisseurs, coalitions dont l’objectif est de faire partager à ces parties prenantes un même récit de l’avenir à moyen ou long terme. S’agissant du travail, les engagements portent sur le développement de contrats longs, l’intéressement des salariés aux résultats, l’apprentissage interne des nouvelles qualifications, et dans les grandes entreprises la codétermination des choix objectifs stratégiques.

De tels engagements sont la condition de la viabilité des changements structurels associés aux transitions digitale et écologique. Aussi faut-il subordonner les aides publiques au développement de nouvelles technologies conformes à ces engagements. C’est ce qu’initie notamment la récente législation américaine, l’Inflation Reduction Act, qui lie les aides aux conditions de rémunération et de travail des salariés. Le propos n’est pas d’introduire un droit à l’épanouissement au travail perçu comme une contrainte imposée aux employeurs mais bien de changer le rapport au travail en réinventant les conventions qui lient les parties constituantes de l’entreprise et structurent le rapport salarial. À certains égards, il s’agit de renouer avec l’initiative de Ford de verser de « hauts » salaires, progressivement élargie avec l’indexation des salaires sur les gains de productivité du travail pendant la période dite des trente glorieuses, dont le véritable objectif est de soutenir la demande face à une offre elle-même croissante, autrement dit d’établir un fondement macroéconomique de la microéconomie.

Le fondement macroéconomique de la microéconomie

Aujourd’hui, c’est moins d’un retour en arrière qu’il s’agit que d’un retour vers le futur. Dans les années 1970 et 1980, la doctrine dominante a voulu doter la macroéconomie d’un fondement microéconomique dont les maître-mots étaient l’optimisation intertemporelle des utilités individuelles et la flexibilité du marché du travail. Cette flexibilité n’était autre que le retour à la flexibilité du taux de salaire en réaction aux déséquilibres du marché du travail avec, comme justification, que leur rigidité à la baisse était la véritable cause d’un chômage que l’on entendait implicitement qualifier de chômage volontaire. Le travail redevenait un flux et une marchandise comme une autre sans que l’on s’arrête sur sa vraie nature de fonds de services dont l’usage s’inscrit dans la durée, sans considérer le temps nécessaire de construction et d’utilisation de ce fonds, sans envisager les irréversibilités liées à sa structuration en multiples qualifications dont l’évolution prend du temps[3].

Sous couvert d’une soi-disant avancée théorique, se cache la vieille idée dénoncée par Keynes selon laquelle, au contraire de la doctrine revenue à la mode, la rigidité des salaires relevait d’un comportement rationnel des travailleurs et des managers exécutifs et avait, entre autres, comme vertu d’enrayer la déflation. La fixation des salaires était par ailleurs et avant tout conventionnelle c’est-à-dire n’obéissait pas à la productivité marginale du travail. La flexibilité retrouvée du marché du travail n’a eu d’autre effet que de conduire à la polarisation des emplois et des salaires, autrement dit à un dualisme préjudiciable à la productivité et à la croissance.

Sortir de ce piège suppose de reconnaître à nouveau au contrat de travail sa vertu première qui est d’inscrire la relation de travail dans la durée et de permettre ainsi une adaptation des qualifications à l’évolution des métiers, un enrichissement des tâches pour répondre aux nouveaux contenus des emplois requis par les avancées techniques et scientifiques, bref de reconnaître au travail sa qualité de fonds de service. C’est cette flexibilité entendue comme la capacité de s’adapter sur une durée suffisamment longue dont l’économie a besoin. C’est de cette flexibilité qu’il faut attendre une plus grande créativité et une plus grande satisfaction au travail.

Cette évolution n’a rien de spontanée. Elle dépend de transformations nécessaires dans le management de l’entreprise, pas seulement celui des ressources humaines, dont l’objectif est de lui permettre de se projeter à long terme. La question du travail ne peut pas être dissociée de celle de la finance. Keynes expliquait que le chômage est d’abord la conséquence de dysfonctionnements de la finance quand la décision des détenteurs de capitaux conduit à des taux d’intérêt trop élevés au regard du taux de profit attendu des investissements productifs. Aujourd’hui chômage et précarité ont beaucoup à voir avec un management tributaire des performances boursières de l’entreprise à très court terme. Aussi le rétablissement du plein emploi et le versement de salaires à la hauteur des gains de productivité dépendent-ils de la patience des banques et des actionnaires prêts à engager des volumes de capitaux importants pour des périodes suffisamment longues. La production prend du temps – elle suit l’investissement – c’est la raison pour laquelle celui-ci ne sera mis en œuvre que si la patience des détenteurs de capitaux rend possible d’embaucher à long terme.

Cette évolution dépend aussi de transformations nécessaires de l’action publique. Celle-ci ne saurait davantage être réduite à une redistribution de revenus et à des substitutions d’activités visant à pallier les conséquences sociales du dualisme. Elle devrait être tournée vers l’augmentation des taux d’activité des jeunes et des seniors, le développement de la formation professionnelle et de la recherche, autrement dit une politique de l’offre envisagée, non dans la perspective de réduire le coût du travail, mais dans celle d’en augmenter le niveau de qualification et de répondre aux besoins de main d’œuvre des entreprises engagées dans des investissements à long terme.


[1] L’expression et l’observation sont d’O. Passet (« Le capitalisme paradoxal : augmenter le temps de travail et le temps de loisir » XerfiCanal 15-03-2023).

[2] Ce point est souligné par O. Passet qui parle de socialisation de l’économie (« Les ménages de plus en plus financés par les États » XerfiCanal 20 mars 2023)

[3] Voir N. Georgescu-Roegen (The Entropy Law and the Economic Process, Harvard University Press), 1971; M. Amendola et J.-L. Gaffard, Out of Equilibrium Oxford, Clarendon Press 1998 ;  J.-L. Gaffard, M. Amendola et F. Saraceno, Le temps retrouvé de l’économie, Paris, Odile Jacob.




Notre planète, notre santé, notre priorité !

Par Éloi Laurent

« Sommes-nous capables de repenser un monde dans lequel les économies privilégient la santé et le bien-être ? ». C’est avec ces mots que l’OMS a choisi d’interpeller les gouvernements et les citoyen(ne)s du monde entier à l’occasion de la journée mondiale de la santé, le 7 avril 2022, qui marque le 74e anniversaire de sa fondation et de l’entrée en vigueur de sa Constitution.

Cet anniversaire dont le thème est « notre planète, notre santé », intervient quelques semaines après la publication de trois articles importants qui permettent d’en saisir toute la pertinence et la portée.



Les deux premiers articles témoignent des progrès des connaissances quant à l’émergence du SARS-CoV-2 à l’origine de la pandémie de Covid-19. Leurs auteur(e)s affirment que, d’une part, « très probablement », la pandémie résulte bien d’une zoonose (c’est-à-dire d’une transmission d’un animal à l’espèce humaine), comme ce fut le cas du SARS-CoV-1 en 2002/2003 et que, d’autre part, c’est bien sur le marché d’animaux vivants de Wuhan que cette transmission a eu lieu pour la première fois. C’est une avancée majeure dans un débat scientifique qui a été âprement disputé depuis deux ans et où toutes les hypothèses ont été sérieusement considérées.

Le troisième article porte sur les conséquences de la pandémie de Covid-19 et permet de mesurer l’ampleur du choc sanitaire que celle-ci a engendré. Ses auteur(e)s estiment la surmortalité due à la pandémie mondiale dans 191 pays et territoires du 1er janvier 2020 au 31 décembre 2021 pour conclure à un écart de 1 à 3 entre leurs estimations et les chiffres officiels : compte tenu d’erreurs et de fautes dans le recensement des morts par Covid, il ne faudrait pas déplorer 5 940 000 morts au plan mondial sur cette période, mais 18 200 000 (une surmortalité mondiale de l’ordre de 16%).

Pour certains pays, comme l’Inde, l’écart est véritablement considérable : de 489 000 officiels à 4 070 000 morts estimés. Pour la France, ce même écart est substantiel : de 122 000 à 155 000, soit une différence équivalente aux morts officiels de la première vague du printemps 2020. Et encore cette estimation mondiale repose-t-elle sur le chiffre de 17 900 morts chinois (près de 4 fois plus qu’annoncé officiellement), auquel il est tout bonnement impossible de croire.

Il est donc manifeste que la santé humaine est « inextricablement liée » à la santé des écosystèmes et de la biodiversité, ce qui implique, comme le souligne à juste titre l’OMS, que le lien santé-environnement doit devenir la colonne vertébrale d’une économie du bien-être calibrée pour le 21e siècle.

Cette colonne vertébrale est notamment constituée, sur le plan académique, de l’approche « One Health » (« Une seule santé ») qu’un panel d’experts de haut niveau sur le sujet, dont Serge Morand est le seul membre français, a été chargé en novembre 2020 de consolider et d’institutionnaliser sous l’égide de l’Organisation mondiale de la santé animale (OIE), de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), du Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE) et de l’OMS. Santé humaine, santé animale, santé végétale, santé environnementale, nous apprennent ces experts, sont complémentaires et interdépendantes.

Le défi climatique met de la même manière en évidence l’intersection des thématiques sanitaire et environnementale. Le deuxième volet du Rapport AR6 du GIEC, qui porte sur les impacts, l’adaptation et la vulnérabilité et compte 3 676 pages, ne comporte ainsi pas moins de 4 853 occurrences du mot « santé ».

Dans ces conditions, l’OMS elle-même pourrait vouloir actualiser sa propre définition de la santé, qui date de 1948 : « La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ». Afin d’actualiser cette définition, on peut vouloir définir la « pleine santé » comme « un état continu de bien-être : physique et psychologique, individuel et social, humain et écologique ». L’important dans cette définition est de bien souligner le caractère holistique de la démarche, la continuité de la santé, qui lie la santé mentale à la santé physiologique, la sante individuelle à la santé collective et la santé humaine à la santé planétaire. La pleine santé est donc une santé d’interfaces, de synergies, de solidarités.

Cette redéfinition et son adoption par les États membres de l’OMS permettrait par exemple qu’en France, les questions sanitaires soient systématiquement étudiées sous l’angle environnemental, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui comme le montre le foisonnement de rapports et de propositions sur l’avenir du système de santé français, et plus largement sur l’Assurance maladie et son financement, dont le point commun est de faire à peu près complètement l’impasse sur l’enjeu écologique. Or s’il y a une « Grande Sécu » à inventer, c’est une Sécurité sociale-écologique.

La pandémie de Covid-19 a montré combien la santé est une affaire collective que les appels à la « responsabilité individuelle » brouillent et dénaturent, mais le collectif dont il faut prendre acte et devenir partenaire dépasse de loin la seule espèce humaine.




COP 26 : les exigences de la transition juste

par Éloi Laurent

Parmi les thèmes nouveaux qui résonnent dans les halls et les couloirs de la COP 26 cet automne figure celui de la « transition juste ». Ainsi, le 4 novembre dernier, plusieurs chefs d’État et de gouvernement (dont ceux de l’Italie et du Royaume-Uni co-organisateurs mais aussi de la France, de la Commission européenne et des États-Unis) ont co-signé une « Déclaration sur la transition internationale juste ». Mais de quoi parle-t-ton, au juste ?



Un éclaircissement sur la
définition mais aussi sur les conditions de mise en œuvre de la transition
juste est proposé dans le dernier Cahier
de prospective de l’IWEPS
, à commencer par la généalogie de cette notion.

Celle-ci est née au début des
années 1990 dans les milieux syndicalistes américains comme un projet social
défensif visant à protéger les travailleurs des industries fossiles des
conséquences des politiques climatiques sur leurs emplois et leurs retraites.
Ce projet a trouvé un écho contemporain dans l’Union européenne avec la Déclaration
de Silésie/Katowice en 2018 et la création du « Mécanisme de transition
juste » du Pacte vert européen en 2019 ; au niveau mondial, il a été repris
dans l’Accord de Paris de 2015 (lequel évoque les « impératifs d’une
transition juste pour la population active et de la création d’emplois décents
et de qualité conformément aux priorités de développement définies au niveau
national »).

Dans cette perspective défensive
(que l’on retrouve dans les débats actuels aux États-Unis autour de l’avenir
des États
charbonniers comme la Virginie occidentale), ce sont les politiques de
transition qu’il s’agit de rendre justes. Or, l’amplification des chocs
écologiques (inondations, sécheresses, pandémies, etc.), indépendamment des
politiques d’atténuation qui seront mises en œuvre pour y faire face, appelle
une définition plus large et positive de la transition juste.

Cet élargissement a été entamé sous
l’influence de la Confédération internationale des syndicats puis de la
Confédération européenne des syndicats, qui ont fait évoluer la transition
juste vers une tentative de conciliation de la lutte contre le dérèglement
climatique et de la réduction des inégalités sociales, autour du thème des
« emplois verts » et du slogan « no jobs on a dead planet ». Ce projet social-écologique se
retrouve dans le Rapport de l’Organisation Internationale du Travail de 2015 qui
définit des « lignes
directrices
 » en la matière.

C’est cette définition élargie
que l’on retrouve dans la Déclaration du 4 novembre dernier, qui reprend les
thèmes traditionnels de l’accompagnement des travailleurs dans la transition
vers de nouveaux emplois caractérisés par un travail décent via le dialogue
social, mais en les encastrant dans une nouvelle stratégie économique qui
implique notamment de redéfinir des modèles de croissance considérés comme
insoutenables au plan écologique (surconsommation des ressources) et social
(exacerbation des inégalités).

Si cette prise de position est
bienvenue, elle est encore insuffisante : il convient d’élargir encore le projet de transition juste en
précisant ses exigences et surtout en s’efforçant de le rendre opératoire de
manière démocratique.

La transition juste ne doit plus
seulement s’entendre comme un accompagnement social ou une compensation
financière des politiques d’atténuation des crises écologiques, mais plus
largement comme une stratégie de transition sociale-écologique intégrée face
aux crises écologiques incluant les politiques écologiques comme les chocs
écologiques (une fiscalité carbone est une politique écologique tandis qu’une
canicule est un choc écologique).

La crise du Covid illustre bien
la pertinence et la nécessité de cette transition sociale-écologique : c’est un
choc écologique (en l’occurrence une zoonose) qui a aggravé les inégalités
sociales existantes (logements exigus, travailleurs essentiels, comorbidités,
etc.) et en a fait naître de nouvelles (nécessité/possibilité du télétravail,
Covid long, etc.). De même, les inondations de juillet 2021 en Allemagne et en
Belgique sont un exemple frappant de l’urgence d’évoluer vers la transition
juste pour que les ménages les plus vulnérables aux conséquences inéluctables
du changement climatique puissent être vraiment protégés.

On peut dans cet esprit définir
trois exigences d’une stratégie de transition juste :

1 – Analyser systématiquement les chocs écologiques et les politiques
qui entendent les atténuer sous l’angle de la justice sociale
dans ses
trois dimensions fondamentales : de reconnaissance, distributive et procédurale
; ainsi, l’Agence européenne de l’environnement propose dans un document
tout juste publié
des stratégies sociales-écologiques pour faire face aux
défis sociaux des politiques de transition ;

2 – Accorder la priorité dans la conception des politiques de
transition juste (ou transition sociale-écologique) au bien-être humain dynamique éclairé par ces enjeux de justice en vue de dépasser l’horizon de la
croissance économique
. Ce dépassement de la croissance économique n’est
plus l’apanage d’une minorité académique, il est en train de devenir un élément
de consensus dans la communauté globale environnementale : il est ainsi inscrit
en toutes lettres dans le rapport
récent
et conjoint du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur
l’évolution du climat) et l’IPBES (Plateforme intergouvernementale scientifique
et politique sur la biodiversité et les services d’écosystèmes) qui recommande
de « s’éloigner d’une conception du progrès économique où seule prévaut la
croissance du PIB » pour préserver la biodiversité et les écosystèmes. Le
rapport AR6 du GIEC suggère lui aussi dans le scénario « SSP 1 » une
évolution vers un monde dans lequel « l’accent mis sur la croissance
économique bascule en faveur du bien-être humain » (voir Riahi
et al. 2017
) . C’est également la position adoptée récemment par l’Agence
européenne de l’environnement
[1] ;

3 – Construire et mettre en œuvre ces politiques de transition juste de
manière démocratique
en veillant à la compréhension, à l’adhésion et à
l’engagement des citoyennes et des citoyens, aux différents niveaux de
gouvernement (local, national et européen dans le cas de l’Union européenne).

Dans le cadre de la COP 26, ces
trois exigences s’emboîtent les unes dans les autres : au cœur de la transition
juste, il y a bien une articulation
essentielle entre crises écologiques et inégalités sociales
, à la fois
entre pays et au sein des pays. On pourrait ainsi, à la Cop 26, progresser sur
les principes de justice qui doivent présider à l’allocation du budget carbone
global et ensuite, au sein de chaque pays, sur les critères et les politiques
de réduction des émissions de gaz à effet de serre (on pourrait faire de même
avec les financements consacrés à l’adaptation au changement climatique). On se
rapprocherait alors d’une
vision intégrale de la justice climatique, du sol au plafond
.


[1]
Pour un panorama des arguments analytiques en faveur du bien-être et des
politiques de bien-être qui émergent partout dans le monde, voir E. Laurent
(ed.), The
Well-being Transition: Analysis and Policy
, Palgrave Macmillan, 2021.




La politique santé-environnement : priorité d’une renaissance sanitaire mondiale

par Éloi Laurent, Fabio Battaglia, Alessandro Galli, Giorgia Dalla Libera Marchiori, Raluca Munteanu

Le 21 mai, la présidence
italienne du G20 et la Commission européenne co-organiseront le sommet mondial
sur la santé à Rome. Quelques jours après, l’Organisation mondiale de la santé
tiendra son assemblée annuelle à Genève. De toute évidence, les deux événements
seront centrés sur la tragédie du Covid et les réformes susceptibles de
prévenir de telles catastrophes à l’avenir. « Le monde a besoin d’un nouveau
départ en matière de politique de santé. Et notre renaissance sanitaire
commence à Rome » a déclaré la présidente de la Commission européenne, Ursula
von der Leyen, le 6 mai. Nous partageons cet espoir et nous voulons le voir
aboutir.



En tant que membres de la société
civile, nous avons été appelés à contribuer à la réflexion collective qui doit conduire
à la rédaction de la « Déclaration de Rome ». Sur la base d’un rapport
que nous publions aujourd’hui dans le cadre de la Well-being Economy Alliance

(WeALL) nous pensons que la notion de politique santé-environnement devrait
figurer au cœur de la Déclaration de Rome et, au-delà, inspirer la renaissance
des politiques de santé à tous les niveaux de gouvernement. En substance, nous
appelons les délégués de ces deux sommets cruciaux à reconnaître les
interdépendances fructueuses entre l’environnement, la santé et l’économie.

Le principe-clé est de faire du
lien entre la santé et l’environnement le cœur même de la santé planétaire et
évoluer de la logique coûts-bénéfices vers des politiques co-bénéfices. Notre
incapacité à répondre efficacement aux crises jumelles sanitaire et écologique vient
en grande partie de l’idée que nous nous faisons des coûts qu’une telle action
résolue auraient sur « l’économie ». Mais nous sommes l’économie et l’économie
n’est qu’une partie de la source véritable de notre prospérité qui est la
coopération sociale. La transition santé-environnement a certainement un coût
économique, mais il est visiblement inférieur au coût de la non-transition. Les
limites de la monétarisation du vivant sont chaque jour plus évidentes, les
arbitrages supposés entre santé, environnement et économie apparaissent chaque
jour plus erronés et contre-productifs. À l’inverse, les gains en matière de
santé, d’emplois, de liens sociaux, de justice des politiques co-bénéfices sont
considérables. Les systèmes de santé sont les institutions stratégiques de
cette réforme, à condition de mettre beaucoup plus l’accent sur la prévention,
mais d’autres domaines de la transition sont concernés : production et
consommation alimentaires, systèmes énergétiques, politiques sociales
(notamment lutte contre les inégalités et l’isolement social), politiques
d’éducation.

Pour ne prendre que l’exemple de
l’énergie, il est parfaitement clair que le système énergétique mondial actuel,
à 80% fossile, n’a pas de sens du point de vue du bien-être humain dès lors
qu’il détruit simultanément la santé actuelle et la santé future. La pollution
de l’air résultant de l’utilisation de combustibles fossiles joue ainsi un rôle
décisif dans la vulnérabilité sanitaire des Européens confrontés au Covid-19 (à
l’origine de 17% des décès selon certaines
estimations
), tandis que l’atténuation de la pollution de l’air dans les
villes européennes apporterait un co-bénéfice-clé pour la santé : celui de
réduire le risque de comorbidité face aux chocs écologiques à venir tels que
les maladies respiratoires mais aussi les canicules, qui deviennent de plus en
plus fréquentes et intenses sur le continent. Lorsque tous les co-bénéfices
sont pris en compte, au premier rang desquels la réduction de la morbidité et de
la mortalité liées à la pollution de l’air (qui, selon des études récentes,
sont bien plus élevées que les estimations précédentes, on compte chaque année 100 000
décès prématurés en France
), le passage aux énergies renouvelables conduit
à économiser de l’ordre de quinze fois le coût de leur déploiement.

Il y de nombreux autres domaines,
au-delà de ceux que nous avons identifiés, où la santé, l’environnement et
l’économie se renforcent mutuellement. Ils forment ensemble un socle sur lequel
bâtir des politiques qui visent la pleine santé sur une planète vivante. À
l’approche du Sommet de Rome et de l’assemblée de l’OMS, nous voulons donc
interpeller leur(e)s participant(e)s avec deux questions simples : et si la
meilleure politique économique était une vraie politique sanitaire ? Et si la
meilleure politique sanitaire était une vraie politique environnementale ?
Comme les pays européens le savent, les crises sont le berceau de nouvelles
visions du monde, les catalyseurs de nouvelles approches qui peuvent trouver
leur élan. Rome ne s’est pas faite en un jour, mais l’approche co-bénéfices
peut montrer la voie de la renaissance sanitaire.




Peut-on tirer des enseignements de l’expérimentation finlandaise de revenu universel ?

par Guillaume Allègre

Entre 2017 et 2018, la Finlande a conduit une expérimentation
de revenu universel qui a donné lieu à une médiatisation importante. 2 000
chômeurs recevant l’allocation de base (560 euros mensuel) ont reçu la même
somme sous forme de revenu inconditionnel, pouvant se cumuler avec les revenus
du travail pendant la durée de l’expérimentation (2 ans non renouvelés).  Le 6 mai 2020 est paru le rapport final
d’évaluation de l’expérimentation (voir la version anglaise du résumé des résultats). Les évaluateurs concluent que le
revenu universel expérimental a eu des effets positifs modérés sur l’emploi et
des effets positifs sur la sécurité économique et la santé mentale. Selon le
rapport final, les individus du groupe de traitement ont travaillé en moyenne
environ 6 jours ouvrés supplémentaires (ils ont travaillé 78 jours). Ils ont
connu significativement moins de stress mental, de dépression, de solitude et
leur fonctionnement cognitif était perçu comme meilleur. La satisfaction de
leur vie était significativement plus élevée. Les résultats de
l’expérimentation semblent donc plaider en faveur du revenu universel. Mais
peut-on vraiment tirer des enseignements de l’expérimentation dans la
perspective d’une généralisation du dispositif ? En 2018, j’avais écrit
que l’expérimentation du revenu universel était « impossible ». L’expérience finlandaise
vient-elle démentir cette assertion ? Il s’avère qu’il est difficile de
tirer des enseignements.



Le principe d’un revenu universel, tel qu’il est communément
défini, est de verser une somme d’argent à tous les membres d’une communauté
politique, sur une base individuelle, sans conditions de ressources ni
obligation ou absence de travail.

Les expérimentations concernent en général un petit nombre de
personnes (en Finlande, 2 000 individus) : l’aspect universel de la
mesure est donc perdu, or une mesure peut avoir des effets différents selon que
tout le monde est concerné ou seulement une partie des individus. Comment
sélectionner les individus ?  Deux
options ont les faveurs des praticiens : le tirage au sort totalement
aléatoire, qui permet la représentativité de l’échantillon expérimental, et le
site de saturation, qui consiste à inclure dans l’échantillon expérimental toute
une communauté (par exemple un bassin d’emploi), ce qui permet de capter les
externalités et les interactions (« est-ce que j’arrête de travailler plus
facilement quand mon voisin s’arrête lui-même ou lorsque mon conjoint reçoit
une aide ? »). Au Kenya, des villages sont utilisés comme
sites de saturation
.
Dans le cadre de l’expérimentation finlandaise, ce sont 2 000 chômeurs de
longue durée, bénéficiaires de l’allocation de fin de droit (équivalent de
l’ASS en France), qui constituent le groupe expérimental, le groupe de contrôle
étant constitué des bénéficiaires de l’allocation de fin de droits non tirés au
sort. Ceci pose deux problèmes. Premièrement, le groupe expérimental n’est pas
représentatif de la population finlandaise. Les chômeurs de longue durée ne
constituent qu’une petite part de la population. On ne peut donc pas dire
comment auraient réagi les personnes en emploi (auraient-elles réduit leur
temps de travail ?). Deuxièmement, les effets d’interaction ne sont pas
pris en compte : par exemple, l’emploi repris par un chômeur du groupe
expérimental qui augmente son offre de travail dans le cadre de l’expérimentation
aurait-il été occupé par un membre du groupe de contrôle ?  

La définition du revenu universel ne dit rien de son niveau
ni de quelles prestations il remplace. Toutes les options sont possibles. Les
plus libéraux proposent un revenu universel relativement faible et remplaçant
la plupart des prestations sociales et les subventions sectorielles (notamment
agricoles), voire comme substitut des régulations sur le marché du travail (la
suppression du Smic est envisagée). Dans une logique plus sociale-démocrate, le
revenu universel ne remplacerait que les minima sociaux (RSA en France) et les
compléments de revenus pour travailleurs pauvres (Prime d’activité). Le montant
envisagé est souvent égal ou légèrement supérieur aux minima sociaux. Enfin,
dans une logique de décroissance, le revenu universel pourrait être élevé, au
moins égal au seuil de pauvreté, afin d’éradiquer la pauvreté statistique. Les
effets attendus de la réforme dépendent grandement du montant envisagé ainsi
que des prestations remplacées. Dans le cadre de l’expérimentation finlandaise,
le revenu universel était de 560 euros, soit le montant de l’allocation de base
du chômage dont bénéficiaient les membres du groupe expérimental. Il se
substituait à cette allocation de base de sorte que, dans un premier temps, le
revenu des chômeurs du groupe expérimental était inchangé. Par contre, le
revenu universel pouvait se cumuler avec les revenus du travail. Le gain
financier supplémentaire à reprendre un emploi pouvait ainsi atteindre 560
euros.

L’expérimentation a accru les gains financiers à reprendre un
emploi. Ce n’est pas une conséquence que l’on imagine d’habitude concernant la
mise en place d’un revenu universel. La question souvent posée est :
« Que se passe-t-il quand vous touchez
1000 € par mois sans travailler ?
». Il s’avère que, pour les bas revenus, la mise en place
généralisée d’un revenu universel pourrait avoir des effets ambigus sur les
incitations à travailler : il augmente le revenu hors-travail mais c’est
aussi un complément de revenus pour travailleurs pauvres. Par contre, pour les
plus hauts-revenus, le gain monétaire à augmenter ses revenus serait réduit.

L’évaluation est compliquée par l’introduction de mesures
d’activation durant la deuxième année de l’expérimentation (2018). Selon le
« modèle d’activation » mis en place, les bénéficiaires de
l’allocation chômage devaient travailler un certain nombre d’heures ou suivre
une formation, ou leur allocation était réduite de 5%. Ces mesures ont touché
les groupes expérimentaux de manière asymétrique : les deux tiers du
groupe de contrôle étaient concernés contre seulement la moitié du groupe de
traitement (Van Parijs, 2020). Théoriquement, l’incitation à
reprendre un emploi était donc plus grande pour le groupe de contrôle. Notons
que l’activation va contre les principes d’universalité et d’inconditionnalité
du revenu universel.

Malgré l’activation, les résultats de l’expérimentation
finlandaise nous apprennent que les heures travaillées sont plus nombreuses
pour le groupe expérimental que pour le groupe témoin. Les incitations financières
à travailler auraient donc fonctionné ! En fait, les évaluateurs insistent
sur le caractère modéré de l’impact sur l’emploi. Dans le rapport
intermédiaire, qui concernait la première année (2017), l’impact était non
significatif. En 2018, l’impact est significatif puisque les individus du
groupe expérimental travaillent en moyenne 78 jours, soit 6 jours de plus (ou
8,3%) que le groupe contrôle. L’impact est toutefois faiblement significatif :
avec un intervalle de confiance à 95%, il est compris entre 1,09 et 10,96 jours
(soit entre 1,5 à 15%). Kari Hämäläinen, conclut : « dans l’ensemble, les effets
sur l’emploi sont faibles. Cela indique que pour certaines personnes qui
reçoivent des prestations de chômage de Kela (l’organisme en charge de
l’indemnisation des chômeurs en fin de droit), les problèmes liés à la
recherche d’un emploi ne sont pas liés à la bureaucratie ou aux incitations
financières ». Par contre, l’expérimentation ne nous dit rien sur les
effets de la possible désincitation des plus hauts revenus due au financement
de la mesure : par construction, un revenu universel expérimental n’est
pas financé. Plus grave, l’analyse genrée est quasiment absente du rapport
final. On sait juste, en lisant un tableau, que les femmes du groupe
expérimental ont travaillé 5,85 jours supplémentaires contre 6,19 pour les
hommes, mais la question de l’égalité femmes-hommes n’est pas discutée. La
question de l’articulation des choix dans le ménage n’est pas non plus posée. L’impact
chez le groupe des parents isolés n’est pas significatif « en raison de sa
petite taille ». Dans une tribune publiée par le New-York Times, Antti
Jauhiainen et Joona-Hermanni Mäkinen dénoncent la taille de l’échantillon, 5
fois plus faible que prévu initialement : du fait de cette faible taille,
il est difficile de tirer des conclusions sur des sous-groupes.

Le rapport final met en avant des effets bénéfiques sur la
santé mentale et le bien-être économique. Les impacts sur la satisfaction à
l’égard de la vie actuelle, le stress, la dépression sont très significatifs.
On peut néanmoins faire deux remarques. Premièrement, on ne sait pas ce qui
relève du plus haut niveau de vie des individus du groupe de traitement de ce
qui relève du mécanisme d’un revenu universel (la certitude que l’on aura un
revenu quoiqu’il arrive). Vue la façon dont le revenu expérimental a été conçu
(il fonctionne comme une prime à l’emploi), on peut aisément supposer que c’est
l’effet revenu qui prime. De même, les individus du groupe expérimental étant
toujours gagnants d’un point de vue financier, il n’est pas étonnant que leur
bien-être économique augmente. Deuxièmement, il peut aussi exister un biais de
déclaration dû à un Effet Hawthorne : les individus du groupe expérimental savent qu’ils
font partie d’une expérimentation et qu’ils ont été choisi de telle sorte
qu’ils ont un avantage par rapport au groupe témoin. Ceci peut les amener à
être plus optimistes dans leur déclaration.

Au final, l’expérimentation finlandaise a apporté peu
d’enseignements quant aux effets de la mise en place d’un revenu universel global,
c’est-à-dire concernant tous les citoyens. Seule une petite catégorie de la
population était concernée et le financement n’a pas été expérimenté. Or
le financement est la moitié du dispositif ; d’ailleurs les syndicats
finlandais s’opposent au revenu universel car ils redoutent que les
augmentations d’impôt nécessaires réduisent les gains à travailler. De plus,
l’approche familiale et genrée a été totalement ignorée alors que le revenu
universel a été dénoncé par des féministes comme pouvant désinciter les femmes
à prendre un emploi (en s’apparentant à un salaire maternel). Comme pour l’expérimentation du RSA en France, l’échec de l’expérimentation
finlandaise s’explique en partie par les objectifs contradictoires des
différents acteurs scientifiques et politiques. Les évaluateurs espéraient un
échantillon de 10 000 personnes avec des individus ayant des statuts
d’emploi différents. Ils ont été contraints à la fois par le temps, par
l’argent et par une coalition au pouvoir qui n’était plus enthousiaste à l’idée
de l’expérimentation d’un revenu universel (« Why
Basic Income Failed in Finland
 »). Le Parti du Centre du premier
ministre était en fait intéressé par la question de l’incitation financière des
chômeurs de longue durée, donc très éloignée de l’idée de remise en question de
la place centrale du travail marchand, ou celle du pouvoir de dire non aux
emplois de faible qualité, souvent associés au revenu universel. C’est bien une
limite de ces expérimentations coûteuses : nécessairement supervisées par
le politique, elles risquent de devenir des vitrines promouvant l’agenda du
pouvoir en place.




Les effets macroéconomiques du confinement : quels enseignements de modèles à agents hétérogènes

Stéphane Auray (CREST-Ensai et ULCO) et Aurélien Eyquem (Univ. Lyon et IUF), Chercheurs associés à l’OFCE

En France, une relance de 100 milliards d’euros a été adoptée et les prestations d’assurance-chômage ont été étendues pour permettre un chômage partiel massif. Nous quantifions les effets de ces deux types de politiques conjointement à choc de confinement sur les variables macroéconomiques et montrons que, conditionnellement à notre modèle, les deux mesures n’ont pratiquement aucun effet sur la production globale. Bien que ces politiques soient relativement inefficaces pour atténuer la dynamique globale de la production et du chômage, elles ont pourtant des effets potentiellement importants sur le bien-être des ménages.



Les politiques de confinement mises
en œuvre par la plupart des gouvernements en réponse à la propagation de
l’épidémie de Covid-19 au printemps 2020 sont des décisions inédites, qui posent
la question de leurs effets macroéconomiques, sur la dynamique de la création
de richesses comme sur le chômage. Plusieurs approches peuvent être envisagées
pour faire une telle analyse, sectorielles, fondées sur les premières données
disponibles, ou sur l’utilisation de modèles. Ces derniers, s’ils n’ont pas
nécessairement comme objectif de proposer un chiffrage précis ou même crédible
– une tâche bien difficile compte tenu des grandes incertitudes qui
caractérisent la période actuelle – peuvent néanmoins éclairer quant à l’ordre
de grandeur minimal des effets à attendre des politiques de confinement. Ils
peuvent aussi nous aider à comprendre l’évolution qualitative de certaines
variables. C’est notamment le cas pour la dynamique de l’inflation, dont certains
pensent qu’elle sera positive et d’autre négative à la suite du confinement.

Dans l’article intitulé « The Macroeconomic
Effects of Lockdown Policies », nous proposons un cadre de modélisation simplifié à agents
hétérogènes (HA) avec risque de chômage pour étudier les effets
macroéconomiques des politiques de confinement. Le modèle considère un système
d’assurance imparfaite, des rigidités nominales et des frictions de recherche
et d’appariement sur le marché du travail. Il intègre également un ensemble
d’instruments de politique budgétaire : les dépenses publiques, les prestations
d’assurance-chômage (UI), un système d’imposition via des taxes distorsives, ainsi que des obligations publiques. L’intérêt
principal de ce cadre est d’offrir une relation explicite entre la dynamique du
chômage, le risque de chômage et leurs effets sur le taux d’intérêt réel à
travers le motif de lissage de la consommation et le motif d’épargne de
précaution. De plus, la dynamique de l’épargne souhaitée et le taux d’intérêt
réel d’équilibre ont des effets d’équilibre général tant à travers la rigidité
des prix et qu’à travers la politique monétaire.

Le modèle considère trois types de ménages : les travailleurs salariés, les chômeurs et les propriétaires d’entreprises. Les travailleurs sont hétérogènes du point de vue de leur expérience sur le marché du travail et de leurs contraintes d’emprunts. Nous simplifions le modèle. En conséquence, les employés et les chômeurs consomment exactement leur revenu. Les propriétaires d’entreprises, plus patients que les travailleurs, sont les seuls ménages disposant d’actifs positifs sous forme d’obligations publiques et les utilisent pour lisser la consommation. La dynamique du taux d’intérêt réel d’équilibre reflète deux forces opposées du point de vue des travailleurs salariés : le motif de lissage de consommation et le motif de précaution. Le premier implique que les travailleurs salariés souhaiteraient emprunter en cas de choc qui abaisse temporairement leurs revenus pour leur permettre de lisser leur consommation, ce qui, comme dans tout modèle d’agent représentatif, entraînerait une hausse du taux d’intérêt réel. Le second implique que, à condition que le choc négatif augmente leur probabilité future de chômage, ils souhaitent épargner pour s’auto-assurer contre ce risque, ce qui fait baisser le taux d’intérêt réel. Challe (2020) montre que le motif de précaution peut dominer le motif de lissage pour des calibrations raisonnables et si le revenu est suffisamment lisse par rapport à la dynamique du chômage. En conséquence, les chocs de productivité négatifs peuvent être déflationnistes, nécessitant une baisse du taux nominal contrôlé par la centrale plutôt qu’une hausse, comme c’est généralement le cas dans les modèles avec agents représentatifs.

Dans un premier temps, nous proposons un étalonnage mensuel de notre modèle qui correspond aux faits empiriques sur les marchés du travail des pays de la zone euro. Lorsqu’il est entraîné par des chocs de productivité « standards », c’est-à-dire de la taille habituellement observée au fil des cycles, le modèle prédit des fluctuations contra-cycliques et persistantes du taux de chômage, et leur taille relative par rapport aux fluctuations de la production correspond à celle observée dans les données passées.

Dans un second temps, nous quantifions les effets des politiques de confinement par lesquelles une fraction de la population active est maintenue hors de l’emploi, et adaptons la taille du choc pour correspondre aux (rares) données disponibles sur la récente baisse de l’activité économique. Ce choc revient simplement à réduire de manière contrainte le niveau d’emploi effectif permettant de produire des biens et services. Nous supposons un choc réduisant le PIB de 6% le premier mois, pour se conformer aux premières évaluations trimestrielles proposées par la Banque de France. Mais le choc pourrait être en réalité bien plus important, ce qui sera révélé lorsque les chiffres seront disponibles. De plus, nous considérons que ce choc de confinement puisse durer 1, 2 ou 3 mois – pendant lesquels l’emploi est contraint dans la même proportion – et supposons que la sortie de ce dernier est progressive : lorsque le confinement s’arrête, 50% des activités stoppées reprennent le premier mois puis 50% des activités encore fermées rouvrent le mois suivant, etc.

Nous montrons que, même dans le cas d’un confinement d’un mois seulement, la production chute de près de 10% en dessous de sa valeur d’équilibre après quelques mois. Le chômage passe d’une valeur stable de 7,6% à 13,2% à l’impact et culmine à 16,7% en juin 2020. Ces chiffres sont probablement conservateurs mais montrent que le chômage pourrait plus que doubler, même si le confinement ne durait qu’un mois. Ces effets négatifs importants résultent de la boucle de rétroaction entre chômage, consommation et production. L’augmentation du chômage déprime la consommation et fait naître le désir d’épargne de précaution, ce qui abaisse encore la demande et la production, puis augmente encore le chômage. En d’autres termes, la demande globale est plus fortement déprimée que l’offre, ce qui se reflète également dans les pressions déflationnistes : le taux d’inflation et le taux d’intérêt nominal chutent tous deux de manière significative. Par conséquent, le modèle génère des « chocs d’offre keynésiens »[1].

Des chocs de confinement plus longs aggravent encore la baisse de la production et de la consommation et amplifient la hausse du chômage. Enfin, même si le gouvernement maintient le niveau de ses dépenses de consommation et le niveau des prestations d’assurance-chômage constants, le déficit budgétaire explose parce que la distribution des prestations d’assurance-chômage augmente et parce que l’assiette fiscale sur laquelle les taxes sont basées se rétrécit. Étant donné notre hypothèse selon laquelle les impôts n’augmentent que légèrement à court terme et que la majeure partie de la hausse des déficits est financée par l’émission d’obligations, le ratio dette/PIB augmente de plusieurs points de pourcentage : près de 12 pp dans le cas d’un confinement d’un mois et jusqu’à 21,3pp pour un confinement de 3 mois.

Bien que ces chiffres soient déjà astronomiques, il y a de bonnes raisons de penser qu’ils sont plutôt conservateurs. Les projections de croissance du FMI et les chiffres en termes de demandes d’allocation chômage suggèrent que le choc pourrait être beaucoup plus important et entraîner des effets négatifs plus dramatiques encore.

Dans les simulations évoquées ci-dessus, nous supposons que les dépenses publiques et les prestations d’assurance-chômage restent constantes alors qu’en réalité, elles ont déjà fortement augmenté dans la plupart des pays. Par exemple, en France, une relance de 100 milliards d’euros a été adoptée et les prestations d’assurance-chômage ont été étendues pour permettre un chômage partiel massif. Nous quantifions ainsi également les effets de ces deux types de politiques conjointement au choc de confinement sur les variables macroéconomiques. Bien que les deux mesures puissent stimuler la demande globale en en temps normal, elles n’ont pratiquement aucun effet sur la production globale, car l’offre ne peut augmenter dans tous les cas, l’emploi étant contraint. Les hausses de dépenses publiques génèrent des effets inflationnistes mais les extensions des prestations d’assurance-chômage génèrent de nouvelles pressions déflationnistes : les extensions étant temporaires, les ménages salariés sont mieux assurés contre le chômage aujourd’hui mais pas demain, ce qui amplifie le motif d’épargne de précaution. Bien que ces politiques soient relativement inefficaces pour atténuer la dynamique globale de la production et du chômage, elles ont pourtant des effets potentiellement importants sur le bien-être des ménages. Le calcul des réponses optimisées (qui minimisent les pertes de bien-être) des dépenses publiques et des prestations d’assurance-chômage au choc de confinement montrent que les politiques actuelles vont dans le bon sens qualitativement : elles ne peuvent stimuler la croissance ou réduire le chômage, mais peuvent atténuer les effets négatifs sur l’utilité des agents en réduisant la déflation ou en améliorant temporairement le partage des risques entre les agents économiques.

Références

Auray Stéphane et Eyquem Aurélien, 2020, « The Macroeconomic Effects of Lockdown Policies », OFCE Working Paper, n° 10/2020. https://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/dtravail/OFCEWP2020-10.pdf

Challe Edouard, 2020, « Uninsured Unemployment Risk and Optimal Monetary Policy in a Zero-Liquidity Economy », American Economic Journal, Macroeconomics, 12 -2, pp. 241-83.

Guerrieri  Veronica,  Guido  Lorenzoni,  Ludwig  Straub  et  Ivan  Werning,  2020,   « Macroeconomic Implications of COVID-19:  Can Negative Supply Shocks Cause Demand Short-ages? »,  NBER working paper, 26918.


[1] Voir Guerrieri
et al. (2020) pour une définition des
chocs keynésiens de demande.




L’essentiel, l’inutile et le nuisible (suite et fin provisoire)

Éloi Laurent

L’humanité est-elle une espèce nuisible ? Pour les autres êtres de Nature qui cohabitent de plus en plus difficilement avec elle sur la planète, la réponse ne souffre pas d’ambiguïté : sans aucun doute.



La vie sur terre, vieille de 3,5
milliards d’années, peut être estimée de différentes manières. L’une d’elles
consiste à évaluer la
biomasse respective de ses composantes
. Il apparaît alors que la biomasse totale
sur la Terre pèse environ 550 Gt C (giga tonnes de carbone), dont 450 Gt C (ou
80%) sont des plantes, 70 Gt C (ou 15%) sont des bactéries et seulement 0,3%
sont des animaux. Au sein de cette dernière catégorie, les humains ne
représentent que 0,06 Gt C. Et pourtant, les 7,6 milliards de personnes comptant
donc pour seulement 0,01% de la vie sur le globe sont à elles seules
responsables de la disparition de plus de 80% de tous les mammifères sauvages
et de la moitié des plantes.  

Cette colossale crise de la
biodiversité causée par l’humanité, dont les prémisses remontent
à l’extermination de la mégafaune à l’âge préhistorique
(Pléistocène), s’est
mise en marche avec l’entrée dans le régime de la croissance industrielle dans
les années 1950, au moment où la « grande
accélération »
s’est enclenchée.

Elle est aujourd’hui bien
documentée : alors que près de 2,5 millions d’espèces (1,9 m d’animaux et
400 000 plantes) ont été identifiées et nommées, des travaux convergents
suggèrent que leurs taux d’extinction sont actuellement 100 fois à 1000 fois plus
rapide que les rythmes connus sur Terre au cours des 500 derniers millions
d’années, ce qui pourrait vouloir dire que la biodiversité, en raison de
l’expansion humaine, se trouve au bord d’une sixième extinction de masse. Que
l’on observe ces dynamiques en coupe
ou de manière longitudinale,
au niveau de certaines
espèces clés dans certaines régions
ou en recourant à des hypothèses plus
ou moins convaincantes sur la biodiversité
potentielle totale abritée par la Biosphère
(qui pourrait s’élever à 8
millions d’espèces), le constat s’impose : tandis que les humains
prospèrent, les autres espèces dépérissent, à l’exception de celles qui leur
sont directement utiles.

Mais cette destruction de la
biodiversité est bien entendu aussi un problème existentiel pour les humains
eux-mêmes. Selon une chaîne de causalité formalisée il y a deux décennies par l’évaluation des écosystèmes
pour le millénaire
, la biodiversité sous-tend le bon fonctionnement des
écosystèmes, qui rendent aux humains des « services écosystémiques »
qui soutiennent leur bien-être (la littérature récente évoque de manière plus
large et moins instrumentale des « contributions
de la Nature »
). Cette logique prévaut naturellement en sens
inverse : quand les humains détruisent la biodiversité, comme ils le font
aujourd’hui massivement via
leurs systèmes agricoles
, ils dégradent les services écosystémiques et, en
bout de chaîne, portent atteinte à leurs conditions de vie. Le cas des
mangroves est un des plus parlants : ces écosystèmes maritimes favorisent
la reproduction animale, stockent le carbone et constituent de puissantes
barrières naturelles contre les raz-de-marée. En les détruisant, les
communautés humaines s’appauvrissent et s’affaiblissent.

Le début de la décennie 2020,
dont les trois premiers mois sont marqués par les incendies géants en Australie
et la pandémie de Covid-19, montre clairement que détruire la Nature est
au-dessus de nos moyens. La définition la plus intuitive du caractère
insoutenable des systèmes économiques actuels tient donc en peu de mots :
le bien-être humain détruit le bien-être humain.

Comment s’extraire au plus vite
de cette spirale vicieuse ? Une solution de bon sens, connue depuis Malthus
et constamment remise au goût du jour depuis, consiste à supprimer l’humanité,
en totalité ou en partie. Un certain nombre de commentateurs relèvent ainsi
combien la Biosphère, libérée du poids des humains, se porte mieux depuis que ceux-ci
sont en majorité confinés. Certes, si on éteint la source des émissions
humaines de gaz à effet de serre, il est probable que celles-ci vont fortement
diminuer. De même, si l’on éteint les sources de la pollution locale dans les
espaces urbains, par exemple à Paris, l’air y sera de
qualité remarquable
. Il est vraisemblable que l’on mesurera aussi une
amélioration du sort des espèces animales et végétales au cours de cette
période, comme dans les lieux, tels la région de Tchernobyl, que les
humains ont été forcés de déserter
. Mais à quoi bon un air pur quand nous
sommes privés du droit de le respirer au-delà de quelques moments par
jour ?

En réalité, même s’il induit une
sobriété contrainte et temporaire, le confinement joue à plein et durablement contre
la transition écologique. Tous les mécanismes de coopération sociale
indispensables aux politiques de transition sont aujourd’hui, au-delà des
transactions marchandes, à l’arrêt. Pour ne prendre que l’exemple des
politiques climatiques, La COP 26, si stratégique, est d’ores et déjà reportée
en 2021, le prochain
Rapport d’évaluation du GIEC est freiné
, l’aboutissement plein et entier des
travaux sur la Convention citoyenne pour le climat est compromis, etc. Et ceci
alors même qu’une canicule
sous confinement
n’est pas à exclure !

C’est qu’il ne s’agit pas de
neutraliser voire de figer les systèmes sociaux pour « sauver » les
systèmes naturels, mais de travailler sur la durée à leur articulation
sociale-écologique
, qui est encore un point aveugle de l’analyse économique
contemporaine.

Il n’en reste pas moins que
l’urgence sociale oblige les gouvernements du monde entier à œuvrer ici et
maintenant pour protéger leurs populations, en particulier les plus vulnérables,
face au choc colossal qui frappe simultanément les systèmes économiques du
monde entier. La notion de bien-être essentiel peut justement servir de
boussole à ces efforts, qui pourraient se concentrer sur les secteurs vitaux
pour l’ensemble de la population au cours des mois et des années à venir sous
l’impératif de ne pas accélérer encore les crises écologiques. Bien-être
essentiel et bien-être non-nuisible convergeraient pour répondre à l’urgence du
présent et à l’exigence de l’avenir. Comment, précisément ?

Reprenons rapidement les
différentes dimensions du bien-être essentiel esquissées dans le premier billet
de cette série. Le secteur public de la santé et des soins est à l’évidence au
centre du bien-être essentiel, entendu comme le bien-être humain qui travaille
à sa perpétuation plutôt qu’à sa perte. La revue médicale The Lancet a mis au jour ces dernières années les liens de plus
en plus tangibles entre santé et climat, santé et pollutions diverses, santé et
biodiversité, santé et écosystèmes. Le soin des écosystèmes et celui des
humains sont deux faces de la même monnaie. Mais l’enjeu de la santé
environnementale doit être pleinement intégré, notamment en France, à cette
nouvelle priorité sanitaire. L’investissement dans les services publics au-delà
du système de santé est en outre une garantie que le bien-être essentiel est le
plus équitablement partagé.

Cette cohérence temporelle se
complique avec le nécessaire réinvestissement dans les infrastructures de
première nécessité. Les systèmes d’approvisionnement alimentaire, en France et
au-delà ­—
de la production agricole à la distribution au détail ­— sont aujourd’hui beaucoup
trop polluants et destructeurs à la fois de la santé humaine et des
écosystèmes. Il faudrait privilégier ici les systèmes d’alimentation déjà
engagés dans la transition écologique pour favoriser leur généralisation. De
même, l’énergie nécessaire aux infrastructures notamment urbaines (eau,
électricité, déchets, mobilité, etc.) est encore en grande majorité fossile,
alors même qu’une métropole mondiale comme Copenhague s’est donnée les moyens
de s’approvisionner à 100% en énergie renouvelable dans seulement cinq ans. Il
faut donc accélérer dans la voie de la sobriété énergétique et carbonique, nous
en avons tous les
moyens
. Enfin, l’enjeu de l’empreinte écologique croissante des réseaux
numériques ne peut plus être éludé, alors même que les infrastructures essentielles,
à l’image des réseaux de chaleur ou de la collecte des déchets, fonctionnent
très bien sur un mode « low-tech ».

La notion de bien-être essentiel
peut donc être utile à la « sortie de crise » à la condition de
rester fidèle à la devise de celles et ceux à qui nous devons tant : d’abord,
ne pas nous nuire.




L’essentiel, l’inutile et le nuisible (suite)

par Eloi Laurent

Comment savoir de quoi nous
pouvons nous passer tout en continuant à bien vivre ? Pour éclairer cette
question délicate l’analyse économique offre un critère central, celui de
l’utile, qui renvoie lui-même à deux notions voisines : l’usage et l’utilité.



Est utile, d’abord et fidèlement
à l’étymologie, ce dont les personnes se servent effectivement pour satisfaire
leurs besoins. Est donc inutile ce qui, du point de vue humain, ne sert à rien.
Amazon a ainsi annoncé
le 17 mars
que ses entrepôts ne stockeraient désormais plus que des
« biens essentiels » jusqu’au 5 avril et les définit de la manière
suivante dans le contexte de la crise du Covid-19 : « articles
ménagers, produits médicaux et autres denrées très demandées ». L’ambiguïté
du critère de l’utile est tangible dans cette définition qui mêle ce qui tient
de la première nécessité et ce qui relève du jeu de l’offre et de la demande. Tout
en semblant adopter un comportement civique, Amazon s’inscrit également résolument
dans une perspective commerciale.

Plus encore, ce premier critère
de l’usage ouvre sur la variété océanique des préférences humaines qui rythme
les mouvements de marché. Comme le rappelle Aristote dans le premier chapitre
de l’Ethique
à Nicomaque
, texte fondateur de l’économie du bonheur écrit il y a presque
deux millénaires et demi, on trouve parmi les individus et les groupes une
multiplicité de conceptions de ce qu’est une bonne vie. Mais contrairement à ce
que pense Aristote, qui érige sa propre conception du bonheur en bien-être
supérieur aux autres, il n’est pas légitime de hiérarchiser les différentes
conceptions de la vie heureuse. Un régime politique de liberté consiste plutôt
à garantir la possibilité que le plus grand nombre de « poursuites du
bonheur » est concevable et atteignable à la condition qu’aucune ne nuise
aux autres.

Mais la conception
aristotélicienne du bonheur, qui met l’accent sur l’étude et la culture
livresque, n’est pas moins digne qu’une autre. Les librairies sont-elles, comme
les professionnels du secteur l’ont défendu au début du confinement en France, des
commerces de première nécessité au même titre que les commerces de nourritures
terrestres ? Pour certaines et certains, oui. Peuvent-elles être
considérées comme inutiles à une période où l’existence humaine est contrainte
de se recroqueviller sur les fonctions vitales ? A l’évidence, non.

D’où l’importance du second
critère, celui de l’utilité, qui ne mesure pas seulement l’usage des différents
biens ou services mais la satisfaction qu’en retirent les individus. Mais ce
critère se révèle encore plus problématique que celui de l’usage du point de
vue des politiques publiques.

L’analyse classique, telle que
fondée par exemple par John Stuart Mill dans la foulée de Jeremy Bentham,
suppose une fonction de bien-être social, agrégeant toutes les utilités
individuelles, qu’il s’agit pour les autorités publiques de maximiser au nom de
l’efficacité collective, entendue ici comme l’optimisation de la somme de
toutes les utilités. Est socialement utile ce qui maximise le bien-être commun
ainsi défini. Mais, comme on le sait, à partir du début du 20e
siècle, l’analyse néoclassique a remis en cause la validité des comparaisons
interpersonnelles d’utilité, privilégiant l’ordinal au cardinal et rendant
largement inopérante la mesure de l’utilité collective, dès lors que, dans les
mots de Lionel Robbins (1938), « tout esprit est impénétrable pour tout
autre et aucun dénominateur commun aux sentiments n’est possible ».

Cette difficulté comparative ­– qui
rend nécessaire le recours à des critères de jugement éthique pour agréger les
préférences – fragilise notamment grandement l’usage de la valeur statistique
d’une vie humaine (value of statistical
life
ou VSL) pour fonder les
choix collectifs sur une analyse monétaire coûts-bénéfices, par exemple dans le
domaine des politiques environnementales. Imagine-t-on que l’on pourrait
décemment évaluer le « coût humain » de la crise du Covid 19 pour les
différents pays affectés en croisant les valeurs
de VSL par exemple calculées par l’OCDE
et les données de mortalité compilées par
la John Hopkins University
 ? L’analyse économique des questions
environnementales ne peut en réalité se limiter au critère d’efficacité,
lui-même appuyé sur celui de l’utilité et doit
pouvoir s’enrichir des enjeux de justice
.

L’autre problème, considérable,
de l’approche utilitariste est son traitement des ressources naturelles, ressources
qui n’ont jamais
été autant consommées par les systèmes économiques
qu’aujourd’hui, loin de
la promesse de dématérialisation de la transition numérique engagée depuis
trois décennies au moins.

L’analyse économique des
ressources naturelles fournit certes des critères divers qui permettent
d’appréhender la
pluralité des valeurs
des ressources naturelles.
Mais au moment de trancher, ce sont bien les valeurs instrumentales de ces
ressources qui l’emportent, parce qu’elles sont à la fois plus immédiates en
termes de satisfaction humaine et plus faciles à calculer. Cette myopie conduit
à des erreurs monumentales dans les choix économiques.

Il en va ainsi notamment du
commerce d’animaux vivants en Chine, à l’origine de la crise sanitaire du
Covid-19. L’utilité économique de la chauve-souris ou du pangolin peut certes
être appréciée au prisme de la seule consommation alimentaire. Mais il se
trouve qu’à la fois les chauves-souris sont des réserves de coronavirus et que
les pangolins peuvent servir d’hôtes intermédiaires entre celles-ci et les
humains. De sorte que la désutilité de la consommation de ces animaux (mesurée
par les conséquences économiques des pandémies mondiales ou régionales
engendrées par les coronavirus) est infiniment supérieure à l’utilité procurée
par la satisfaction de leur ingestion. L’ironie veut que la chauve-souris soit
précisément l’animal choisi par Thomas Nagel dans un article
classique de 1974
visant à délimiter la frontière homme-animal et qui
s’interrogeait sur le fait de savoir quel effet cela faisait, du point de vue
de la chauve-souris, d’être une chauve-souris.

Apparaît donc enfin, à mi-chemin
entre l’inutile et le nuisible,  un autre
critère que l’utile : celui des besoins humains « artificiels »,
récemment mis en lumière par le sociologue Razmig
Keucheyan
. Artificiel est ici à comprendre au double sens où ces besoins
sont créés de toutes pièces (notamment par l’industrie du numérique) plutôt que
spontanés et où ils induisent la destruction du monde naturel. Ils s’opposent
aux besoins « authentiques » collectivement définis avec le souci de préserver
l’habitat humain.

Au terme de cette brève
exploration, s’il apparaît bien difficile de trancher la question du bien-être
utile (et inutile), il semble en revanche… essentiel de mieux cerner l’enjeu du
bien-être nuisible. Ce sera l’objet du dernier billet de cette série.