COP 26 : les exigences de la transition juste

par Éloi Laurent

Parmi les thèmes nouveaux qui résonnent dans les halls et les couloirs de la COP 26 cet automne figure celui de la « transition juste ». Ainsi, le 4 novembre dernier, plusieurs chefs d’État et de gouvernement (dont ceux de l’Italie et du Royaume-Uni co-organisateurs mais aussi de la France, de la Commission européenne et des États-Unis) ont co-signé une « Déclaration sur la transition internationale juste ». Mais de quoi parle-t-ton, au juste ?



Un éclaircissement sur la
définition mais aussi sur les conditions de mise en œuvre de la transition
juste est proposé dans le dernier Cahier
de prospective de l’IWEPS
, à commencer par la généalogie de cette notion.

Celle-ci est née au début des
années 1990 dans les milieux syndicalistes américains comme un projet social
défensif visant à protéger les travailleurs des industries fossiles des
conséquences des politiques climatiques sur leurs emplois et leurs retraites.
Ce projet a trouvé un écho contemporain dans l’Union européenne avec la Déclaration
de Silésie/Katowice en 2018 et la création du « Mécanisme de transition
juste » du Pacte vert européen en 2019 ; au niveau mondial, il a été repris
dans l’Accord de Paris de 2015 (lequel évoque les « impératifs d’une
transition juste pour la population active et de la création d’emplois décents
et de qualité conformément aux priorités de développement définies au niveau
national »).

Dans cette perspective défensive
(que l’on retrouve dans les débats actuels aux États-Unis autour de l’avenir
des États
charbonniers comme la Virginie occidentale), ce sont les politiques de
transition qu’il s’agit de rendre justes. Or, l’amplification des chocs
écologiques (inondations, sécheresses, pandémies, etc.), indépendamment des
politiques d’atténuation qui seront mises en œuvre pour y faire face, appelle
une définition plus large et positive de la transition juste.

Cet élargissement a été entamé sous
l’influence de la Confédération internationale des syndicats puis de la
Confédération européenne des syndicats, qui ont fait évoluer la transition
juste vers une tentative de conciliation de la lutte contre le dérèglement
climatique et de la réduction des inégalités sociales, autour du thème des
« emplois verts » et du slogan « no jobs on a dead planet ». Ce projet social-écologique se
retrouve dans le Rapport de l’Organisation Internationale du Travail de 2015 qui
définit des « lignes
directrices
 » en la matière.

C’est cette définition élargie
que l’on retrouve dans la Déclaration du 4 novembre dernier, qui reprend les
thèmes traditionnels de l’accompagnement des travailleurs dans la transition
vers de nouveaux emplois caractérisés par un travail décent via le dialogue
social, mais en les encastrant dans une nouvelle stratégie économique qui
implique notamment de redéfinir des modèles de croissance considérés comme
insoutenables au plan écologique (surconsommation des ressources) et social
(exacerbation des inégalités).

Si cette prise de position est
bienvenue, elle est encore insuffisante : il convient d’élargir encore le projet de transition juste en
précisant ses exigences et surtout en s’efforçant de le rendre opératoire de
manière démocratique.

La transition juste ne doit plus
seulement s’entendre comme un accompagnement social ou une compensation
financière des politiques d’atténuation des crises écologiques, mais plus
largement comme une stratégie de transition sociale-écologique intégrée face
aux crises écologiques incluant les politiques écologiques comme les chocs
écologiques (une fiscalité carbone est une politique écologique tandis qu’une
canicule est un choc écologique).

La crise du Covid illustre bien
la pertinence et la nécessité de cette transition sociale-écologique : c’est un
choc écologique (en l’occurrence une zoonose) qui a aggravé les inégalités
sociales existantes (logements exigus, travailleurs essentiels, comorbidités,
etc.) et en a fait naître de nouvelles (nécessité/possibilité du télétravail,
Covid long, etc.). De même, les inondations de juillet 2021 en Allemagne et en
Belgique sont un exemple frappant de l’urgence d’évoluer vers la transition
juste pour que les ménages les plus vulnérables aux conséquences inéluctables
du changement climatique puissent être vraiment protégés.

On peut dans cet esprit définir
trois exigences d’une stratégie de transition juste :

1 – Analyser systématiquement les chocs écologiques et les politiques
qui entendent les atténuer sous l’angle de la justice sociale
dans ses
trois dimensions fondamentales : de reconnaissance, distributive et procédurale
; ainsi, l’Agence européenne de l’environnement propose dans un document
tout juste publié
des stratégies sociales-écologiques pour faire face aux
défis sociaux des politiques de transition ;

2 – Accorder la priorité dans la conception des politiques de
transition juste (ou transition sociale-écologique) au bien-être humain dynamique éclairé par ces enjeux de justice en vue de dépasser l’horizon de la
croissance économique
. Ce dépassement de la croissance économique n’est
plus l’apanage d’une minorité académique, il est en train de devenir un élément
de consensus dans la communauté globale environnementale : il est ainsi inscrit
en toutes lettres dans le rapport
récent
et conjoint du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur
l’évolution du climat) et l’IPBES (Plateforme intergouvernementale scientifique
et politique sur la biodiversité et les services d’écosystèmes) qui recommande
de « s’éloigner d’une conception du progrès économique où seule prévaut la
croissance du PIB » pour préserver la biodiversité et les écosystèmes. Le
rapport AR6 du GIEC suggère lui aussi dans le scénario « SSP 1 » une
évolution vers un monde dans lequel « l’accent mis sur la croissance
économique bascule en faveur du bien-être humain » (voir Riahi
et al. 2017
) . C’est également la position adoptée récemment par l’Agence
européenne de l’environnement
[1] ;

3 – Construire et mettre en œuvre ces politiques de transition juste de
manière démocratique
en veillant à la compréhension, à l’adhésion et à
l’engagement des citoyennes et des citoyens, aux différents niveaux de
gouvernement (local, national et européen dans le cas de l’Union européenne).

Dans le cadre de la COP 26, ces
trois exigences s’emboîtent les unes dans les autres : au cœur de la transition
juste, il y a bien une articulation
essentielle entre crises écologiques et inégalités sociales
, à la fois
entre pays et au sein des pays. On pourrait ainsi, à la Cop 26, progresser sur
les principes de justice qui doivent présider à l’allocation du budget carbone
global et ensuite, au sein de chaque pays, sur les critères et les politiques
de réduction des émissions de gaz à effet de serre (on pourrait faire de même
avec les financements consacrés à l’adaptation au changement climatique). On se
rapprocherait alors d’une
vision intégrale de la justice climatique, du sol au plafond
.


[1]
Pour un panorama des arguments analytiques en faveur du bien-être et des
politiques de bien-être qui émergent partout dans le monde, voir E. Laurent
(ed.), The
Well-being Transition: Analysis and Policy
, Palgrave Macmillan, 2021.




Climat : l’urgence de la justice

Par Éloi Laurent et Paul Malliet

A la veille du sommet sur le climat organisé par l’administration Biden les 22 et 23 avril prochains auquel participent 40 chefs d’Etat et de gouvernement, nous proposons ici l’embryon d’une réflexion sur la question incontournable des négociations climatiques internationales : comment répartir l’effort de réduction d’émissions entre les pays dans le cadre des Nations Unies ?



Les nouvelles sur le front de
l’urgence climatique en ce début d’année 2021 sont mitigées, ce qui n’est pas
si mal : la volonté de la nouvelle administration américaine d’assumer un
leadership sur l’agenda climatique, et ce dans un cadre multilatéral, tranche
avec l’obstructionnisme obscurantiste de la précédente. Par ailleurs, 110 pays
ont annoncé vouloir s’engager à atteindre la neutralité carbone d’ici 2050, la
Chine partageant cet objectif, mais à l’horizon 2060[1].

Mais ces dynamiques géopolitiques
encourageantes doivent absolument s’accélérer pour combler l’écart entre la
vitesse acquise par les systèmes naturels et l’inertie inhérente aux systèmes économiques
et politiques. A cet égard, un indicateur clé est la distance qui sépare le
statu quo des politiques actuelles (business
as usual
) de la réalisation intégrale des engagements pris dans la foulée de
l’Accord de Paris : si tous les engagements actuellement formulés et décrits
dans les contributions nationales respectives des États étaient bel et bien
tenus, nous irions vers 2,6° de réchauffement d’ici à la fin du siècle ;
si tout continue comme aujourd’hui, nous allons vers un réchauffement de 2,9°[2].
L’Accord de Paris (qui a permis des avancées indéniables) ne vaut donc, en
l’état, que 0,3 degré, soit environ une décennie et demie de réchauffement au
rythme annuel observé depuis 1981[3].

Il faut donc imaginer et mettre
en œuvre une nouvelle stratégie climatique globale, laquelle doit porter ses
fruits dès la COP 26, en novembre prochain, à Glasgow. Engager cette dynamique,
voilà l’objet du sommet organisé par l’administration Biden les 22 et 23 avril
prochains auquel participent 40 chefs d’Etat et de gouvernement.  Dans la lignée de l’American
Jobs Plan
, l’ordre
du jour de cette réunion
met l’accent sur les gains économiques attendus
d’une action climatique résolue. Mais il fait l’impasse sur sa nécessaire
coordination : comment les efforts nationaux de réduction d’émissions
doivent-ils être répartis entre les pays du monde ? Sur la base de quels
critères ? Autrement dit, comment tracer le chemin qui mène vers la
direction indiquée par l’Accord de Paris ?

Nous proposons ici l’embryon
d’une réflexion (que nous détaillerons plus avant à l’approche de la COP 26)
sur la question qui est à nos yeux désormais la raison d’être des négociations
climatiques internationales : comment répartir l’effort de réduction
d’émissions entre les pays dans le cadre des Nations Unies ?

A la lumière du rapport du GIEC « SR
1,5° » paru en 2018, nous déterminons un budget carbone mondial qui en
2019 s’élève à 945 GtCO2e et correspond à une cible intermédiaire
entre le budget 1,5° et 2° associée au 67ème percentile de TCRE[4]
(Transcient Climate Response to Emissions), conforme à l’ambition énoncée à
l’Article 2 de l’Accord de Paris.

La question de la juste
répartition de ce budget carbone mondial a fait l’objet de nombreuses études (pour
une synthèse et des propositions, voir par exemple Bourban,
2021
) mais il n’existe pas aujourd’hui de travaux qui intègrent une vision
complète des trois critères de justice identifiés dans la littérature
académique – l’équité,
la responsabilité et la capacité
– pour en déduire une répartition
opérationnelle des efforts nationaux afin d’éviter la catastrophe climatique.

Dans cette optique, nous
concentrons ici notre analyse sur les 20 principaux pays émetteurs[5] qui
représentent 77% des émissions en 2019. Nous supposons que l’objectif de réduction
des émissions sera partagé par l’ensemble des pays à l’horizon 2050 et que donc
le budget carbone concerne les 30 prochaines années ce qui se traduit par un
budget annuel moyen d’environ 30 GtCO2e (à titre de comparaison, 36GtCO2e
ont été émises en 2019). Nous prenons comme point de départ une répartition
égalitaire entre tous les membres de l’humanité en 2019 d’une dotation initiale
de 122,5 tCO2e d’ici 2050, soit environ 4 tCO2e par an (le
budget d’un pays étant l’agrégation des dotations individuelles de sa
population totale).

Nous interprétons le critère
d’équité comme l’égal accès des citoyen(e)s du monde à la capacité de stockage
des gaz à effet de serre (GES) par l’atmosphère (il correspond à une dotation
universelle en carbone corrigée pour chaque grand émetteur de sa population et
de la dynamique de celle-ci à horizon 2050).

Notre critère de responsabilité
est la quantité déjà émise de GES depuis 1990 en consommation, ce qui permet de
combiner un critère de justice spatial à un critère temporel, reflétant la
responsabilité globale aussi bien qu’historique des différents pays.

Enfin, le critère de capacité est ici exprimé par l’indicateur de Développement Humain (IDH) des Nations Unies, compris par construction entre 0 et 1, que nous rapportons pour chaque pays au niveau moyen mondial (qui en 2019 était de 0,737). Ainsi, les pays dont l’IDH est inférieur à cette moyenne mondiale voient leur budget être augmenté proportionnellement à leur sous-développement humain, et inversement pour les pays développés qui voient leur budget diminuer dans le sens inverse (Figure 1).

Le critère d’équité procède de
manière générale à une réallocation des pays connaissant une démographie en
baisse vers ceux qui auront à affronter une croissance de leur population plus
importante, quasi-intégralement localisés en Afrique subsaharienne. A ce titre
la Chine se voit amputer 44 GtCO2e (soit une réduction de presque
25%), tandis que le reste du monde bénéficie à l’aune de ce critère d’une
hausse de 86 GtCO2e de son budget. Le critère de responsabilité apparaît
comme le principal déterminant qui procède à une réallocation du budget mondial
entre pays, avec un transfert de près de 263 GtCO2e depuis les pays du
groupe OCDE, vers les pays dits en développement. Le critère de capacité
conduit de même à une réallocation vers les pays en développement, mais bien moindre
(presque 34 GtCO2e au total)[6]

Ainsi chaque critère joue dans un sens différent (soit par la nature du rééquilibrage, soit par son degré), suggérant que ce jeu relativement simple de trois critères permet bien de traduire différentes acceptions ou conceptions de la justice climatique pour aboutir à une répartition de la charge de l’effort d’atténuation (Figure 2).

Lecture du graphique : Chaque barre indique pour chacun des critères pris indépendamment des autres leur effet sur le budget carbone annuel moyen par pays. A titre d’exemple, alors que chaque citoyen américain dispose d’une dotation initiale de 4 tCO2e, le critère d’équité conduit à ce que ce budget soit réduit à 3,73 tCO2e, l’application du principe de responsabilité conduit à ce que la dotation initiale devienne négative et corresponde à une dette de 13 tCO2e, le critère de capacité réduit la dotation initiale à 3,25 tCO2e. L’agrégation de ces différents critères se traduit par un budget total négatif[7] de 9,5 tCO2e par habitant et par an.

Cependant, cette représentation
ne nous dit rien sur les trajectoires d’émissions futures des différents pays,
sur les instruments qui seront mis en œuvre et sur les critères de justice
propres à chaque pays qui présideront au déploiement de ces instruments. Dans
une seconde étape de notre analyse, nous proposerons des répartitions possibles
du budget globalement déterminé pour la France afin de saisir les enjeux de
justice climatique du global vers le national et enfin vers l’individuel. Cette
première étape nous renseigne en tout cas sur ce que pourrait être une
répartition juste à même de transcrire de manière plus explicite le principe
directeur de la communauté internationale depuis le sommet de Rio en
1992 : la « responsabilité partagée mais différenciée ».

A l’aune de cette première
analyse, un point semble parfaitement clair : si la nouvelle
administration américaine entend effectivement assumer de nouveau un leadership
climatique mondial, en association avec l’Union Européenne, elle ne pourra pas
faire l’économie de la reconnaissance d’une dette climatique à l’égard du reste
du monde. Compte tenu de son niveau, il est illusoire de croire qu’elle pourra être
compensée par des émissions négatives hypothétiques, et devrait donc faire
l’objet d’une compensation[8] sous une
forme ou autre, par exemple au moyen de montants beaucoup plus significatifs
que ceux actuellement versés dans le cadre du Fond Vert pour le Climat qui
reste toujours largement sous doté par rapport à l’ambition initiale affichée
d’atteindre un budget de 100 Mds de $ en 2020.

Un deuxième point apparent est
que la Chine ne peut plus désormais se prévaloir dans le cadre des négociations
climatiques du rôle de grand pays émergent dont la trajectoire d’émissions explosives
s’inscrit dans un droit au développement et à la croissance économique. En
2020, et en retenant l’ensemble des critères retenus, son budget carbone, avec
21 Gt, serait proche de celui de l’Indonésie qui a une population pourtant cinq
fois moindre.

Il semble que l’administration
Biden souhaite marquer le « jour de la Terre », le 22 avril, par des
annonces de deux ordres : de nouvelles ambitions climatiques à horizon
2030 pour les Etats-Unis et de nouvelles réductions d’émissions de la part des
chefs d’État et de gouvernements invités. Ces annonces ne seront pleinement
crédibles que si les Etats-Unis parviennent à réconcilier leur ambition
nationale et leur responsabilité globale et que, partant, ils convainquent la
Chine de faire de même.


[1] Ce qui
représente environ 50% de la population ainsi que des émissions globales de GES

[2] Climate
Action Tracker, projection décembre 2020 https://climateactiontracker.org/publications/global-update-paris-agreement-turning-point/

[3]
Source : NOOA.

[4] Le TCRE traduit
la variation moyenne de température moyenne avec le stock de carbone présent
dans l’atmosphère avec une probabilité associée. Ce qui dans notre analyse se
traduit de la manière suivante : Il y a 67% de chance pour que le budget
carbone considéré conduise à une hausse des températures limitée à 1,75°.

[5] Les
vingt principaux pays émetteurs étaient en 2019 les suivants ; États-Unis,
Canada, Arabie Saoudite, Australie, Allemagne, Japon, Russie, Royaume-Uni,
Italie, Corée du Sud, Pologne, France, Afrique du Sud, Iran, Chine, Mexique,
Turquie, Brésil, Indonésie, Inde. Nous y incluons également l’Union
Européenne à 27 États-membres pour fournir des éléments de comparaison.

[6] A noter
que parmi les pays que nous distinguons, seule l’Inde voit son budget
augmenter, mais de seulement 3%.

[7] Un
budget négatif traduit ici le fait que les émissions historiques prisent en
compte via le critère de responsabilité est supérieur à leur budget carbone
actuel alloué en fonction des autres critères. e

[8] La
question de la valorisation monétaire des émissions passées est un sujet de
recherche en soi que nous n’abordons pas dans ce texte. A titre illustratif,
une valorisation de la tonne de CO2 à 1$ conduirait à un montant global de 263
milliards de $ et pour une valorisation à 20$, celui-ci serait de 5260
milliards de $.