France-Allemagne : y-a-t-il un dividende démographique ?

par Vincent Touzé

Grace à un taux de natalité élevé, la France vieillit moins vite que l’Allemagne. Selon Eurostat, la population française devrait dépasser la population allemande à partir de 2045. La France pourrait ainsi devenir une championne européenne. Mais dans quelle mesure faut-il parler d’un dividende démographique ?

Certes, le renouvellement des générations est important. Il permet de maintenir une taille de population active suffisante pour faire face au coût social (retraite, santé et dépendance) des personnes âgées qui vivent de plus en plus longtemps. En ce sens, la France devrait faire mieux que l’Allemagne. Mais la croissance démographique porte également son lot d’inconvénients. En effet, dans un contexte de rareté des ressources, la taille de la population est avant tout un diviseur des quantités disponibles par tête. Par exemple, sur un marché du travail rationné qui peine à conserver les postes offerts en raison de problèmes de débouchés et de coûts de production insuffisamment compétitifs au niveau international, la dynamique de la population active se compte aussi en nombre de chômeurs. Pour éviter un tel écueil, un marché du travail plus efficient assis sur une économie prospère devient indispensable. Le dividende démographique dépend autant de la capacité productive des nouvelles générations de travailleurs que de leur taille.

La dernière Note de l’OFCE (n°35 du 11 octobre 2013) compare les performances relatives de la France par rapport à l’Allemagne sur la période 2001-2012. Cette étude montre que les évolutions économiques récentes ont été nettement favorables à l’économie allemande. Malgré un avenir démographique radieux, la France s’est embourbée dans une croissance faible et un chômage de masse qui frappe massivement les jeunes. Le dividende démographique tarde donc à venir.




Jamais le dimanche ? *

Par Xavier Timbeau

* NDLR : Ce texte a été publié une première fois le 10 juin 2008 sur le site de l’OFCE dans la rubrique “Clair & net” lorsque la question du travail le dimanche était un sujet d’actualité brûlant. De nouveau objet de débats, il nous a semblé que  le texte de Xavier Timbeau n’avait pas perdu de sa pertinence, c’est pourquoi nous le republions.

Dans le film culte de Jules Dassin, Ilya, prostituée œuvrant sur le port d’Athènes ne travaillait jamais le dimanche. Aujourd’hui, d’après l’Enquête emploi, près d’un tiers des salariés français déclarent travailler le dimanche occasionnellement et près d’un Français actif sur 6 le fait régulièrement. Comme dans la plupart des pays, le travail du dimanche est encadré par des législations complexes et contraignantes (voir ici), limité à certains secteurs (en France, le commerce alimentaire, les métiers de l’hôtellerie et de la restauration, l’industrie à feu continu, les services de santé ou de sécurité, les transports, à certaines zones (touristiques) ou soumis à une autorisation municipale ou préfectorale pour un nombre limité de jours dans l’année. Régulièrement cette législation plus que centenaire, mais déjà largement amendée aux réalités et aux nécessités de l’époque, est remise en cause.

Pour les promoteurs du travail du dimanche, plus d’activité, plus d’emplois et plus de bien-être sont à attendre. L’expérience du terrain indique que le chiffre d’affaire augmente pour les enseignes qui ouvrent le dimanche. Conforama, Ikéa, Leroy Merlin ou les commerçants de la zone Plan de Campagne dans les Bouches du Rhône sont unanimes. Jusqu’à 25% de leur chiffre d’affaire serait ainsi  réalisé le dimanche, un peu moins que le samedi. Pour ces commerces, on pourrait donc conclure qu’ouvrir le dimanche procurerait un gain substantiel d’activité. Qui dit activité dit emploi, et comme les gains pour des consommateurs qui arrivent à des magasins moins fréquentés par des routes moins embouteillées sont également importants,  on aurait là une mesure « gagnant-gagnant » que quelques « archéos » combattraient pour le principe.

Il faut pourtant refroidir les illusions de ces commerçants. Ouvrir un jour de plus apporte plus d’activité uniquement si les concurrents sont fermés au même moment. Il en va pour les meubles, les livres, les CD ou les vêtements comme pour les baguettes. Si tous les magasins qui vendent des meubles ou de l’électroménager sont ouverts tous les jours de la semaine, ils vendront autant que s’ils sont ouverts 6 jours par semaine. Si un seul d’entre eux est ouvert le dimanche et ses concurrents sont fermés, alors il capte une part importante du marché. Les achats de machines à laver, téléviseurs ou meubles sont plus faciles à faire le dimanche que les jours de la semaine. Celui qui ouvre en solitaire en profite largement. Mais au bout du compte, les consommateurs achètent des chambres d’enfants en fonction du nombre de leurs enfants, de leur âge ou de la taille de leur logement. Ils n’achètent pas davantage parce qu’ils peuvent faire leurs emplettes le dimanche. Ce sera leur revenu qui aura le dernier mot.

A la marge, il est possible que l’on vende un peu plus de livres ou de meubles, achetés impulsivement le dimanche, si les grandes surfaces spécialisées dans ces articles sont ouvertes. Mais les budgets des consommateurs n’étant pas extensibles, les dépenses faites ici seront compensées par des dépenses réduites ailleurs. Année après année, de nouveaux produits, de nouveaux motifs de dépense, de nouvelles stimulations commerciales ou de nouvelles formes de distribution émergent. Ces bouleversements ne modifient pas les contraintes ou les choix des consommateurs.

Dans le cas du commerce aux touristes étrangers, de passage sur notre territoire, l’ouverture le dimanche peut jouer en accroissant les ventes. Les touristes dépenseront moins dans un autre pays ou de retour chez eux. Cet effet positif est largement pris en compte par les dérogations existantes.

En 2003, la législation allemande qui encadrait strictement les plages d’ouverture du commerce de détail a été assouplie. Cela n’a rien changé dans la consommation ou l’épargne  des Allemands (graphique 1). La valeur ajoutée, l’emploi ou la masse salariale du commerce de détail sont restés sur une trajectoire identique (rapporté à l’ensemble de l’économie sur le graphique 2). Ouvrir plus longtemps ne fait pas consommer plus.

La question de l’ouverture du dimanche est une question de temps sociaux et de leur synchronisation, de confort du consommateur et de liberté réelle du salarié dans ses choix d’activité. Le travail du dimanche concerne de nombreux actifs, son extension est un choix de société, pas une affaire d’efficacité économique.

Enfin, la complexité de la législation sur l’ouverture le dimanche et son instabilité permettent aux acteurs économiques des stratégies de contournement. Par exemple, Louis Vuitton, pour pouvoir ouvrir le dimanche, a installé une librairie (de voyage !) au 5e étage de son magasin des Champs Elysées (les autres magasins parisiens de Louis Vuitton sont fermés le dimanche). Par cette habileté, vendre des sacs de luxe est une activité culturelle. Des grandes surfaces alimentaires (et donc qui peuvent ouvrir le dimanche matin), vendent du textile ou de l’électroménager, justifiant d’autres détournements par des commerces non alimentaires qui y voient une concurrence déloyale. Ces contournements rendent la législation injuste et faussent le jeu concurrentiel en le doublant d’un bluff juridique.

Toute modification de la législation devrait poursuivre l’objectif de la clarification et non introduire de nouvelles brèches (comme l’amendement récent (12/2007) à la loi Chatel du 3 janvier 2008 étendant au commerce de détail de meubles les dérogations antérieures).

Homère, Américain cultivé en voyage à Athènes, entrepris d’extraire Ilya de sa vile condition en l’initiant aux arts et aux lettres. Mais Homère agissait pour le compte d’un proxénète du port d’Athènes qui voulait mettre un terme à l’influence subversive d’Ilya-la-libre sur les autres prostituées. Lorsqu’Ilya l’apprit, elle retourna à son commerce : se donner pour de l’argent. Sa dignité était de ne jamais le faire le dimanche.

Graphique 1:  Allemagne – Taux d’épargne

graph 1

 

  Graphique 2:  Allemagne – Commerce de détail

 graph 2

Source : Comptes annuels, Statistisches Bundesamt Deutchland. Le taux d’épargne est l’épargne brute rapportée au revenu disponible brut. Le commerce de détail dans la nomenclature allemande est le secteur WZ-52. Calculs de l’auteur.




Faut-il remplacer le RSA-activité et la PPE par une Prime d’activité ? Réflexions autour du rapport Sirugue

Par Guillaume Allègre

Après avoir annoncé son intention de réformer les dispositifs de soutien aux revenus d’activité modestes (RSA-activité et Prime pour l’emploi – PPE), le Premier ministre a confié au député Christophe Sirugue l’élaboration d’un rapport portant sur les voies de réforme permettant de trouver un équilibre entre redistribution vers les plus pauvres et accompagnement du retour à l’emploi. 

La Note de l’OFCE n°33 du 24 septembre 2013 montre que la Prime d’activité proposée dans le rapport Sirugue n’améliorerait qu’assez marginalement le système de soutien aux bas revenus. Instrument hybride entre PPE et RSA-activité, la Prime d’activité est une nouvelle combinaison des défauts et qualités de ces deux instruments. La note propose une autre réforme, qui minimiserait le problème du non-recours. Le soutien aux bas revenus reposerait alors sur un RSA « conjugalisé », fortement dégressif, un complément familial généreux dès le premier enfant, une allocation d’insertion pour les chômeurs de 18 à 25 ans, versée par Pôle Emploi et une revalorisation du SMIC compensée par des allègements de cotisations employeurs.

 




Quelle politique budgétaire pour accompagner les réformes structurelles ? Les enseignements du cas allemand

par Eric Heyer

« La France doit copier les réformes allemandes pour prospérer » titre Gerhard Schröder dans une tribune de Financial Times du 5 juin 2013.  De son côté, la Commission européenne (CE), dans ses dernières recommandations annuelles aux Etats membres rendues publiques le 29 mai dernier, semble prendre des distances avec la stratégie de retour rapide et synchronisé à des finances publiques équilibrées, mise en place depuis 2010. La priorité pour l’exécutif européen semble désormais être la mise en place de reformes structurelles des marchés du travail et des services par les pays de la zone euro. Ces derniers devront certes continuer à assainir leurs comptes publics mais la CE leur a laissé un délai de 1 à 2 ans supplémentaire pour y parvenir. C’est le cas notamment pour la France qui devra poursuivre l’assainissement de ses comptes au cours des deux prochaines années (l’effort budgétaire et fiscal demandé par la CE au gouvernement français s’élève à 0,8 point de PIB soit 16 milliards d’euros par an) tout en ayant obtenu un délai de 2 ans pour ramener son déficit sous les 3 % du PIB (2015 au lieu de 2013).

Le changement de cap – ou tout du moins de ton – de la CE, privilégiant la mise en place de reformes à une austérité démesurée, doit être salué. Il convient toutefois d’examiner si le nouvel environnement, notamment budgétaire, est suffisamment  propice à assurer l’efficacité des réformes structurelles.

L’examen du contexte économique dans lequel ont été mises en place les réformes allemandes au début des années 2000, devenues la référence pour les pays « du Sud », fournit assurément quelques clefs.

Si le propos ici n’est pas de détailler ces réformes, il est utile toutefois de rappeler que celles-ci ont été prises alors que l’économie allemande était considérée comme l’ «élève malade » de l’Europe avec notamment un déficit commercial important (-1,8 point de PIB en 2000 contre un excédent de 1,4 pour la France à la même époque). Ces réformes ont eu pour conséquences d’abaisser fortement la part des salaires dans la valeur ajoutée, redonnant des marges aux entreprises outre-Rhin et ont permis de restaurer rapidement la compétitivité de l’économie allemande : en 2005, la balance commerciale allemande est redevenue fortement excédentaire tandis que celle de la France devenait pour la première fois depuis 1991 déficitaire. Le caractère non coopératif au sein de la zone euro (OFCE, 2006) ainsi que la forte augmentation de la pauvreté en Allemagne – (Heyer, 2012) et graphique 1 – et des inégalités de richesse (de Grauwe et Yi, 2013), constituent la face cachée de cette stratégie.

Aujourd’hui, les « élèves malades » de l’Europe sont les pays du Sud et la pression à mettre en place des politiques visant à restaurer la compétitivité s’est déplacée de l’Allemagne vers la France, l’Italie ou l’Espagne.

Si cet élément de contexte est identique, l’environnement économique était-il comparable ? Les graphiques 1 et 2 résument l’environnement économique de l’Allemagne lors de la mise en place de ses réformes structurelles. De ces dernières, deux faits majeurs ressortent :

  1. Ces réformes ont été menées dans un contexte de forte croissance mondiale : au cours des années 2003-2006, le monde connaissait une croissance moyenne de plus de 4,7 % chaque année (graphique 1). A titre de comparaison, la croissance devrait être inférieure à 3 % au cours de deux prochaines années ;
  2. Par ailleurs, la situation budgétaire de l’économie allemande en ce début de décennie 2000 n’était pas bonne : à partir de 2001, le déficit des administrations publiques (APU) allemandes dépassait la barre des 3 % et frôlait celle des 4 % en 2002, année précédant la mise en place de la première réforme Hartz. Dans le même temps, la dette publique dépassait pour la première fois le seuil des 60 % du PIB autorisé par le traité de Maastricht. Malgré ces mauvaises performances budgétaires – la dette publique frôlant les 70 % en 2005 –, il est intéressant de noter que le gouvernement allemand a continué de maintenir une politique budgétaire fortement expansionniste tant que les réformes n’étaient pas achevées : au cours de la période 2003-2006, l’impulsion budgétaire était positive et s’élevait en moyenne à 0,7 point de PIB chaque année (graphique 2). Ainsi donc, au cours de cette période, le gouvernement allemand a accompagné les réformes structurelles par une politique budgétaire très accommodante.

Ainsi, les réformes structurelles sur le marché du travail menées sous Schröder ont non seulement été mises en place dans un contexte conjoncturel très favorable (forte croissance mondiale et stratégie différente des autres pays européens) mais ont aussi été accompagnées par une politique budgétaire particulièrement accommodante compte tenu notamment de l’état dégradé de leurs comptes publics.

Ce contexte est très éloigné de celui d’aujourd’hui :

  1. la croissance mondiale ne devrait pas dépasser les 3 % au cours des deux prochaines années ;
  2. la CE demande à un grand nombre de pays européens de mettre en place de façon simultanée les mêmes réformes structurelles, ce qui, dans une zone euro très intégrée, limite leur efficacité ;
  3. et la politique budgétaire, malgré l’assouplissement accordé sur les déficits, devrait rester très restrictive : comme l’indique le tableau 1, les impulsions budgétaires pour la France ou l’Espagne devront rester fortement négatives (-0,8 point de PIB par an) au moment de la mise en place des réformes structurelles dans ces pays.

Si aujourd’hui la pression à l’amélioration de la compétitivité pour les pays du Sud est similaire à celle de l’Allemagne au début des années 2000, l’environnement extérieur est moins porteur et la pression au désendettement public plus contraignant.

Sur ce dernier point, l’exemple allemand nous apprend qu’il est difficile de mener de front des réformes structurelles visant à accroître la compétitivité de ses entreprises et  à poursuivre le désendettement public.

 




Les étranges prévisions de la Commission pour 2014

par Mathieu Plane

Les chiffres de la croissance française pour 2014 publiés par la Commission européenne (CE), dans son dernier rapport de mai 2013, semblent en apparence relativement consensuels. En effet, la Commission table sur une croissance du PIB de 1,1 % en 2014, relativement proche de la prévision réalisée par l’OCDE (1,3 %) ou par le FMI (0,9 %) (tableau 1). Cependant, ces prévisions de croissance relativement similaires masquent des différences profondes. Tout d’abord, pour définir la politique budgétaire à venir, contrairement aux autres instituts, la Commission ne prend en compte que les mesures votées. Si les prévisions de croissance de la Commission pour l’année 2013 intègrent bien les mesures de la Loi de finances pour 2013 (et donc la politique de grande rigueur), les prévisions pour 2014 n’intègrent aucune mesure budgétaire à venir, alors même que le gouvernement prévoit, d’après le programme de stabilité transmis à Bruxelles en avril 2013, une austérité de 20 milliards d’euros en 2014 (soit une impulsion budgétaire de -1 point de PIB). Pour 2014, l’exercice réalisé par la Commission ressemble donc plus un cadrage économique qu’à une prévision car il n’intègre pas la politique budgétaire la plus probable pour 2014. Du coup, le gouvernement n’a aucune raison de se caler sur la prévision de croissance de la Commission pour 2014 car les hypothèses sur la politique budgétaire sont radicalement opposées. Mais au-delà de cette différence, se pose également le problème de cohérence globale du cadre économique réalisé par la Commission pour 2014. Il est en effet difficilement compréhensible que Commission puisse prévoir pour 2014 une hausse du taux de chômage avec un output gap très dégradé et une impulsion budgétaire positive.

Globalement, tous les instituts partagent l’idée que l’output gap de la France est actuellement très creusé, compris en 2013 entre -3,4 points de PIB (pour la CE) et -4,3 (pour l’OCDE) (tableau 1). Tous considèrent donc que le PIB actuel est très éloigné de sa trajectoire de long terme et ce déficit d’activité devrait donc conduire, en dehors de tout choc extérieur et de toute contrainte sur la politique budgétaire et monétaire, à un rattrapage spontané de croissance dans les années à venir. Cela devrait donc se traduire par un taux de croissance du PIB supérieur à celui du potentiel, quelle que soit la valeur de ce dernier. Assez logiquement, si l’impulsion budgétaire est neutre ou positive, la croissance du PIB devrait être donc largement supérieure à son potentiel. Pour le FMI, l’impulsion budgétaire négative (-0,2 point de PIB) est plus que compensée par le rattrapage spontané de l’économie, se traduisant par une légère fermeture de l’output gap (0,2) en 2014. Pour l’OCDE, l’impulsion budgétaire fortement négative (-0,7 point de PIB) ne permet pas de fermeture de l’ouput gap, celui-ci continuant à se creuser (-0,3), mais moins que l’impact négatif de l’impulsion en raison de la dynamique spontanée de rattrapage. Dans les deux cas (OCDE et FMI), cette politique budgétaire restrictive pèse sur la croissance mais permet d’améliorer le solde public en 2014 (0,5 point de PIB pour l’OCDE et 0,3 pour le FMI).

La Commission, quant à elle, intègre dans ses prévisions une impulsion budgétaire positive pour la France pour 2014 (+0,4 point de PIB). Comme nous l’avons vu précédemment, la Commission ne prend en compte que les mesures budgétaires votées ayant un impact en 2014. Or, pour 2014, si aucune nouvelle décision budgétaire n’est prise, les taux de prélèvements obligatoires devraient spontanément diminuer en raison de la baisse entre 2013 et 2014 du rendement de certaines mesures fiscales ou du financement partiel d’autres mesures (comme le Crédit d’Impôt pour la Compétitivité et l’Emploi). Naturellement, cela pourrait se traduire par une impulsion budgétaire positive pour 2014. Mais, malgré cet effet, qui s’apparente à une politique de relance (de faible ampleur), la fermeture de l’output gap est inférieure (0,1 point de PIB) à l’impulsion budgétaire. Cela laisse implicitement penser que la politique budgétaire n’a pas d’effet sur l’activité et surtout qu’il n’y a pas de rattrapage spontané possible pour l’économie française malgré un output gap très dégradé. Mais on ne comprend pas pourquoi. Du coup, le solde public se dégrade en 2014 (-0,3 point de PIB) et le taux de chômage augmente de 0,3 point (ce qui peut paraître paradoxal avec un output gap qui ne se dégrade pas). L’économie française est donc perdante sur tous les tableaux d’après des grands indicateurs macroéconomiques.

Au regard de la croissance potentielle, des output gap et des impulsions budgétaires retenus par la Commission (l’OCDE et le FMI), et en intégrant des hypothèses relativement standards (multiplicateur budgétaire à court terme à 1 et fermeture spontanée de l’output gap en 5 ans), on aurait pu attendre de la Commission une croissance pour la France en 2014 de 2,1 % (1,7 % pour l’OCDE et 1,2 % pour le FMI), et donc une forte baisse du taux de chômage.

Assez paradoxalement, on ne retrouve pas la même logique de la Commission en ce qui concerne la prévision pour l’Allemagne ou la zone euro dans son ensemble (tableau 2). Dans le cas de l’Allemagne, malgré un output gap peu dégradé en 2013 (-1 point de PIB), laissant normalement augurer un faible rattrapage spontané de l’économie allemande en 2014 et une impulsion budgétaire quasiment neutre (0,1 point de PIB), la croissance de l’Allemagne en 2014 serait attendue à 1,8 %, permettant une fermeture de l’output gap de  0,5 point de PIB. Avec pour conséquence une baisse du taux de chômage et une réduction du déficit public en Allemagne pour 2014.

Dans le cas de la zone euro, on retrouve le même scénario : une impulsion budgétaire très légèrement positive (0,2 point de PIB) et une réduction rapide de l’output gap (0,7 point de PIB), ce qui se traduit à la fois par une amélioration des comptes publics malgré une impulsion budgétaire positive et une baisse du taux de chômage (même si on aurait pu s’attendre à une plus forte réduction de ce dernier au regard de l’amélioration de l’output gap).

Au regard de la croissance potentielle, des output gap et des impulsions budgétaires retenus pour chaque pays par la Commission,  la prévision pour 2014 aurait pu conduire à une croissance de 2,1 % pour la France, 1,6 % pour l’Allemagne et 1,3 % pour la zone euro.

Finalement, pourquoi la France, malgré un output gap plus dégradé que l’Allemagne et la zone euro et une impulsion budgétaire positive plus forte, connaît-elle une augmentation de son taux de chômage en 2014 quand les autres pays voient le leur baisser ? Doit-on y voir une difficulté, voire une impossibilité pour la Commission d’inscrire en prévision qu’une politique sans consolidation budgétaire puisse  faire de la croissance et baisser le chômage spontanément en France ?

 




Quels ont été les freins à la croissance depuis 2010 ?

par Eric Heyer et Hervé Péléraux

A la fin de l’année 2012, cinq ans après le début de la crise, le PIB de la France n’est toujours pas revenu à son niveau antérieur (graphique 1). Dans le même temps, la population active en France a augmenté continûment et le progrès technique n’a pas cessé d’accroître la productivité des travailleurs. Nous sommes donc plus nombreux et plus productifs qu’il y a 5 ans alors que la production est moindre : l’explosion du chômage observé est le symptôme de ce désajustement. Pour quelles raisons la reprise entrevue en 2009 s’est-elle étouffée mi-2010 ?

Le principal facteur de l’étouffement de la reprise est la politique d’austérité mise en place en France et en Europe dès 2010, puis accentuée en 2011 et en 2012 (tableau 1). Les effets de cette politique de rigueur sont d’autant plus marqués qu’elle est générale dans l’ensemble des pays de la zone euro. Les effets restrictifs internes se cumulent avec ceux qui résultent du freinage de la demande adressée par les partenaires européens. Alors que 60 % des exportations de la France sont à destination de l’Union européenne, la stimulation extérieure s’est quasiment évanouie à la mi-2012, moins du fait du ralentissement de la croissance mondiale qui reste voisine de 3 %, mais en conséquence des mauvaises performances de la zone euro, au bord de la récession. Cette politique est à l’origine du déficit de croissance, avec un freinage apparent dès 2010 (-0,7 point), freinage qui s’est accentué en 2011 et en 2012 (respectivement -1,5 et -2,1 points) du fait de l’intensification de la rigueur et de l’existence de multiplicateurs budgétaires élevés. En effet, la mise en place dans une période de basse conjoncture, de politiques de restriction budgétaire appliquées simultanément dans l’ensemble des pays européens et alors que les marges de manœuvre de la politique monétaire sont très faibles (taux d’intérêt réel proche de zéro), concourt à élever la valeur du multiplicateur. Il existe d’ailleurs aujourd’hui un consensus large sur le fait que les multiplicateurs budgétaires à court terme sont élevés d’autant plus que le plein emploi est encore hors d’atteinte (voir Heyer (2012) pour une revue de la littérature sur les multiplicateurs). Le débat théorique sur la valeur du multiplicateur et le rôle des anticipations des agents doit s’effacer devant le constat empirique : les multiplicateurs sont positifs et supérieurs à 1.

Au frein budgétaire est venu s’ajouter l’effet de conditions monétaires restrictives : l’assouplissement de la politique monétaire – visible notamment dans la baisse des taux d’intérêt directeurs – est loin d’avoir compensé l’effet négatif sur l’économie du durcissement des conditions d’octroi de crédit ainsi que de l’élargissement du spread entre les investissements privés et les placements publics, sans risques.

Au total, en prenant aussi en compte l’effet de la remontée du prix du pétrole après la récession, la croissance spontanée de l’économie française aurait été de 2,6 % en moyenne au cours des trois dernières années. La réalisation de ce potentiel aurait conduit à la poursuite de la résorption des surcapacités de production et aurait finalement coupé court au scénario de retournement à la baisse de l’économie qui s’est effectivement réalisé.

 




France : la hausse du chômage conjoncturel se poursuit

par Bruno Ducoudré

La Grande Récession, débutée en 2008, s’est traduite par une montée continue et inexorable du chômage en France, de 3,1 points entre le point bas atteint au premier trimestre 2008 (7,1 % en France métropolitaine) et le pic du quatrième trimestre 2012. Le taux de chômage atteint désormais un niveau proche des niveaux record atteints à la fin des années 1990. Cette hausse peut être décomposée en une variation du taux de chômage conjoncturel liée à l’insuffisance de la croissance économique, et en une variation du taux de chômage structurel. Or ce dernier donne une information sur la mesure de l’output gap, information cruciale pour la mesure du déficit structurel. En conséquence, les choix de politique budgétaire portant sur la restauration de l’équilibre des finances publiques nécessitent d’établir un diagnostic sur la nature du chômage additionnel dû à la crise. Autrement dit, la crise a-t-elle engendré principalement du chômage conjoncturel ou du chômage structurel ?

L’étude du NAIRU[1] peut être un moyen d’établir un diagnostic sur le caractère structurel ou conjoncturel du chômage. Partant d’une estimation de la boucle prix-salaires, nous nous proposons dans les perspectives 2013-2014 de l’OFCE pour l’économie française de revenir sur l’évaluation du niveau du taux de chômage d’équilibre (TCE) au moyen d’une estimation récursive du NAIRU depuis 1995, afin d’identifier la part du chômage conjoncturel.

Premièrement, notre estimation du TCE rend bien compte de l’absence de réelles tensions inflationnistes depuis 1995. En effet, le taux de chômage effectif est constamment supérieur au TCE sur cette période (graphique 1). Or entre 1995 et 2012, l’inflation sous-jacente oscille entre 0 et 2 %. Elle atteint 2% en 2002 et en 2008, moments où le taux de chômage effectif se rapproche du TCE, sans que cela traduise une réelle tension inflationniste. En 2012 la hausse du taux de chômage a creusé l’écart avec le taux de chômage d’équilibre et fut accompagnée d’un ralentissement de l’inflation sous-jacente qui est repassée sous 1% en fin d’année.

Deuxièmement, le NAIRU est estimé à 7,2 % en moyenne sur la période 2000-2012, avec un taux d’inflation moyen de 1,9 % sur la période. Il s’élèverait en moyenne à 7,7 % sur la période 2008-2012 (tableau 1), et à 7,8 % en 2012 (graphique 1).

Troisièmement, ces estimations montrent aussi que le NAIRU aurait augmenté de 0,9 point depuis le début de la crise. Cette hausse permet donc tout au plus d’expliquer 30 % de la hausse du taux de chômage depuis 2008, le reste provenant d’une hausse du chômage conjoncturel. La composante conjoncturelle du chômage représenterait dès lors 2,1 points de chômage en 2012. Cette évolution de l’écart entre le taux de chômage effectif et le taux de chômage d’équilibre est par ailleurs cohérente avec l’inflation sous-jacente, qui diminue depuis 2009. Compte-tenu de notre prévision de chômage, cet écart augmenterait de 1,5 point pour s’établir à 3,6 % en 2014 en moyenne annuelle.

Les estimations du taux de chômage d’équilibre indiquent que l’écart avec le taux de chômage effectif s’est donc creusé au cours de la crise. Ainsi, la part du chômage conjoncturel a augmenté, et cette augmentation du chômage conjoncturel explique environ 70 % de la hausse du taux de chômage depuis 2008. Elle confirme notre diagnostic d’un output gap élevé pour l’économie française en 2012, et qui continuera à se creuser à l’horizon 2014 avec la poursuite de la politique d’austérité budgétaire conjuguée à un multiplicateur budgétaire élevé.

Ce texte fait référence à l’analyse de la conjoncture et la prévision à l’horizon 2013-2014, disponible sur le site de l’OFCE.


[1] Le NAIRU (Non-accelerating inflation rate of unemployment) est le taux de chômage pour lequel le taux d’inflation reste stable. Au-delà, l’inflation ralentit, ce qui permet à terme une hausse de l’emploi et une baisse du chômage. En deçà, le mécanisme inverse conduit à une hausse de l’inflation, à des réductions d’emplois et à un retour du chômage à son niveau d’équilibre.




Quelle réforme pour les allégements de charges sociales?

Par Mathieu Bunel, Céline Emond, Yannick L’Horty

 

Plus de 20 milliards d’euros sont dépensés chaque année par l’Etat pour compenser les exonérations générales de cotisations sociales, ce qui en fait la première des politiques pour l’emploi en France, tant en termes de masse budgétaire que d’effectifs concernés, avec plus d’un salarié sur deux qui bénéficie des baisses de cotisations sociales. En ces temps de fortes tensions budgétaires et de montée inexorable du chômage, on peut s’interroger sur la soutenabilité d’un tel dispositif dont le barème, unifié par la réforme Fillon de 2003, consiste en une réduction dégressive avec le niveau du salaire jusqu’à s’éteindre à 1,6 Smic. Cette réduction est de 26 points de cotisations au niveau du Smic (28 points pour les entreprises de moins de 20 salariés).

Dans notre article publié dans la Revue de l’OFCE (Varia, n° 126, 2012), nous proposons d’évaluer à l’aide des données les plus récentes et les plus adaptées à cet exercice les effets d’une suppression totale des exonérations générales et de plusieurs réformes partielles des barèmes d’exonérations de cotisations sociales. Selon nous, la suppression pure et simple de l’ensemble des exonérations générales conduirait à une destruction de l’ordre de 500 000 emplois. Nous explorons également les effets de réaménagement des barèmes d’exonération en balayant un grand nombre de possibilités affectant les différents paramètres qui définissent le dispositif d’exonération. Dans tous les cas, une réduction du montant des exonérations aurait des effets négatifs sur l’emploi mais l’ampleur des pertes d’emplois varierait du simple au double selon les modalités de la réforme envisagée. Pour obtenir l’effet le moins négatif, il faudrait que les réductions d’exonération épargnent les secteurs d’activité les plus intenses en main-d’œuvre, ce qui revient à privilégier les barèmes d’exonération les plus ciblés sur les bas salaires. Tant que l’objectif est bien d’améliorer les chiffres du chômage, il importe de concentrer les exonérations sur les plus bas salaires et partant, d’avantager les secteurs les plus riches en main-d’œuvre.

Pour autant, une exonération trop concentrée au voisinage du Smic augmente le coût pour les employeurs des hausses de salaire, ce qui n’est favorable ni au pouvoir d’achat ni à la qualité des emplois qui conditionnent l’emploi de demain. Un nouvel équilibre peut toujours être recherché, pour répondre à l’urgence budgétaire, mais pour être pérenne, il doit être favorable à l’emploi d’aujourd’hui sans négliger celui de demain.




Les 20 milliards d’euros d’allégements de cotisations patronales sur les bas-salaires créent-ils des emplois ?

par Eric Heyer et  Mathieu Plane

Chaque année, l’Etat consacre près d’1 point de PIB, soit 20 milliards d’euros, aux allégements généraux de cotisations patronales sur les bas salaires. La question de l’efficacité d’un tel dispositif est légitime. Un grand nombre de travaux empiriques ont été réalisés pour tenter d’évaluer l’impact de cette mesure sur l’emploi et concluent à des créations comprises entre 400 000 et 800 000.

Effectuées à l’aide de maquettes sectorielles, ces évaluations ne prennent pas en compte l’ensemble des effets induits par une politique de baisse de cotisations sur les bas salaires et notamment les effets de bouclage macroéconomique, id est effet de revenu, de gains de compétitivité et de financement de la mesure.

Dans une étude récente publiée dans la Revue de l’OFCE (Varia, n° 126, 2012) nous avons tenté de compléter ces évaluations en prenant en compte correctement l’ensemble des effets induits par une politique de baisse de cotisations sur les bas salaires. Pour ce faire nous avons réalisé la simulation de cette mesure à l’aide du modèle macroéconométrique de l’OFCE, emod.fr.

Nous avons alors pu décomposer les différents effets attendus de ces allégements sur l’emploi en deux grandes catégories :

  1. l’ « effet de substitution » global qui se décompose entre la substitution capital/travail macroéconomique auquel s’ajoute l’effet « assiette » lié au ciblage de la mesure sur les bas salaires ;
  2. l’ « effet  volume » qui se décompose entre la hausse de la demande domestique liée à la baisse des prix et la hausse de la masse salariale, les gains de compétitivité en raison de l’amélioration des parts de marché en interne et en externe et l’effet négatif du financement de la mesure, que ce soit par la hausse des prélèvements obligatoires (PO) ou la réduction de la dépense publique.

Selon notre évaluation, résumé dans le tableau 1, les exonérations de cotisations sociales patronales sur les bas salaires permettent de créer 50 000 emplois la première année et environ 500 000 au bout de cinq ans. Sur les 503 000 emplois attendus à cinq ans, 337 000 seraient dus à l’effet de substitution global dont 107 000 seraient liés à la substitution capital/travail macroéconomique et 230 000 à l’ « effet d’assiette » en raison de la forte baisse du coût du travail sur les bas salaires. A cela s’ajoutent 82 000 emplois générés par le supplément de revenu domestique et 84 000 par les gains de compétitivité et la contribution positive du commerce extérieur à la variation du PIB. En revanche, l’ « effet  volume » sur l’emploi devient négatif si l’on finance la mesure ex post : la hausse d’un mix représentatif de la structure de la fiscalité réduit l’effet global de la mesure de 176 000 emplois à 5 ans ; la baisse d’un mix représentatif de la structure de la dépense publique diminue l’emploi de 250 000 à 5 ans.

Une partie des emplois créés provient des gains de compétitivité liés aux gains des parts de marché sur nos partenaires commerciaux en raison de la baisse des prix de production conséquente de la réduction du coût du travail. Ce mécanisme de compétitivité-prix fonctionne d’une part si les entreprises répercutent les baisses de cotisation sociales dans leurs prix de production et si nos partenaires commerciaux acceptent de perdre des parts de marché sans réagir. Nous avons donc simulé un cas polaire dans lequel nous supposons que nos partenaires commerciaux réagissaient à ce type de politique en mettant en place des dispositifs similaires, ce qui annulerait nos gains sur l’extérieur.

Si cela ne modifie pas l’impact sur l’emploi lié à l’ « effet de substitution », en revanche cette hypothèse modifie l’ « effet volume » de la mesure, supprimant 84 000 emplois liés aux gains de parts de marché et augmentant l’effet négatif du financement ex post en raison d’un multiplicateur du dispositif sur l’activité plus faible. Au total, dans le schéma dans lequel la mesure est financée ex post et ne permet pas de gains de compétitivité, les exonérations de cotisations sociales patronales sur les bas salaires créeraient entre 69 000 et 176 000 emplois au bout de cinq ans selon le mode de financement retenu (tableau 2). Ce résultat conduit à relativiser largement le chiffrage initial de  500 000 emplois créés à terme.




France, Allemagne : pauvreté des non-travailleurs

par Guillaume Allègre

« Les façons de penser la société, de la gérer et de la quantifier sont indissociables »

Alain Desrosières, 1940-2013

Le thème de la pauvreté au travail a émergé en Europe dans le débat public ainsi que dans le champ académique au début des années 2000, parallèlement à la mise en place de politiques visant à rendre le travail « payant ». Les lignes directrices européennes pour l’emploi mentionnent explicitement la nécessité de réduire la pauvreté des travailleurs depuis 2003 et Eurostat a mis en place un indicateur de pauvreté des travailleurs dès 2005 (Bardone et Guio). En France, les politiques visant à rendre le travail payant ont notamment pris la forme de compléments de revenus d’activité  (PPE puis RSA). En Allemagne, un ensemble de réformes du marché du travail et de la protection sociale (Lois Hartz) a été mis en place au début des années 2000 selon une logique d’activation des chômeurs. Les critiques des réformes allemandes insistent souvent sur la prolifération des formes atypiques d’emploi (Alber et Heisig, 2011) : recours au temps partiel, bas-salaires, et mini-jobs sans protection sociale. En France comme en Allemagne, la focalisation sur les travailleurs masque un aspect moins connu de l’évolution de la pauvreté : parmi les individus d’âge actif, c’est la pauvreté des personnes sans emploi (inactifs en France, chômeurs en Allemagne) qui augmente depuis la fin des années 1990.

Le graphique 1 représente l’évolution entre 1996 et 2010 du taux de pauvreté des individus, calculé au seuil de 60 % du niveau de vie médian, selon leur statut d’activité. Deux faits saillants ressortent. Premièrement, la pauvreté touche avant tout les chômeurs : leur taux de pauvreté est d’environ 35 % sur la période. Deuxièmement, les inactifs de plus de 15 ans, ni étudiants, ni  retraités (dit ‘autres inactifs’), soit les chômeurs découragés, et les hommes et femmes (surtout les femmes !) au foyer, constituent la population la plus touchée par l’augmentation de la pauvreté. Alors que leur taux de pauvreté s’élevait à 23 % en 1996, il atteint 32 % en 2010. Dans le même temps, la pauvreté des actifs occupés est passée de 9 % à 8 %. Par conséquent, alors que les actifs occupés représentaient 25 % des pauvres en 1996 et les ‘autres inactifs’ 12 %, ces derniers représentent 17 % de pauvres en 2010 et les actifs occupés 22 %. Le poids des travailleurs pauvres dans la population pauvre tend donc à diminuer, tandis que celui des inactifs augmente.

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Concernant l’Allemagne, l’analyse du taux de pauvreté par statut d’activité se heurte à des divergences selon les sources, notamment concernant l’évolution de la pauvreté des chômeurs, beaucoup plus marquée selon Eurostat (enquête Eu-Silc) que dans l’enquête nationale SOEP (voir graphique 2). Malgré les incertitudes statistiques, on peut tout de même observer que la pauvreté touche avant tout les chômeurs et que leur taux de pauvreté a beaucoup augmenté : de 30 à 56 % entre 1998 et 2010 selon l’enquête SOEP, généralement considérée comme plus fiable que SILC (Hauser, 2008). Si la pauvreté augmente pour toutes les catégories de population (voir Heyer, 2012), c’est bien chez les chômeurs qu’elle est la plus prononcée.

L’augmentation de la pauvreté chez les chômeurs est la conséquence de certaines mesures des lois Hartz IV, moins connues que celles instituant les mini-Jobs (Hartz II). Avant ces lois, les chômeurs pouvaient recevoir une indemnisation chômage pour une durée maximale de 32 mois, à la suite de laquelle ils pouvaient recevoir une assistance chômage sous condition de ressources pour une durée illimitée (Ochel, 2005). Mais contrairement à l’ASS[i] en France, le montant de cette assistance dépendait des derniers revenus nets d’activité et assurait un taux de remplacement relativement généreux (53 % du revenu net pour les personnes sans enfant). Ce système a été remplacé à partir de 2005 par une indemnisation beaucoup moins généreuse, répondant à un objectif d’activation. L’indemnisation chômage (Arbeitslosengeld I – ALG I) a été limitée à 12 mois pour les chômeurs de moins de 55 ans et les motifs de sanction ont été élargis. A la suite de cette période, l’assistance chômage (Arbeitslosengeld II – ALG II) a été très fortement diminuée et n’agit plus que comme un dernier filet de sécurité : son montant pour un célibataire est limité à 345 euros par mois ; les sanctions ont également été élargies et durcies[ii]. La stratégie allemande d’activation a ainsi joué sur deux leviers : la réduction des revenus d’assistance pour les chômeurs et les sanctions. Si cette politique a peut-être contribué à la baisse du chômage (voir Chagny, 2008, pour une discussion sur les effets controversés de la réforme), elle a eu par construction un impact important en termes de pauvreté des chômeurs.

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Un paradoxe qu’il convient d’éclairer est la faible évolution (au moins selon l’enquête SOEP) du taux de pauvreté des individus en emploi depuis le début des années 2000. En effet, durant cette période, la proportion de bas-salaires a progressé et le recours au temps-partiel s’est fortement développé sans que le taux de pauvreté des personnes en emploi n’augmente significativement. En 2010, 4,9 millions de personnes (soit 12 % de la population en emploi) détiennent un mini-job grâce auquel ils ne peuvent recevoir plus de 400 euros par mois de revenus d’activité (Alber et Heisig, 2011). Il faut y ajouter le développement des temps-partiels avec protection sociale (de 3,9 millions en 2000 à 5,3 en 2010). On s’attendrait donc à une progression de la pauvreté des travailleurs. Mais celle-ci est freinée pour deux raisons : le développement des possibilités de cumul avec les allocations chômage (troisième levier de la stratégie d’activation) et les solidarités familiales. En effet, les emplois à temps partiel et à bas salaire sont très majoritairement détenus par des femmes qui représentent ainsi deux tiers des travailleurs à bas salaire annuel[iii]. Le revenu de leur conjoint, lorsqu’elles en ont un, leur permet souvent d’éviter la pauvreté puisque les revenus de tous les membres du ménage sont agrégés afin de déterminer le niveau de vie et la pauvreté. En cela, en paraphrasant Meulders et O’Dorchai, le ménage sert bien de cache-sexe aux faibles revenus des femmes. Les mères isolées, par contre, sont particulièrement touchées par la pauvreté : le taux de pauvreté est ainsi de 40 % chez les familles monoparentales.

Du point de vue des indicateurs, l’utilisation de la catégorie ‘travailleurs pauvres’ pose ainsi plusieurs problèmes. Premièrement, la catégorie masque le chômage et l’inactivité comme déterminants de la pauvreté ; de par son appellation, elle met en avant un déterminant de la pauvreté laborieuse (« le travail ne paie pas ») par rapport aux autres déterminants (« faible nombre d’heures travaillées » ou «charges familiales élevées»). Les politiques publiques s’appuyant sur cette approche courent alors le risque de restreindre le public visé par la lutte contre la pauvreté (en France, les chômeurs indemnisés sont ainsi exclus du bénéfice du RSA-activité) et de se concentrer sur le renforcement des incitations financières à la reprise d’emploi afin de stimuler l’offre de travail alors même que le niveau élevé du chômage est lié à un rationnement du côté de la demande de travail. Deuxièmement, la catégorie est aveugle aux inégalités femmes-hommes : les femmes sont plus souvent pauvres et constituent la plus grande partie des bas-salaires mais sont moins souvent travailleurs pauvres (Ponthieux, 2004) ! Si on ne gère bien que ce que l’on mesure, il est également nécessaire que la mesure soit facilement interprétable par les décideurs publics. La réduction des inégalités de niveau de vie (entre ménages) et de revenus d’activité (entre individus) sont deux objectifs légitimes des politiques publiques (comme expliqué ici), qu’il convient de mesurer séparément, de même qu’il convient d’affecter des instruments spécifiques à ces deux objectifs.

Du point de vue des politiques publiques, l’évolution de la pauvreté par statut d’activité  en France et en Allemagne souligne qu’une lutte efficace contre la pauvreté nécessite de s’attaquer à toutes les formes de la pauvreté. Pour la population d’âge actif, dans des économies où la bi-activité parmi les couples est devenue la norme, il s’agit de mettre en place des politiques de pleine-activité et de plein-emploi qui ne recourent pas au développement de formes de travail atypiques. Ceci requiert, d’un point de vue macroéconomique, de la croissance ou du partage du travail (et des revenus associés) et, d’un point de vue microéconomique, de répondre aux besoins en termes, notamment, de gardes d’enfants, de formation et de transports. Si ces politiques sont coûteuses, les mesures économes, telles que le renforcement des incitations financières, n’ont pas réussi à démontrer qu’elles pouvaient réellement réduire la pauvreté dans son ensemble.

 

 

 


[i] Allocation de solidarité spécifique, versée aux chômeurs ayant épuisé leur droit à l’assurance chômage.

[ii] Au total, 1,5 million de sanctions ont été prononcées en 2009, pour 2,8 millions de chômeurs indemnisés, contre 360 000 en 2004, pour 4 millions de chômeurs indemnisés (d’après Alber et Heisig (2011) : tableaux 6-8 pp. 24-30).

[iii] Défini au seuil de 2/3 du salaire médian.