Les effets macroéconomiques du confinement : quels enseignements de modèles à agents hétérogènes

Stéphane Auray (CREST-Ensai et ULCO) et Aurélien Eyquem (Univ. Lyon et IUF), Chercheurs associés à l’OFCE

En France, une relance de 100 milliards d’euros a été adoptée et les prestations d’assurance-chômage ont été étendues pour permettre un chômage partiel massif. Nous quantifions les effets de ces deux types de politiques conjointement à choc de confinement sur les variables macroéconomiques et montrons que, conditionnellement à notre modèle, les deux mesures n’ont pratiquement aucun effet sur la production globale. Bien que ces politiques soient relativement inefficaces pour atténuer la dynamique globale de la production et du chômage, elles ont pourtant des effets potentiellement importants sur le bien-être des ménages.



Les politiques de confinement mises
en œuvre par la plupart des gouvernements en réponse à la propagation de
l’épidémie de Covid-19 au printemps 2020 sont des décisions inédites, qui posent
la question de leurs effets macroéconomiques, sur la dynamique de la création
de richesses comme sur le chômage. Plusieurs approches peuvent être envisagées
pour faire une telle analyse, sectorielles, fondées sur les premières données
disponibles, ou sur l’utilisation de modèles. Ces derniers, s’ils n’ont pas
nécessairement comme objectif de proposer un chiffrage précis ou même crédible
– une tâche bien difficile compte tenu des grandes incertitudes qui
caractérisent la période actuelle – peuvent néanmoins éclairer quant à l’ordre
de grandeur minimal des effets à attendre des politiques de confinement. Ils
peuvent aussi nous aider à comprendre l’évolution qualitative de certaines
variables. C’est notamment le cas pour la dynamique de l’inflation, dont certains
pensent qu’elle sera positive et d’autre négative à la suite du confinement.

Dans l’article intitulé « The Macroeconomic
Effects of Lockdown Policies », nous proposons un cadre de modélisation simplifié à agents
hétérogènes (HA) avec risque de chômage pour étudier les effets
macroéconomiques des politiques de confinement. Le modèle considère un système
d’assurance imparfaite, des rigidités nominales et des frictions de recherche
et d’appariement sur le marché du travail. Il intègre également un ensemble
d’instruments de politique budgétaire : les dépenses publiques, les prestations
d’assurance-chômage (UI), un système d’imposition via des taxes distorsives, ainsi que des obligations publiques. L’intérêt
principal de ce cadre est d’offrir une relation explicite entre la dynamique du
chômage, le risque de chômage et leurs effets sur le taux d’intérêt réel à
travers le motif de lissage de la consommation et le motif d’épargne de
précaution. De plus, la dynamique de l’épargne souhaitée et le taux d’intérêt
réel d’équilibre ont des effets d’équilibre général tant à travers la rigidité
des prix et qu’à travers la politique monétaire.

Le modèle considère trois types de ménages : les travailleurs salariés, les chômeurs et les propriétaires d’entreprises. Les travailleurs sont hétérogènes du point de vue de leur expérience sur le marché du travail et de leurs contraintes d’emprunts. Nous simplifions le modèle. En conséquence, les employés et les chômeurs consomment exactement leur revenu. Les propriétaires d’entreprises, plus patients que les travailleurs, sont les seuls ménages disposant d’actifs positifs sous forme d’obligations publiques et les utilisent pour lisser la consommation. La dynamique du taux d’intérêt réel d’équilibre reflète deux forces opposées du point de vue des travailleurs salariés : le motif de lissage de consommation et le motif de précaution. Le premier implique que les travailleurs salariés souhaiteraient emprunter en cas de choc qui abaisse temporairement leurs revenus pour leur permettre de lisser leur consommation, ce qui, comme dans tout modèle d’agent représentatif, entraînerait une hausse du taux d’intérêt réel. Le second implique que, à condition que le choc négatif augmente leur probabilité future de chômage, ils souhaitent épargner pour s’auto-assurer contre ce risque, ce qui fait baisser le taux d’intérêt réel. Challe (2020) montre que le motif de précaution peut dominer le motif de lissage pour des calibrations raisonnables et si le revenu est suffisamment lisse par rapport à la dynamique du chômage. En conséquence, les chocs de productivité négatifs peuvent être déflationnistes, nécessitant une baisse du taux nominal contrôlé par la centrale plutôt qu’une hausse, comme c’est généralement le cas dans les modèles avec agents représentatifs.

Dans un premier temps, nous proposons un étalonnage mensuel de notre modèle qui correspond aux faits empiriques sur les marchés du travail des pays de la zone euro. Lorsqu’il est entraîné par des chocs de productivité « standards », c’est-à-dire de la taille habituellement observée au fil des cycles, le modèle prédit des fluctuations contra-cycliques et persistantes du taux de chômage, et leur taille relative par rapport aux fluctuations de la production correspond à celle observée dans les données passées.

Dans un second temps, nous quantifions les effets des politiques de confinement par lesquelles une fraction de la population active est maintenue hors de l’emploi, et adaptons la taille du choc pour correspondre aux (rares) données disponibles sur la récente baisse de l’activité économique. Ce choc revient simplement à réduire de manière contrainte le niveau d’emploi effectif permettant de produire des biens et services. Nous supposons un choc réduisant le PIB de 6% le premier mois, pour se conformer aux premières évaluations trimestrielles proposées par la Banque de France. Mais le choc pourrait être en réalité bien plus important, ce qui sera révélé lorsque les chiffres seront disponibles. De plus, nous considérons que ce choc de confinement puisse durer 1, 2 ou 3 mois – pendant lesquels l’emploi est contraint dans la même proportion – et supposons que la sortie de ce dernier est progressive : lorsque le confinement s’arrête, 50% des activités stoppées reprennent le premier mois puis 50% des activités encore fermées rouvrent le mois suivant, etc.

Nous montrons que, même dans le cas d’un confinement d’un mois seulement, la production chute de près de 10% en dessous de sa valeur d’équilibre après quelques mois. Le chômage passe d’une valeur stable de 7,6% à 13,2% à l’impact et culmine à 16,7% en juin 2020. Ces chiffres sont probablement conservateurs mais montrent que le chômage pourrait plus que doubler, même si le confinement ne durait qu’un mois. Ces effets négatifs importants résultent de la boucle de rétroaction entre chômage, consommation et production. L’augmentation du chômage déprime la consommation et fait naître le désir d’épargne de précaution, ce qui abaisse encore la demande et la production, puis augmente encore le chômage. En d’autres termes, la demande globale est plus fortement déprimée que l’offre, ce qui se reflète également dans les pressions déflationnistes : le taux d’inflation et le taux d’intérêt nominal chutent tous deux de manière significative. Par conséquent, le modèle génère des « chocs d’offre keynésiens »[1].

Des chocs de confinement plus longs aggravent encore la baisse de la production et de la consommation et amplifient la hausse du chômage. Enfin, même si le gouvernement maintient le niveau de ses dépenses de consommation et le niveau des prestations d’assurance-chômage constants, le déficit budgétaire explose parce que la distribution des prestations d’assurance-chômage augmente et parce que l’assiette fiscale sur laquelle les taxes sont basées se rétrécit. Étant donné notre hypothèse selon laquelle les impôts n’augmentent que légèrement à court terme et que la majeure partie de la hausse des déficits est financée par l’émission d’obligations, le ratio dette/PIB augmente de plusieurs points de pourcentage : près de 12 pp dans le cas d’un confinement d’un mois et jusqu’à 21,3pp pour un confinement de 3 mois.

Bien que ces chiffres soient déjà astronomiques, il y a de bonnes raisons de penser qu’ils sont plutôt conservateurs. Les projections de croissance du FMI et les chiffres en termes de demandes d’allocation chômage suggèrent que le choc pourrait être beaucoup plus important et entraîner des effets négatifs plus dramatiques encore.

Dans les simulations évoquées ci-dessus, nous supposons que les dépenses publiques et les prestations d’assurance-chômage restent constantes alors qu’en réalité, elles ont déjà fortement augmenté dans la plupart des pays. Par exemple, en France, une relance de 100 milliards d’euros a été adoptée et les prestations d’assurance-chômage ont été étendues pour permettre un chômage partiel massif. Nous quantifions ainsi également les effets de ces deux types de politiques conjointement au choc de confinement sur les variables macroéconomiques. Bien que les deux mesures puissent stimuler la demande globale en en temps normal, elles n’ont pratiquement aucun effet sur la production globale, car l’offre ne peut augmenter dans tous les cas, l’emploi étant contraint. Les hausses de dépenses publiques génèrent des effets inflationnistes mais les extensions des prestations d’assurance-chômage génèrent de nouvelles pressions déflationnistes : les extensions étant temporaires, les ménages salariés sont mieux assurés contre le chômage aujourd’hui mais pas demain, ce qui amplifie le motif d’épargne de précaution. Bien que ces politiques soient relativement inefficaces pour atténuer la dynamique globale de la production et du chômage, elles ont pourtant des effets potentiellement importants sur le bien-être des ménages. Le calcul des réponses optimisées (qui minimisent les pertes de bien-être) des dépenses publiques et des prestations d’assurance-chômage au choc de confinement montrent que les politiques actuelles vont dans le bon sens qualitativement : elles ne peuvent stimuler la croissance ou réduire le chômage, mais peuvent atténuer les effets négatifs sur l’utilité des agents en réduisant la déflation ou en améliorant temporairement le partage des risques entre les agents économiques.

Références

Auray Stéphane et Eyquem Aurélien, 2020, « The Macroeconomic Effects of Lockdown Policies », OFCE Working Paper, n° 10/2020. https://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/dtravail/OFCEWP2020-10.pdf

Challe Edouard, 2020, « Uninsured Unemployment Risk and Optimal Monetary Policy in a Zero-Liquidity Economy », American Economic Journal, Macroeconomics, 12 -2, pp. 241-83.

Guerrieri  Veronica,  Guido  Lorenzoni,  Ludwig  Straub  et  Ivan  Werning,  2020,   « Macroeconomic Implications of COVID-19:  Can Negative Supply Shocks Cause Demand Short-ages? »,  NBER working paper, 26918.


[1] Voir Guerrieri
et al. (2020) pour une définition des
chocs keynésiens de demande.




Le recours au chômage partiel dans la crise

par Bruno Ducoudré

Face à l’urgence de la crise
sanitaire et pour aider les entreprises à faire face aux conséquences des
mesures de confinement et de fermeture administrative des commerces non
essentiels, le gouvernement a largement étendu le dispositif de chômage
partiel : ouverture du dispositif à des salariés auparavant non éligibles
(VRP, journalistes pigistes, …) et prise en charge de l’indemnité de chômage
partiel jusqu’à 4,5 smic horaire, rétroactivité et extension des délais de
dépôt des demandes. Où en-est-on du recours à ce dispositif par les
entreprises ?



Depuis le début du mois d’avril,
la Dares (le service statistique du Ministère du Travail) publie chaque semaine
un ensemble
de données
portant notamment sur les demandes d’autorisation des
entreprises à recourir au chômage partiel pour leurs salariés.

Nous comparons dans le graphique
1 ci-dessous les demandes reportées par la Dares au 14 avril 2020 à notre estimation
du nombre potentiel de salariés concernés par le chômage partiel
. Les
chiffres rapportés par la Dares sont généralement supérieurs à notre évaluation.
Globalement, au 14 avril 2020 la Dares comptabilisait 8,7 millions de salariés
concernés par une demande d’autorisation de recours au dispositif (graphique 1).
Nous estimons à 6,5 millions le nombre de salariés potentiellement concernés
par le chômage partiel (avant application d’un taux de recours), compte tenu de
la chute d’activité estimée, de la possibilité de recourir au télétravail et de
l’existence du dispositif de garde d’enfant. Ces différences proviennent pour
une large part de raisons d’ordre méthodologique.

Les effectifs reportés par la
Dares peuvent être supérieurs à notre évaluation du nombre de salariés
effectivement concernés par le chômage partiel :

  • Nous faisons l’hypothèse que les heures demandées le sont au prorata du temps de travail moyen par salarié dans la branche. Dans notre cas de figure, si une entreprise réduit de 50% l’activité, cela entraîne 50% des emplois de l’entreprise en chômage partiel. Par contre, dans le cas des chiffres reportés par la Dares, d’autres combinaisons sont possibles : si une entreprise fait face à une réduction de 50% de son activité, elle peut mettre 50% de ses salariés au chômage partiel pour 1 mois ou, par exemple, mettre 100% de ses salariés en chômage partiel la moitié du mois ;
  • Compte tenu du niveau élevé d’incertitude, les entreprises peuvent anticiper un recours futur au dispositif pour des salariés qu’elles ne placent pas pour le moment en chômage partiel. La demande porte sur plusieurs mois et peut aller jusqu’à 1 600 heures de chômage partiel autorisées par salarié ;
  • Il peut aussi exister des effets d’aubaine : des entreprises profiteraient du dispositif pour faire travailler leurs salariés tout en bénéficiant du chômage partiel.

Les heures demandées en
autorisation de chômage partiel par les entreprises (graphique 2) sont aussi
plus élevées que le nombre d’heures retenu dans notre estimation, qui portent
sur un mois de confinement :

  • Dans les faits, tous les effectifs ne sont pas à temps complet : les heures demandées pour les salariés à temps partiel donnent la possibilité d’étaler dans le temps les heures demandées. Ainsi 151,67 heures autorisées correspondent à un mois de chômage partiel pour un salarié à temps plein mais à deux mois pour un salarié travaillant habituellement à temps partiel 50% ;
  • Les volumes d’heures demandées portent sur plusieurs mois potentiellement, puisque le plafond d’heures s’élève à 1 600h par an et par salarié. Le nombre d’heures moyen demandé par salarié s’élève à 425 heures ;
  • Les entreprises peuvent anticiper/ne pas connaître parfaitement dans quelle mesure elles auront besoin de recourir au dispositif dans les mois à venir ;
  • Il existe généralement un écart entre le volume d’heures autorisées et le volume d’heures consommées (le recours effectif au dispositif). En 2008, seulement 50% des heures autorisées ont été consommées (graphique 3). Cela peut également signifier que les entreprises font une demande pour certains salariés qui ne seront pas mis in fine au chômage partiel.

D’un côté les chiffres reportés par la Dares portent donc sur des demandes d’autorisation et non des heures (et des salariés) effectivement déclarées en chômage partiel. Elles constituent donc un maximum potentiel et non un nombre effectif de salariés en chômage partiel.  Notre estimation porte sur un nombre de salariés qui seraient potentiellement concernés par le chômage partiel, auquel nous appliquons ensuite un taux de recours moyen de 75% de la part des entreprises[1], compte tenu de notre évaluation de l’impact sur la valeur ajoutée sectorielle des chocs affectant l’économie. Elle peut sous-estimer le nombre de salariés concernés dès lors qu’une partie des salariés est mise en chômage partiel pour une part seulement des heures travaillées mensuelles.

La Dares a également publié les
résultats d’une enquête
auprès des entreprises
de 10 salariés ou plus du secteur privé non
agricole, et portant sur leur situation et les conditions d’emploi de la main-
d’œuvre à fin mars. Les résultats de cette enquête nous renseignent sur le
recours effectif des entreprises au chômage partiel. Nous comparons dans le
graphique 4 le pourcentage de salariés au chômage partiel d’après cette enquête
au pourcentage de salariés concernés calculé à partir de notre évaluation avec
un taux de recours effectif de 75% (soit 5,3 millions de salariés). L’enquête
Acemo porte sur un champ de 15 millions de salariés. Sur ces 15 millions de
salariés, 3,7 millions de salariés étaient effectivement en situation de
chômage partiel la semaine du 23 mars 2020. Si des écarts existent au niveau
sectoriel, ils peuvent provenir pour partie du fait que l’enquête n’inclut pas
les TPE de moins de 10 salariés. Au niveau agrégé, notre estimation de salariés
effectivement en chômage partiel, compte tenu d’un taux de recours de 75% au
dispositif, est très proche : 22,5% de salariés estimés en chômage partiel
en période de confinement contre 24,7% de salariés en chômage partiel en
moyenne la semaine du 23 mars selon l’enquête Acemo.

In fine, il apparaît que le recours des entreprises au chômage partiel est massif durant le confinement, ce qui limite les destructions d’emplois[2] qui pourraient approcher 460 000 au premier mois du confinement. Nous estimons le coût du dispositif à 11,9 milliards d’euros d’indemnités prises en charge par les administrations publiques auxquels s’ajoutent 7,4 milliards d’euros de cotisations sociales perdues par mois de confinement.

Les destructions d’emplois se
concentrent dès lors massivement sur les salariés les moins protégés : ceux
en transition entre deux emplois et ceux en contrats de travail à durée très
courte (CDD de moins d’un mois, missions d’intérim). D’après l’enquête de la
Dares, 11% des entreprises ont diminué leurs effectifs, le plus souvent par le
non renouvellement de CDD (48,5% des entreprises ayant diminué leurs effectifs)
et/ou l’annulation ou le report d’embauches prévues (51,3% des entreprises
ayant diminué leurs effectifs).


[1] Nous
supposons que le taux de recours moyen effectif des branches au chômage partiel
est de 75%. Il est de 100% pour les salariés des branches concernées par les
fermetures administratives. Cf. Policy Brief n°65 pour un detail de la
liste des secteurs impactés par l’arrêté du 15 mars 2020.

[2] Pour
mémoire, au plus fort de la crise financière, 430 000 emplois avaient été
détruits du troisième trimestre 2008 au deuxième trimestre 2009 inclus, pour
une baisse du PIB de 3,1% entre le deuxième trimestre 2008 et le deuxième
trimestre 2009.




Ce que révèlent les stratégies de relance budgétaire aux États-Unis et en Europe ?

par Christophe Blot et Xavier Timbeau

Parallèlement aux décisions de la Réserve
fédérale
et de la BCE,
les gouvernements multiplient les annonces de plans de relance pour tenter
d’amortir les conséquences économiques de la crise sanitaire du COVID19 qui a
déclenché une récession d’une ampleur et d’une vitesse inédites. Le confinement
de la population et la fermeture des commerces non essentiels induisent
respectivement une baisse des heures travaillées et un empêchement de la
consommation ou de l’investissement combinant un choc d’offre avec un choc de
demande.



Aux États-Unis comme en Europe, les réponses à la crise se
dévoilent au fur et à mesure du temps, mais les choix effectués des deux côtés
de l’Atlantique livrent déjà des enseignements sur les idéologies, les
caractéristiques fondamentales des économies et le fonctionnement de leurs
institutions.

Budget fédéral :
en avoir un ou pas

Après quelques jours de négociations entre Démocrates et
Républicains, le Congrès américain vient de voter un plan de soutien à
l’économie de 2 000 milliards de dollars (9,3 points de PIB)[1],
prévoyant notamment des transferts vers les ménages, des prêts pour les PME et
des mesures de soutien aux secteurs en difficulté sous forme de report
d’échéances. Du côté des Européens, la Commission a proposé de créer un fonds
doté de 37 milliards d’euros dans le cadre d’une initiative en faveur de
l’investissement.  L’Union réaffecterait
également un milliard d’euros « en garantie au Fonds européen
d’investissement pour encourager les banques à octroyer des liquidités aux PME
et aux petites entreprises de taille intermédiaire »[2].
À
l’échelle de l’Union, ces sommes représentent 0,2 point de PIB et peuvent
sembler d’autant plus dérisoires qu’il ne s’agit pas de débloquer des fonds
additionnels mais de réallouer des fonds au sein du budget.

Ces différences de taille rappellent en premier lieu que le
budget européen est limité par construction et qu’il ne permet pas de répondre
à un ralentissement économique touchant l’ensemble des États membres. Au sein de l’Union
européenne, les prérogatives budgétaires sont la compétence des États
membres, tout comme les principaux instruments régaliens de réponse aux crises.

Ce sont les budgets nationaux qui sont mobilisés pour soutenir
l’activité économique. Ainsi, en cumulant les annonces faites au niveau des 5
plus grands pays de l’Union, on atteint une somme dépassant 430 milliards d’euros
(3,3 % du PIB), à laquelle il faut ajouter les garanties qui pourraient
s’élever à plus de 2 700 milliards, soit plus de 20 points de PIB de
l’Union européenne[3]. Les
mesures prises aux États-Unis et par les pays européens sont donc d’un ordre
de grandeur comparable et se distinguent donc par l’échelon auquel elles sont
prises puis par la répartition des sommes allouées. Aux États-Unis, le budget fédéral représente
33 % du PIB, ce qui permet de mettre en œuvre une action commune et
centralisée, qui bénéficie à l’ensemble des ménages et des entreprises selon
les décisions votées par le Congrès et opère donc implicitement une
stabilisation entre les États.  En effet, les
impôts ou taxes versés par les ménages et les entreprises des États
les plus touchés diminueront relativement et ces mêmes États pourront aussi bénéficier
plus largement de certaines mesures fédérales. Surtout, le Congrès américain
peut voter un budget en déficit, ce qui permet de mettre en œuvre des mesures
de stabilisation intertemporelle[4].

À l’opposé, l’UE n’a pas la capacité de s’endetter et ce
sont les États
membres qui s’endettent. Cette capacité de stabilisation peut être contrainte
par la difficulté à se financer, induisant une hausse des taux d’intérêt dans
un premier temps ou un assèchement des marchés dans un second temps. Les
différents États
membres ne sont pas égaux devant les marchés, du fait de leur situation
macroéconomique ou du niveau de leur dette, comme l’Italie. Mais au-delà de ces
différences, c’est surtout parce que les épargnants, par l’intermédiaire des
marchés financiers, peuvent arbitrer entre des dettes de différents pays dans
un espace juridique (l’UE) qui garantit la libre circulation des capitaux que
les mouvements de taux d’intérêt peuvent amplifier de petites différences
macroéconomiques et alimenter des dynamiques autoréalisatrices. La crise des
dettes souveraines en 2012 a montré que la contagion par les taux souverains
entraînant, après la Grèce, l’Italie et l’Espagne dans la spirale du doute des
marchés financiers, pouvait induire des transferts considérables des pays en
difficulté vers les pays considérés comme vertueux. La contrepartie de
l’arbitrage avait été la baisse des taux pour l’Allemagne ou la France. Ces
transferts peuvent atteindre plusieurs points de PIB, au point qu’ils
engendrent un risque d’éclatement de la zone euro : il peut être
préférable de mettre fin à la libre circulation des capitaux, capturer
l’épargne nationale pour financer la dette publique (et donc monétiser le
déficit public) plutôt que laisser s’envoler la charge de la dette et devoir se
soumettre à un plan de redressement humiliant en échange de l’aide européenne.

L’envolée des taux souverains italiens, avant la
clarification de la communication de la BCE, a alors logiquement relancé le
débat sur la possibilité d’émettre des euro-bonds (appelés corona-bonds)
et qui permettraient de mutualiser une partie des dépenses budgétaires des États
de la zone euro et d’éviter cette spirale de l’arbitrage entre dettes
souveraines que rien ne justifie et dont les conséquences peuvent aller jusqu’à
l’éclatement de la zone euro.

Tant que ces titres de dette commune ne sont pas mis en
place ou que la Banque Centrale Européenne répugne à intervenir pour racheter
telle ou telle dette publique européenne, le rôle des institutions européennes
doit se situer à une autre échelle. Il s’agit d’abord de favoriser la
coordination des décisions prises par les États membres et d’inciter les
gouvernements à prendre des mesures fortes afin d’éviter des passagers
clandestins, qui attendraient des mesures prises par leurs voisins un effet
positif[5].
Ces effets risquent cependant d’être limités et on n’imagine pas vraiment qu’un
pays ne prenne pas les mesures nécessaires pour aider directement les ménages
et les entreprises à faire face au choc.

Plus que la coordination, il est essentiel d’assouplir les
règles budgétaires en vigueur comme annoncé afin de donner les marges de
manœuvre nécessaires aux États en faisant jouer la clause de circonstances
exceptionnelles. Mais au-delà d’une réponse à court terme, il importe que la
crise ne soit pas l’occasion d’exercer une pression vers plus de discipline
budgétaire. La légitimité des États membres dans la crise et la pertinence
de leurs réponses sera scrutée de près après la crise. L’Union européenne ne
doit pas s’engager sur un débat décalé qui ne ferait que compromettre
définitivement sa légitimité politique.

Puisqu’il n’existe aucun outil de dette mutualisée, la BCE
joue un rôle crucial pour maintenir un faible niveau de taux d’intérêt pour
l’ensemble des États de l’Union, aujourd’hui et demain.

Adapter les
plans au fonctionnement du marché du travail

Au-delà des sommes engagées et du niveau institutionnel
auquel les décisions sont prises, le contenu des plans rappelle que le
fonctionnement du marché du travail est bien différent de part et d’autre de
l’Atlantique. Les États membres de la zone euro ont privilégié le recours au
chômage partiel, ce qui permet de maintenir les salariés en emploi et de
socialiser la perte de revenu à la source. Le tissu productif est préservé
parce qu’il n’y a pas de rupture du contrat de travail et les États
offrent, selon les dispositifs en vigueur, de compléter partiellement les
pertes de salaire afin de maintenir le pouvoir d’achat des ménages. Ces
mécanismes, déjà largement répandus en Allemagne et en Italie, ont été
récemment amplifiés en France ou développés en Espagne. Ce faisant, une fois la
récession sera passée, la reprise de l’activité pourra se faire dans de
meilleures conditions puisque les entreprises disposent déjà de la main-d’œuvre
et évite ainsi les coûts de recrutement et de formation.

Aux États-Unis, ces mécanismes sont peu répandus et le marché
du travail américain est très flexible. Les délais pour licencier les salariés
sont très courts si bien que les entreprises ajustent rapidement leur demande
de travail. La chute de l’activité se traduira rapidement par une hausse du
taux de chômage comme semble l’indiquer les premières remontées du ministère fédéral
du travail (graphique). En deux semaines, le cumul d’inscription au chômage a
effectivement dépassé 10 millions, bien plus que ce qui a été observé après la
faillite de Lehman Brothers en septembre 2008 ou après l’effondrement de la
bulle internet en 2000. Par ailleurs, la durée d’indemnisation des chômeurs,
définie au niveau des États[6],
est généralement plus courte, ce qui expose rapidement les ménages au risque de
perte de revenu. C’est pourquoi une part importante des mesures du plan d’aide
voté par le Congrès prévoit un soutien direct aux ménages par le biais de
transferts ou de baisses d’impôts selon le niveau de revenu. Les mesures
prévoient également l’extension des périodes d’indemnisation et une aide supplémentaire
aux salariés licenciés qui pourra s’ajouter aux indemnités perçues dans le
cadre de l’assurance-chômage standard. Mais au lieu de cibler directement ceux
qui perdent leur emploi, ces mesures ont un spectre large. Un plan de relance
vigoureux sera sans doute nécessaire après la crise sanitaire. Mais, là aussi, les
effets d’aubaine consommeront une large partie du stimulus et il coûtera très
cher de remettre l’économie sur les rails d’avant la crise.

À l’approche des élections, ces choix expliquent aussi sans doute pourquoi Donald Trump semble parfois réticent à prolonger le confinement des Américains arguant que la crise économique pourrait faire plus de dégâts que la crise sanitaire[7]. Mais en laissant se répandre le virus, le nombre de personnes infectées et présentant des formes graves risque d’exploser et d’exposer les États-Unis à une crise sanitaire de grande ampleur. Il n’est pas certain que le bilan du Président s’en trouve plus favorable et que la stratégie américaine s’avère plus efficace, que ce soit sur le plan sanitaire ou économique.


[1] Ce plan
fait suite aux mesures précédentes dont le montant d’élevait à un peu plus de
100 milliards de dollars. Il inclut l’ensemble des mesures en faveur des
ménages et des entreprises (prêts et soutiens à la liquidité).

[2] Voir https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/IP_20_459.

[3] Notons
de plus que certaines mesures ont été prises en fonction d’une durée supposée
du confinement et pourraient donc être recalibrées suivant l’évolution de la
situation.

[4] La
grande majorité des États ont par contre des contraintes en matière de déficit
ou de dette. Face à l’ampleur de la crise, certains d’entre eux débloquent
cependant également des dépenses qui peuvent donc s’ajuster au plan de soutien
fédéral.

[5] Si un
pays A décide d’augmenter ses dépenses, le pays B peut espérer en tirer partiellement
profit par la hausse induite des importations du pays A en provenance de B, et
particulièrement s’il est petit par rapport à A.

[6] Le
système d’assurance-chômage américain s’appuie sur un régime propre aux États.
L’État
fédéral intervient sur la gestion des coûts de l’ensemble du système. Voir
Stéphane Auray et David L. Fuller (2015) : « L’assurance
chômage aux Etats-Unis 
».

[7] Voir ici
pour une analyse des risques économiques et sanitaires.




Entrée des jeunes dans la vie active : quelles évolutions de leurs trajectoires professionnelles ces vingt dernières années ?

Par Xavier Joutard

Les premières années de vie active sont un moment clé pour la carrière professionnelle, d’autant plus en période de récession. Démarrer sa carrière dans un contexte économique très dégradé peut induire des stigmates persistants et impacter durablement les trajectoires professionnelles des jeunes sortant pour la première fois du système éducatif.



Cela peut concerner la « Génération
de 2010 », c’est-à-dire les jeunes sortis du système de formation en 2010.
Ces jeunes sont entrés sur un marché du travail ayant subi la Grande récession
de 2008. Moins de 3 ans après, ils ont été confrontés à une nouvelle crise, celle
des dettes souveraines européennes, et ont ensuite continué à évoluer sur un
marché du travail très dégradé.

De plus, cette génération, davantage
diplômée que les précédentes, se retrouve au cœur de transformations plus
structurelles du marché du travail : évolution des pratiques de recrutement
avec l’explosion des embauches sur contrats courts, nouvelles vagues
d’innovations technologiques liées à la numérisation et l’intelligence
artificielle, tertiarisation croissante des activités économiques, etc. 

Par rapport aux jeunes de la
« génération de 1998 », ayant eu la chance de s’insérer dans une
conjoncture plus favorable, quels résultats peut-on mettre en avant en
comparant leurs trajectoires professionnelles, au cours de leurs premières
années sur le marché du travail ? Peut-on observer des différences selon
le genre et les niveaux de formation ?

Un accès à l’emploi à durée
indéterminée plus tardif et moins fréquent pour les jeunes hommes les moins
diplômés de 2010

À l’aide des enquêtes Génération du Céreq (Centre d’études et de recherches sur les qualifications), on a reconstitué et comparé les trajectoires d’insertion de jeunes sur leurs 7 premières années d’activité : ces enquêtes permettent en effet de suivre des jeunes d’une même génération, sortant de formation initiale la même année et interrogés à 3 reprises, (3, 5 et 7 ans après leur sortie).  L’insertion des jeunes sortant du système éducatif sur le marché du travail s’est dégradée en vingt ans. Particulièrement pour les jeunes hommes sortant de formation initiale sans diplôme ou avec un seul diplôme du secondaire. Sept ans après leur entrée sur le marché du travail, seule une minorité des jeunes les moins qualifiés – disposant au mieux du baccalauréat – de la génération 2010 ont un emploi à durée indéterminée à temps complet (47 %, soit 20 points de moins qu’il y a 12 ans, cf. aires bleues des graphiques 1). Et le délai d’accession à un tel emploi s’est fortement rallongé :  il faut près de 5 ans en moyenne pour obtenir un premier CDI à temps complet pour un jeune homme peu ou non qualifié entré sur le marché du travail en 2010. Pour génération 1998, ce délai était de 2 à 3 ans (32 mois, cf. tableau I-1).

Une moindre dégradation de l’insertion des jeunes les plus qualifiés sur le marché du travail

Les jeunes plus qualifiés ayant
obtenu un diplôme du supérieur semblent moins impactés par des conditions
économiques dégradées en début de carrière : les taux d’insertion dans
l’emploi stable – CDI à temps partiel et complet – à horizon de 7 ans restent
toujours élevés pour les sortants de la génération 2010 : 77 % pour
les jeunes hommes et 71 % pour les jeunes femmes (cf. graphiques 3-B et
4-B). En revanche, ils mettent davantage de temps pour accéder au premier
emploi à durée indéterminée : 8 à 10 mois en moyenne de plus que la
génération 1998 (cf. tableau I-2). De plus, ils traversent plus souvent une
période de précarité, qui se traduit par un passage plus fréquent par un
contrat à durée déterminée au cours des 7 premières années de vie active :
68% (56%) des jeunes femmes (hommes) sont passées au moins une fois par un CDD
entre 2010 et 2017, soit une progression de 4 points par rapport à la
génération de 1998.

 Des analyses du Céreq ont également montré que les perspectives d’évolution de carrière et de salaire ont été dégradées pour les jeunes les plus qualifiés : plus grande difficulté à accéder au statut de cadre (Epiphane et al., 2019), progression des taux de déclassement professionnel (Di Paola et Moullet, 2018) et moindre « rentabilité » de leur diplôme avec des salaires inférieurs (Barret et Dupray, 2019).

Des trajectoires professionnelles devenues très proches entre les hommes et les femmes les moins qualifiés

Les trajectoires d’insertion s’étant
fortement dégradées pour les jeunes hommes les moins qualifiés, elles se sont
par conséquent très nettement rapprochées de celles des jeunes femmes les moins
qualifiées. Elles sont même aujourd’hui quasi-identiques selon le genre (cf.
graphiques 1-B et 2-B), alors que les jeunes femmes de la génération 1998
subissaient un taux d’emploi en CDI plus de 20 points inférieurs à celui de
leurs homologues masculins. Une différence subsiste toutefois entre les
genres : la part des CDI à temps partiels chez les jeunes femmes peu ou
non qualifiées (« aire jaune » dans les graphiques) reste largement
supérieure à celle des jeunes hommes.

En revanche, parmi les jeunes
diplômés les plus qualifiés, les écarts hommes-femmes restent marqués. 75 % des
jeunes hommes bénéficient de CDI à temps plein, après 7 ans d’expérience sur le
marché, contre 60 % des jeunes femmes, soit 15 points de plus. De plus, les
durées d’accès à un premier emploi de ce type sont plus longues de 8 mois pour
les jeunes femmes.

Références complémentaires :

Altonji J. G., Kahn L. B. et J. D.
Speer, 2016, « Cashier or Consultant? Entry Labor Market Conditions, Field of Study, and Career
Success », Journal of Labor Economics, 34(1), pp. 361-401.

Barret C.  et A. Dupray, 2019, « Que gagne-t-on à
se former ? Zoom sur 20 ans d’évolution des salaires en début de vie active », Céreq
Bref,
n° 372.

Couprie H. et X. Joutard, 2017,
« La place des emplois atypiques dans les trajectoires d’entrée dans la
vie active : évolutions depuis une décennie », Revue Française
d’Economie
, volume XXXII, pp. 59-93.

Couprie H. et X. Joutard, 2020, « Atypical
Employment and Prospects of Young Men and Women on the Labor Market in a Crisis
Context », mimeo.

Di Paola, V. et S. Moullet, 2018,
« Le déclassement, un phénomène enraciné »   dans « 20 ans d’insertion professionnelle
des jeunes, entre permanences et évolutions
 » coordonné par T.
Couppié, A. Dupray, D. Epiphane et V. Mora, Céreq Essentiels.  

Epiphane D., Mazari Z., Olaria M.
et E. Sulzer, 2019, « Des débuts de carrière plus chaotiques pour une
génération plus diplômée », Céreq Bref, n° 382.




Quelle gouvernance pour l’assurance chômage ?

par Bruno Coquet

La gouvernance est souvent présentée comme une cause essentielle de la persistance des problèmes que rencontre l’assurance chômage. Cela vise la difficulté des partenaires sociaux à s’accorder pour rétablir la situation financière de l’Unedic. En découle, comme une évidence, que seul un renforcement de l’État, réputé plus avisé et plus réactif, serait à même de sauver le régime. Tout paraît donc simple. Mais quels sont les faits, leurs causes, les causalités qui expliquent l’accumulation des problèmes, et la capacité d’un changement de gouvernance à les résoudre ?

Dans une publication récente (Policy Brief de l’OFCE, n° 57 du 13 juin 2019) un bilan factuel de la gouvernance de l’assurance chômage française telle qu’elle est organisée depuis 35 ans est élaboré . Nous partons du constat qu’il n’existe pas un modèle de gouvernance faisant autorité dans les pays comparables à la France, qui aurait pu être aisément dupliqué. Il apparaît ensuite qu’il faut tenir compte du fait que le système d’indemnisation du chômage, dont l’Unedic n’est qu’un compartiment, s’est profondément transformé depuis 1984.

Au-delà des apparences, le régime d’assurance, qui était à l’origine marginal dans l’ensemble du système d’indemnisation, est parvenu à absorber les chocs immenses qu’ont constitué la disparition des préretraites, l’attrition du régime de Solidarité, les profondes transformations du marché du travail, l’utilisation croissante des ressources de l’assurance chômage pour financer certaines politiques publiques. Ce faisant, l’assurance chômage se retrouve aujourd’hui au cœur du système.

Tous ces aspects institutionnels et factuels doivent être pris en considération pour apprécier l’efficacité de la gouvernance et ses lacunes. Replacée dans ce contexte, la gouvernance paritaire n’apparaît pas avoir été excessivement inerte, conservatrice ou indocile, car le régime a été souvent et profondément adapté, alors même que la porosité budgétaire avec l’État compliquait considérablement la tâche. Cette gouvernance n’est pas exempte de critiques, mais bien plus efficace et moins discutable que celle mise en œuvre par l’État pour le Fonds de Solidarité. Ces expériences sont riches d’enseignements.

Un système incomplet ou bancal ne peut pas être bien gouverné : refonder l’assurance chômage sur des bases saines est donc un préalable nécessaire à sa bonne gouvernance. Nous faisons cinq propositions en ce sens : rétablir des principes et des objectifs clairs, une gestion opérationnelle rigoureuse, une gouvernance paritaire sous la houlette de l’État, obéissant à des procédures strictes, instrumentées, transparentes.




Chômer plus pour gagner plus?

Par Bruno Coquet

Le diagnostic selon lequel les règles de l’assurance chômage permettent de gagner plus au cours d’un mois de chômage qu’au cours d’un mois de travail n’est pas nouveau[1]. Remis sur le devant de la scène après l’échec de la négociation des partenaires sociaux ce constat élémentaire –car comptable– est fortement contesté.

Pôle Emploi et l’Unedic viennent de publier leurs lectures respectives des faits[2], et elles sont très différentes. Pôle Emploi confirme que pour « 20% des ouvertures de droit à l’assurance chômage, le montant mensuel net de l’allocation auquel a droit l’indemnisé est supérieur au salaire mensuel net moyen qu’il a perçu au cours de la période d’affiliation ». L’Unedic indiquant pour sa part que « 4 % des allocataires ont travaillé́ moins de 25 % de l’année précédant leur ouverture de droit et […] ont gagné́ 220 € par mois en moyenne. Leur indemnisation nette sur les 12 mois qui ont suivi était de 290 € en moyenne par mois ».

Cela illustre une nouvelle fois combien l’absence de diagnostic partagé sur l’assurance chômage, fait obstacle à sa bonne gouvernance, et aux réformes. Dans le cas présent, la polémique se concentre sur la question du « salaire journalier de référence », mais ce sont en réalité deux ensembles de règles qui sont en cause, car le taux de remplacement pose lui aussi problème. L’issue n’est pas forcément dans une purge, car il existe des solutions équilibrées, qui amélioreraient le fonctionnement de l’assurance.

L’objectif de l’assurance chômage : stabiliser la consommation

L’assurance chômage a vocation à stabiliser la consommation du chômeur jusqu’à ce qu’il retrouve un emploi conforme à ses compétences. Faute de pouvoir agir directement sur la consommation, l’assureur remplace une partie du salaire qui est son principal déterminant. Il s’agit donc de remplacer un revenu habituel, moyen, pour permettre au chômeur de maintenir son niveau de consommation courante. L’allocation n’a pas à remplacer des revenus exceptionnels ou épisodiques, ni financer des dépenses de consommation exceptionnelles, ou de l’épargne. Ainsi calibrée, l’allocation chômage préserve l’incitation à l’emploi, car celui-ci est toujours plus rémunérateur que le chômage.

Le fait : le calcul des droits ne pose pas un problème, mais deux.

Le calcul des droits repose sur deux vieilles règles obsolètes, inadaptées au marché du travail contemporain (l’une a plus de 60 ans, l’autre plus de 40 ans). De plus ces deux règles se renforcent l’une l’autre, de sorte que le niveau d’allocation peut devenir bien plus élevé que ce que requiert l’objectif de l’assureur, engendrant des incitations indésirables et coûteuses :

  1. Le mode de calcul des allocations. Pôle Emploi retient le salaire moyen des jours travaillés (Salaire Journalier de Référence, SJR), auquel il applique le taux de remplacement brut : il en résulte une Allocation Journalière. Jusqu’à ce qu’il retrouve un emploi, le chômeur peut percevoir son allocation journalière jusqu’à 31 jours par mois, pendant toute la durée des droits (elle-même fonction du nombre de jours travaillés). Avec la banalisation des contrats courts et des trajectoires fragmentées[3], de nombreux chômeurs ne travaillent pas 100% des jours durant la période au cours de laquelle ils acquièrent leurs droits ; 24% ont travaillé qu’un jour sur deux ou moins (Graphique 1). Pour deux chômeurs ayant le même nombre de jours travaillés, et donc le même nombre de jours indemnisables, l’allocation journalière, et donc l’allocation mensuelle, sont indépendantes du rythme auquel ont été acquis les jours d’affiliation et donc du salaire mensuel moyen antérieur. Ces chômeurs percevront tous les deux le même montant d’allocation pour chaque mois complet au chômage, ce qui ne permet pas de stabiliser leur consommation de manière identique.
  2. Le taux de remplacement : la cible étant la consommation du chômeur, c’est toujours le salaire et l’allocation « nets » qui comptent. Or le taux de remplacement affiché par l’Unedic et auquel le public se réfère généralement est un taux de remplacement « brut », qui est compris entre 75% au maximum pour les petits salaires, et 57% pour les salaires au-delà de 2200 €. Mais les cotisations sociales sont plus élevées sur les salaires que sur les allocations, et croissants avec le niveau de celles-ci, si bien que le taux de remplacement « net » varie entre 95% et 62% de l’ancien salaire, la moyenne se situant à 72%[4] (Graphique 2). Le taux de remplacement taux optimal, qui permet de stabiliser la consommation, dépend de l’épargne de précaution constituée par ailleurs par les chômeurs, et des aides sociales qui leur sont destinées : en France le coût extrêmement élevé de l’assurance –pour l’essentiel prélevé sur les salaires– ne laisse pas de marge pour une épargne de précaution en cas de chômage (et il n’y en a pas besoin tant que les chômeurs peuvent s’appuyer sur une assurance de bon niveau), et aucune aide sociale n’est destinée aux chômeurs. Le taux de remplacement optimal de l’assurance chômage est donc beaucoup plus élevé que ce qui se pratique dans les pays où les cotisations sont faibles et les aides sociales importantes pour les chômeurs. Néanmoins les valeurs les plus élevées du taux de remplacement net sont clairement excessives.

Le droit ainsi calculé reste potentiel. Il ne sera pas perçu dans tous les cas, car la situation du chômeur va souvent évoluer au cours de l’épisode de chômage. En effet :

  • Un salarié ayant alterné emploi et non-emploi poursuit souvent cette alternance une fois au chômage indemnisé, si bien qu’il consommera rarement chaque mois le maximum de ses allocations mensuelles.
  • Peu de chômeurs consomment l’ensemble de la durée potentielle de leurs droits[5].

1 – Répartition des allocataires selon le temps passé sous contrat 12 mois avant l’ouverture du droit

BC_Graphique1

Source : Unedic

2 – Taux de remplacement brut et net de l’assurance chômage, en fonction de l’ancien salaire

BC_Graphique2

Source : réglementation Unedic, calculs de l’auteur

La polémique : combien de chômeurs sont concernés ?

Pôle Emploi et l’Unedic ont chacun leur évaluation du phénomène. Sans que cela soit explicite, Pôle Emploi concentre son analyse sur le droit potentiel, l’Unedic semblant plutôt pencher du côté du droit réellement consommé (mais cela n’est pas explicite). Cette lecture permet de comprendre une partie des différences entre les deux estimations[6] :

  • Pour Pôle Emploi environ 20% des chômeurs ont un droit à allocation qui implique un taux de remplacement net supérieur à 100%, si l’allocation est perçue tous les jours du mois. Ce calcul est prudent car les mois où aucun salaire n’a été perçu sont exclus des estimations, sans quoi ce sont plus de 25% des chômeurs qui seraient concernés[7]. Pôle Emploi ne précise pas si les intermittents du spectacle sont inclus ou non, ce qui est doublement important : d’une part cette population est particulièrement concernée par le problème mesuré, mais d’autre part ces règles seraient exclues d’une solution qui ne modifierait que les règles de droit commun.
  • Pour l’Unedic seulement 4% des chômeurs ont une allocation nette supérieure à leur ancien salaire (dans le régime général). On ne comprend cependant pas clairement si l’allocation est le droit, ou le montant effectivement versé (cumul salaire / allocation déduit, etc.). En outre l’Unedic estime le salaire sur les 12 mois précédant l’ouverture de droits et l’allocation sur les 12 mois suivants, quelles que soient les durées d’affiliation permettant d’ouvrir les droits et la durée de ceux-ci (ce qui est doublement discutable). On peut de ce fait déduire des données présentées[8] que les 20% d’allocataires ayant un droit potentiel de 6 mois auraient une allocation (700 €)[9] supérieure à leur ancien salaire (500 €) si le total des allocations était divisé par la durée maximale du droit (6 mois), et non par 12 : au total 24% des chômeurs percevraient alors potentiellement plus au chômage qu’en emploi, soit un ordre de grandeur voisin de celui calculé par Pôle Emploi.

Une lecture positive consiste à voir ces deux chiffrages comme complémentaires, leurs divergences résultant simplement de ce que chacun interprète les questions, et traite les données, à sa manière. A cet égard le document de Pôle Emploi est net et circonscrit, tandis que les concepts utilisés dans le document de l’Unedic sont présentés ici pour la première fois, sans que la méthode pour les construire soit explicite, et sans que des conclusions détaillées en soient tirées.

Ni Pôle Emploi, ni l’Unedic ne cherchent à distinguer ce qui dans leurs résultats respectifs provient du taux de remplacement d’une part ou du mode de calcul de l’allocation d’autre part, ce qui dénote une vue incomplète du problème posé. De plus, ces évaluations portent sur des effectifs, mais les coûts induits ne sont pas chiffrés.

Une solution optimale ne peut donc pas être déduite de ces seules analyses, a fortiori sur la base d’une seule d’entre elles.

L’analyse : large, pour un diagnostic précis

Le rythme de consommation du capital de droits, donc la durée effective sur laquelle celui-ci est consommé, doit être bien maitrisé par l’assureur pour régler le problème posé ici.

L’analyse devrait s’étendre au-delà du strict périmètre de l’assurance chômage : les chômeurs concernés par le problème soulevé ici avaient par définition un petit salaire, donc une forte probabilité de percevoir des compléments de salaires et aides sociales lorsqu’ils étaient en emploi. Actuellement, l’assurance chômage rapproche les chômeurs indemnisés du plafond de ressources des aides publiques (voire porte leur revenu au-delà de ces plafonds). Cela revient pour l’assureur à se substituer à l’Etat lorsque le salarié devient chômeur, en remplaçant des aides comme si elles avaient été des salaires ; dit autrement, il n’est pas très logique de reprocher à une partie de l’allocation chômage de compléter les salaires des chômeurs qui retravaillent, alors qu’elle ne fait que remplacer les aides sociales, qui font la même chose pour les salariés non-indemnisables. L’assurance chômage n’est pas dans son rôle, mais elle permet cependant à l’Etat de faire des économies budgétaires.

Une solution trop radicale à ce problème bien réel du niveau excessif des droits mensuels[10], rapprocherait un grand nombre d’allocations du RSA. Les chômeurs pourraient alors préférer percevoir ce dernier, dès lors qu’ils satisfont aux conditions de ressources : les devoirs sont moins contraignants, les règles de cumul du RSA avec un salaire sont nettement plus favorables que celle en vigueur dans le cadre de l’assurance, les droits au RSA sont infiniment « rechargeables », il ouvre des droits connexes, etc. A court terme l’appauvrissement des chômeurs ne créerait pas d’emploi, mais pourrait fortement peser sur le budget de l’Etat.

Cette confusion entre assurance et solidarité, pratiquée au Royaume-Uni depuis plusieurs décennies, a privé ce pays de tous les avantages découlant d’une assurance chômage (largement démontrés par la littérature économique), sans rien apporter de probant en regard.

La solution : plusieurs leviers pour une solution équilibrée

Une solution simple consisterait à établir un salaire mensuel de référence sur l’ensemble de la période, entre le premier et le dernier jour travaillés qui servent à ouvrir les droits à l’assurance. Très attractive car extrêmement économique –bien au-delà de l’ambition fixée par le document de cadrage de la négociation– cette solution simple aurait d’importants effets pervers (fin de la contributivité des droits[11], interférences avec le RSA, appauvrissement des chômeurs en emploi précaire, etc.) si elle n’était pas finement articulée avec d’autres modifications des règles.

Des solutions plus équilibrées peuvent être trouvées, mais elles nécessitent un travail qui n’a pas été réalisé, et sûrement une négociation sur ces points précis :

  • Au vu de l’ampleur des effets probables, il est préférable d’ajuster graduellement les règles. Au point d’arrivée, les nouvelles règles (notamment salaire de référence et taux de remplacement) doivent garantir le maintien de la consommation du chômeur[12], sans plus.
  • Un partage allocations / aide sociales des chômeurs, calqué sur le partage salaire / aides sociales des salariés. L’assurance n’a pas à être pourvoyeuse d’aides sociales ou à se substituer à l’Etat pour ce faire. Ce n’est pas le bon instrument, et il n’est pas financé de la bonne manière pour remplir efficacement de tels objectifs.
  • Maîtriser la durée de consommation des droits. D’une part, afin de préserver la contributivité, c’est-à-dire, comme actuellement, que de mêmes quantités de travail et de contributions ouvrent la même quantité de droits. D’autre part, la durée pourrait être automatiquement liée au taux de chômage, longue quand celui-ci est élevé, plus courte sinon.
  • Les règles de cumul allocation / salaire et de « rechargement » des droits. Si les allocations chômage venaient à baisser, leur niveau se rapprocherait de celui du RSA dans un certain nombre de cas. Du coup la règle de cumul des allocations avec un salaire apparaîtrait moins généreuse pour l’assurance que pour le RSA ; ce serait la même chose pour la règle de rechargement des droits si celle-ci venait à être durcie, le droit au RSA étant imprescriptible, donc infiniment « rechargeable ».
  • Une maîtrise du rythme de consommation des droits. Aujourd’hui, en théorie, l’alternance emploi / chômage indemnisé peut être infinie, sans choc de revenu dès lors que le chômeur retravaille toujours au même salaire. La formule de calcul des droits devrait être révisée afin de permettre une attrition progressive des droits.

Une solution équilibrée n’est pas simple, et demande beaucoup de travail pour ne pas risquer d’introduire des effets pervers bien plus fâcheux que ceux que l’on cherche à réduire.

La transparence : indispensable, avant et après.

L’ébullition provoquée ces dernières semaines par un chiffre-choc que personne n’aurait dû découvrir à cette occasion, montre combien la transparence manque à cette politique qui engage 40 Md€ par an[13]., avec des conséquences désormais bien connues : faute de faits précisément établis, discutés et raffinés de manière ouverte et contradictoire, il n’existe pas de diagnostic partagé sur l’état de l’assurance chômage, et sur les réformes qu’il serait souhaitable d’accomplir. Quel que soit le sujet des réformes et une gouvernance efficaces de l’assurance chômage passent forcément par une information abondante, transparente, un débat public et un diagnostic partagé.

[1] B. Coquet (2013) L’assurance chômage, une politique malmenée, Editions de l’Harmattan, Paris. (p.184 et suivantes).

[2] Unedic (2019) « L’assurance chômage. Situation avant et après le début de l’indemnisation chômage » Repères, n°3, et Pôle Emploi http://www.pole-emploi.org/statistiques-analyses/en-savoir/taux-de-remplacement-mensuel-net.html?type=article

[3] B. Coquet & E. Heyer (2018) Pour une régulation économique des contrats courts sans contraindre les entreprises, en préservant l’assurance chômage, Rapport au Sénat.

[4] L’Unedic donne ce chiffre sans que l’on sache (ni que l’on puisse calculer) si cette moyenne est théorique, ou effective en fonction des allocations effectivement reçues une fois pris en compte le cumul allocation / salaire des chômeurs qui retravaillent.

[5] Les chômeurs indemnisables consomment en moyenne de 60% de leurs droits potentiels.

[6] Ces déductions sont à prendre avec la plus grande prudence, car la méthode et les hypothèses de travail retenues dans la note Unedic ne sont pour l’essentiel pas explicitées.

[7] Cet ordre de grandeur peut se déduire des 2 dernière colonnes du tableau p.3, qui montrent que le chiffrage est sous-estimé d’environ 30% du fait du choix retenu pour l’estimation du salaire de référence.

[8] Tableau p.3. de la note Unedic.

[9] 700=350*12/6

[10] On le terme « excessif » est employé ici par commodité pour désigner les allocations dont le taux de remplacement est supérieur à 100%, du salaire. Le niveau optimal du taux de remplacement mérite une discussion approfondie.

[11] Pour un nombre de jour travaillé identique, si l’allocation mensuelle est plus faible et que la durée potentielle des droits n’est pas allongée, le capital de droit sera plus faible lorsque les périodes d’emploi sont fragmentées sur une longue période que si elles sont contiguës.

[12] Donc pendant toute la durée de l’épisode de chômage, qui est le plus souvent inférieur à la durée des droits.

[13] La Cour des Comptes a récemment ajouté sa voix au constat depuis longtemps dressé selon lequel « un accès insuffisant aux données limite la capacité d’évaluation des dispositifs d’assurance chômage » (référé du 13 mars 2019)/




Le dispositif d’activités réduites en question

par Xavier Joutard, Aix-Marseille Université, LEST–UMR7317 CNRS et OFCE, Sciences Po Paris[1]

Les partenaires sociaux reprendront les négociations sur l’assurance chômage au mois de janvier 2019. Selon la lettre de cadrage du gouvernement, elles portent principalement sur des économies à réaliser et la feuille de route désigne clairement le dispositif d’activités réduites (AR) comme l’une des pistes prioritaires de discussion. De quoi s’agit-il précisément ? De la possibilité, pour une personne qui demeure inscrite à Pôle Emploi, de cumuler des allocations de chômage partielles et des revenus tirés d’une activité exercée.

Si ce dispositif est aujourd’hui remis en question, c’est aussi et surtout parce qu’il est maintenant pointé comme premier responsable des situations de « permittence ». Ce mot-valise désigne une permanence de séquences de chômage indemnisé et d’activités intermittentes rémunérées pouvant générer elles-mêmes de nouveaux droits.

Une réforme pourtant récente et favorable au dispositif

Pourtant, ce dispositif a fait l’objet en 2014 d’une réforme, dont l’objectif était d’aligner les règles de cumul de revenus du régime général sur celles, plus avantageuses et moins contraignantes, du régime des intérimaires (encadré). Elle a favorisé de fait la pratique de l’activité réduite, en s’inscrivant dans la justification première de ce dispositif : l’occupation par les chômeurs d’emploi à temps partiel ou de courte durée peut être un tremplin vers l’emploi stable.

Que nous disent les études empiriques en France mais aussi en Europe sur cet effet ? A-t-on aujourd’hui oublié cette dimension dans la remise en cause de ce dispositif ?

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Encadré : la réforme de 2014

En juillet 2014, le critère d’heures de travail maximum est écarté ; seul le critère de rémunération est maintenant appliqué pour les chômeurs relevant du régime général : le cumul des deux sources de revenus est autorisé, quel que soit le nombre d’heures mensuelles travaillées et pour toute la durée d’indemnisation, à condition que le salaire de l’AR et l’indemnité versée ne dépassent pas la rémunération de référence du demandeur d’emploi (rémunération antérieure qui a servi au calcul du montant de l’allocation). De plus, ce cumul n’étant que partiel, la réduction de l’allocation de chômage au moment des périodes d’AR dépend maintenant d’un pourcentage fixe du salaire de l’activité : au moment des périodes d’AR, l’allocation chômage est diminuée de 70 % du salaire mensuel brut procuré par l’AR. Néanmoins, comme avant, cette diminution est reportée et convertie en journées d’indemnisation supplémentaires auxquelles le demandeur pourra prétendre plus tard, au cours de ses périodes sans activité. De même, les cotisations accumulées au cours de l’exercice de ces AR peuvent toujours, sous certaines conditions, donner lieu à des « droits rechargeables », c’est-à-dire à l’ouverture de nouveaux droits à l’assurance chômage.

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Un recours de plus en plus fréquent à l’activité réduite …

À l’instar des autres pays de l’OCDE ayant adopté ce type de dispositif, le recours à l’activité réduite s’est considérablement développé en France depuis sa création. En septembre 2017, plus d’un tiers des demandeurs d’emploi (36,2 %, soit 2 140 000 demandeurs) sont concernés, soit deux fois plus qu’en janvier 1996 (16,6 %, soit 621 000 demandeurs) (figures 1 et 2).

Cette progression a été marquée à la fois par la conjoncture et par la transformation du marché du travail. En effet, entre 2005 et 2008, le nombres de chômeurs et de ceux exerçant une AR a fortement baissé, mais la part de ces derniers a continué à progresser durant cette période de conjoncture favorable (+ 5 points). Avec la crise de 2008, pendant laquelle le nombre de chômeurs s’est accru et les embauches raréfiées, la proportion de demandeurs d’emploi qui exercent une AR a naturellement baissé. Elle est repartie à la hausse qu’à partir de mars 2009, avant de se stabiliser entre mi-2011 et 2014. Depuis 2014, elle s’accroît à nouveau fortement.

image 1

 

Source : Pôle-Emploi-Dares, STMT, Données CVS-CJO ; calcul des auteurs.

… qui s’exerce davantage qu’avant à temps plein

Cette récente augmentation du recours à l’activité réduite est aussi révélatrice de la transformation structurelle du marché du travail : en particulier, une plus grande fréquence du temps partiel (figure 3) et de contrats de très courtes durées, qui multiplie les entrées et sorties du chômage. Ainsi depuis la crise de 2008, les transitions entre emploi et chômage ont progressé relativement plus vite que les transitions d’emploi à emploi (Flamand, 2016). Le recours à l’activité réduite pourrait participer à ces ajustements sur le marché du travail.

Néanmoins, ce sont les demandeurs d’emploi en activité réduite longue, c’est-à-dire ayant travaillé plus de 78 heures par mois (demandeurs en catégorie C selon l’UNEDIC) qui augmentent le plus à partir de 2009. Dans cette catégorie, les femmes sont les plus concernées (figure 4). En détaillant le nombre d’heures, ce sont les demandeurs qui travaillent plus de 150 heures par mois (temps plein) qui progressent le plus (figure 5) : ils représentent 28 % fin 2017 contre 16,5 % début 2009. Cette croissance est là encore plus accentuée à partir de 2014.

Cette forte progression de l’activité réduite à temps plein interpelle. Elle ne semble pas révéler des strictes situations de « permittence ». En effet, ces chômeurs, par leurs horaires de travail, perçoivent des rémunérations ne leur permettant pas de satisfaire aux critères du cumul des deux sources de revenu.

image 2Source : Pôle-Emploi-Dares, STMT, Données CVS-CJO ; calcul des auteurs.

 

Une délicate évaluation de l’impact sur les trajectoires professionnelles

Une remise en question du dispositif d’activité réduite ne peut s’affranchir d’une évaluation de ses effets sur le retour à l’emploi des chômeurs. Mais celle-ci n’est pas simple car elle doit régler le problème du « mécanisme de sélection » : les demandeurs d’emploi ayant choisi d’exercer une AR ont des profils spécifiques (plutôt des femmes, avec un certain niveau de qualification, …). Il est délicat de dé-imbriquer ce que l’on peut raisonnablement attribuer à un effet de l’AR plutôt qu’à des caractéristiques propres des demandeurs d’emploi.

Toutes les analyses conduites dans les différents pays de l’OCDE disposant d’un système d’assurance chômage prévoyant des possibilités de cumul de revenu comparables[2] appliquent le plus souvent des méthodologies économétriques communes et sont relativement convergentes en termes de résultats, en dépit de contextes institutionnels parfois très différents.

L’activité réduite, souvent un tremplin vers l’emploi

En France comme dans la plupart des autres économies évaluées, l’activité réduite semble bien avoir un effet « tremplin » du chômage vers l’emploi, même si cet effet se manifeste tardivement – après un an de chômage – et semble plus modeste pour la France. De plus, pour la France, elle ne dégrade pas (ni n’améliore) la qualité de l’emploi retrouvé puisque cela n’accélère pas (ni ne retarde) un retour vers un nouvel épisode de chômage.

En outre, d’après plusieurs analyses, les effets de l’activité réduite varient selon sa temporalité, les conditions économiques ou encore les caractéristiques des demandeurs : les effets positifs sur la reprise d’un emploi sont d’autant plus importants quand l’AR est exercée après plusieurs mois de chômage ; une situation économique dégradée semble également renforcer son impact positif ; enfin, celui-ci est plus marqué pour les demandeurs aux niveaux de qualification et d’employabilité les plus faibles.

En conclusion

Pour établir précisément le lien entre la « permittence » et le dispositif d’activité réduite, l’hétérogénéité de l’effet de l’AR en fonction des trajectoires professionnelles passées des demandeurs d’emploi devrait être regardée ; de même qu’il faudrait prendre en compte la nature dynamique de l’activité réduite, l’exercice d’une activité réduite permettant de prolonger l’allocation chômage, voire de s’ouvrir de nouveaux droits. Cela n’a pas vraiment été fait dans les études économétriques.

Notons également que la place et le rôle des employeurs restent largement ignorés. On évoque pourtant souvent, dans certains secteurs d’activité en particulier, les possibles effets d’aubaine que représentent pour eux ce dispositif. En conclusion, l’importance de situations de « permittence » causées par le dispositif d’activités réduites est aujourd’hui loin d’être établie !

 

 

[1] Cette note revient sur l’évolution des pratiques d’AR au cours de ces dernières années et sur les enjeux qu’une possible suspension soulève. Elle renvoie à une synthèse des travaux existants sur les pratiques d’activité réduite et sur leurs impacts sur les trajectoires professionnelles coécrit avec N. Havet (Université Lyon1, ISFA) et A. Penot (ENS-Lyon, GATE–UMR5824 CNRS). Cette synthèse est parue en document de travail (Sciences Po OFCE Working Paper, n° 41) et fera l’objet d’une prochaine publication dans la Revue d’Economie Politique. Les graphiques sont issus de ce document.

[2] France, États-Unis, Canada, Allemagne, Autriche, Pays-Bas, Finlande, Norvège, Danemark et Belgique.




Comment l’interaction entre institutions et choc économique a-t-elle contribué à la divergence des marchés européens du travail ?

par Aizhan Shorman et Thomas Pastore

On assiste en Europe à une divergence des marchés du travail, tant du point de vue économique qu’institutionnel. D’une part, le miracle allemand illustré par un taux de chômage continûment décroissant en pleine Grande Récession, parfois attribué à des mesures décentralisatrices visant à flexibiliser le marché du travail, d’autre part, une Europe du Sud dont le degré relativement plus élevé de centralisation dans la fixation des salaires est parfois présenté comme la cause de la médiocrité de ses performances macroéconomiques.

Cependant, cette divergence économique ne peut s’expliquer par la simple dichotomie rigidité versus flexibilité, comme le montre le faible taux de chômage dans les pays scandinaves, traditionnellement plus centralisés.

Trois profils de marché du travail

En nous focalisant sur le taux de syndicalisation, le taux de couverture (pourcentage des salariés couverts par des accords collectifs) et l’extension des accords aux acteurs initialement non- signataires, notre analyse permet de dégager trois profils de marchés du travail selon le degré de centralisation des négociations salariales : décentralisé, centralisé et intermédiaire[1]. Comme le montre la figure 1, le premier groupe rassemble les pays anglo-saxons, dont les indicateurs susmentionnés sont faibles. Le second groupe englobe les pays scandinaves, dont les indicateurs sont au contraire élevés. Enfin, le troisième groupe correspond aux pays d’Europe occidentale (France, Allemagne, Espagne et Italie).

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Calmfors-Driffill et la Grande Récession

L’hypothèse d’une relation concave et non-monotone entre le degré de centralisation des négociations salariales et la performance macroéconomique des pays avait été avancée par Calmfors et Driffill (1988)[2]. Cette « courbe en cloche » s’avère robuste d’après nos estimations, et permet d’expliquer la trajectoire économique et institutionnelle des pays européens.

Une comparaison statique des pays révèle que les pays anglo-saxons se situent largement à gauche de la courbe de Calmfors-Driffill (figure 2) cumulant un faible taux de chômage (dû probablement à un ajustement plus flexible du salaire réel au choc de 2008) et un cadre de négociation salariale très décentralisé, tandis que les pays scandinaves sont regroupés à droite de la courbe, conjuguant une performance macroéconomique équivalente aux pays anglo-saxons et un système de négociation salariale centralisé, impliquant des accords signés à l’échelle nationale par des représentants syndicaux et patronaux. Entre ces deux modèles opposés du point de vue institutionnel mais similaires du point de vue de leur taux de chômage, les pays « intermédiaires » se situent au sommet de la courbe en cloche, avec un taux de chômage plus élevé que dans les autres pays. Dès lors, ce juste-milieu institutionnel cumulerait les inconvénients des deux systèmes : une fixation des salaires inadaptable aux chocs et le manque de protection des travailleurs en contexte de crise.

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Des trajectoires différentes le long de la courbe en cloche

Dans une perspective dynamique, notre analyse montre également que l’hypothèse de Calmfors-Driffill s’avère pertinente pour comprendre l’évolution des performances des pays avant et pendant la Grande Récession, en particulier la trajectoire de l’Allemagne à partir des années 1990 (figure 3). L’Allemagne semble en effet quitter son groupe initial et glisser à gauche de la courbe de Calmfors et Driffill vers le groupe anglo-saxon. Cette trajectoire le long de la courbe en cloche illustre le profond mouvement de décentralisation en Allemagne, impulsé après la Réunification en 1990, renforcé par les lois Hartz (2003-2005) et corroboré par une désyndicalisation massive et une chute brutale du taux de couverture dans les deux dernières décennies. À l’inverse, le fort taux de chômage en Italie et l’absence de tendance claire vers plus ou moins de décentralisation place ce pays au sommet de la courbe en cloche.

Les marchés du travail européens témoignent d’une certaine variété de profils qui implique des résultats économiques inégaux. Certes les idiosyncrasies de chaque pays empêchent de prescrire un remède centralisé ou décentralisé à ces déséquilibres, mais notre analyse montre que des performances macroéconomiques élevées pourraient résulter d’un choix économique plus tranché, compte-tenu des caractéristiques initiales du pays, entre l’un ou l’autre des deux modèles.

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[1] Thomas Pastore et Aizhan Shorman, 2018, « Calmfors and Driffill Revisited : analyse de l’hétérogénéité institutionnelle et macroéconomique en Europe », in Sciences-Po OFCE Working Paper, octobre.

[2] Lars Calmfors et John Driffill, « Bargaining Structure, Corporatism and Macroeconomic Performance », in Economic Policy, 3.6, 1988, p. 13-61.

 




Politique économique et économie politique dans l’UE après la crise

par Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak

« Politique économique et économie politique dans l’UE après la crise ». Tel était le thème du 15e Colloque EUROFRAME sur les questions de politique économique dans l’Union européenne, qui s’est tenu le 8 juin 2018 à Milan. EUROFRAME est un réseau d’instituts économiques européens qui regroupe : DIW et IFW (Allemagne), WIFO (Autriche), ETLA (Finlande), OFCE (France), ESRI (Irlande), PROMETEIA (Italie), CPB (Pays-Bas), CASE (Pologne) et NIESR (Royaume-Uni). Depuis 2004, EUROFRAME organise chaque année un colloque sur un sujet important pour les économies européennes. Cette année, 25 contributions de chercheurs ont été présentées, dont la plupart sont disponibles sur la page web du colloque. Cette note fournit un résumé des travaux présentés et discutés lors du colloque.

Comme l’ont souligné Catherine Mathieu (OFCE) et Stefania Tomasini,(PROMETEIA) en introduction, le 15e colloque EUROFRAME est centré sur deux défis auxquels la politique économique européenne est confrontée, un peu plus de 10 ans après le déclenchement de la crise financière 2007 : la normalisation de la politique monétaire et l’économie politique de la politique budgétaire. Les banques centrales envisagent de sortir des politiques non conventionnelles. Cela implique-t-il le retour à des taux d’intérêt réels proches du taux de croissance ? Quel en sera l’impact sur les marchés financiers, les entreprises, les ménages ? Les banques centrales pourront-elles dégonfler leurs bilans ? Dans ce contexte, comment se pose la question de la soutenabilité de la dette publique ? Comment définir un policy mix optimal dans les années à venir : faut-il choisir entre domination monétaire et domination budgétaire ? Après la grande récession, les différents groupes sociaux et les partis politiques tentent de repenser les systèmes nationaux de finances publiques, tant du point de vue de la composition des dépenses et des recettes, que du solde public et de la dette publique. De grandes réformes sont-elles envisageables ?

Les règles budgétaires   

La question des règles budgétaires reste au centre des débats. Katja Riezler (IMK, Düsseldorf) et Achim Truger (Berlin School of Economics and Law et IMK), dans Is the debt brake behind Germany’s successful fiscal consolidation?, analysent l’impact du «frein à la dette » allemand qui a servi de modèle au Traité budgétaire européen. Selon ces auteurs, l’amélioration du solde public allemand depuis 2010 ne s’explique pas par ce frein, mais plutôt par la fin des mesures de stimulation budgétaire, la baisse progressive des transferts aux Länder de l’Est, un environnement macroéconomique favorable et le bas niveau des taux d’intérêt.

Christoph Paetz (Université de Duisburg-Essen et IMK, Düsseldorf), dans : Have fiscal rules made discretionary policy more countercyclical? Evidence from fiscal reactions fonctions for the euro area, estime des fonctions de réaction des politiques budgétaires. L’auteur montre que celles-ci ont été faiblement pro-cycliques, ne pratiquant guère de politiques restrictives en sommet de cycle et ayant tendance à se livrer à des restrictions des dépenses publiques en bas de cycle. L’effet des règles budgétaires semble limité : elles inciteraient à réduire les déficits en haut de cycle, mais aussi en bas de cycle. Les règles portant sur les dépenses semblent permettre une meilleure stabilisation que celles portant sur le solde public ou sur la dette.

Heikki Oksanen (Université d’Helsinki), dans New output gap estimates for assessing fiscal policy with lessons for euro area reform, propose une méthode simple pour estimer l’écart de production : introduire des hypothèses explicites sur la croissance future et lisser le PIB par un filtre HP. Selon l’auteur, cette méthode donnerait des résultats aussi satisfaisants que les méthodes plus élaborées des organismes internationaux (CE, FMI et OCDE). L’auteur reconnaît toutefois que l’estimation de l’écart de production reste soumise à des révisions, qui se répercutent sur l’évaluation de l’effort budgétaire. En étudiant les années 2011-14, il montre qu’une sous-évaluation de la croissance potentielle peut être auto-réalisatrice, induisant une politique budgétaire trop restrictive et donc une baisse de la croissance effective. Il plaide cependant pour des transferts entre pays basés sur les différences d’écarts de production. Il estime que les politiques budgétaires pourraient être plus réactives et plus contra-cycliques si la soutenabilité à long terme des finances publiques était assurée, ce qui nécessiterait des réformes des systèmes publics de retraite et de santé.

Leonardo Augusto Tariffi (Université des Andes, Vénézuela et Université autonome de Barcelone), dans “A threshold multivariate model to explain fiscal multipliers with government debt”, analyse l’impact des dépenses publiques en Italie, Belgique et Royaume-Uni selon le ratio de dette publique/PIB. Au-delà d’un certain niveau de dette publique, le multiplicateur deviendrait négatif.

Tero Kuusi (ETLA, Helsinki), dans Finding the bottom line: A quantitative model of the EU’s fiscal rules and their compliance, décrit l’ensemble compliqué des contraintes auxquelles est soumise la politique budgétaire d’un pays membre (objectif de moyen terme de déficit structurel inférieur à 0,5% du PIB, règles des 3%, des 60%, des 0,5%, des 1/20ème). L’auteur construit un modèle dynamique pour déterminer la trajectoire optimale qui vérifie l’ensemble de ces contraintes en minimisant les ajustements budgétaires nécessaires. Il apparaît nécessaire de prendre en compte l’impact de la politique budgétaire sur l’activité et l’incertitude sur l’environnement économique.

Grzegorz Poniatowski (CASE et Warsaw School of Economics), dans Enhancing credibility and commitment to fiscal rules analyse économétriquement les déterminants du solde budgétaire structurel (selon l’évaluation de la Commission). Il montre que les pays ont tendance à pratiquer des politiques plus restrictives quand des règles budgétaires sont en place ; de ce point de vue, la réforme de 2005 du Pacte de stabilité et de croissance a été contre-productive, contrairement au Traité budgétaire de 2011. L’auteur suggère de traiter la question des relations entre la Commission et les États membres selon un modèle principal-agent ; la Commission devrait mettre en place des incitations fortes, mais différenciées selon les pays, pour que ceux-ci pratiquent des politiques budgétaires de consolidation.

Les déséquilibres internes de la zone euro

Jamel Saadaoui (Université de Strasbourg), dans Internal devaluations and equilibrium exchange rates: New evidences and perspectives for the EMU, évalue les déséquilibres de taux de change réels de 2004 à 2016. En corrigeant les soldes courants pour tenir compte des situations conjoncturelles, il apparaît qu’en 2016, la Chine et les États-Unis ne présentent plus de forts déséquilibres de taux de change ; par contre, l’euro est globalement sous-évalué et la livre sterling est fortement surévaluée. La sous-évaluation de l’euro provient de la sous-évaluation de l’Allemagne, mais aussi maintenant de l’Espagne, de l’Irlande et du Portugal, tandis que la France et l’Italie sont proches du taux de change réel d’équilibre.

Serena Fatica et Wildmer Daniel Gregori (tous deux, Commission européenne – Centre commun de recherche, Italie), dans “Profit shifting by EU banks: Evidence from country-by-country reportingévaluent économétriquement les transferts de profits effectués par les banques multinationales européennes par l’intermédiaire de leurs filiales de façon à être taxées à de faibles taux dans des paradis fiscaux. Les profits exportés sont particulièrement importants pour la France ; en sens inverse, les profits importés sont importants pour Hong Kong et l’Irlande.

Angela Cheptea (INRA, Rennes) et Iuliana Matei (IESEG et Université Paris 1), dans Does political instability matter for sovereign yield spreads in the euro area market?, analysent les déterminants des écarts de taux d’intérêt de 2002 à 2017 entre l’Allemagne et les autres pays européens. Ces écarts s’expliquent par des différences de taux de croissance, de taux d’inflation, de dettes publiques, de solde public et extérieur, mais aussi de risques politiques.

La gouvernance de la zone euro

Riccardo Rovelli (Université de Bologne), dans Completing EMU: A feasible and shared goal ? Economics and political economy of the next EU reforms, pointe deux sources de déséquilibres dans l’UEM : les différentiels d’inflation et de soldes courants. Il en voit l’origine dans les différences de fonctionnement des marchés du travail, en particulier des négociations salariales, sans toutefois estimer que plus de flexibilité des salaires et moins de coordination des négociations salariales suffiraient à résoudre le problème. L’auteur soutient la mise en place de réformes visant à la convergence macroéconomique et salariale, en proposant que ces réformes conditionnent la participation à un système européen d’assurance chômage.

L’article de Sebastian Blesse (ZEW Mannheim), Pierre Boyer (CREST, École Polytechnique), Friedrich Heinemann (ZEW Mannheim), Eckhard Janeba (Université de Mannheim) et Anasuya Raj (CREST, École Polytechnique), European Monetary Union reform preferences of French and German parliamentarians, analyse un sondage effectué auprès de parlementaires allemands et français sur des questions de politique économique européenne. Pour certaines questions, les différences de réponses s’expliquent par les appartenances partisanes : c’est le cas pour la flexibilité du marché du travail (prônée par la droite) et la relance de l’investissement (prônée par la gauche). Pour d’autres questions, la nationalité est aussi un facteur discriminant : c’est le cas pour les achats de titres par la BCE, pour les Euro-obligations, pour l’harmonisation fiscale et pour l’assurance chômage européenne (prônés par les parlementaires de gauche et français) et surtout pour le Traité budgétaire (approuvé les parlementaires de droite et tout particulièrement par les allemands).

L’article de Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak (tous deux, OFCE, Paris), Euro area macroeconomics, where do we stand ?, présente les projets récents de réforme de la zone euro émanent des institutions européennes et des États membres. L’article présente et discute les différents points de vue des économistes, ceux qui font confiance aux marchés financiers pour contrôler les politiques économiques nationales, ceux qui veulent renforcer les règles budgétaires, ceux qui veulent les améliorer, ceux qui veulent organiser des transferts, plus ou moins automatiques, entre les pays membres, ceux qui veulent instaurer un budget et un ministre des Finances de la zone euro, ceux qui veulent aller vers une Europe fédérale démocratisée, ceux qui proposent des mesures originales pour réduire les dettes publiques, ceux enfin qui préconisent une meilleure coordination de politiques budgétaires autonomes dans une optique keynésienne.

Raphaël Lee et Jocelyn Boussard (INSEE-CREST, Paris), dans How different are supply shocks under the zero lower bound and normal times? Empirical investigation of the New-Keynesian model and paradoxes, discutent de l’impact de chocs d’offre positifs dans une situation où les taux d’intérêt sont rigides à la baisse. Les auteurs développent d’abord un modèle théorique dit néo-keynésien dans lequel ces chocs ont effectivement un impact négatif sur l’activité dans cette situation, puisqu’ils induisent une baisse du taux d’inflation, donc une hausse du taux d’intérêt réel. Par contre, ils ne réussissent pas à mettre en évidence un tel effet empiriquement (mais les chocs d’offre sont difficiles à mettre en évidence).

Bas van Aarle (KU, Leuwen), Jacob Engwerda (Tilburg University) et Arie Weeren (Mathworks BV, Eindhoven), dans Effects of debt mutualization in a monetary union with endogenous risk premia: Can eurobonds contribute to debt stabilization ?, comparent le régime où les dettes publiques nationales ne sont pas collectivement garanties et les marchés financiers leur imposent des primes de risque spécifiques et un régime d’euro-obligations où les dettes publiques sont collectivement garanties et où la prime de risque est uniforme. Compte tenu de l’hypothèse de non-linéarité entre la prime de risque et le niveau des dettes publiques, l’introduction d’euro-obligations produit des gains nets pour les pays membres. Toutefois, restent à analyser les questions d’aléa moral et de discipline budgétaire.

Harmen Lehment (IfW Kiel), dans “Fiscal implications of the ECB’s Public Sector Purchase Programme analyse les conséquences budgétaires en terme de gains de seigneuriage du Programme d’Achat de Titres Publics de la BCE. L’auteur montre que, du fait de ce programme, les États se financent par les réserves excédentaires des banques, donc à un taux de court terme sans risque, au lieu de se financer par titres, donc à un taux de long terme incorporant une prime de risque. Le gain est d’autant plus fort que le taux de rémunération des réserves est faible et la prime de risque forte. Pour compenser la future hausse du taux de rémunération des réserves, l’auteur préconise d’augmenter le taux de réserves obligatoires des banques et de ne pas les rémunérer.

Le chômage dans les pays européens

Robert Calvert Jump (University of West England, Bristol) et Engelbert Stockhammer (Kingston University), dans New evidence on unemployment hysteresis in the EU proposent des estimations de l’hystérèse du chômage dans les pays de l’UE. En moyenne, une hausse de 1 point du taux de chômage conjoncturel induirait une hausse de 0,8 point du taux de chômage d’équilibre (le NAIRU) un an plus tard. C’est l’hystérèse qui expliquerait la hausse du NAIRU dans les pays européens, et non des changements dans les institutions du marché du travail. Cela milite pour une politique de gestion de la demande plus active, faute de quoi un cercle vicieux pourrait s’enclencher : la baisse de la demande induisant une hausse du NAIRU, donc de la production potentielle. Mais, le concept de NAIRU a-t-il encore un sens dans cette problématique ?

Markku Lehmus (ETLA, Helsinski), dans The long-term unemployment adjusted NAWRU estimates for selected European countries, propose, de n’incorporer les chômeurs de long terme qu’avec un coefficient de 0,5 dans l’estimation du taux de chômage d’équilibre (le NAWRU, ici). Il montre que le taux de chômage d’équilibre ainsi mesuré apparaît plus stable et que son impact sur la hausse des salaires est plus net. En fin de période, le taux de chômage serait nettement plus élevé que son niveau d’équilibre en Finlande, France et Italie.

La politique monétaire : considérations structurelles

José A. Carresco-Gallego (King Juan Carlos University, Madrid), dans Macroprudential policies interactions, construit un modèle DSGE pour analyser la pertinence des instruments de la politique macro-prudentielle, soit un plafond contra-cyclique pour le ratio crédit/valeur de l’actif pour les prêts aux ménages, soit un plafond contra-cyclique pour le ratio crédit/capital au niveau des banques. Ses simulations montrent que, selon le type de chocs, l’introduction de ces instruments peut être stabilisante ou déstabilisante.

Salvatore Capasso, Oreste Napolitano et Anna Laura Viveros (tous trois, Université de Naples – Parthenope), dans “Banks’ lending technology and the transmission of monetary policy ”, étudient empiriquement les relations entre les banques et les emprunteurs. Les auteurs montrent que des relations étroites diminuent la probabilité de rationnement du crédit, ce qui, selon eux, diminuerait l’impact de la politique monétaire.

Ilkka Kiema (Labour Institute for Economic Research, Helsinki) et Esa Jokivuolle (Banque de Finlande), dans Bank stability and the European deposit insurance scheme analysent l’impact du mécanisme de garantie des dépôts, en faisant l’hypothèse que les déposants anticipent que le gouvernement pourrait choisir de trahir sa promesse, en comparant le coût de la garantie à celui de la perte de réputation. Dans cette optique, le Système européen d’assurance des dépôts augmenterait la stabilité du système bancaire en cas de choc n’affectant qu’un pays membre, mais pourrait être déstabilisant en cas de choc affectant l’ensemble du système bancaire (en augmentant la probabilité de défaut volontaire de l’ensemble des États membres).

La politique monétaire : les politiques non-conventionnelles et la normalisation

Maritta Paloviita, Markus Haavio, Pirkka Jalasjoki et Juha Kilponen (tous, Banque de Finlande) dans What does “below, but close to, two per cent” mean? Assessing the ECB’s reaction function with real time data estiment une fonction de réaction de la BCE à partir de données en temps réel et des projections des services de la BCE. Ils montrent que l’on peut hésiter entre deux interprétations : la BCE a un objectif d’inflation symétrique de l’ordre de 1,65% ou la BCE réagit plus à des taux d’inflation supérieur à 2% qu’à des taux inférieurs. Toutefois, la première interprétation rend mieux compte du taux d’intérêt implicite dans la période de taux zéro.

Huub Meijers et Joan Muysken (tous deux, Maastricht University) dans The impact of quantitative easing on a small open euro area economy: the case of the Netherlands, présentent un modèle stock-flux cohérent de l’économie néerlandaise qui rend compte de ses spécificités (le fort excédent extérieur, les taux d’épargne élevés des ménages et des entreprises, les investissements importants à l’étranger, une faible dette publique). Leurs simulations montrent que l’assouplissement quantitatif n’a pas eu d’impact direct sur la sphère réelle, mais qu’il a aggravé l’exposition du secteur financier aux marchés extérieurs.

Adam Elbourne, Kan Ji et Sem Duijndam (tous CPB, La Haye), dans The effects of unconventionnal monetary policy in the euro area, analysent l’impact de la politique monétaire non conventionnelle, mesurée par le taux d’intérêt fantôme (shadow rate) de la BCE, ceci en utilisant un modèle SVAR. La politique non conventionnelle n’aurait eu que des effets faibles sur la production et imperceptibles sur l’inflation. Les effets seraient plus nets dans les pays où le secteur bancaire était en bonne santé.

Jagjit Chadha et Arno Hantzche (tous deux, NIESR, Londres), dans The impact of the ECB’s QE Programme: Core versus periphery, analysent l’impact des trois programmes lancés par la BCE (SMP en Mai 2010, OMT en juillet 2012 et PSPP en septembre 2014) sur les taux d’intérêt longs des pays de la zone euro. Il apparaît que l’impact est plus fort sur les pays de la périphérie que sur ceux du cœur. À l’avenir, la normalisation de la politique monétaire doit éviter d’accentuer les écarts de taux d’intérêt dans la zone euro, ce qui plaide pour maintenir l’OMT et l’accompagner de réformes structurelles.

Marek Dabrowki (CASE, Varsovie), dans Prospects of monetary policy normalization in major currency areas, estime que les pays de la zone euro se rapprochent de leur production potentielle, que les pressions inflationnistes reviennent (en particulier pour les actifs), que le multiplicateur monétaire peut remonter et donc que la BCE doit renoncer aux mesures non conventionnelles et se préparer à normaliser la politique monétaire.




Au-delà du taux de chômage …

Par Bruno Ducoudré et Pierre Madec

En plus d’occulter les dynamiques à l’œuvre sur le marché du travail, la définition stricte du chômage au sens du Bureau international du travail (BIT) ne prend pas en compte les situations à la marge du chômage. Ainsi les personnes souhaitant travailler mais considérées comme inactives au sens du BIT, soit parce qu’elles ne sont pas disponibles rapidement pour travailler (sous deux semaines), soit parce qu’elles ne recherchent pas activement un emploi, forment le « halo » du chômage.

Les bases de données de l’OCDE permettent d’intégrer dans le chômage une partie des individus qui en sont exclus du fait de la définition du BIT. Le graphique présente pour les années 2008, 2012 et 2017 le taux de chômage observé auquel viennent s’additionner d’une part les individus situation de temps partiel subi et d’autre part les personnes âgées de 15 ans et plus, sans emploi, et ne recherchant pas activement un emploi mais qui désirent travailler et sont disponibles pour prendre un emploi. De plus elles ont recherché un emploi au cours de 12 derniers mois. Ces dernières sont définies par l’OCDE comme ayant « un lien marginal à l’emploi ».

En Allemagne, au Royaume-Uni et aux États-Unis, les évolutions de ces différentes mesures semblent aller dans le même sens, celui d’une amélioration franche de la situation sur le marché du travail. A contrario, la France et l’Italie ont connu entre 2008 et 2012, mais surtout entre 2012 et 2017, une hausse de leur taux de chômage tant au sens strict, celui du BIT, qu’au sens large. En Italie, le taux de chômage intégrant une partie des demandeurs d’emploi exclus de la définition du BIT atteignait, en 2017, 25%, soit plus du double du taux de chômage BIT. En France, du fait d’un niveau de chômage plus faible, ces différences sont moins importantes. Malgré tout, entre 2012 et 2017, le sous-emploi a augmenté de 2,2 points quand le chômage au sens strict diminuait de 0,1 point. En Espagne, si l’amélioration en termes de chômage BIT est notable sur la période, le sous-emploi a lui continué à croître fortement (+2,7 point). En 2017, le taux de chômage BIT était en Espagne de 6,2 points supérieur à son niveau de 2008. En intégrant les demandeurs d’emplois exclus de la mesure du BIT, cet écart atteint 10 points.

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