L’essentiel, l’inutile et le nuisible (suite et fin provisoire)

Éloi Laurent

L’humanité est-elle une espèce nuisible ? Pour les autres êtres de Nature qui cohabitent de plus en plus difficilement avec elle sur la planète, la réponse ne souffre pas d’ambiguïté : sans aucun doute.



La vie sur terre, vieille de 3,5
milliards d’années, peut être estimée de différentes manières. L’une d’elles
consiste à évaluer la
biomasse respective de ses composantes
. Il apparaît alors que la biomasse totale
sur la Terre pèse environ 550 Gt C (giga tonnes de carbone), dont 450 Gt C (ou
80%) sont des plantes, 70 Gt C (ou 15%) sont des bactéries et seulement 0,3%
sont des animaux. Au sein de cette dernière catégorie, les humains ne
représentent que 0,06 Gt C. Et pourtant, les 7,6 milliards de personnes comptant
donc pour seulement 0,01% de la vie sur le globe sont à elles seules
responsables de la disparition de plus de 80% de tous les mammifères sauvages
et de la moitié des plantes.  

Cette colossale crise de la
biodiversité causée par l’humanité, dont les prémisses remontent
à l’extermination de la mégafaune à l’âge préhistorique
(Pléistocène), s’est
mise en marche avec l’entrée dans le régime de la croissance industrielle dans
les années 1950, au moment où la « grande
accélération »
s’est enclenchée.

Elle est aujourd’hui bien
documentée : alors que près de 2,5 millions d’espèces (1,9 m d’animaux et
400 000 plantes) ont été identifiées et nommées, des travaux convergents
suggèrent que leurs taux d’extinction sont actuellement 100 fois à 1000 fois plus
rapide que les rythmes connus sur Terre au cours des 500 derniers millions
d’années, ce qui pourrait vouloir dire que la biodiversité, en raison de
l’expansion humaine, se trouve au bord d’une sixième extinction de masse. Que
l’on observe ces dynamiques en coupe
ou de manière longitudinale,
au niveau de certaines
espèces clés dans certaines régions
ou en recourant à des hypothèses plus
ou moins convaincantes sur la biodiversité
potentielle totale abritée par la Biosphère
(qui pourrait s’élever à 8
millions d’espèces), le constat s’impose : tandis que les humains
prospèrent, les autres espèces dépérissent, à l’exception de celles qui leur
sont directement utiles.

Mais cette destruction de la
biodiversité est bien entendu aussi un problème existentiel pour les humains
eux-mêmes. Selon une chaîne de causalité formalisée il y a deux décennies par l’évaluation des écosystèmes
pour le millénaire
, la biodiversité sous-tend le bon fonctionnement des
écosystèmes, qui rendent aux humains des « services écosystémiques »
qui soutiennent leur bien-être (la littérature récente évoque de manière plus
large et moins instrumentale des « contributions
de la Nature »
). Cette logique prévaut naturellement en sens
inverse : quand les humains détruisent la biodiversité, comme ils le font
aujourd’hui massivement via
leurs systèmes agricoles
, ils dégradent les services écosystémiques et, en
bout de chaîne, portent atteinte à leurs conditions de vie. Le cas des
mangroves est un des plus parlants : ces écosystèmes maritimes favorisent
la reproduction animale, stockent le carbone et constituent de puissantes
barrières naturelles contre les raz-de-marée. En les détruisant, les
communautés humaines s’appauvrissent et s’affaiblissent.

Le début de la décennie 2020,
dont les trois premiers mois sont marqués par les incendies géants en Australie
et la pandémie de Covid-19, montre clairement que détruire la Nature est
au-dessus de nos moyens. La définition la plus intuitive du caractère
insoutenable des systèmes économiques actuels tient donc en peu de mots :
le bien-être humain détruit le bien-être humain.

Comment s’extraire au plus vite
de cette spirale vicieuse ? Une solution de bon sens, connue depuis Malthus
et constamment remise au goût du jour depuis, consiste à supprimer l’humanité,
en totalité ou en partie. Un certain nombre de commentateurs relèvent ainsi
combien la Biosphère, libérée du poids des humains, se porte mieux depuis que ceux-ci
sont en majorité confinés. Certes, si on éteint la source des émissions
humaines de gaz à effet de serre, il est probable que celles-ci vont fortement
diminuer. De même, si l’on éteint les sources de la pollution locale dans les
espaces urbains, par exemple à Paris, l’air y sera de
qualité remarquable
. Il est vraisemblable que l’on mesurera aussi une
amélioration du sort des espèces animales et végétales au cours de cette
période, comme dans les lieux, tels la région de Tchernobyl, que les
humains ont été forcés de déserter
. Mais à quoi bon un air pur quand nous
sommes privés du droit de le respirer au-delà de quelques moments par
jour ?

En réalité, même s’il induit une
sobriété contrainte et temporaire, le confinement joue à plein et durablement contre
la transition écologique. Tous les mécanismes de coopération sociale
indispensables aux politiques de transition sont aujourd’hui, au-delà des
transactions marchandes, à l’arrêt. Pour ne prendre que l’exemple des
politiques climatiques, La COP 26, si stratégique, est d’ores et déjà reportée
en 2021, le prochain
Rapport d’évaluation du GIEC est freiné
, l’aboutissement plein et entier des
travaux sur la Convention citoyenne pour le climat est compromis, etc. Et ceci
alors même qu’une canicule
sous confinement
n’est pas à exclure !

C’est qu’il ne s’agit pas de
neutraliser voire de figer les systèmes sociaux pour « sauver » les
systèmes naturels, mais de travailler sur la durée à leur articulation
sociale-écologique
, qui est encore un point aveugle de l’analyse économique
contemporaine.

Il n’en reste pas moins que
l’urgence sociale oblige les gouvernements du monde entier à œuvrer ici et
maintenant pour protéger leurs populations, en particulier les plus vulnérables,
face au choc colossal qui frappe simultanément les systèmes économiques du
monde entier. La notion de bien-être essentiel peut justement servir de
boussole à ces efforts, qui pourraient se concentrer sur les secteurs vitaux
pour l’ensemble de la population au cours des mois et des années à venir sous
l’impératif de ne pas accélérer encore les crises écologiques. Bien-être
essentiel et bien-être non-nuisible convergeraient pour répondre à l’urgence du
présent et à l’exigence de l’avenir. Comment, précisément ?

Reprenons rapidement les
différentes dimensions du bien-être essentiel esquissées dans le premier billet
de cette série. Le secteur public de la santé et des soins est à l’évidence au
centre du bien-être essentiel, entendu comme le bien-être humain qui travaille
à sa perpétuation plutôt qu’à sa perte. La revue médicale The Lancet a mis au jour ces dernières années les liens de plus
en plus tangibles entre santé et climat, santé et pollutions diverses, santé et
biodiversité, santé et écosystèmes. Le soin des écosystèmes et celui des
humains sont deux faces de la même monnaie. Mais l’enjeu de la santé
environnementale doit être pleinement intégré, notamment en France, à cette
nouvelle priorité sanitaire. L’investissement dans les services publics au-delà
du système de santé est en outre une garantie que le bien-être essentiel est le
plus équitablement partagé.

Cette cohérence temporelle se
complique avec le nécessaire réinvestissement dans les infrastructures de
première nécessité. Les systèmes d’approvisionnement alimentaire, en France et
au-delà ­—
de la production agricole à la distribution au détail ­— sont aujourd’hui beaucoup
trop polluants et destructeurs à la fois de la santé humaine et des
écosystèmes. Il faudrait privilégier ici les systèmes d’alimentation déjà
engagés dans la transition écologique pour favoriser leur généralisation. De
même, l’énergie nécessaire aux infrastructures notamment urbaines (eau,
électricité, déchets, mobilité, etc.) est encore en grande majorité fossile,
alors même qu’une métropole mondiale comme Copenhague s’est donnée les moyens
de s’approvisionner à 100% en énergie renouvelable dans seulement cinq ans. Il
faut donc accélérer dans la voie de la sobriété énergétique et carbonique, nous
en avons tous les
moyens
. Enfin, l’enjeu de l’empreinte écologique croissante des réseaux
numériques ne peut plus être éludé, alors même que les infrastructures essentielles,
à l’image des réseaux de chaleur ou de la collecte des déchets, fonctionnent
très bien sur un mode « low-tech ».

La notion de bien-être essentiel
peut donc être utile à la « sortie de crise » à la condition de
rester fidèle à la devise de celles et ceux à qui nous devons tant : d’abord,
ne pas nous nuire.




Capitalisme, environnement et sciences économiques

par Xavier Ragot


Il faut
adapter nos modes de vie et notre économie à la transition énergétique pour
préserver l’environnement.  Le moins que
l’on puisse dire est que les essayistes et économistes divergent sur le moyen
d’y parvenir. Des questions fondamentales émergent dans le débat public :
le capitalisme est-il compatible avec la transition énergétique et la
protection de la biodiversité ? Comment les sciences économiques peuvent-elles
être utiles pour penser ce changement nécessaire ?



Deux livres
récents montrent la divergence des points de vue. Le livre de Christian
Gollier
« Le climat après la fin du moi », (édition PUF) et le
livre d’Eloi Laurent[1]
« Sortir de la croissance mode d’emploi », (édition LLL) s’opposent
sur l’angle d’analyse, mais proposent en fait des recommandations
complémentaires.  Christian Gollier
insiste sur la capacité d’adaptation des économies de marché et le besoin de
transformer tous les prix pour révéler les vrais coûts en matière d’émission de
CO2 et de dégradation de l’environnement. Il plaide logiquement pour un prix du
carbone élevé, de l’ordre de 50 euros la tonne aujourd’hui, mais surtout une
croissance modérée mais continue de l’ordre de 4 % par an.  Christian Gollier présente aussi l’ensemble
des changements comptables, financiers pour que le coût réel de la dégradation de
l’environnement soit intégré par tous les acteurs, entreprises, ménages et
Etats, dans leurs choix économiques.

Eloi
Laurent insiste sur la nécessité de changer d’indicateurs de progrès, afin de sortir
d’un indicateur simpliste de croissance (comme le PIB). Il montre comment construire
des indicateurs de bien-être incluant la question environnementale, susceptible
de guider l’action européenne, nationale, dans la suite des réflexions du
rapport Fitoussi-Sen-Stiglitz. De manière plus concrète, il montre comment les
territoires et les villes peuvent construire des indicateurs quantitatifs pour
guider le débat et l’action publics dans une stratégie de préservation de l’environnement
socialement juste.  Christian Gollier
veut changer les incitations privées, Eloi Laurent veut déplacer le débat
public et la politique publique.

Cette
présentation ne doit pas cacher une différence de tonalité entre les deux
livres. S’agit-il de réorienter la croissance ou de sortir de la croissance ? Faut-il
mobiliser les acteurs privés ou les acteurs publics ? La réponse à ces
questions importantes oriente les recommandations les plus pratiques. Je
reviens donc ici sur cet enjeu essentiel, afin de proposer une réponse aux deux
questions reliant capitalisme, transition environnementale et sciences
économiques.

Pour penser la possibilité même d’une adaptation du capitalisme à la question environnementale, il faut d’abord se tourner vers l’histoire et la géographie, la diachronie et la synchronie du capitalisme en d’autres termes.   L’histoire, tout d’abord, pour observer l’évolution du capitalisme au XXème siècle face à la question alors principale, qui était la question sociale. La géographie ensuite pour comparer la diversité des capitalismes.

Quelle a
été la grande transformation du capitalisme XXe siècle ? Le capitalisme
a-t-il maximisé la croissance par une prédation accrue sur la vie des
travailleurs ? Non, bien au contraire. Le capitalisme dans tous les pays
développés n’a pas maximisé la croissance. En effet, il a utilisé une partie
des gains de productivité pour réduire le temps de travail, contribuant à
l’invention de la consommation de masse et de la société des loisirs. La durée
annuelle du travail par travailleur était de 3000 heures en 1840, pour
atteindre aujourd’hui environ 1500 heures pour l’ensemble des actifs, soit une
réduction par deux. Ensuite, le capitalisme n’a pas maximisé l’accumulation du
capital, il a conduit à l’émergence d’une consommation de masse.  En effet, la maximisation de l’accumulation
du capital passe par l’investissement. Celle-ci représente moins de 20 %
de la valeur produite chaque année contre 80 % pour la consommation
totale, en France.  Pour mémoire le taux
d’investissement est supérieur à 40 % en Chine, essentiellement du fait de
soutiens publics. Pour prendre la mesure de cette évolution, le système
économique valorisant le temps de travail héroïque, en la personne de Stakhanov
et l’accumulation du capital avec des objectifs ambitieux du Plan n’était pas
le capitalisme. La bataille entre les deux systèmes économiques, capitalisme et
communisme, s’est faire en valorisant le loisir au sein du capitalisme et non
le travail.

Cette
transformation du capitalisme ne provient pas du système économique lui-même
mais de l’ensemble de législation, conflits sociaux, de l’émergence du
syndicalisme au début du XXème siècle, etc. L’intégration de la question
sociale au capitalisme n’est pas une stricte nécessité économique mais une volonté
politique et sociale.  L’observation du
XXème siècle ne peut amener à conclure que le capitalisme est intrinsèquement
progressiste, mais à la conclusion qu’il est politiquement plastique.  Ensuite, la comparaison entre les pays montre
une grande diversité des capitalismes, qu’ont étudié  les institutionnalistes et l’Ecole de la
Régulation, en particulier[2].  Pour faire court, que l’on puisse qualifier à
la fois la Suède et la Chine de capitalisme montre la diversité des compromis
sociaux compatibles avec une économie qualifiée de capitaliste. Devant une
telle diversité, l’on peut même se demander si le mot conserve encore une
efficacité intellectuelle.

C’est donc inexact
de penser que le capitalisme ne conduit qu’à la recherche que la croissance la
plus élevée.  La question consiste plutôt
à identifier quelles seront les forces sociales qui amèneront à transformer
notre système économique afin de placer au son cœur la question environnementale.  Comme pour la question sociale, tous les
aspects de l’économie sont concernés, le droit du travail, la fiscalité, la
politique économique la comptabilité d’entreprise, la finance, etc. C’est un
changement systémique du même ordre. Les livres de Christian Gollier et celui d’Eloi
Laurent convergent sur ce point et abordent la diversité de ces questions.  

 La seconde question
concerne l’utilité de la science économique elle-même pour la compréhension des
efforts nécessaires à la transition environnementale. Ici une précision est
essentielle, en écho avec l’approche historique mentionnée plus haut. Aucun
économiste sérieux ne pense que le but de l’économie doit être de maximiser la
croissance ou une mesure de celle-ci comme le PIB[3]. Au
contraire la science économique s’est construite contre cette vision
productiviste. Elle s’est construite sur l’idée que le bien-être est le but à
atteindre, pas la croissance. Ce dernier est certes toujours difficile à
mesurer, mais l’ensemble des objets matériels et des services ne sont que des
moyens. Plus encore l’objet de la science économique n’est pas l’abondance mais
la rareté.  Ainsi, si la société se donne
réellement comme but la réduction de son empreinte environnementale, la science
économique permettra, modestement mais utilement, d’identifier les leviers. Comme
pour toute discipline traitant des questions environnementales, l’économie
génère des intentions et des travaux parfois contradictoires, qu’il faut
utiliser à bon escient. Cependant, les sciences économiques seront un outil
puissant pour penser les transitions nécessaires. Soyons plus concret :
Faut-il introduire une taxe carbone, une taxe carbone aux frontières, ou
interdire certains biens ou déplacements en avion ?  Comment penser l’évolution du prix du carbone
ou le marché des droits à émission actuellement en Europe ?  Une contribution particulièrement utile de la
science économique à cette réflexion est l’étude menée par l’ADEME,
Beyond Ratings et l’OFCE, par Paul Malliet notamment
. Elle consiste à mesurer les effets d’une taxe carbone aux frontières
de l’Europe, sur les ménages français entre les plus pauvres et les plus
riches. L’approche tient aussi compte des territoires et des personnes pour
comprendre, et donc compenser, les effets d’un changement vers une consommation
compatible avec la transition énergétique. La science économique seule ne permettra
pas, bien sûr, de comprendre toutes les facettes de ce changement de société
mais elle y contribuera.  Est-ce à dire
que la science économique est exempte de toute critique face aux changements
climatiques ? Non. Comme l’a montré Katheline
Schubert
dans un article de la revue de l’OFCE,
l’économie de l’environnement est encore peu développée par rapport à d’autres
pans de l’économie.  On peut bien mieux
faire, être plus précis et plus interdisciplinaire.  L’expert dispose d’un grand nombre
d’indicateurs, le PIB, bien sûr, mais aussi les émissions de CO2 les
différentes formes d’inégalités, etc. Cependant, il est aussi de la
responsabilité de l’économiste de transformer ces éléments en des mesures
opérationnelles, utiles au débat politique et la décision publique. C’est cet
effort que fait Éloi Laurent en réfléchissant à des indicateurs pour guider
l’action publique mesurer les efforts accomplis ou, malheureusement, l’absence
d’efforts sur ce chemin difficile de la transition environnementale. Il est
aussi de la responsabilité de l’économiste de fournir des quantifications
monétaires des efforts nécessaires, c’est ce que fait Christian Gollier en
discutant les sentiers possibles du prix du carbone.

La question de la compatibilité du capitalisme et de
l’écologie n’est donc pas économique mais politique : Comment trouver les
compromis sociaux pour changer nos économies d’une manière socialement
acceptable ? Une condition est nécessaire dans tous les cas :
Débattre de tous ces aspects de la manière la plus large et compréhensible
possible. C’est ce que font brillamment ces deux livres.


[1] Voir la
vidéo du 4 décembre 2019 pour une présentation de l’ouvrage.

[2] Voir par exemple la discussion de la question
environnementale dans la théorie de la Régulation dans Robert Boyer, « Economie politique des capitalismes », La découverte, 2015.

[3] Paradoxalement, c’est peut-être Keynes qui donne parfois l’impression que la croissance est un objectif économique.  Ses considérations sont à comprendre dans le cadre de la crise de 1929, sa vision de long terme et du progrès est clairement au-delà de la croissance, comme le montre ses écrits sur la société désirable, dans sa « lettre à nos petits-enfants ».




Time for Climate justice

Par Eloi Laurent

On September
18th 2019, 16 years old climate activist Greta Thunberg appeared
before the United States House of Representatives. When asked to submit a
formal version of her inaugural statement, she replied that she would be giving
lawmakers a copy of the IPPC special report on the impacts of global warming of
1.5 °C, the so-called “SR 1.5“. “I am submitting this
report as my testimony because I don’t want you to listen to me, I want you to
listen to the scientists”, she said eloquently.



By the same
token, when asked what words she wanted to be printed on the sails of the boat
carrying her across the Atlantic Ocean from Sweden to the US, she asked for a
blunt message urging citizens and policymakers to act upon climate knowledge:
“Unite behind Science”. Greta Thunberg deserves considerable praise for her
intelligence, courage and determination in the face of ignorance, skepticism
and animosity. But she is wrong on one important point: nations and people
around the world won’t unite behind science. They will only unite behind
justice.

Any
meaningful conversation among humans about reform, change and progress starts
with debating justice principles at play and imagining institutions able to
embody these principles. This is especially true of the titanic shift in
attitudes and behaviors required by the climate transition, which goal is
nothing short of saving the hospitality of the planet for humans.

Climate
injustice is obvious in our world. On the one hand, a handful of countries,
about ten percent (and a handful of people and industries within these
countries) are responsible for 80% of human greenhouse gas emissions, causing
climate change that is increasingly destroying the well-being of a considerable
part of humanity around the world, but mostly in poor and developing nations.
On the other hand, the vast majority of the people most affected by climate
change (in Africa and Asia), numbering in the billions, live in countries that
represent almost nothing in terms of responsibility but are highly vulnerable
to the disastrous consequences of climate change (heat waves, hurricanes,
flooding) triggered by the lifestyle of others, thousands of miles away.

Why is
climate change still not mitigated and actually worsening before our eyes,
while we have all the science, technology, economics, and policy tools we need
to fix it? Largely because the most responsible are not
the most vulnerable, and vice-versa
.

And yet, the time may be ripe for
climate justice to take center stage in international negotiations. Data
compiled by the Global Carbon
Project
released last week show that top emitters are converging in
terms of climate responsibility (table 1).

Of course, China remains by far
the first polluter: the country has emitted in 2018 roughly twice the volume of
CO2 than the US, thrice the amount of the EU, four times the amount of India,
five times the amount of Russia. Consider the amount per capita, and the
picture changes dramatically: a citizen of the United States emits more than
twice CO2 than a Chinese. And yet, for the first time, a European is (slightly)
less responsible than a Chinese in terms of per capita emissions. Conversely, it
is well established that historical responsibility for greenhouse gas emissions
falls largely on the shoulders of Western countries, with the US and the EU
jointly responsible for half of emissions since the industrial revolution,
while China only accounts for less than 15%. And yet, for the first time, China
is as responsible as the US when emissions are counted since 1990 onwards (both
countries accounting for 20% each of emissions over the 1990-2018 period).

It is thus the right time to
devise actionable equity criteria, commonly agreed upon top emitters, as to how
distributing the remaining “carbon budget” (the overall amount of emissions
remaining before the Earth’s climate reaches a catastrophic tipping point, approximately
1200 billion tons of carbon that remain to be emitted over the next three
decades so as to limit the rise of ground temperatures to around 2 degrees by
the end of the 21st century).

But as incredible as it may seem,
the formal global conversation has not yet started on climate justice: as the
COP 25 ends in Madrid and all eyes turn to COP 26 for a renewed climate
ambition, countries are still negotiating at the UN on volumes of emissions
that do not take into account current and projected population, human
development level, geographic basis (production vs. consumption emissions),
historical responsibility, etc. By the same token, The
Paris Agreement
(2015) mentions the term “justice” only a single
time, to affirm that signatories recognize “the importance for some of the
concept of ‘climate justice’”. This is clearly a misinterpretation. The whole
point of climate justice is precisely that it is not confined to a few nations
or important for a few people: it should be the concern of all involved in
climate negotiations.

It can be shown that the
application of a hybrid but relatively simple model of climate justice based on
five criteria would lead to substantially cutting global emissions in addition
to the carbon budget (by 36%) over the next three decades which would ensure
meeting the goal of 2 degrees, and even targeting 1.5 degrees, thereby
enhancing the fairness of this common rule with respect to the most vulnerable
countries and social groups (see table 2).

As available data make clear, we are collectively missing the wrong targets on climate. Even if all countries fulfilled their pledges and reach their targets, the increase in temperatures would still be of 3 degrees by the end of the 21st century (or twice the target agreed upon at the Paris Agreement in 2015). In other words, what is lacking is not just the political will but also the imagination. Climate justice is the way out of this impasse. Climate justice is the key to understanding and eventually solving the urgent climate crisis. Climate justice is the solution to climate change.




Les impacts de la fiscalité carbone sur les ménages : les Français, pas tous égaux devant les coups de pompe

par Paul Malliet

La fiscalité des carburants ne peut expliquer à elle seule le mouvement social des gilets jaunes. Mais elle a fédéré le ressentiment d’une partie de la population française sur la question du pouvoir d’achat et a finalement conduit le gouvernement à renoncer à la hausse programmée de la composante carbone de la taxe intérieure sur la consommation sur les produits énergétiques (Contribution climat énergie, CCE) tout comme le rattrapage de la fiscalité du diesel sur celle de l’essence pour l’année 2019.

Nous ne reviendrons pas ici sur la question de l’évolution du pouvoir d’achat, (un article récemment paru dans le Portrait social de l’INSEE par des chercheurs de l’OFCE en fournit une analyse suffisamment détaillée), mais nous attacherons plutôt à déterminer l’hétérogénéité des situations et de leur exposition à la fiscalité carbone.

Les émissions ont crû entre 2016 et 2017 en France de 3,2 % (Eurostat 2018), nous éloignant un peu plus de la neutralité carbone en 2050 (Plan Climat 2017). Ce recul est inquiétant, d’autant plus que la Contribution climat énergie est supposée augmenter la tonne de CO2 jusqu’à 86,2 euros en 2022, soit quasiment le double d’aujourd’hui (44,6€ en 2018). La fiscalité carbone a un impact sur le niveau de vie des ménages et il est intéressant de comprendre les catégories les plus touchées par son augmentation.

Graphe1bon_post19-12La fiscalité sur l’énergie est régressive (voir graphique 1), et son impact pèse en moyenne presque cinq fois plus en proportion du revenu pour les 10% des ménages les plus modestes (décile 1 – revenu moyen par UC de 4 990 €) que les plus aisés (décile 10- revenu moyen par UC de 53 440 €), alors que le niveau d’émissions associées à l’usage du véhicule personnel et au logement est lui trois fois plus important pour le 10e décile que pour le premier.

Cette propriété connue de la fiscalité de l’énergie et pour laquelle nous avions déjà fourni des éléments d’analyse en 2017 (Evaluation du programme présidentiel) cache également des disparités fortes au sein des mêmes déciles (Voir graphique 2).

Graphe2_post19-12Si cette régressivité de la fiscalité carbone était déjà connue et précisée – par des travaux universitaires récents[1]–,le niveau de revenu n’explique pas l’ensemble de l’hétérogénéité des impacts, notamment au sein des mêmes déciles de niveau de revenu.

Le lieu de résidence joue un rôle significatif (voir graphique 3), les ménages habitant dans des zones urbaines inférieures à 20 000 habitants, sont plus touchés (0,25% du revenu) que ceux vivants dans les zones urbaines supérieures à 200 000 (0,19%), l’offre de transport alternatif à l’automobile étant plus concentrée dans ces zones. Toutefois ces indicateurs de moyenne cachent des situations individuelles pour lesquelles cet impact est supérieur à 0,5%, voire même supérieure à 1% pour une partie d’entre eux, et ce quelle que soit la taille de la zone urbaine. Si nombre de ces cas sont parmi les ménages les plus modestes (1er quintile), une partie de ceux appartenant notamment à la classe moyenne (Les 2e et 3e quintiles) connaissent également un impact important de la fiscalité du carbone sur leur revenu.

Graphe3_post19-12Une conclusion s’impose face à ce constat, le poids de la fiscalité carbone ne pèse pas de manière équivalente sur le revenu des ménages et dépend d’un ensemble de facteurs découlant des modes de vie. Ceux-ci d’ailleurs résultent de décisions soumises à de nombreuses contraintes – comme la pression des prix de l’immobilier qui pousse les ménages à s’éloigner des centres-villes – ou les conséquences des politiques favorisant l’étalement urbain et s’appuyant sur la mobilité individuelle. La transition rapide vers une société sobre en carbone est inévitable. Pour autant, l’impératif de justice sociale appelle à des politiques d’accompagnement et de compensation pour les plus exposés et les plus vulnérables. Un chèque énergie, sous condition de ressources, même associé à un chèque carburant tenant compte du lieu de résidence ne parviendrait pas à compenser l’hétérogénéité des situations exposées ci-dessus. Il ferait des gagnants, difficiles à justifier, et des perdants, opposants légitimes à la transition. L’acceptabilité sociale de la taxe carbone passe par la prise en compte des cas non moyens, difficilement identifiables par ces seules dimensions, sans quoi cette dernière sera vouée aux gémonies.

[1] Voir notamment sur les impacts redistributifs de la taxe carbone les travaux de Audrey Berry (2018) , Thomas Douenne (2018) et Aurélien Saussay (2018).




Climat : Trump souffle le chaud et l’effroi

Par Aurélien Saussay

Donald Trump a donc une nouvelle fois respecté une de ses promesses de campagne. Le retrait des Etats-Unis de l’Accord de Paris ne semblait pourtant pas acquis.

Des personnalités centrales du lobby pétrolier américain comme le Secrétaire d’Etat, Rex Tillerson, ancien patron d’Exxon-Mobil, son actuel PDG, Darren Woods, ou encore le gouverneur du Texas, principal Etat producteur de pétrole aux Etats-Unis, conseillaient au président de maintenir les Etats-Unis au sein de l’accord – ne serait-ce que pour en influencer l’application.

Ce retrait n’est assurément pas une bonne nouvelle. Il n’en constitue pas pour autant la catastrophe que l’on pourrait redouter.

Sur le plan international, la Chine a tout de suite renouvelé son engagement en remplaçant l’ancien axe sino-américain par une nouvelle alliance climatique sino-européenne.

Malgré l’importance du charbon dans son mix énergétique, la Chine est en effet devenue la première puissance mondiale en matière d’énergie solaire, tant en puissance installée qu’en capacité de production de cellules photovoltaïques. Les dirigeants chinois n’ont aucune intention de tourner le dos à ce virage technologique, qui place leur pays dans une position enviable de leadership technologique et industriel.

Par ailleurs, au-delà de la problématique globale du changement climatique, la réduction de la consommation de charbon est d’abord pour la Chine un enjeu majeur de politique locale.

Les émissions de particules fines générées par ses centrales électriques étouffent ses villes et dégradent très sensiblement la qualité de vie de ses habitants. L’exigence environnementale allant croissant au sein de la population chinoise, il serait impensable de renoncer à poursuivre les efforts visant à réduire la consommation de charbon.

Le leadership combiné de la Chine et de l’Europe devrait suffire à isoler la position de Trump sur la scène internationale, et ne pas remettre en cause la participation des autres principaux pays émetteurs à l’accord. Reste que les Etats-Unis représentent encore à eux seuls 15% des émissions mondiales (contre 30% pour la Chine et 9% pour l’Union Européenne).

Un renoncement complet à toute politique climatique sur le plan domestique aurait des conséquences importantes sur les trajectoires futures d’émissions.

L’annonce, par les gouverneurs des Etats de Californie, New York et Washington de la création d’une Alliance pour le Climat au lendemain même du retrait américain est à cet égard riche d’enseignements.

Tout d’abord il vient confirmer qu’une large part de la politique climatique américaine se décide à l’échelon local (Etat, voire municipalité).

Il révèle ensuite la grande divergence entre Etats face au changement climatique : d’autres Etats côtiers très engagés dans la transition énergétique comme le Massachussetts ou l’Oregon pourraient rejoindre cette Alliance, qui totalisent déjà plus du tiers du PIB américain.

Enfin, il souligne la division profonde du pays sur ce sujet : une enquête récente du Pew Research Center indique que près de 60% des américains souhaitaient un maintien de leur pays au sein de l’Accord de Paris. Trump est en réalité presque aussi isolé à l’intérieur des Etats-Unis qu’à l’international.

Le retrait de l’Accord de Paris est avant tout une décision de politique intérieure pour Trump. Son discours d’annonce, focalisé sur l’industrie du charbon, est destiné principalement à ses électeurs des mines des Appalaches, qui croient leur survie menacée par la transition énergétique.

C’est pourtant bien plus la concurrence du gaz de schistes qui menace à brève échéance l’industrie charbonnière américaine.

La compétitivité nouvelle des énergies renouvelables, même sans subventions, la condamne à plus long terme : le premier producteur d’énergie éolienne aux Etats-Unis est ainsi le Texas, pourtant peu suspect de sympathies environnementalistes.

Donald Trump a donc pris le risque de briser la dynamique internationale de l’Accord de Paris pour tenter de relancer une industrie moribonde – sans grand espoir de succès. Heureusement, son isolement international et domestique devrait limiter la portée de sa décision.




Mesurer le bien-être et la soutenabilité : un numéro de la Revue de l’OFCE

par Eloi Laurent

Ce numéro de la Revue de l’OFCE (n° 145, février 2016) présente certains des meilleurs travaux qui se développent à grande vitesse autour des indicateurs de bien-être et de soutenabilité.

Pourquoi vouloir mesurer le bien-être ? Parce que l’idée que la croissance économique représente le développement humain au sens où elle constituerait un bon condensé de toutes ses dimensions est tout simplement fausse. La croissance du PIB n’est pas une condition préalable du développement humain, c’est au contraire, désormais, souvent son entrave (comme l’illustre le coût sanitaire exorbitant de la pollution atmosphérique en Inde et en Chine, deux pays qui concentrent un tiers de la population humaine). Dès lors, l’augmenter ne suffit pas à se développer humainement, il y faut des politiques spécifiques qui se donnent pour objet direct l’éducation, la santé, les conditions environnementales ou encore la qualité démocratique. Sans la considération de cette pluralité du bien-être, une dimension, généralement la dimension économique, s’impose aux autres et les écrase, mutilant le développement humain des individus et des groupes (l’exemple de la santé aux Etats-Unis est particulièrement frappant à cet égard).

Pourquoi vouloir mesurer la soutenabilité ? Parce qu’un taux de croissance mondiale de 5 % aujourd’hui nous importe peu si le climat, les écosystèmes, l’eau et l’air qui sous-tendent notre bien-être se sont irrévocablement dégradés en deux ou trois décennies du fait des moyens déployés pour atteindre cette croissance. Ou pour le dire avec les mots du ministre de l’Environnement chinois, Zhou Shengxian, en 2011 : « si notre terre est ravagée et que notre santé est anéantie, quel bienfait nous procure notre développement ? ». Il faut donc actualiser notre bien-être pour que celui-ci ne soit pas qu’un mirage. Nos systèmes économiques et politiques n’existent que parce qu’ils sont sous-tendus par les ressources d’un ensemble qui les contient, la biosphère, dont la vitalité est la condition de leur perpétuation. Pour le dire brutalement, si les crises écologiques ne sont pas mesurées et maîtrisées, elles finiront par balayer le bien-être humain.

Les indicateurs de bien-être et de soutenabilité doivent donc entrer dans un nouvel âge, performatif : après avoir mesuré pour comprendre, il nous faut à présent mesurer pour changer. Évaluer pour évoluer. Car le changement qu’appellent ces nouvelles visions du monde économique est considérable. Ce temps de l’action implique toujours des choix et des arbitrages qui n’ont rien de simple. C’est précisément le double objet de ce numéro de la Revue de l’OFCE : montrer que les indicateurs de bien-être et de soutenabilité sont parvenus à maturité et qu’ils peuvent désormais non seulement changer notre vision du monde économique mais notre monde économique lui-même ; donner à voir les types de choix qui se présentent aux décideurs privés et publics pour mener à bien ce changement. Les deux parties qui composent ce numéro mettent à cet égard clairement en lumière la question de l’échelle pertinente de la mesure du bien-être et de la soutenabilité.

La première partie de ce numéro est consacrée au sujet relativement nouveau de la mesure du bien-être territorial en France. Mesurer le bien-être là où il est vécu suppose en effet de descendre vers l’échelle locale la plus fine : la nécessité de mesurer et d’améliorer le bien-être humain au plus près des réalités vécues par les personnes, de même que l’ampleur des inégalités spatiales dans la France contemporaine impose la perspective territoriale. Il existe au moins deux raisons fortes qui font des territoires (régions, métropoles, départements, villes), plus que les États-nations, les vecteurs par excellence de la transition du bien-être et de la soutenabilité. La première tient à leur montée en puissance sous le double effet de la mondialisation et de l’urbanisation. La seconde tient à leur capacité d’innovation sociale. On parle à ce sujet, à la suite de la regrettée Elinor Ostrom, de « transition polycentrique » pour signifier que chaque échelon de gouvernement peut s’emparer de la transition du bien-être et de la soutenabilité sans attendre une impulsion venue d’en haut.

Monica Brezzi, Luiz de Mello et Éloi Laurent (« Au-delà du PIB, en-deçà du PIB : Mesurer le bien-être territorial dans l’OCDE ») donnent à voir les premiers résultats de travaux théoriques et empiriques conduits actuellement dans le cadre de l’OCDE (accessibles de manière interactive sur le site http://www.oecdregionalwellbeing.org/ ) pour mesurer certaines dimensions du bien-être au niveau régional et appliquer ces nouveaux indicateurs au cas français afin d’en tirer d’utiles enseignements pour les politiques publiques.

Robert Reynard (« La qualité de vie dans les territoires français ») propose un panorama des résultats obtenus récemment par l’Insee à l’aide d’indicateurs territoriaux de qualité de vie qui permettent de constituer une nouvelle typologie des espaces français mettant en évidence huit grands types de territoires, qui se distinguent à la fois par les conditions de vie de leurs habitants (emploi, revenus, santé, éducation, etc.) et par les aménités que les territoires offrent à leur population (cadre de vie, accès aux services, transports, etc.). La nouvelle représentation de la France qui en résulte constitue une aide précieuse à la décision pour ceux qui ont en charge les politiques visant l’égalité des territoires.

Kim Antunez, Louise Haran et Vivien Roussez (« Diagnostics de qualité de vie : Prendre en compte les préférences des populations ») reviennent sur l’approche développée dans le cadre de l’Observatoire des territoires et mettent en lumière les indicateurs, proposés à des échelles géographiques adaptées, qui permettent de rendre compte du caractère multidimensionnel de la qualité de vie en France. Ici aussi, des typologies de territoires explorent le lien entre les aménités variées des cadres de vie et les aspirations diverses des populations qui y résident, pour souligner les déséquilibres existants et les leviers d’action publique mobilisables pour les réduire.

Enfin, Florence Jany-Catrice (« La mesure du bien-être territorial : travailler sur ou avec les territoires ? ») insiste sur une dimension fondamentale de ce débat sur la mesure du bien-être territorial français : la participation des citoyens à la définition de leur propre bien-être. Elle montre notamment que la portée des indicateurs retenus dépend du fait que celles et ceux qui les élaborent travaillent sur les territoires ou avec eux, c’est dans ce dernier cas seulement que le territoire et ses habitants deviennent de véritables acteurs dans l’élaboration d’une vision partagée.

Mais mesurer la soutenabilité suppose, à l’inverse de ces approches localisées, de remonter l’échelle géographique vers le national et même le niveau global. C’est l’objet des articles de la seconde partie de ce numéro qui porte sur un sujet dont l’importance a été encore soulignée par la récente loi sur la transition énergétique : l’économie circulaire. Il y a ici une différence cruciale à opérer entre une économie apparemment circulaire, qui concernerait un produit ou une  entreprise et la véritable circularité économique, qui ne peut s’apprécier qu’en élargissant la boucle pour parvenir à une vision systémique.

C’est ce qu’entendent démontrer Christian Arnsperger et Dominique Bourg (« Vers une économie authentiquement circulaire : réflexions sur les fondements d’un indicateur de circularité ») en s’interrogeant sur les principaux aspects, enjeux et questionnements que les concepteurs d’un indicateur d’économie authentiquement circulaire, s’il devait un jour être bâti au plan formel et technique, devraient prendre en compte. Ils concluent notamment que sans une vision systémique orientée vers la réduction, le rationnement et la stationnarité propres à l’approche perma-culturelle, l’idée d’économie circulaire restera constamment vulnérable à une récupération peut-être bien intentionnée, mais finalement de mauvais aloi.

Vincent Aurez et Laurent Georgeault (« Les indicateurs de l’économie circulaire en Chine ») s’efforcent justement d’évaluer la pertinence et la portée réelle des outils d’évaluation développés ces dernières années par la Chine pour donner corps à une politique intégrée d’économie circulaire ayant pour objectif d’assurer la transition vers un modèle sobre en ressources et bas carbone. Ces instruments, à bien des égards uniques mais encore insuffisants, se distinguent par leur caractère systémique et multidimensionnel et constituent dès lors un apport original au champ des indicateurs de soutenabilité.

Finalement, Stephan Kampelmann (« Mesurer l’économie circulaire à l’échelle territoriale : une analyse systémique de la gestion des matières organiques à Bruxelles »), mobilisant la théorie des systèmes socio-écologiques, se livre à un exercice particulièrement novateur consistant à comparer, selon une batterie d’indicateurs d’impact économiques, sociaux et environnementaux, deux trajectoires possibles pour la gestion municipale des flux de matières organiques à Bruxelles : un traitement centralisé par biométhanisation et un traitement par compostage décentralisé.

Ainsi donc, si le bien-être se mesure le mieux à l’échelle locale, la soutenabilité, y compris celle des territoires, s’évalue correctement en tenant compte de l’impact ressenti au-delà des frontières locales ou nationales. Des arbitrages apparaissent alors entre ces dimensions, dont l’exploration et la possible transformation en synergies au niveau territorial et national constituent les chantiers les plus prometteurs ouverts par la transition du bien-être et de la soutenabilité.




Des faubourgs de Londres à l’embrasement mondial : une brève histoire des émissions

Par Aurélien Saussay

Une nouvelle carte interactive des émissions mondiales de CO2 de 1750 à 2010 permet de mieux comprendre les responsabilités historiques des différentes régions du globe dans la crise climatique.

La COP 21 s’est conclue le 12 décembre 2015 sur un accord historique. Alors que 195 pays viennent de s’accorder sur la nécessité de limiter le réchauffement de la planète à 2 degrés à la fin du siècle, c’est le moment de revenir en arrière sur l’histoire des émissions de CO2 depuis le début de la révolution industrielle. Jusqu’à la fin des négociations, la question de la responsabilité historique des différents pays est restée l’un des principaux obstacles sur le chemin d’un accord mondial sur le climat. Les pays émergents, d’industrialisation récente, et les pays en voie de développement qui entament tout juste leur décollage économique refusent avec raison de fournir des efforts comparables aux pays développés.

Ce sentiment est validé par une nouvelle carte interactive retraçant 260 années d’émissions de CO2 issues de la combustion d’énergie fossile et de la production de ciment à la surface de la planète[1]. Cette carte permet d’explorer les émissions de chaque pays et leur répartition dans l’espace au cours des deux derniers siècles de façon interactive, tant dans leur totalité que par habitant. Elle permet également de suivre l’évolution des émissions mondiales et la consommation progressive du budget carbone permettant de limiter le réchauffement en deçà de 2 degrés.

 

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En combinant des données historiques d’émissions par pays issues du CDIAC  (de 1750 à 2010) avec des données de densité de population décennales produites par le projet européen HYDE (de 1750 à 2010 également), il est possible d’estimer la répartition des émissions dans l’espace et dans le temps à la surface du globe – sur une grille d’une résolution de 5’ d’arc (5’ étant égal à 1/12e de degré, soit environ 10 km par 10 km à l’équateur).

Cette carte interactive illustre les contributions de chacune des régions du globe depuis le milieu du XVIIIe siècle – et offre du même coup un récit saisissant de la diffusion progressive de la révolution industrielle au cours des deux derniers siècles.

Ces données illustrent de nombreux points clés pour mieux comprendre le débat sur les responsabilités historiques différenciées :

– Jusqu’au milieu du 20e siècle, seuls l’Europe et les États-Unis (et, dans une moindre mesure, le Japon) contribuent de manière significative aux émissions globales.
– Ce n’est que ces 30 dernières années que le reste du monde s’est « allumé », Chine en tête.
– A la faveur de l’accélération de la croissance économique dans les pays émergents, les émissions se sont emballées ces quinze dernières années.
– Pondérées par la distribution de la population mondiale, les émissions apparaissent très concentrées dans l’espace. Des données plus fines encore, utilisant notamment la localisation des centrales thermiques et des usines de production les plus énergivores (ciment, aluminium, papier par exemple) renforceraient encore ce constat.

Cette brève histoire des émissions de CO2 à travers le globe nous rappelle la responsabilité particulière des pays occidentaux dans la lutte contre le réchauffement climatique. La précocité de la révolution industrielle y a certes permis un décollage économique bien antérieur au reste du monde, mais a également conduit à émettre une part disproportionnée du budget total d’émissions auquel nous avions droit pour ne pas dépasser l’objectif d’un réchauffement limité à deux degrés.

Reconnue par l’Accord de Paris, cette responsabilité historique différenciée impose aux pays occidentaux un effort particulier dans la lutte contre le réchauffement climatique. Cette responsabilité doit se traduire par un effort accru en matière de transferts financiers et technologiques pour s’assurer que l’émergence des pays en voie de développement limite au maximum le recours aux énergies fossiles, sans pour autant entraver leur décollage économique.

 


[1] Ces émissions n’incluent pas les émissions issues des modifications d’utilisation des sols (LUCLUF) ou de l’utilisation des engrais. Il est malheureusement très difficile de reconstituer ces émissions sur l’ensemble de la période considérée.




Après l’Accord de Paris, sortir de l’incohérence climatique

Par Eloi Laurent

S’il fallait résumer d’une formule la teneur des 32 pages de l’Accord de Paris (et des décisions afférentes) adopté le 12 décembre 2015 par la COP 21, on pourrait dire que jamais l’ambition n’a été aussi forte mais que jamais la contrainte n’a été aussi faible. C’est l’arbitrage fondamental du texte et sans doute était-ce la condition de son adoption par tous les Etats de la planète. On pensait que l’enjeu, à Paris, serait d’étendre aux pays émergents, à commencer par la Chine et l’Inde, les engagements contraignants acceptés à Kyoto voilà dix-huit ans par les pays développés. C’est exactement l’inverse qui s’est produit : sous l’impulsion du gouvernement américain, qui aura dominé de bout en bout et jusqu’à la dernière minute ce cycle de négociations (dont l’UE a été cruellement absente), tous les pays se trouvent désormais de fait hors de l’Annexe 1 du Protocole de Kyoto, libérés de toute contrainte juridique quant à la nature de leurs engagements dans la lutte contre le changement climatique, qui se résument à  des contributions volontaires qu’ils déterminent seuls et sans référence à un objectif commun.

Ce faisant, l’Accord de Paris fait apparaître une nouvelle variable climatique, dont on pourra suivre avec précision l’évolution au cours des prochaines années : le facteur d’incohérence, qui met en rapport objectifs et moyens. Au terme de la COP 21, ce ratio situe dans une fourchette qui va de 1,35 à 2 (la cible climatique choisie, indiquée à l’Article 2, est comprise entre 1,5 et 2 degrés tandis que la somme des contributions nationales volontaires visant à l’atteindre conduit à un réchauffement de 2,7 à 3 degrés). La question qui s’impose aujourd’hui est donc la suivante : comment sortir de l’incohérence climatique en alignant les moyens déployés sur les ambitions déclarées (et ramener le facteur d’incohérence climatique à 1) ?

Les réponses à cette question ont à vrai dire été formulées lors des deux semaines de la COP 21 mais elles n’ont pas survécu aux tractations entre Etats et ne figurent donc pas dans le texte final sous une forme opérationnelle. Elles sont au nombre de trois : la justice climatique, le prix du carbone et la mobilisation des territoires.

La justice climatique, dont l’importance décisive a été soulignée à juste titre notamment par le Président français dès son discours d’ouverture (« C’est au nom de la justice climatique que je m’exprime aujourd’hui devant vous »), fait l’objet d’un contresens dans le texte de l’Accord : alors qu’il ne mentionne qu’une fois le terme « justice », celui-ci dispose que les parties reconnaissent « l’importance pour certains de la notion de justice climatique ». Tout le point de la justice climatique est précisément qu’elle ne concerne pas certaines nations mais toutes, ensemble. Tout reste donc à faire sur ce terrain, et notamment sur la question de la répartition des efforts d’atténuation et d’adaptation.

La nécessité de donner un prix au carbone (et donc de lui conférer une valeur sociale), dont l’affirmation croissante aura été mise en lumière dès l’inauguration de la COP 21 sous l’égide d’Angela Merkel et du nouveau gouvernement canadien, figurait encore dans l’avant-dernière version du texte. Elle a disparu de la dernière mouture (sous la pression combinée de l’Arabie Saoudite et du Venezuela). Il ne fait pourtant pas de doute que c’est en internalisant le prix du carbone que l’on mettra le système économique au service de la transition climatique. Mais il semble à ce stade que les Etats aient choisi d’externaliser cette fonction d’internalisation au secteur privé. Il leur faudra vite reprendre la main, au plan interne et mondial.

Enfin, le rôle essentiel des territoires, à la fois pour compenser les insuffisances des Etats et pour constituer des laboratoires de l’économie bas-carbone, est trop rapidement et vaguement mentionné dans l’Accord. Le sommet organisé par la Mairie de Paris le 4 décembre a pourtant bien montré que les villes, les métropoles et les régions sont devenues des acteurs à part entière de la lutte contre le changement climatique, renouant avec l’esprit du sommet de Rio de 1992. Il faudra mettre en place, au plus vite, une véritable instance de coopération entre les territoires et les Etats nations, en France et ailleurs, pour faire vivre l’Accord de Paris.

On le voit bien à la lumière de ces trois enjeux déterminants, la critique la plus sévère que l’on peut adresser à un accord d’architecture, qui est un programme d’intentions plutôt qu’un véritable plan d’action, est de n’être pas assez évolutif et dynamique et de ne pas davantage anticiper ses propres insuffisances et son dépassement futur en ouvrant la voie à de nouveaux principes, de nouveaux instruments et de nouveaux acteurs. En outre, comment comprendre qu’il faille patienter jusqu’en 2020 pour sa mise en œuvre, alors que les signes du dérèglement climatique sont partout visibles ?

Le desserrement de cette contrainte temporelle viendra peut-être du grand pays qui s’est montré le plus constructif avant et pendant la COP 21 : la Chine. C’est de Chine qu’est venue, cinq jours avant la conclusion de l’Accord, la meilleure nouvelle climatique depuis l’annonce du ralentissement de la déforestation amazonienne au cours de la décennie 2000 : les émissions mondiales de CO2, après avoir connu une quasi-stabilisation en 2014, devraient légèrement diminuer en 2015. Cette atténuation tient à leur fléchissement en Chine sous l’effet combiné de la décélération économique (la sortie choisie de l’hyper-croissance) et de la dé-carbonisation de la croissance (liée à la moindre consommation de charbon). Cette baisse elle-même s’explique par la pression de plus en plus forte des Chinois sur leur gouvernement, car ils ont compris que le développement économique de leur pays est en train de détruire le développement humain de leurs enfants. On peut donc espérer que la Chine contienne les émissions mondiales dans les cinq années qui nous séparent de 2020 et rende l’attente de l’Accord de Paris plus supportable. A condition de la mettre à profit pour sortir de l’incohérence climatique.




Notre maison brûle, et nous ne regardons que Paris

par Paul Malliet

Alors que la 21e Conférence des Parties, la COP 21, a débuté la semaine dernière, tous les regards sont braqués sur Paris dans l’attente d’un accord  global ambitieux qui permettrait de limiter la hausse de la température moyenne mondiale à 2°C et de mener les Etats  à s’orienter très rapidement sur le chemin d’une décarbonisation rapide de leurs économies. Toutefois il est une autre bataille qui se mène actuellement et qui est passée sous silence alors que ses conséquences sont d’une ampleur catastrophique.

Les forêts primaires et les tourbières d’Indonésie, principalement localisées sur les îles de Sumatra et de Kalimantan (et considérées comme l’un des trois poumons verts de la planète) ont été ravagées par le feu pendant plusieurs mois, conséquence d’une saison sèche plus longue que prévue, elle-même alimentée par le phénomène El Niño d’une ampleur rarement observée[1], mais également et surtout par la poursuite des pratiques de culture sur brûlis, pourtant illégales, afin de déboiser des terres nécessaires à l’extension de la culture de l’huile de palme.

Ce sont ainsi 1,62 Gigatonnes de CO2 qui ont été relâchées dans l’atmosphère en l’espace de quelques semaines, triplant les émissions annuelles de l’Indonésie et faisant passer ce pays du 6e au 4e plus gros émetteur mondial derrière la Chine, les Etats-Unis, l’Inde et devant la Russie[2]. A titre de comparaison, cela représente près de 5 % des émissions mondiales pour l’année 2015.

Pourtant la question de la déforestation était centrale dans la contribution de l’Indonésie à l’effort global de réduction des émissions de gaz à effet de serre, puisque elle représente plus de 80 % de l’effort consenti[3] jusqu’à présent. De surcroît, dans le cadre du mécanisme onusien REDD+ (Reduction Emissions from Deforestation and Forest Degradation) lancé en 2008, l’Indonésie bénéficiait d’un financement international depuis 2011 de 1 milliard de dollars pour lutter justement contre la déforestation et pour promouvoir une gestion durable des forêts.

Or, faute d’une réponse rapide et significative qui aurait sans doute pu limiter les incendies, c’est cet effort qui est littéralement parti en fumée ces derniers mois. Trois éléments d’explication peuvent être avancés à ce stade. Le premier relève des capacités matérielles propres à l’Indonésie lui permettant de répondre à une telle catastrophe. Les autorités ne disposaient à titre d’exemple que de 14 avions, et s’appuyaient principalement sur les populations locales pour lutter contre l’extension des feux de forêts en construisant des bassins de rétention. Le deuxième élément relève de questions géopolitiques régionales. Plusieurs tensions diplomatiques émaillent les relations que l’Indonésie entretient avec ses voisins et il a fallu plusieurs semaines d’incendies avant que le gouvernement ne consente à accepter l’aide internationale. Enfin, une culture de la corruption telle qu’elle existe à plusieurs échelons de l’administration a favorisé des années de déforestation, fragilisant encore plus les écosystèmes au risque d’incendie.

Pourtant, il est désormais indéniable que les débats autour des réponses et des moyens à apporter aux situations de catastrophes climatiques sont à l’heure actuelle totalement absents des discussions dans le cadre de la COP 21. Il est aujourd’hui plus qu’urgent que la communauté internationale soit en mesure de fournir un cadre et des moyens d’intervention en réponse à ce type d’événement, qui malheureusement devrait être de plus en plus fréquent, et dont les conséquences seraient sources de profonds déséquilibres régionaux. Le renforcement des financements destinés à la lutte contre la déforestation est évidemment primordiale, surtout que le coût de la tonne de CO2 évité est dans ce cas très faible ; mais c’est principalement au niveau des pratiques que de nombreux progrès restent à faire, que ce soit  par l’introduction de plus de transparence dans la gestion des fonds ou une intégration plus forte des  populations locales et des ONG dans la mise en œuvre de nouvelles pratiques.

François Hollande déclarait lors de son discours d’ouverture de la COP 21 que « ce qui est en cause avec cette conférence sur le climat, c’est la paix ». Effectivement, les conditions de la paix risquent de plus en plus de dépendre des capacités d’adaptation des sociétés face au risque climatique. Le désastre de la Seconde Guerre mondiale a conduit la communauté internationale à créer le corps des casques bleus dont le mandat est « le maintien ou le rétablissement de la paix et de la sécurité internationale ». Combien de désastres écologiques seront-ils nécessaires pour voir apparaître des casques verts ?

 


[1] D’après l’OMM (Organisation météorologique mondiale), le phénomène El Niño 2015-2016 s’inscrit comme étant l’un des trois plus puissants jamais enregistrés depuis que les données sont répertoriées, en 1950,  et les prochaines décennies sont susceptibles de voir une accélération d’épisodes extrêmes sous l’effet du changement climatique.

[2] World Resources Institute, With Latest Fires Crisis, Indonesia Surpasses Russia as World’s Fourth-Largest Emitter, 29 octobre 2015.

[3] L’Indonésie s’était engagée en 2009 à réduire de 29 %, voire 41% (avec un support international), ses émissions de gaz à effet de serre (GES) par rapport à un scénario de référence (Source : National Action Plan for Greenhouse Gas Emissions Reduction (RAN-GRK)).




La fin du pétrole et du charbon

par Xavier Timbeau

L’idée qu’il faut mettre fin à l’usage du pétrole et du charbon n’est pas nouvelle. Elle est portée par des ONG depuis longtemps, comme 350.org et sa campagne gofossilfree. Ce qui est plus frappant c’est que le candidat démocrate à la primaire, le sénateur Bernie Sanders, en ait fait la proposition à mette au cœur du débat de la présidentielle américaine. Des investisseurs institutionnels ou des détenteurs de grands fonds ont également annoncé leur intention de limiter ou cesser leurs investissements dans le charbon (Allianz, ING par exemple) et dans le pétrole (le fonds de pension néerlandais ABP). Quelques grandes villes penchent dans cette direction pour l’orientation de leurs politiques d’aménagement urbain. Interrogée sur cette option, la directrice de l’Agence environnementale américaine (EPA), Gina McCarthy, a déclaré (prudemment) que cette option n’était pas irrationnelle.

Figure : Scénarios d’émission de CO2

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Source : Graphique SMP 11, AR5, IPCC, p. 21.

Ceci dit, le graphique SPM 11 du 5e rapport du GIEC ne dit pas autre chose. Pour limiter le réchauffement climatique à 2 degrés, nous disposons d’un budget carbone de 2 900±250 GtCO2e depuis 1870 ; nous en avons consommé autour de 1 900 GtCO2e à ce jour. Il nous reste ainsi, pour faire moins que +2°C (par rapport à l’époque préindustrielle) avec une probabilité de 66 %, à peu près 1 000 GtCO2e. Compte tenu d’un flux d’émissions annuelles de l’ordre de 50 GtCO2e, une simple règle de trois nous donnerait 40 années d’émissions décroissantes linéairement. La prise en compte des puits de carbone, des inerties du climat et des forçages radiatifs  négatifs sur le climat étend l’horizon temporel à 2090±10 années, mais la prudence demanderait d’aboutir à l’objectif zéro émission plus tôt. Pour mémoire, il reste dans le sol des réserves exploitables de l’ordre de 5 000 ±1 400 GtCO2en charbon seul, soit de quoi dépasser largement notre actuel budget carbone. Notons que l’arrêt de l’utilisation des combustibles fossiles ne règle pas tout. Une part des émissions actuelles de gaz à effet de serre (du CO2, mais aussi du méthane ou d’autres gaz) n’est pas liée aux fossiles mais à l’agriculture, la déforestation ou aux processus industriels. Dans le cas d’un système énergétique renouvelable à presque 100 %, le gaz serait nécessaire lors des pointes de consommation. Ces émissions non fossiles peuvent être réduites mais pas complètement. Il est possible d’avoir des émissions négatives, mais la seule « technologie » aujourd’hui disponible est celle de la reforestation et ne peut contribuer à abaisser les émissions que de 2 GtCO2 par an. La capture du carbone et son stockage sont également un moyen de conserver l’usage des fossiles à la condition qu’elle fonctionne et que l’on dispose de suffisamment de capacité de stockage (une fois la capacité de stockage épuisée, le problème subsiste).

Le principe de « responsabilité commune mais différenciée » conduirait les pays développés à s’appliquer la contrainte plus rapidement (disons aux alentours de 2050). Certains voient dans cette perspective l’explication de la baisse du prix du pétrole. Puisque toutes les ressources fossiles ne seront pas brulées, seules celles qui le seront d’ici à 2050 valent quelque chose et ce prix est inférieur à celui qui découle d’une demande toujours croissante. L’Arabie saoudite a donc intérêt à produire davantage plutôt que de garder des réserves sans valeur. Mark Carney, gouverneur de la Banque d’Angleterre et président du Conseil de la stabilité financière a ainsi évoqué les « stranded reserves », de la même façon qu’une centrale au charbon est un « stranded asset », soit un actif bloqué que l’on est obligé de déprécier prématurément.

La fin du pétrole et du charbon n’est plus seulement une lubie de quelques activistes verts. Cela rejoint d’ailleurs les appels persistants et presque convergents de nombreux économistes à un prix du carbone. Un prix élevé et croissant du carbone obligerait en effet les agents économiques à désinvestir dans le capital qui émet du carbone, voire à déprécier prématurément celui qui est installé. Lorsqu’un prix du carbone élevé est réclamé (disons entre 50 et 100€/tCO2, le prix du carbone augmentant dans le temps et au fur à mesure que le budget carbone s’épuise), c’est pour qu’il envoie un fort signal-prix aux agents économiques et que la conséquence d’un tel prix soit la réduction des émissions jusqu’au point compatible avec un climat restant en deçà de +2°C par rapport à l’époque préindustrielle.  C’est donc, de leur point de vue, équivalent de dire « le prix du carbone doit être de 50€/tCO2 et plus » que de dire « il faut tout faire pour que l’on cesse d’utiliser le charbon et le pétrole dans le prochain demi-siècle ». Le prix du carbone nous donne d’ailleurs une précieuse information sur le coût de cette transition. Il sera de l’ordre de (quelques) 1 000 milliards d’euros par an (à l’échelle de l’économie mondiale). Proposer un prix c’est également proposer le principe pollueur-payeur (les émetteurs de carbone doivent payer), bien qu’il ne soit pas clair de savoir à qui les pollueurs doivent payer. C’est tout le débat sur le fonds vert et la justice climatique qui est au centre de la COP21.

Il serait dommage de se focaliser sur le prix du carbone et d’en faire l’enjeu central de la COP21. L’économie zéro carbone est notre avenir et nous n’aurons pas d’excuse si nous continuons à brûler les combustibles fossiles. Oscar Wilde ne disait-il pas : « Aujourd’hui les gens connaissent le prix de tout et la valeur de rien » ?