Crise de la Covid-19 : gros choc d’activité, petites révisions des comptes nationaux

Hervé Péléraux

Presque quatre ans après l’apparition de la pandémie de Covid-19, les conséquences économiques du choc sanitaire sont désormais mieux connues qu’au moment de sa mesure en temps réel. Comme nous l’avions déjà souligné dans nos analyses développées durant la pandémie (voir Policy Brief n°69, pp. 4-6), les systèmes d’information statistique ont été mis à rude épreuve pour mesurer l’impact économique des chocs récessifs, hors de toute norme connue à l’époque contemporaine, provoqués par les confinements successifs. Les instituts de statistique ont d’ailleurs annoncé très tôt que les premières estimations des comptes nationaux étaient susceptibles d’être fortement révisées compte tenu de la marge d’incertitude plus grande inhérente à la mesure de phénomènes exceptionnels.

Par ailleurs, les rectifications de comptes n’ont pas affecté que l’année 2020. Les années 2021 et 2022 ont elles aussi été révisées, à la hausse dans les grands pays développés si on cumule les révisions, sauf en France où la révision de l’année 2021 s’est effectuée à la baisse. D’éventuelles révisions en hausse du PIB français dans l’avenir comme dans les autres pays contribueraient à atténuer quelques problèmes de compréhension de la conjoncture récente restés en suspens, à savoir le dynamisme de l’emploi qui n’est pas complètement expliqué et l’élasticité des recettes fiscales, anormalement élevée au regard de ses standards historiques.

La solidité des appareils statistiques

Les confinements instaurés dès la mi-mars 2020 ont entraîné des chutes de PIB vertigineuses, touchant tous les continents. Selon les dernières estimations, dans les principaux pays développés, le PIB a chuté dans des intervalles compris entre –22,5 % (Royaume-Uni) et –9,1 % (États-Unis) entre le quatrième trimestre 2019 et le deuxième trimestre 2020 (tableau). Dans la majorité des pays, les révisions apportées à la première estimation du PIB sur cette période ont été effectuées à la hausse, comprises entre +1,5 point (États-Unis) et +0,7 point (Espagne), sauf en Italie (0) et au Royaume-Uni (–0,4 point).

Au second semestre 2020, qui a été celui d’une reprise d’activité après le premier confinement, les révisions ont été très disparates, tantôt à la baisse (Italie et Espagne avec -0,4 point), tantôt à la hausse (Allemagne et Royaume-Uni avec 1,2 et 1,1 point respectivement), tantôt très faible (États-Unis et France). Finalement, au vu des embardées des PIB durant les séquences confinement/déconfinement, les révisions en point de pourcentage apparaissent d’ampleur limitée ce qui témoigne de la résilience des systèmes d’information statistique en des circonstances extrêmement troublées.

Finalement, les épisodes récession/reprise étalés sur les deux moitiés de 2020 ont laissé les PIB en moyenne annuelle plus bas en 2020 qu’en 2019, de plus de 10 % en Espagne et au Royaume-Uni, de 9 % en Italie, de 7,7 % en France et enfin, dans les pays les moins affectés, de 4,2 % en Allemagne et de 2,2 % aux États-Unis. Là encore, les révisions ont été d’ampleur limitée, n’excédant 1 point qu’en Allemagne et aux États-Unis.

Ces révisions de la variation du PIB en 2020 en moyenne annuelle ne sont pas systématiquement plus élevées que les révisions moyennes historiquement observées depuis 1999 puisqu’elles ne leur sont supérieures que dans la moitié des pays (France, Allemagne et États-Unis) et inférieures en Italie, en Espagne et au Royaume-Uni (graphique 1). Elles sont toutes inférieures à la révision maximale observée depuis 1999, sauf en Allemagne où elle lui est supérieure, mais de très peu.

Les révisions observées durant l’année 2020, année de récession inédite depuis la deuxième guerre mondiale, n’ont donc rien d’exceptionnel au vu de l’expérience passée. Ce constat renforce l’idée que même dans des situations où il serait plus difficile a priori de mesurer l’activité économique, les appareils statistiques sont robustes.

Une singularité française

Si les révisions des comptes nationaux ne font pas apparaître d’anomalie statistique durant la phase aiguë de la crise de la Covid-19, elles ont aussi conduit, durant les deux années ultérieures, à relever le sentier de croissance de la plupart des économies depuis 2020. Ainsi, le solde des révisions depuis 2020 est largement positif pour tous les pays, sauf pour la France où la révision en hausse de 2020 a été suivie d’une révision en baisse de même ampleur en 2021 (graphique 2).

Le processus de révision n’est cependant pas achevé. Les comptes de l’année 2020 sont définitifs, mais ceux de 2021 sont semi-définitifs, donc susceptibles d’être retouchés encore une fois. Quant à ceux de 2022, ils sont provisoires et seront amenés à être révisés encore deux fois d’ici à 2025 par calage sur les comptes annuels.

La révision des comptes nationaux relève de l’application d’un processus complexe d’intégration de données de sources différentes, elles-mêmes gagnant en fiabilité au fil du temps, grâce aux contrôles ou redressements opérés par exemple par les services fiscaux. En l’état, les comptes nationaux français délivrent un diagnostic différent de ceux produits par les autres pays en 2021, avec d’un côté une révision en baisse et de l’autre des révisions toutes en hausse. On peut espérer que les prochaines révisions de comptes réduisent la distance entre les diagnostics français et étranger puisque les comptes de 2021 ne sont pas définitifs.

Des révisions à la hausse en France contribueraient à éclairer certains questionnements concernant l’économie française. D’abord le dynamisme de l’emploi salarié, qui n’a cessé de surprendre trimestre après trimestre depuis le déclenchement de la crise sanitaire au début de 2020 (voir Heyer E., « Comment expliquer l’évolution de l’emploi salarié depuis la crise covid », Étude spéciale, Revue de l’OFCE, 180 (2023/1)). Ensuite, l’élasticité des recettes fiscales, inhabituellement élevée en 2021 et 2022, qui pourrait être revue à la baisse dans une norme plus usuelle si la croissance était révisée à la hausse, les recettes fiscales elles n’étant pas révisées (voir DAP, « Le prix de l’inflation, perspectives 2023-2024 pour l’économie française », Revue de l’OFCE, 180 (2023/1), pp. 33-35).




Omicron en Chine : l’épée de Damoclès

par Catherine Mathieu

La stratégie zéro-Covid suivie par la Chine depuis 2 ans semblait avoir été efficace sur le plan épidémiologique mais elle montre ses limites avec l’arrivée de nouveaux variants. Au cours des dernières mois, les confinements se sont multipliés pour freiner la diffusion des variants ; ils se sont fortement durcis ces dernières semaines. Si ces confinements prennent de l’ampleur, comme à Hong Kong en février, plus récemment à Shanghai et peut-être bientôt à Pékin, ils auront un coût économique important en Chine.



Au-delà de leur impact direct sur l’activité en Chine, ces mesures de freinage de la diffusion de la Covid-19 ont aussi des répercussions sur les chaînes d’approvisionnement mondiales que l’on a pu observer depuis l’été dernier et qui ont contribué à augmenter les tensions sur l’offre hors de Chine (pour une présentation des tensions sur les approvisionnements à la fin février, voir : OFCE, Policy brief n° 102 : « Inflation de tensions »). Les tensions sur les approvisionnements ont légèrement diminué à la fin de l’année 2021 bien que restant à un niveau élevé. Mais le retour des confinements montre à nouveau la fragilité de l’organisation des chaînes de production mondiales.

Nous faisons dans ce billet un point sur la situation sanitaire et économique en Chine, et évoquons plusieurs scénarios qui pourraient conduire à de nouvelles tensions sur les chaînes d’approvisionnement et contribuer à freiner l’activité en Chine et dans le reste du monde.

La stratégie du zéro-Covid…

Du point de vue épidémiologique, même si l’on peut avoir des doutes sur les chiffres officiels, la stratégie chinoise semblait avoir été efficace pendant deux ans. Jusqu’à mars 2022, le nombre de décès totaux dus à la Covid-19 aurait été de 8 par million d’habitants en Chine (y compris Hong Kong) contre 36 à Taiwan, 219 au Japon, 2 114 en France, 2 962 aux États-Unis. Le chiffre pour la Chine est étonnamment bas au regard des autres pays, y compris de ceux ayant aussi choisi une stratégie zéro-Covid, comme la Nouvelle-Zélande (40 décès par million d’habitants). Selon une étude publiée dans le Lancet, le nombre de décès serait quatre fois plus important que selon les chiffres officiels, ce qui resterait au demeurant un chiffre faible. Du fait de la stratégie du zéro-Covid, les Chinois sont très peu protégés par l’immunité naturelle obtenue après infection (1% de la population seulement).

Les Chinois sont massivement vaccinés : 89% de la population, mais avec des vaccins chinois à virus inactivé dont l’efficacité serait plus faible que les vaccins à ARN messager. De plus seulement 50 % des plus de 80 ans auraient reçu deux doses de vaccin. Ces éléments fragilisent la stratégie chinoise face à l’arrivée de variants tels qu’Omicron (lignages BA1 et BA2, à ce jour) beaucoup plus transmissibles. La stratégie du zéro-Covid deviendrait impraticable si le nombre de personnes infectées devenait trop important.

Face à ce risque, depuis la fin de 2021, les confinements localisés se sont multipliés, dont celui de Xi’an (13 millions d’habitants) du 22 décembre 2021 au 14 janvier 2022. Des foyers sont apparus à Pékin. Depuis début janvier 2022, plusieurs villes portuaires ont été touchées par le variant Omicron : Dalian, Shenzhen, Ningbo ainsi que la ville industrielle et portuaire de Tianjin. Cependant, la Chine a limité les déplacements lors du Nouvel An chinois et a réussi à organiser les Jeux Olympiques d’hiver de Pékin dans une bulle afin d’éviter tout risque de contamination.

Hong Kong, contrainte de s’aligner sur la stratégie chinoise, a été particulièrement frappée en mars. À la date du 25 avril, selon les données officielles, il y aurait eu au total 9 267 décès dus à la Covid-19, soit 1 236 décès par million d’habitants, alors que le nombre de décès était resté très faible depuis le début de la pandémie (213 en février 2022).  Du point de vue économique, la croissance pour 2022 qui était prévue à 3 % par le Consensus des économistes en janvier dernier, a été abaissée à 1,2 % en avril, et n’est que de 0,5 % dans les prévisions d’avril du FMI.

Face à l’arrivée d’Omicron, un tournant de stratégie est difficile à prendre dans la mesure où le président Xi Jinping et le PCC proclament que : « la Chine a vaincu la Covid-19 ». Le scénario le plus probable à court terme est donc que la Chine continue à enrayer la diffusion du variant Omicron en maintenant une stratégie « zéro-Covid dynamique ». Du point de vue politique, cette stratégie conforte le contrôle rigoureux de la population et l’objectif d’autonomie de la Chine vis-à-vis de l’extérieur. Mais cette situation chinoise va contraster de plus en plus avec la levée totale des contrôles dans une grande partie du monde, ce qui ne manquera pas d’engendrer un sentiment de mécontentement, voire de révolte dans la population urbaine.

…a des répercussions économiques

La stratégie du zéro-Covid est économiquement coûteuse. Le confinement strict peut aboutir à stopper partiellement, voire totalement l’activité de certaines villes, de certains ports ou de certaines entreprises, ce qui rompt les chaînes de production et peut créer des pénuries mondiales de produits de consommation (jouets, textiles, …) ou de produits intermédiaires (minerais, composantes pharmaceutiques, électronique…), compte tenu de la place de la Chine comme « usine du monde ». Cela a aussi des conséquences négatives sur la consommation chinoise.

Shenzhen (17,7 millions d’habitants), ville portuaire à proximité de Hong Kong spécialisée dans la production électronique et quatrième port mondial de conteneurs, a été confinée le 14 mars pour une semaine. Dans certains cas, les entreprises réussissent à maintenir leur production. Ainsi, lorsque l’activité a été arrêtée sur les sites de production de Shenzhen, l’entreprise Foxconn, fournisseur taiwanais pour Apple, a indiqué que la production serait certes affectée, que les salariés seraient mis en congé, mais qu’une partie de la production pouvait se poursuivre sur les sites en dehors de Shenzhen. Les travailleurs essentiels des entreprises sont souvent placés dans des bulles (tests, puis isolement dans des quartiers réservés ou sur les sites de production où des hébergements de fortune sont mis en place dans l’urgence, via la construction de dortoirs, l’installation de tentes…) ; une augmentation des cadences de production et des heures supplémentaires s’opère lors de la réouverture des sites. Toutefois, beaucoup d’entreprises se plaignent des difficultés de transports qui rendent incertaine l’arrivée des consommations intermédiaires.

Des confinements très stricts peuvent être mis en place, comme à Shanghai (premier port mondial de conteneurs) où les mesures de restriction ont été durcies fin mars, conduisant à un confinement des 27 millions d’habitants, pour enrayer la montée rapide du nombre de cas. Cette hausse des contaminations a d’ailleurs suivi de près celle observée à Hong Kong. Le nombre de nouveaux cas journaliers s’est cependant stabilisé à la mi-avril à Shanghai (à près de 1 000 par million d’habitants, pour les cas asymptomatiques, et a baissé ensuite (550 au 25 avril, soit une baisse plus précoce que celle relevée à Hong Kong).

À Pékin, des campagnes massives de tests sont organisées depuis la fin avril et il semble probable que des mesures de confinement strictes soient prises comme cela a été fait à Shanghai. Pékin compte 22 millions d’habitants et représente 3,5 % du PIB chinois. Shanghai, avec 27 millions d’habitants, en représente 3,9 %. L’ensemble des villes ou provinces soumises à des mesures de restriction représentait environ 8 % du PIB à la fin avril. Les mesures de restrictions frappent moins l’industrie (qui parvient en partie à se réorganiser) que les services (commerces, hôtellerie-restauration quasiment fermés, transports fortement ralentis). Sous l’hypothèse d’une baisse moyenne d’activité dans ces régions de l’ordre de 30 %, l’impact sur le PIB serait de -2,4 %.  Si l’on suppose que cette situation perdure jusqu’à la fin de l’année et que l’on aura à tour de rôle des villes/régions affectées, l’impact négatif sur l’activité chinoise serait de 1,9 % sur l’année 2022.

Un scénario dans lequel Omicron se diffuserait plus rapidement en Chine n’est pas improbable. Cela pourrait représenter un choc de l’ordre de 7,5 points sur le niveau du PIB au deuxième trimestre (pour rappel le choc avait été de 10 points au seul premier trimestre 2020, le confinement serait maintenant plus brutal, mais plus localisé), avant un retour progressif à la normale.  La croissance chinoise serait alors aussi réduite de près de 2 points en 2022.

Ces deux estimations constituent sans doute un majorant d’une situation dans laquelle les autorités chinoises parviendraient à freiner la diffusion des variants. Ce sont des estimations nettement plus élevées que celle présentée le 12 avril par Allianz Trade (Allianz Trade Global Survey) qui considérait un impact d’Omicron sur l’activité en Chine de -0,4 point en 2022, en supposant la fin des confinements en mai 2022.

Le gouvernement chinois s’est fixé un objectif de croissance de 5,5 % en 2022. La plupart des prévisions de croissance en 2022 étaient voisines de 5 % jusqu’en mars. En avril, le FMI a abaissé sa prévision à 4,4 %, soit une baisse de 0,4 point par rapport à sa prévision de janvier, sous l’effet des restrictions d’activité induites par l’association d’une plus grande transmissibilité d’Omicron et de la stratégie zéro COVID, ainsi que par le ralentissement de la demande extérieure induit par la guerre en Ukraine.

La propagation d’Omicron en Chine se produit alors que les indicateurs conjoncturels avaient signalé une accélération de l’activité en janvier et février 2022. Ainsi, la production industrielle avait accéléré à 7,5 % sur un an en février (contre 4,3 % sur un an en décembre 2021) ; les ventes de détail étaient en hausse de 6,7 % sur un an (contre 1,7 % seulement en décembre 2021). En mars, les mesures de confinement ont contribué à ralentir la production industrielle, mais elles ont surtout fait chuter la consommation des ménages. En mars, la hausse de la production industrielle sur un an ralentissait à 5 % (soit + 0,4 % par rapport à février) et les ventes de détail chutaient de 3,5 % sur un an (soit -1,9 % par rapport à février). Au premier trimestre, le PIB a augmenté de 1,3 % par rapport au trimestre précédent (+4,8 % sur un an) après 1,7 % au quatrième trimestre 2021. La croissance bien que freinée, reste malgré tout supérieure au 0,7 % enregistré au troisième trimestre 2021, lorsque l’activité avait été ralentie par les restrictions mises en place pour éviter la diffusion du variant delta.

Omicron compromet clairement la réalisation de l’objectif de croissance du gouvernement. Une baisse de 0,5 point de la croissance en 2022 du fait de la stratégie zéro-Covid ne serait pas un problème majeur pour les autorités chinoises ; une baisse de 2 points marquerait un échec de la politique sanitaire du gouvernement qui mettrait vraisemblablement en place des mesures de soutien budgétaire et monétaire pour en limiter l’impact.

Le risque de la stratégie zéro-Covid est qu’elle se traduise par un carrousel permanent de confinements. À moyen terme, peut-on envisager une sortie raisonnée de la stratégie du zéro-Covid vers la stratégie de « vivre avec le virus » ? Les Chinois mettraient en place une vaccination efficace par un vaccin ARN messager, soit à partir d’un brevet acheté à l’Occident (ce qui semble peu probable), soit d’origine chinoise (quand il sera au point). Les frontières seraient progressivement rouvertes. La moindre gravité du variant Omicron par rapport aux variants précédents permettrait d’alléger les mesures de contrôle, d’éviter la mise en place de mesures strictes de confinement quitte à accepter une certaine hausse du nombre de personnes infectées ou hospitalisées et du nombre de décès. Les fermetures de ports ou d’entreprises seraient, pour l’essentiel, évitées. Un tel tournant ne pourrait sans doute pas intervenir avant le 20e Congrès du PCC à l’automne 2022. Il est actuellement fermement rejeté par les autorités chinoises qui pointent le risque de déstabilisation de l’économie, de forte hausse du nombre d’hospitalisations et de décès. Elles estiment que la protection apportée par la vaccination serait insuffisante et souhaitent maintenir une stratégie « zéro-Covid dynamique ».

Printemps 2022 : montée des incertitudes  

Dans un scénario où la diffusion d’Omicron et les mesures prises pour freiner celle-ci coûteraient près de 2 points de PIB en Chine en 2022, l’impact se propagerait sur l’économie mondiale par un effet demande et pourrait être de l’ordre de 0,7 point sur le PIB mondial[1]. De plus, les arrêts de production en Chine aggraveraient les tensions sur les chaînes de production, d’abord en Corée du Sud et au Japon, puis dans les pays occidentaux, avec un impact important sur l’économie mondiale : accentuation des ruptures des chaînes de production, manque de matières premières et de produits intermédiaires, d’où accentuation des tensions inflationnistes.

Les tensions sur les approvisionnements avaient atteint des niveaux très élevés à l’automne 2021 pour ne s’atténuer que légèrement ensuite. C’est aussi ce que signalait dans sa mise à jour parue début mars, l’indicateur de tensions sur les chaînes d’approvisionnement construit à la Fed de New York (à partir des indicateurs PMI et de coût du fret) qui ne montrait qu’une légère décrue depuis décembre 2021. Ainsi, l’indicateur a baissé de 4,5 en décembre 2021 (son niveau le plus élevé historiquement) à 3,82 en janvier 2022 puis 3,31 en février (graphique 1). La baisse était forte aux États-Unis et en Asie hors Chine ; elle était plus faible pour la Chine et quasi-inexistante pour la zone euro[2].

Les indicateurs de coût du fret maritime des conteneurs au départ de Shanghai (indice SCFI), comme de l’ensemble de la Chine (indice CCFI) sont aussi en baisse depuis le début de l’année même s’ils restaient très élevés à la fin avril (graphique 2). À partir de la mi-2021, une partie des tensions sur le fret maritime ont été provoquées par la poussée d’achats de biens durables aux États-Unis qui a entraîné une forte hausse des exportations chinoises vers les États-Unis alors que les navires étaient souvent contraints de revenir à vide.

En 2022, en raison des périodes de confinement, les blocages dans les ports chinois devraient peser sur les délais et les coûts du transport maritime qui resteraient à des niveaux élevés pour la troisième année consécutive.  S’y ajoutent les blocages du transport routier en Chine. Ainsi, en mars 2022, une marchandise sortant d’une usine chinoise mettait en moyenne 110 jours pour atteindre un entrepôt américain contre 50 en 2019[3].

À court terme, à l’échelle mondiale, à la poussée inflationniste sur l’énergie et les matières premières, s’ajoute la persistance de pénuries physiques de produits intermédiaires, perturbant fortement la production de plusieurs secteurs industriels. 46% des entreprises industrielles allemandes dépendent de produits intermédiaires chinois[4]. Les pénuries de semi-conducteurs ont un impact particulièrement important sur des secteurs comme les équipements informatiques, les biens d’équipements et surtout sur le secteur automobile. Certains constructeurs se résignent à proposer des produits plus simples avec moins d’équipements informatiques non essentiels. Les industriels souffrent aussi de pénuries sporadiques causées par la mise en arrêt ou la congestion des ports de conteneurs. Les conséquences sur l’économie mondiale dépendront cependant de deux facteurs difficiles à évaluer, la capacité de la Chine à endiguer la résurgence de la Covid-19 (ou à s’y résigner), la capacité des entreprises occidentales à s’adapter (ou non) aux pénuries fluctuantes d’importations en provenance de la Chine.  

Il est cependant possible de donner un ordre de grandeur majorant de l’impact que pourrait avoir la propagation de l’épidémie en Chine[5] sur l’économie mondiale. Selon la BCE, les goulots d’étranglement induits par la crise Covid auraient été responsables d’une baisse de 2,6% de l’activité industrielle dans la zone euro entre octobre 2020 et septembre 2021. Supposons qu’en 2022, sans la propagation de l’épidémie en Chine à partir du deuxième trimestre, les goulots d’étranglement disparaitront progressivement tandis qu’avec le niveau de propagation actuel, l’effet provoquerait, sur l’année, une baisse de 1,3% de l’activité industrielle, soit de l’ordre de 0,4% du PIB de la zone euro.

En conclusion

Le modèle sanitaire de gestion de la pandémie en Chine reposait pour partie sur un pari : l’éradication du virus par une politique rigoureuse de zéro-Covid. De toute évidence, ce pari sera perdu. Les coûts économiques et humains sont importants. La Chine devra sans doute adopter après l’automne 2022 et le congrès du PCC une stratégie de vivre avec la Covid-19, avec une vaccination de masse, grâce à un vaccin plus efficace et l’acceptation d’un nombre plus élevé de contaminations et de décès. C’est l’épée de Damoclès qui pèse sur l’économie chinoise et par voie de conséquence l’économie mondiale.


[1] Voir une estimation de l’impact de la chute de la demande chinoise dans : Alexei Kireyev et Andrei Leonidov (2016) : « China’s Imports Slowdown: Spillovers, Spillins, and Spillbacks », IMF Working Papers. 

[2] Voir aussi : « Supply chain bottlenecks in the euro area and the United States: where do we stand?  », ECB Economic Bulletin, Issue 2/2022.

[3] Voir : https://www.bloomberg.com/news/features/2022-04-25/china-s-covid-crisis-threatens-global-supply-chain-chaos-for-summer-2022

[4] Voir : Baur A. et L. Flach : « Deutsch-chinesische Handelsbeziehungen: Wie abhängig ist Deutschland vom Reich der Mitte?  », ifo Schnelldienst, n° 4, 31 mars 2022.

[5] Voir : Martin J., Lafrogne-Joussier R. et I. Mejean : « Supply shocks in supply chains: Evidence from the early lockdown in China », CEPR Discussion Paper,  2021 ; Celasun O. et al. : « Supply Bottlenecks: Where, Why How Much and What Next?  », IMF Working Papers, février 2022 ; de Santis R.: « Sources of supply chain disruptions and their impact on euro area manufacturing », ECB Economic Bulletin, Issue 8/2021 ; Christine Lagarde : « A new global map: European resilience in a changing world », Keynote Speech at the PIIE, 22 avril.




Bilan humain de deux ans de pandémie à l’échelle de l’Union européenne

Sandrine Levasseur

Pandémie du grec pan (tout) et demos (peuple). Selon la définition du Larousse, la pandémie est une épidémie étendue à toute la population d’un continent, voire au monde entier.

Les deux ans de la pandémie offrent la triste occasion de réaliser un bilan humain de l’impact de la Covid-19 à l’échelle de l’Union européenne (UE). C’est aussi le moment de souligner les différences observées entre les États membres en termes d’incidence et de mortalité imputable à la Covid-19. Tout d’abord plutôt localisée à l’ouest de l’UE, la pandémie s’est peu à peu propagée vers l’est. Finalement, deux ans après le début de la pandémie, un groupe de pays semble se distinguer tout particulièrement, celui des pays d’Europe centrale et orientale (PECO), très fortement touché par la pandémie bien que les États baltes pourraient être plus proches des pays nord-scandinaves, relativement épargnés par la pandémie. Enfin, il est possible de distinguer les pays du Sud, menés par l’Italie, où la pandémie a eu un effet non négligeable relativement aux pays restant de l’UE.



L’an I de la pandémie

Le 11 mars 2020, lorsque l’Organisation mondiale pour la santé (OMS) déclare que la flambée de Covid-19 constitue une pandémie dont l’Europe est l’épicentre, l’Union européenne (UE) concentre à elle seule plus de 60 % des nouveaux cas recensés au niveau mondial[1]. En fait, à cette date, si tous les États membres sont touchés par la pandémie, l’Italie concentre 57,5 % des 21 695 cas recensés depuis le début dans l’UE. De même, l’Italie représente 87,5 % des 945 morts de la Covid-19 recensés dans l’UE. Rapportés à sa population, l’Italie comptabilise ainsi 206 cas de Covid-19 par million d’habitants contre 48 cas par million d’habitant, en moyenne, dans l’UE. L’Espagne est le deuxième pays de l’UE le plus touché par la Covid-19 à la fois en termes absolus et relatifs, suivie des deux autres grands pays de l’UE (France et Allemagne). Comparés à leur population, le Danemark et la Suède recensent aussi un nombre important de cas de Covid-19 (respectivement 76 et 61 cas par million d’habitants).

L’autre fait marquant de ce début de pandémie, au-delà de cette hyper-concentration des cas et décès en Italie, est le fait que les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) sont très peu touchés par la Covid-19 : à la date du 11 mars 2020, seuls 299 cas de Covid-19 sont recensés dans les PECO (soit 3 cas par million d’habitants). La Slovénie, pays frontalier de l’Italie, est alors le PECO le plus touché par la Covid-19 avec 27 cas par million d’habitants. Un seul mort imputable au Coronavirus est recensé dans les PECO (en Bulgarie). Les données de surmortalité (voir encadré), qui présentent l’avantage de pallier les problèmes des cas de Covid-19 non déclarés et de tenir compte de la mortalité indirecte, confirment que les PECO ont été pendant quelques temps isolés de la pandémie (Graphique 1). En effet, jusqu’en mai 2020, la surmortalité imputable à la Covid-19 est inférieure à 2 % dans les PECO. En fait, c’est seulement à partir d’octobre 2020 que l’impact de la Covid-19 commence à être particulièrement notable dans les PECO : le taux de surmortalité atteint alors 10 %. En novembre 2020, il atteint un pic à 75 %. Tous les PECO sont alors fortement touchés par la pandémie, à l’exception notable de l’Estonie et aussi, mais dans une moindre mesure, de la Lettonie.

Au total, à la fin de l’année 2020, l’UE à 27 comptabilise un peu plus de 576 000 décès en excès ou « anormaux », dont presque 187 000 dans les PECO (Tableau 1). Autrement dit, les PECO comptabilisent presque 1/3 des décès anormaux alors que leur poids dans la population de l’UE est bien moindre, de l’ordre de 23 %. L’Italie reste le pays de l’UE le plus touché par la Covid-19 en termes absolus ou relatifs : elle comptabilise un excès de mortalité de 107 600 personnes depuis le début de la pandémie, soit presque 19 % de l’excès de mortalité comptabilisé par l’UE pour un poids démographique dans l’UE de 15 %. La Pologne, avec 77 700 décès en excès, est devenu le deuxième pays de l’UE le plus touché par la Covid-19 en termes absolus ou relatifs, devançant légèrement l’Espagne (77 500 décès en excès).

En résumé, à la fin de l’année 2020, si la pandémie est un problème pour tous les pays de l’UE, c’est un problème majeur pour l’Italie et c’est devenu un problème très important pour la plupart des PECO. Comparativement, cinq pays de l’UE – le Danemark, l’Irlande, la Finlande, la Lettonie et l’Estonie – sont relativement peu touchés par la pandémie.

La période allant de décembre 2020 à mars 2021 est marquée par le début et la montée en puissance de la vaccination contre la Covid-19. Au printemps 2020, les instances européennes avaient décidé que la procédure de contractualisation et d’acquisition des vaccins serait centralisée au niveau de l’UE de façon à ce que tous les pays de l’UE, quel que soit leur niveau de richesse, puissent offrir à leur population un accès au vaccin dans les mêmes conditions. À la fin décembre, les campagnes de vaccination débutent donc dans tous les pays de l’UE et, dans les mois qui suivent, on observe une même dynamique vaccinale dans presque tous les pays de l’UE, à l’exception notable de quatre d’entre eux – Lettonie, Bulgarie, Croatie et Luxembourg – où, à la date du 11 mars 2021, le nombre de vaccins inoculés en pourcentage de la population est très inférieur à 11 %, soit la moyenne observée aussi bien à l’ouest qu’à l’est de l’UE. Les données de personnes totalement vaccinées confirment qu’à cette date, en matière de vaccinations, aucun retard particulier n’est à noter dans les PECO, à l’exception des pays déjà mentionnés (Lettonie, Bulgarie et Croatie).

Les campagnes de vaccination débutent dans un contexte marqué par un certain reflux de l’épidémie. Malgré tout, les taux de surmortalité demeurent à des niveaux non négligeables : 17,5 % en janvier 2021 dans l’UE27 mais près de 25 % dans les PECO ; moins de 10 % dans l’UE27 en février 2021 mais encore 17,5 % dans les PECO (Graphique 1).

Le jour de l’An I de la pandémie, soit le 11 mars 2021, environ 119 millions de personnes dans le monde avaient contracté la Covid-19, dont 24 millions dans l’UE. En outre, on recensait dans le monde 2,7 millions de personnes décédées de la Covid-19, dont 570 500 dans l’UE. En proportion de sa population, l’UE est un peu moins touchée que les USA à la fois en termes de cas, de morts de la Covid-19 et de surmortalité.

L’an II de la pandémie

La seconde année de la pandémie est marquée par des campagnes vaccinales qui, à partir de l’été 2021, ralentissent dans la majeure partie des PECO. Ainsi, à la fin janvier 2022, au moment où sévit la cinquième vague, 54 % de la population est totalement vaccinée dans les PECO contre 76 % dans le reste de l’UE. C’est même moins de 30 % en Bulgarie (Graphique 2). Comparativement, les populations sont beaucoup plus vaccinées dans les pays du sud de l’UE : Portugal, Malte et Espagne ont un taux de vaccination qui dépasse les 80 % quand celui de l’Italie s’établit à 76,6 %. Les populations nord-scandinaves sont elles aussi plutôt vaccinées, y compris dans les États baltes que sont la Lituanie et la Lettonie où les taux de vaccination sont aux alentours de 70 %.

Ce ralentissement dans le processus de vaccination au sein des PECO intervient alors qu’une quatrième vague a été identifiée. Elle se concrétise, en septembre 2021, par une reprise des cas et des décès liés à la Covid-19 plus forte dans les PECO que dans le reste de l’UE. La surmortalité repart alors à la hausse dans les PECO (Graphique 1). À l’automne 2021, elle atteint des niveaux particulièrement élevés en Bulgarie et Roumanie où le taux de surmortalité s’établit, en moyenne, autour de 70 % de septembre à novembre 2021.

De façon plus générale, les taux de surmortalité observés depuis le début de la pandémie sont sans commune mesure entre les PECO (Estonie et Lettonie mises à part) et le reste de l’UE (Graphique 3). Evalué sur la période allant de mars 2020 à décembre 2021, le taux de surmortalité moyen approche les 30 % en Bulgarie contre environ 5 % en Suède, au Danemark et en Finlande.

Finalement, à la date du 31 décembre 2021, la surmortalité liée à la pandémie s’établit à plus d’1,2 million de personnes pour l’UE (Tableau 1). La Pologne, avec environ 194 000 décès en excès, est le pays de l’UE qui paie le plus lourd tribut à la pandémie, suivie par l’Italie qui en comptabilise environ 170 000[2]. Globalement, la surmortalité est évaluée à plus d’un demi-million de personnes pour les PECO, soit plus de 40 % des excès de décès de l’UE

Pour finir ce tableau statistique de l’impact différencié de la Covid-19 selon les pays, il peut être intéressant de comparer l’évolution de la surmortalité (qui, par définition, est une estimation) à celle des décès officiels de la Covid-19 (qui relève des déclarations et des stratégies de tests pouvant différer sensiblement d’un pays à l’autre). De mars 2021 jusqu’à ce que survienne la cinquième vague en décembre 2021, la surmortalité évolue, en moyenne, peu ou prou comme les décès liés à la Covid-19 dans l’UE hors PECO (Graphique 4). Si une même stabilisation du ratio est observée dans le même temps pour les PECO, la stabilisation s’opère à un niveau 50 % supérieur aux données officielles. Deux explications sont possibles : soient les PECO ont tendance, en moyenne, à sous-estimer systématiquement leurs décès dus à la Covid-19 (du fait d’une stratégie de tests insuffisante), soit les PECO enregistrent un nombre important de décès indirectement liés à la Covid-19 (du fait d’une mise sous tension des systèmes de santé). En fait, les deux explications sont vraisemblablement fondées.

Conclusion

Les facteurs explicatifs de l’incidence plus ou moins marquée de la pandémie selon les pays sont multiples et, souvent, interagissent de manière complexe.

Certains facteurs contribuent à favoriser ou à accélérer la pandémie sans pour autant être discriminants. Ainsi, la mobilité des personnes a favorisé la propagation du coronavirus mais, assortie de mesures telles que la distanciation sociale, la mise en quarantaine et la fermeture des frontières aux non-résidents, n’a pas forcément induit une flambée des cas de coronavirus. L’exemple le plus emblématique en la matière est le retour de plusieurs millions de travailleurs est-européens dans leur pays d’origine (notamment en Pologne, Roumanie et Bulgarie) en mars/avril 2020, à la suite des mesures de confinement mises en place dans des pays où sévissait le virus (notamment au Royaume-Uni, en l’Italie, en Espagne et Allemagne). Organisées et même institutionnalisées par les gouvernements des PECO, ces mobilités de personnes de l’ouest vers l’est de l’UE ne se sont pas traduites par un surcroît de mortalité dans les pays concernés par les retours (Graphique 1).

Ensuite, la mise en place de restrictions des libertés relativement strictes (e.g. confinements, fermetures des écoles et des magasins non essentiels, télétravail, etc.) a pu constituer une réponse à un nombre important et persistant de cas de Covid-19 (e.g. en Italie et Roumanie) ou au contraire viser à éviter l’entrée de la pandémie sur le territoire (cas des PECO lors de la première vague). Comparativement, certains pays ont instauré assez peu de restrictions des libertés sans pour autant enregistrer de flambée de cas de Covid-19 (e.g. les pays nord-scandinaves).

Des températures peu élevées qui, toutes choses égales par ailleurs, sont un facteur favorisant de la propagation du coronavirus n’ont pas non plus donné lieu à une flambée hors de contrôle des cas de Covid-19 dans les pays nord-scandinaves. L’une des explications en serait que, dans ces pays, le froid diminue spontanément le brassage social, les nord-scandinaves restant davantage chez eux comparativement aux personnes vivant sous des climats plus cléments.

À côté de ces différents facteurs explicatifs aux interactions complexes, la couverture vaccinale apparaît comme un véritable facteur discriminant en matière de mortalité. C’est en effet en 2021, notamment lors de la dernière vague (cf. tableau 1 et graphique 1), que les trajectoires de surmortalité des PECO s’écartent de celles du reste de l’UE, les PECO étant comparativement (et en moyenne) moins vaccinés contre la Covid-19 et plus touchés par la pandémie que le reste de l’UE. La faible couverture vaccinale dans les PECO trouve ses racines dans une grande défiance envers les vaccins et, plus généralement, envers l’autorité gouvernementale. Si cette défiance existe aussi dans le reste de l’UE – en témoignent les manifestations anti-passe vaccinal dans tous les pays de l’UE –, cette défiance est beaucoup plus marquée à l’est de l’Europe où les gouvernements peinent, plus de trente ans après la fin du joug communiste, à instaurer croissance économique et baisse des inégalités sociales. En Bulgarie, la forte instabilité gouvernementale n’a pas permis de mettre en place des politiques de communication expliquant les avantages et inconvénients de la vaccination contre la Covid-19. La forte présence des populations Rom dans certains pays de l’Est – jusqu’à 8 à 10 % de la population en Bulgarie, Roumanie, Hongrie et Slovaquie – peut aussi expliquer la difficulté à obtenir une couverture vaccinale élevée, cette population bénéficiant généralement d’un faible suivi sanitaire. Notons que cette présence des populations Rom peut aussi expliquer une partie de la surmortalité observée dans ces PECO, ces populations souffrant davantage de co-morbidités (obésité, diabète et maladies cardio-vasculaires) dont on sait que ce sont des facteurs aggravant de la Covid-19.

Enfin, les systèmes de santé semblent constituer un autre facteur discriminant de l’impact de la Covid-19. Les PECO, mais aussi les pays du sud de l’UE, ont comparativement des secteurs de la santé moins bien dotés en ressources financières que les autres pays de l’UE. À titre d’exemple, les dépenses de santé par habitant dans les PECO atteignent, en moyenne, 43 % de celles réalisées dans le reste de l’Europe[3]. Dans les pays du sud de l’UE, les dépenses de santé par habitant sont certes plus élevées que dans les PECO, mais à seulement 63 % de celles réalisées dans le reste de l’UE. Enfin, sous l’effet de la fuite des cerveaux (brain drain), la sous-dotation en médecins est patente dans les PECO relativement à celle observée dans le reste de l’UE (respectivement 313 médecins pour 100 000 habitants dans les PECO contre 408 dans le reste de l’UE)[4]. Il est manifeste que certains systèmes de santé, y compris au sein des pays les plus avancés de l’UE, sont sous-calibrés pour faire face à la pandémie actuelle.

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Encadré : définition et mesures de la surmortalité

La surmortalité se définit comme l’excès de mortalité imputable à une « crise » (e.g. canicule, pandémie, guerre), c’est-à-dire une mortalité qui n’est pas attribuée aux causes traditionnelles (vieillissement, cancers, maladies cardio-vasculaires, accidents de la route, suicides, etc.).

Le problème du calcul de la surmortalité dans le cas de la Covid-19 est multiple. Certaines causes traditionnelles de décès peuvent être des facteurs favorisant et accélérant (e.g. vieillissement et co-morbidités liées aux maladies cardio-vasculaires et diabète). Ainsi certaines personnes testées et décédées de la Covid-19 seront déclarées – à juste titre – comme décédées de la Covid-19 mais, dans un autre contexte, seraient décédées de leur pathologie (ou d’une autre pathologie) quelques mois ou quelques années plus tard. Autrement dit, d’un point de vue statistique, (i) un nombre important de morts de la Covid-19 n’est pas nécessairement associé à une (forte) surmortalité et (ii) la surmortalité peut être ponctuelle et être suivie, quelques temps plus tard, d’une sous-mortalité. Pour illustrer le point (i), remarquons que peu de personnes sont décédées de la grippe saisonnière durant les hivers 2020 et 2021. Pour illustrer le point (ii), notons que la baisse de l’espérance de vie en 2004, due à la canicule du mois de juillet, a été suivie en 2005 par un « boom » de l’espérance de vie.

Un autre problème tient au fait que la pandémie s’est accompagnée de la mise en place de mesures sanitaires et de restrictions des libertés – plus ou moins strictes selon les pays – qui ont affecté les comportements et donc les causes de mortalité. Les mesures de distanciation sociale, l’usage des gels hydro-alcooliques et l’interdiction des rassemblements, la fermeture des écoles et le recours au télétravail, ont ainsi fait baisser de manière drastique certaines infections et donc certaines causes de mortalité au cours des deux années de pandémie. Et c’est sans compter la baisse de la mortalité par accident de la route lors du premier confinement. A contrario, les reports de certains diagnostics, traitements ou interventions chirurgicales observés lors des différentes vagues ont pu se traduire par une mortalité qui n’aurait pas eu lieu en temps normal.

En l’absence de données très fines et exhaustives sur les différentes causes de mortalité, à la fois avant et depuis la pandémie, le calcul de la surmortalité relève d’un travail d’estimation reposant sur des hypothèses de travail plus ou moins sophistiquées.

Depuis le début de la pandémie, trois principales bases proposent des séries de surmortalité avec de fréquentes actualisations et ce, pour un nombre relativement important de pays. Deux sont sous l’égide d’institutions internationales (Eurostat et l’OCDE) tandis que la troisième (OWiD) est le fait d’un travail joint des chercheurs de l’Université de Berkeley (USA) et du Max Planck Institute for Demographic Research (Allemagne)1.

La fréquence des données de l’OCDE et d’OWiD est hebdomadaire tandis que celle d’Eurostat est mensuelle.

Eurostat et l’OCDE calculent la surmortalité de manière très simple. Pour Eurostat, la surmortalité (mensuelle) est calculée comme l’excès de morts observés le mois m relativement à la moyenne des morts observés le mois m au cours des années 2016-2019. L’OCDE calcule la surmortalité (hebdomadaire) comme l’excès de morts observés la semaine s relativement à la moyenne des morts observés la semaine s au cours des années 2015-2019. Au-delà de la fréquence, ce sont bien plus les années de référence utilisées pour calculer la moyenne qui expliquent les différences de résultats observées entre Eurostat et l’OCDE : l’année 2015 ayant été une année à forte mortalité pour cause de grippe saisonnière2, les données de l’OCDE vont se traduire ceteris paribus par une plus faible surmortalité que celles d’Eurostat. Pour un échantillon de pays de l’UE comparable (tous les pays de l’UE ne sont pas membres de l’OCDE), la minoration de la surmortalité par l’OCDE ne dépasse jamais les 6 ou 7 % sauf pour un certain nombre de pays nord-scandinaves (Danemark, Finlande, Lituanie et Suède).

Les données d’OWid sont calculées avec deux hypothèses supplémentaires : elles sont ajustées au préalable des variations saisonnières de mortalité (e.g. on meurt plus en hiver qu’en été ceteris paribus) et des tendances annuelles de mortalité (e.g. les pays vieillissant connaissent une hausse de la mortalité ceteris paribus). Pour le reste, fréquence et période de référence sont identiques à celles de l’OCDE. Les deux hypothèses supplémentaires vont se traduire ceteris paribus par une mesure de surmortalité plus faible par les données OWiD que par celles de l’OCDE. Pour un échantillon de pays de l’UE comparable, la minoration de la surmortalité par l’OWiD peut être conséquente (jusqu’à 50 % pour l’Allemagne et 33 % pour la France) tandis qu’à la fois d’importantes majorations (Suède, Lettonie et Lituanie) ou minorations (Danemark) peuvent apparaître pour les pays nord-Scandinaves.

Bien que fournissant probablement une fourchette haute de la surmortalité imputable à la Covid-19, les données d’Eurostat nous semblent les moins discutables.

1 Les trois bases sont librement accessibles en ligne.

2 Quatre mois d’espérance de vie ont été perdues, en moyenne, dans l’UE27 entre 2014 et 2015.


[1] Les données de cas et de morts de la Covid-19 ainsi que celles de vaccinations proviennent d’OWiD. Les mesures de surmortalité proviennent d’Eurostat (voir encadré).

[2] Les estimations concurrentes de surmortalité (voir encadré) montrent que, dans tous les cas, l’excès de surmortalité s’établit à plus de 150 000 personnes à la fois en Pologne et en Italie.

[3] Sont considérées ici uniquement les dépenses de santé au titre de l’assurance publique et obligatoire. L’évaluation est en parité de pouvoir d’achat de façon à tenir compte des différentiels de prix entre les pays. Source : Eurostat.

[4] Source : Eurostat.




Compte rendu du séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », Cevipof-OFCE, séance 1 – 21 janvier 2022

Intervenants : Alexandre ESCUDIER (CEVIPOF), Nicolas
LERON[1]
(CEVIPOF, OFCE), Xavier RAGOT (OFCE), Jérôme CREEL (OFCE)

 Souveraineté et démocratie, économie et politique

L’intégration européenne au prisme de la sociologie historique longue

Le séminaire « Théorie et économie
politique de l’Europe », organisé conjointement par le Cevipof et l’OFCE
(Sciences Po), vise à interroger, au travers d’une démarche pluridisciplinaire
systématique, la place de la puissance publique en Europe, à l’heure du
réordonnancement de l’ordre géopolitique mondial, d’un capitalisme néolibéral
arrivé en fin du cycle et du délitement des équilibres démocratiques face aux
urgences du changement climatique. La théorie politique doit être le vecteur
d’une pensée d’ensemble des soutenabilités écologiques, sociales, démocratiques
et géopolitiques, source de propositions normatives tout autant
qu’opérationnelles pour être utile aux sociétés. Elle doit engager un dialogue
étroit avec l’économie qui elle-même, en retour, doit également intégrer une
réflexivité socio-politique à ses analyses et propositions macroéconomiques,
tout en gardant en vue les contraintes du cadre juridique.



Réunissant des chercheurs d’horizons
disciplinaires divers mais également des acteurs de l’intégration européenne
(diplomates, hauts fonctionnaires, prospectivistes, avocats, industriels,
etc.), chaque séance du séminaire donnera lieu à un compte rendu publié sur les
sites du Cevipof et de l’OFCE.

La
première séance du séminaire a été l’occasion d’en présenter la démarche et les
objectifs, et d’exposer chacun, du point de vue de sa propre discipline, les
enjeux de l’intégration européenne pour en souligner les difficultés théoriques
comme pratiques. Mais cette démarche ne saurait se satisfaire d’un simple
éclectisme pluridisciplinaire. L’ambition théorique du séminaire est bien
d’articuler les différents savoirs économiques, juridiques et socio-politiques
dans le cadre d’une matrice générale, sous-tendue par une sociologie historique
longue. Car le phénomène d’intégration européenne, comme toute production des
collectifs humains, ne saurait s’extraire des coordonnées fondamentales du
politique.

Comme
expliqué par Florent Parmentier,
secrétaire général du CEVIPOF, et Xavier
Ragot
, président de l’OFCE, le séminaire porte un objectif
d’européanisation accrue des travaux des deux centres de recherche. Dans
l’urgence des crises, l’administration européenne a su mettre en œuvre des
politiques publiques et des innovations institutionnelles. Mais la réflexion
académique, à la temporalité longue, fait généralement défaut. Si des think
tanks formulent des propositions sectorielles de qualité, il leur manque
l’ambition d’une pensée systématique.

Interventions liminaires

Dans
son intervention liminaire, Alexandre
Escudier
, chercheur au CEVIPOF et co-organisateur du séminaire, insiste sur
l’envie d’acculturation réciproque qui anime les participants du séminaire.
Conscients de ses propres points d’incompétence, chacun cherchera dans les
autres disciplines les réponses aux angles morts de sa perspective
disciplinaire. Mais cette démarche pluridisciplinaire ne saurait être un
éclectisme. Elle s’attache à une conception théorique fondamentale du politique
à laquelle le phénomène d’intégration européenne ne saurait échapper. Phénomène
socio-historique inédit, l’intégration européenne n’en demeure pas moins une
expérience de l’agir humain qu’il nous faut situer dans les coordonnées
universelles de toute dynamique politique.

À
la suite du sociologue Jean Baechler, Alexandre Escudier expose les quatre
catégories fondamentales du politique : la politie, le système
international (la transpolitie), le régime politique et la morphologie sociale.
La politie correspond à l’espace social de pacification vers l’intérieur (qui
poursuit la paix par la justice) et de prise en charge à l’extérieur de la
guerre virtuelle. Elle est en quelque sorte l’unité politique de base.

Le
système international (ou transpolitie) organise les rapports entre
polities. Il peut connaître plusieurs états : celui de l’échec de la
pacification entre polities ou celui de la réussite de la pacification,
notamment au moyen d’institutions internationales. Cette dimension est
fondamentale, car elle organise l’environnement de toute politie, qu’elle le
veuille ou non. L’Europe ne saurait être exempte des contraintes du système
international. Or nous observons que le cycle de l’Europe comme puissance
normative est désormais derrière nous. L’Europe est confrontée à un triple déséquilibre :
1) le déséquilibre interne des États
européens ; 2) le déséquilibre entre États membres (Nord-Sud, Ouest-Est) ; 3) le
déséquilibre du système international, de la contestation de la pax americana à la multiplication des
Etats faillis et des groupements terroristes.

Le
régime politique renvoie à la manière dont les modes du pouvoir se
combinent à l’intérieur d’une politie, avec : 1) la puissance (la capacité
coercitive en dernier ressort) ; 2) l’autorité (la capacité d’incarnation
des principes tenus pour justes) ; 3) la direction (la capacité de
résoudre des problèmes qui s’imposent). La démocratie, comme régime politique,
enracine les modes du pouvoir dans les sociétaires égaux en principe.

La
morphologie sociale, enfin, renvoie à la nature du lien social qui garantit une
cohésion subjective parmi les membres du collectif. La nation, comme
morphologie sociale, conjugue un principe contractualiste (théorie du contrat
social) avec un régime mémoriel de valeurs sédimentées dans le temps et des
épreuves historiques communes.

Hapax
juridico-politique, l’Union européenne bouscule les équilibres stabilisés par
l’État-nation. Elle génère un
triple dédoublement : 1) au niveau de la politie, l’UE est-elle une
politie de polities, une quasi-politie qui subsume les
États, voire les
déclassifient en tant que polities ? 2) au niveau du régime politique,
l’UE pose problème aux fonctionnements des démocraties nationales ; 3) au
niveau de la morphologie sociale, quel lien social l’UE produit-elle ?
Peut-on observer la cristallisation d’une européanité ? ou bien le
raidissement des nations ?

Du
point de vue de l’économiste, selon Xavier
Ragot
, c’est la Commission européenne qui s’est montrée capable de se
saisir d’une proposition innovante et de la mener à terme afin de répondre à
une problématique donnée. Par exemple, face à la crise du Covid-19, la
Commission européenne a su reprendre l’idée d’assurance-chômage européenne,
pourtant rejetée par les syndicats européens du fait de l’opposition des
syndicats allemands à toute européanisation de l’Etat social, et mettre en
place le mécanisme SURE, doté de 100 milliards d’euro et dont l’efficacité est
réelle. Un peu à la manière de la création des systèmes d’État-providence, qui contournèrent le blocage de
l’appareil étatique en mobilisant les partenaires sociaux, le mécanisme SURE
est le fruit d’une rationalité bureaucratique capable de s’exonérer de
l’inertie des acteurs politiques et sociaux. Mais si l’économiste peut analyser
l’efficacité (macroéconomique) d’un tel instrument, il ne sait pas
problématiser sa légitimité (politique). L’enjeu de la constitution d’un marché
du travail européen soulève la même problématique. De même pour le
chantier des règles budgétaires européennes : au-delà de leur pertinence
macroéconomique, quelle est la limite d’acceptabilité en termes de légitimité,
de ces règles ? La question du remboursement de la dette issue du plan de
relance européen NextGenerationEU devient, sous cet angle, cruciale
: on a fait une dette sans ressource fiscale en face et sans validation
parlementaire légitime. La perspective économique a besoin d’aller beaucoup
plus loin dans la compréhension des contraintes politiques des mesures
économiques qu’elle peut préconiser.

Comme
le souligne Jérôme Creel, directeur
du département des études à l’OFCE, à la faveur des crises, dont celle du
Covid-19, on assiste à un renouveau de l’action publique dans la sphère
économique : politique industrielle (e.g.
par la création de nouveaux champions afin d’assurer une indépendance
technologique de l’UE), nouvelles réglementations (e.g. pour lutter contre le changement climatique), et politique
macroéconomique active, y compris celle menée par la Banque centrale
européenne. Ce renouveau répond sans doute pour partie aux mouvements de
protestation contre certains effets de la mondialisation et il interroge les
relations entre politique et économie. Tandis que la question de la
pérennisation des nouvelles politiques économiques européennes se pose avec une
acuité pressante, elle implique à la fois une réflexion sur la bonne
répartition entre le niveau local, le niveau national et le niveau européen de
ces interventions et sur leur capacité à se coordonner. Elle implique également
que soient définis un cadre et des limites juridiques aux propositions de
réformes portées par les économistes qui doivent passer par un dialogue
constructif avec les juristes.

Partir
du politique doit ainsi constituer le leitmotiv des travaux du séminaire, selon
Nicolas Leron, chercheur associé au
CEVIPOF et à l’OFCE. La crise européenne, qui s’entend comme la crise de
l’Union européenne et celle de ses États membres, est une crise du politique, dont les
ramifications, les déterminants et les manifestations sont multidimensionnelles
(économique, juridique, électoral…). La perspective politiste et juridique
éprouve elle aussi le besoin de relier ses problématisations à la dimension
économique : où se loge, au sein de l’économique, le politique ? Les
notions économiques de budget, de fiscalité, de politique économique
constituent des éléments constitutifs et/ou des vecteurs du politique. Réciproquement,
quelles sont les conditions ou les effets de l’économique sur le
politique ? Cette démarche d’intégration pluridisciplinaire ne vaut qu’à
la condition de refuser toute conception disciplinaire hermétique, à savoir
qu’une science juridique pure comme une science économique pure, qui se
suffirait à elle-même, ne tient pas. Cela conduit à une double critique :
la critique politiste du néofonctionnalisme (qui postule qu’une certaine
configuration institutionnelle d’intérêts d’acteurs produit sa propre force
cinétique d’intégration européenne) et la critique économique de l’économicisme
(qui évacue ou condamne tout déterminant politique). Ensuite, parce que le
politique renvoie, en Europe, à la démocratie, la crise du politique est donc,
en Europe, une crise de la démocratie, ce qui pose la question des conditions
de production et de stabilisation de la démocratie : dimensions politiques, juridiques
et économiques. Selon une acception substantielle de la démocratie, qui ne
saurait se résumer à ses procédures institutionnelles, la production des biens
premiers du politique (qui permettent la paix par la justice) devient une
question centrale qui, nécessairement, engage la raison économique (innovation
et production industrielle, capacité fiscale, politique budgétaire).

Discussion générale

Dans
le cadre de la discussion suivant les interventions liminaires, Maxime Lefebvre, diplomate au sein de
la Direction de l’Union européenne du ministère de l’Europe et des Affaires
étrangères, soulève trois questions : 1) Le plan de relance européen
est-il exceptionnel ou a-t-il vocation à passer un effet cliquet, un changement
de nature du projet européen ? 2) si l’on veut franchir un pas vers
plus de démocratie : faut-il aboutir à l’impôt européen ? 3) dans
quelle mesure faut-il prendre en compte le cadre occidental et transatlantique ?

Alexandre Excudier répond qu’il ne faut pas fantasmer une souveraineté
militaire européenne émancipée du partenaire américain, mais réfléchir à notre
capacité de désalignement sectoriel, indépendamment des conflits de hautes
intensités. Sur la question de la capacité fiscale européenne : dans la
bataille du récit, ne sous-vend-on pas les avantages du marché intérieur qui offre
à ce titre la possibilité de fiscaliser de nouvelles richesses tirées de
l’existence même du marché intérieur ?

Xavier Ragot revient sur l’idée que l’Europe avance de crise
économique en crise économique. Le plan NextGenerationEU est, selon lui,
une évolution durable de la construction européenne. L’Europe s’est construite
sur la grande stabilité des marchés : or cette économie rigide de marché
est structurellement déstabilisée et rend perpétuellement anachronique les
institutions européennes en place. Le moteur principal qui permet
l’ajustement de l’UE aux problèmes qui se présentent à elle est alors la
bureaucratie, suivie ensuite – avec beaucoup de retard – par la politique. La
bureaucratie a accouché d’un plan de relance européen qui répond aux problèmes
du moment mais qui pose des problématiques politiques majeures de moyen
terme : comment stabiliser le plan de relance européen, à commencer par la
pérennisation de la nouvelle dette européenne ? à quelles conditions
institutionnelles ? au moyen de quels processus de démocratisation
d’institutions européennes en crise ? Va-t-on, par la force des choses,
vers un fédéralisme budgétaire, interroge Jérôme
Creel
, avec quelles conséquences politiques ? D’autre part, la
question internationale est majeure mais le point de vue de l’économiste
exprime un certain pessimisme quant à la capacité de la contrainte économique
(internationale) à créer du politique.

À
cet égard, Alexandre Escudier insiste
sur l’importance du cycle des affects stratégiques et des risques systémiques qui
engendrent une demande de protection et donc une nécessité pour les régimes
politiques de protéger. Ce besoin de protection comporte une dimension
d’anticipation stratégique essentielle, souligne Florent Parmentier. Ainsi, qui se soucie par exemple du risque
induit par l’épuisement de l’effet de nos antibiotiques – qui pourrait
engendrer une dizaine de millions de morts par an d’ici une vingtaine ou une
trentaine d’années ? Cette menace, l’antibiorésistance, semble invisible pour
nos contemporains, à quelques rares exceptions. Mais, sitôt énoncée, comment
douter qu’il s’agit d’une menace sanitaire bien plus importante que la pandémie
que nous venons de vivre, et qui engendrera une forte demande de protection ? Les
travaux du séminaire auraient tout intérêt à partir d’une question concrète (le
risque anti-antibiotique) pour interroger nos catégories politiques,
économiques, juridiques, et produire une narration positive.

La
première séance du séminaire a ainsi permis d’identifier trois thématiques de
travail : la fiscalité européenne, le post-antibiotique et les questions
de sécurité.


[1] Ce
compte rendu a été rédigé par Nicolas Leron.




Offre et demande : dans les coulisses des confinements

par Magali Dauvin et Raul Sampognaro

La crise déclenchée par l’épidémie de la Covid-19 est unique dans l’histoire économique récente par la forme qu’elle a prise et par son ampleur. En avril 2020, la mise en place d’un confinement très sévère a fait chuter l’activité économique de près de 31 % en France. En novembre, après un semestre de vie avec le virus, la mise en place d’un deuxième confinement s’est traduite par une baisse de l’activité « de seulement » 7,5 %. Comme le rappelle Bénassy-Quéré (2021), dès le déclenchement de l’épidémie la compréhension des mécanismes de la crise a fait débat parmi les économistes. La simultanéité des chocs d’offre (salariés empêchés d’accéder à leur emploi ou ruptures des chaînes d’approvisionnement) et de demande finale (épargne de précaution, achats retardés pour éviter les interactions sociales) perturbent les outils d’analyse traditionnels. Par ailleurs, les différents chocs sont très hétérogènes entre les secteurs. Afin de répondre à une crise si spéciale, nous avons développé un nouvel outil, un modèle « mixte », permettant de prendre en compte ces spécificités, présenté dans une étude spéciale associée à la dernière prévision de l’OFCE et dont les fondements théoriques ont été détaillés dans Dauvin et Sampognaro (2021).



Les confinements de 2020 : les agents privés et publics s’adaptent

Nous avons décomposé l’impact sur l’évolution de la valeur ajoutée des mois d’avril et de novembre des quatre chocs suivants à l’aide du modèle mixte : (i) fermetures administratives ; (ii) indisponibilité de la main-d’œuvre (notamment liée à la fermeture des écoles, aux personnes vulnérables, aux malades de la Covid-19, …) ; (iii) autres chocs d’offre y compris des problèmes d’approvisionnement ; (iv) modification des comportements de demande (substitution et épargne de précaution).
Selon notre évaluation, les fermetures administratives expliqueraient à elles seules 12 points de la baisse d’activité du mois d’avril 2020 et 5,5 points en novembre. D’un côté, les chocs d’offre liés aux difficultés de main-d’œuvre ou d’approvisionnement ou à l’adaptation aux contraintes sanitaires expliqueraient 10 points de la baisse de la valeur ajoutée au pire moment de la crise en avril. Ils seraient sans effet significatif en novembre. De l’autre le choc de demande finale expliquerait 11 points de la baisse du PIB observée pendant le confinement du mois d’avril et 2 points de la baisse de novembre. Enfin, le redéploiement de la production des emplois intermédiaires vers les emplois finaux aurait permis de préserver le PIB de 2 points en avril (Tableau 2).
Ces résultats suggèrent que l’ensemble des acteurs − publics et privés − ont adapté leurs comportements, ce qui se traduit par des confinements ayant un moindre impact sur l’activité économique. Nous constatons que les différentes sévérités des mesures prophylactiques, telles que mesurées par le nombre d’activités fermées administrativement ou les décisions concernant le système scolaire, explique une grande part de la meilleure résistance de l’activité en novembre par rapport au premier confinement d’avril. Toutefois, mais ce n’est pas le seul facteur. L’adaptation des comportements des agents privés permettant de maintenir la production et la demande finale joue aussi un rôle important : organisation des processus productifs au contexte sanitaire, développement du e-commerce et du click-and-collect, réorientation des budgets des ménages en faveur de certains biens (électroniques notamment, graphique 1).

Première analyse du confinement d’avril 2021 : plus de secteurs contraints par la demande mais un impact du choc de demande en retrait

Si les pertes se cumulent, les nouveaux chocs se concentrent de plus en plus sur un nombre limité d’acteurs (branches, entreprises, groupes sociaux). En avril 2020, six branches étaient contraintes par des facteurs d’offre (représentant 45 % de la valeur ajoutée de 2019), tandis qu’en novembre 2020 elles ne sont que trois (pesant 16 % de la valeur ajoutée d’avant-Covid). Selon une première analyse, reposant sur les prévisions de l’Insee publiées dans leur note de conjoncture du mois de mai, seulement deux branches auraient été contraintes par l’offre (6 % de la VA) (Tableau 1) lors du dernier confinement.

Notre analyse portant sur le mois d’avril 2021 confirme les tendances constatées entre les deux premiers confinements. Les mesures sanitaires sont plus ciblées et pénaliseraient moins la croissance que lors du premier confinement (-3 points de contribution, concentrées dans les services marchands). De son côté le choc de demande finale pèse de 2 points sur le niveau de l’activité, autant qu’en novembre 2020 (Tableau 2), mais ceci masque le fait que davantage de secteurs sont exclusivement contraints par la demande des utilisateurs finaux – graphique 2).

Plus la crise de la Covid-19 dure, plus elle change de nature. Alors que les contraintes d’offre avaient un poids prédominant lors du premier confinement, avec le temps ces contraintes se concentrent sur un nombre chaque fois plus limité de secteurs. En parallèle, la demande finale pèse sur l’activité de certaines branches de façon significative − l’activité d’avril 2021 restait pénalisée à hauteur de 2 points de PIB − mais ce poids diminue avec le temps. Malheureusement, notre méthodologie n’est pas en mesure d’identifier l’ampleur du choc de demande dans les secteurs contraints par l’offre. Pourtant, la vigueur de la demande finale dans les secteurs actuellement contraints par l’offre (hébergement-restauration et les autres activités de services, incluant notamment les services liés aux loisirs des ménages) marquera précisément le tempo de la reprise. Le type de réponse de politique publique pour accompagner cette reprise nécessitera de bien identifier les facteurs bloquants dans cette reprise qui sera – à l’image de la crise – atypique.




Le défi de l’instabilité

par Jean-Luc Gaffard

Un grand désordre existe dans la pensée
économique confrontée à la conjonction de crises financière, sanitaire et
écologique. L’idée continue de dominer que ce ne sont là que de simples
parenthèses que l’on devrait pouvoir refermer plus ou moins vite. Pourtant
l’hypothèse d’une profonde transformation du modèle économique n’est pas dénuée
de fondements. À tout le moins, il va falloir accepter que se profile une
accélération des processus de destruction créatrice et de recomposition du
tissu productif qui va se traduire par la formation et l’enchaînement de
déséquilibres sur les différents marchés. Les économistes ne sont pas démunis
de références face à cette réalité s’ils veulent bien retenir les enseignements
tirés de l’observation et de l’analyse d’événements faisant suite à des
ruptures importantes dans le passé, allant à l’encontre de bien d’idées reçues.



La
croyance dans une parenthèse ou le retour en arrière fantasmé

La crise sanitaire a conduit les
gouvernements à prendre une décision administrative exceptionnelle d’arrêt de
l’activité économique assortie de mesures destinées à préserver les revenus de
salariés placés en chômage partiel et à prémunir les entreprises de tomber en
faillite. L’objectif plus ou moins avoué est de se placer dans les conditions
de revenir plus ou moins rapidement au niveau d’activité d’avant-crise.

L’attente d’un retour à la
« normale » favorisé par un gel des effets sur les revenus est censé
être conforté grâce à l’adoption et la mise en œuvre de plans de relance
incluant, entre autres, des mesures visant à accélérer la transition digitale
et la transition écologique. L’usage des modèles économétriques suggère qu’il
est ainsi possible de retrouver l’équilibre perdu en termes de croissance.

Ce retour à la « normale » serait
inscrit dans le surcroît d’épargne censé venir alimenter une reprise de la
consommation à plus ou moins brève échéance obéissant à des préférences
largement inchangées. Il serait permis par la création de dettes sous l’égide
des banques centrales, abandonnant un temps les politiques conventionnelles,
qui doivent doper un redémarrage rapide après avoir contenu les effets
délétères de l’arrêt d’activité. Il existerait un lien direct et unique entre
finance et économie réelle. La liquidité abondamment distribuée, d’abord gelée
sur les comptes des épargnants, se dirigerait, ensuite, naturellement vers la
consommation et l’investissement.

Dans une approche trop exclusivement
macroéconomique, impasse est faite sur la distribution très inégalitaire de ce
surcroît d’épargne qui a forcément des effets sur la structure de la demande
finale pouvant impliquer que plus de certains biens et services et moins
d’autres seront demandés. Impasse est faite, également, sur la formation d’une
épargne de précaution liée à l’incertitude de ceux des ménages qui s’attendent
à être plus touchés que les autres par des chutes d’emplois dans un futur
immédiat. Impasse est faite sur les contraintes de capacité à court terme face à
un rebond assez brutal et inégalement réparti de la demande, que ce soit en
raison d’un manque de main-d’œuvre, ou du fait de contraintes d’endettement
pesant sur l’investissement des entreprises. Plus généralement, impasse est
faite sur la bascule affectant les lieux sectoriels et géographiques de captation
de richesse.

Le gel temporaire d’activité et la croyance
en un retour mécanique à la « normale » conduisent à ignorer l’impact
de déséquilibres de court terme sur le développement à moyen ou long terme. Les
conséquences, à relativement brève échéance, de l’endettement des entreprises
ne sont guère identifiables tant les mécanismes de sélection ont été modifiés.
Nul n’est en mesure de dire vraiment ce qu’il va advenir en termes de faillites
d’entreprises et de perte d’emplois Le risque inflationniste, envisagé par
certains, n’est appréhendé qu’au regard d’un financement monétaire des déficits
publics sans réelle tentative d’analyser la séquence des événements à venir nés
de l’articulation entre action publique et activité privée. L’hétérogénéité des
situations et des comportements est passée sous silence.

Le discours sur le monde d’après tel qu’envisagé
par ceux qui entendent saisir l’opportunité de la crise pour accélérer la
transition écologique n’échappe pas l’illusion d’une convergence sans
véritables heurts vers un nouvel équilibre. Celui-ci est inscrit dans de
nouvelles technologies et de nouveaux comportements sans que soient considérés
les moyens de les connaître et de les atteindre. La relocalisation souhaitée
d’activités et la régression attendue des échanges à l’échelle mondiale s’apparentent
à une sorte de retour en arrière que l’on imagine sans coûts ni dommages.

L’hypothèse
du changement structurel de grande ampleur

La réalité est que la crise sanitaire n’est,
pourtant, pas intervenue dans un monde économique stable. Des mutations
structurelles étaient à l’œuvre dont on peut penser qu’elles vont se trouver
accélérées du fait de l’expérience acquise dans la gestion de cette crise et de
ses contraintes (Dessertine, 2021).  

L’expérience du télétravail augurerait
d’une transformation en profondeur de l’organisation du travail et de
l’entreprise, qui serait elle-même à l’origine d’une transformation des
infrastructures urbaines et de transport. Ces transformations seraient d’autant
plus importantes qu’elles participent d’une nouvelle révolution scientifique et
technologique incarnées dans les nouvelles capacités de captation, de
traitement et d’usage de très grandes bases de données (le « big
data »). Dans cette perspective, la révolution digitale devient beaucoup
plus importante que la révolution énergétique, les producteurs de données prennent
le pas sur les producteurs d’énergies anciennes et nouvelles, les lieux de
création de valeur changent drastiquement. Il pourrait s’ensuivre un retour de
certaines productions à proximité de leurs marchés, une régression des mouvements
de marchandises et d’êtres humains permettant, au passage, de réduire les coûts
environnementaux. Le triptyque mouvement – concentration – hyper-consommation
ne permettant pas un développement durable serait ainsi remis en cause. Encore
faudrait-il que puisse prévaloir une relative égalité de revenus et de
patrimoines, que renaisse une véritable classe moyenne pour que le changement
soit admis socialement et soit créateur de valeur.

Le grand basculement ainsi envisagé ne
remet pas en cause le principe du monde industriel, celui d’une organisation
maximisant le taux d’utilisation des fonds de services (équipements, ressources
humaines, stocks), synchronisant les étapes successives de la production de
biens et de services (Georgescu-Roegen, 1971). La concentration géographique
n’est plus nécessaire pour y parvenir. Les grandes unités n’ont plus lieu
d’être. Cette déconcentration est susceptible de réduire la longueur des
acheminements (les transports de matières et de produits) sans que l’efficacité
productive en soit affectée. Il reste que les mutations structurelles en
question sont de très grande ampleur. De nouvelles communautés, de nouvelles
intelligences collectives vont devoir s’organiser. L’entreprise va devoir
acquérir de nouveaux contours. Les lieux de captation de valeur, tels que les
enregistrent les mouvements boursiers, évoluent déjà fortement au bénéfice des
acteurs du numérique. Il est difficile, dans ces conditions, d’imaginer que
l’instabilité ne soit pas au rendez-vous rendant illusoire toute possibilité
d’un retour à la « normale ».

Sans
aller aussi loin dans la prospective …

Les mutations en cours, affectant
technologies et préférences, restent difficiles à connaître et à prévoir. Elles
ne se dérouleront pas en un jour. Rien n’indique qu’un nouvel état stable
puisse même exister. Il est, en revanche, manifeste, que l’on va assister à une
accélération de la recomposition du tissu productif en raison des effets
combinés de la crise sanitaire et de la crise écologique. Les nouvelles donnes
technologiques et comportementales vont entraîner une accélération du processus
de destruction créatrice. Des secteurs sont d’ores et déjà durablement affectés
par les transformations de la demande tels que le transport aérien ou l’automobile
qui ne sont pas confrontés aux seules conséquences de la transition énergétique.
Sans compter bien sûr les effets en amont comme en aval. Il ne peut être
question d’un retour à un équilibre de longue période effaçant les pertes
subies. Si des relocalisations d’activité se produisent, ce ne sera pas sous la
forme d’un retour à l’identique, mais sur la base de robotisation sans création
de « vieux » emplois pouvant résorber le chômage structurel. Plutôt
que de relocalisation et de raccourcissement des chaînes de valeur, il vaut
mieux parler de leur recomposition, d’un changement de nature de la
mondialisation des échanges.

Les mutations en cours affectent, en tout
premier lieu, la situation des marchés. Excès et pénuries de main-d’œuvre pourraient
s’accentuer du fait de l’hétérogénéité de l’offre de travail et d’une mobilité
professionnelle freinée par un défaut de temps et de moyens financiers
d’apprentissage. Le risque d’une polarisation encore accrue des emplois en
termes de qualification et de salaires est manifeste du fait de la rareté de
l’offre de travail qualifiée et du déversement de la main d’œuvre la plus
touchée vers les emplois peu qualifiés.  Ce
ne peut être que dommageable à la croissance globale en raison de l’effet
produit sur la répartition des revenus et la structure de la demande
possiblement caractérisée par une demande accrue de biens de luxe et d’actifs
financiers au détriment d’une forte demande de biens « salariaux »,
caractéristique de l’existence d’une importante classe moyenne.

Des tensions inflationnistes sont déjà effectives
sur les marchés de matières premières (fer, cuivre, bois, aluminium, blé, soja,
pétrole) et sur les marchés de produits intermédiaires (semi-conducteurs, puces
électroniques), qui vont peser, plus ou moins fortement suivant les secteurs,
sur les coûts de production des entreprises, leurs marges et leurs prix. De
telles tensions sont le fruit des mutations structurelles en cours y compris celles
résultant de la transition écologique. Ainsi à production égale,
l’éolien et le solaire consomment considérablement plus d’acier et de béton que
les centrales thermiques ou nucléaires. L’électrification des objets, à
commencer par la voiture, et le besoin en batteries de stockage qu’elle
implique ne peuvent que faire exploser la demande des matériaux qui les
composent et leurs prix.

Des investissements très élevés sont requis
y compris en raison pour des raisons écologiques (économies de ressources). La mutation
ainsi engagée, comme toute transition, entraîne une hausse des coûts de
construction des nouvelles capacités et, potentiellement une chute relative du
produit brut avec comme conséquence, temporairement ou non, la hausse du taux
de chômage et la diminution des gains de productivité (l’effet machine de
Ricardo décrit par Hicks, 1973). Y parer requiert, à tout le moins, une
politique monétaire et une organisation financière garantissant aux entreprises
un accroissement des crédits à l’investissement productif (Amendola et Gaffard,
1998).

Face à l’inévitabilité des mutations
structurelles et à l’exigence de viabilité, il devient essentiel de développer
de nouvelles qualifications et de nouveaux emplois correctement rémunérés. Ce
n’est pas qu’une affaire d’offre de travail, de formation initiale, générale,
professionnelle et continue. C’est aussi une affaire de demande de travail impliquée
par le développement de nouvelles activités et de nouveaux investissements. La
question se pose alors clairement de l’organisation du système financier et du
mode de gouvernance des entreprises propres à orienter les moyens financiers
disponibles vers les projets les plus porteurs de croissance à long terme dans
la mesure où ils permettent aux entreprises de former des anticipations fiables.

Les économistes sont-ils démunis de repères ?

Ce
n’est pas de la théorie économique conçue pour décrire les périodes de
tranquillité qu’il faut attendre une compréhension des ressorts de l’instabilité
et des conditions de résilience de l’économie de marché. À vrai dire, il vaut mieux
se rapporter aux enseignements tirés de l’observation de périodes passées de
rupture. Deux épisodes retiendront ici l’attention.

L’épisode
des années 1970 livre un premier enseignement dès lors que l’on y
reconnaît un changement structurel de grande ampleur. La hausse simultanée du
taux d’inflation et du taux de chômage a conduit à une remise en cause d’une
politique keynésienne strictement macroéconomique, fondée sur la possibilité
d’un arbitrage maîtrisé entre les deux. L’explication qui l’a emporté a reposé
sur la dénonciation d’un déficit budgétaire venant contrarier un état naturel
d’équilibre de long terme. Le principe de séparation entre causes (monétaires)
de l’inflation et causes (réelles) du chômage a été ainsi réhabilité. La
véritable explication de la stagflation est pourtant différente, mettant l’accent
sur les conséquences de la recomposition du tissu productif initiée par la
hausse très forte du prix de toutes les matières premières avant même que ne
survienne le choc pétrolier. L’augmentation simultanée de l’inflation et du
chômage n’est autre que la conséquence de la désarticulation du tissu productif
que traduit la dispersion accrue des demandes et offres excédentaires
(sectorielles) dans un contexte où, faute d’une information suffisante, les
prix s’ajustent plus fortement à la hausse qu’à la baisse (et les quantités
donc les emplois plus fortement à la baisse qu’à la hausse) (Tobin, 1972 ;
Fitoussi, 1973). En présence d’une demande excédentaire de travail, dans
les activités en essor, les entreprises augmentent plutôt les salaires que
l’emploi en raison de la rareté de l’offre de travail et de l’existence d’une
contrainte de capacité. En présence d’une offre excédentaire de travail, dans
les activités en déclin, les entreprises diminuent plutôt l’emploi que les
salaires pour conserver la confiance des salariés qu’ils continuent à embaucher.
La rigidité des prix répond à celle des salaires. Cette asymétrie de
comportement contraint le niveau global de l’emploi et le taux d’inflation.

L’épisode de la reconstruction en Europe
dans les années de l’après-Seconde Guerre mondiale livre un deuxième
enseignement. La situation globale de l’époque est caractérisée par un excédent
de demande de travail et un excédent de demande de biens. La reconstruction
exige la réalisation d’investissements qui doit permettre de combler le déficit
de capacité. Du pouvoir d’achat sous forme de salaires doit être distribué sans
contrepartie immédiate du côté de l’offre, car il faut du temps pour que
l’investissement soit réalisé et donne lieu à une capacité de production
opérationnelle. Il ne peut en résulter, à court terme, que des tensions
inflationnistes et un déficit du commerce extérieur à la fois inévitables,
nécessaires mais porteurs de leur future extinction (Hicks, 1947). Encore
faut-il qu’ils soient engagés, que les entreprises puissent faire des
anticipations fiables, qu’elles disposent des liquidités nécessaires, ce qu’a
permis le plan Marshall.  

S’ils n’offrent pas de solutions toutes
faites, ces enseignements nous éclairent sur la nature des difficultés et
problèmes qui peuvent survenir à plus ou moins brève échéance. Des
déséquilibres ne peuvent qu’apparaître sur les différents marchés (matières
premières, biens intermédiaires et biens finals, travail). Ils ne pourront être
contenus que par des moyens relevant, à la fois, de la politique économique et
de l’organisation des entreprises, permettant de faire face à l’hétérogénéité
des situations et des comportements et de réconcilier le temps long avec le
temps court. L’objectif est de faire en sorte que les anticipations des
entreprises relatives aux investissements soient cohérentes avec les politiques
publiques (Gaffard, Amendola et Saraceno, 2020). Aussi convient-il de revenir à
une problématique en termes de déséquilibre, renoncer à s’en tenir aussi bien à
une politique de l’offre qu’à une politique de la demande pour mettre l’accent
sur l’interdépendance entre l’offre et la demande, au niveau global comme
sectoriel, afin d’identifier les conditions d’une cohérence entre les deux
toujours en devenir. Deux questions fondamentales sont en haut de l’agenda.
Celle de l’incitation à investir et celle conjointe de la relation salariale.
Il s’agit de rechercher les conditions institutionnelles propres à garantir
d’orienter les moyens financiers vers la création une offre correspondant à une
demande finale suffisamment large et à rétablir un partage de la valeur ajoutée
porteur de cette demande. À ces conditions, les choix de politiques
macroéconomiques pourront être en concordance avec les anticipations formulées
par les entreprises comme cela a pu l’être pendant la période dite des
« trente glorieuses » au sein du monde occidental. Reste qu’il faudra
affronter un contexte géopolitique bien différent qui ne se résume pas à la
mondialisation vue comme une extension des marchés.

Références

Amendola M. et J. -L. Gaffard, 1998, Out
of Equilibrium
, Oxford, Clarendon Press.

Dessertine P., 2021, Le grand basculement, Paris, Robert Laffont.

Fitoussi J. -P., 1973, Inflation, équilibre et chômage, Paris, Cujas.

Gaffard J. -L. , Amendola M. et F.
Saraceno, 2020, Le temps retrouvé de
l’économie
, Paris, Odile Jacob.

Georgescu-Roegen N., 1971, The
Entropy Law and the Economic Process
, Harvard, Harvard University Press.

Hicks J. R., 1947, « World Recovery after War: a Theoretical Analysis », The Economic Journal, n° 57, pp. 151-164. Reproduit in J.
R. Hicks, 1982, Money, Interest, and
Wages, Collected Essays on Economic Theory, volume II
, Oxford, Basil
Blackwell.

Hicks J. R., 1973, Capital and
Time
, Oxford, Clarendon Press.

Tobin J., 1972, « Inflation and Unemployment », American
Economic Review,
n° 62, pp. 1-18.




Six mesures d’urgence pour l’emploi et contre la pauvreté

par Bruno Ducoudré, Eric Heyer et Pierre Madec

En 2021, malgré le
rebond de l’activité attendu et la mise en œuvre de mesures exceptionnelles
pour l’emploi …

Le quatrième trimestre 2020 a été marqué par un recul de l’activité
économique moins marqué qu’attendu (-1,4% par rapport au troisième trimestre
2020). En conséquence l’ajustement de l’emploi a été largement atténué par
rapport aux destructions d’emplois attendues : 400 000 emplois ont
été détruits entre le quatrième trimestre 2019 et le quatrième trimestre 2020. Dans
son dernier exercice de prévision, l’OFCE anticipe une croissance du PIB de 5%
en 2021 en moyenne annuelle[1].
Une partie de ce rebond s’explique par la prise en compte des effets du plan de
relance et notamment des mesures pour l’emploi (contrats aidés, insertion par
l’activité, prime à l’embauche d’un jeune de moins de 25 ans, mesures pour
l’alternance, Garantie Jeune, service civique, formations). Hors activité
partielle, ces mesures auraient contribué à la sauvegarde ou à la création de
75 000 emplois en 2020 et près de 70 000 emplois en 2021[2]
pour un coût de 6,7 milliards d’euros. L’activité partielle a permis la
préservation de 1,4 million d’emplois ETP en 2020 pour un coût budgétaire de
26,5 milliards d’euros. En 2021, 950 000 emplois ETP seraient encore
préservés en moyenne sur l’année pour un coût de 13,4 milliards d’euros, dans
l’hypothèse d’une baisse des taux de prise en charge à partir du troisième
trimestre 2021.



… nous anticipons une
hausse significative du chômage…

Malgré ce rebond et la prise en compte des mesures exceptionnelles
engagées par le gouvernement, l’emploi est attendu en baisse en 2021 par
plusieurs instituts de conjoncture (UNEDIC, Rexecode) ou stable (Banque France). L’OFCE prévoit une progression de
l’emploi en 2021 (+95 000 emplois en moyenne annuelle), mais une
progression plus rapide de la population active du fait du retour sur le marché
du travail de personnes découragées ou empêchées de chercher un emploi pendant
la crise sanitaire. Cela se traduirait par une hausse du chômage dont le taux
pourrait atteindre 8,7% fin 2021.

… qui induira une
hausse de la pauvreté globale…

Cette hausse du chômage va faire monter la pauvreté. Dans une étude menée en 2010 pour l’ONPES, l’OFCE indiquait qu’une hausse de 100 chômeurs pendant une crise
économique conduirait à une augmentation d’environ 43 pauvres au seuil de
pauvreté à 60%  et d’environ 22 ménages
allocataires du RSA-socle 5 ans plus tard.

… notamment chez les
jeunes 

La crise sanitaire et économique débutée en 2020 touche plus
particulièrement certains groupes, et notamment les jeunes. Le fait que les
jeunes soient plus touchés par le chômage n’est pas une surprise : ils
sont plus souvent en intérim et CDD et dans les crises, ces contrats ne sont
souvent pas renouvelés. Ils peuvent aussi être victimes du manque d’embauches.
La part de jeunes dans le halo du chômage a aussi légèrement augmenté sur 1 an
(de 4,5 à 4,7%).

Une typologie des
jeunes en difficulté
 

La situation des 18-24 ans (on compte 5,2 millions de personnes âgées
de 18 à 24 ans[3])
est particulièrement préoccupante à plusieurs titres :

  1. Soit parce qu’ils éprouvent des difficultés à s’insérer dans l’emploi
    à la sortie des études ;
  2. Soit parce qu’ils sont exposés aux destructions d’emplois, et n’ont
    pas forcément de revenus de remplacement (étudiants qui travaillent pour
    financer leurs études, jeunes actifs qui perdent leur emploi).

Il est possible alors de distinguer 3 catégories de jeunes en
difficulté :

Catégorie 1 : cohorte de jeunes qui
arrivent sur le marché du travail au moment d’une crise économique
(750 000 jeunes chaque année)

Des travaux récents menés à l’OFCE rappellent que les premières années de
vie active sont un moment clé pour la carrière professionnelle, d’autant plus
en période de récession. Démarrer sa carrière dans un contexte économique très
dégradé peut induire des stigmates persistants et impacter durablement les
trajectoires professionnelles des jeunes sortant du système éducatif. Bien
entendu, une distinction doit être faite entre jeunes diplômés et non diplômés.
Pour la première catégorie, cela se traduit par un accès à l’emploi en CDI plus
tardif et moins fréquent tandis que pour la seconde, cela implique une très
nette dégradation de leur insertion sur le marché du travail.

Catégorie 2 : Jeunes actifs, ayant
terminé leurs études, qui ont perdu leur emploi et sans revenu de remplacement
(de 50 000[4] à 435 000
[5]

Les jeunes actifs en emploi
(930 000) sont particulièrement exposés au choc entraîné par la crise sanitaire :
210 000 sont en CDD ou en contrats saisonniers. Parmi ces contrats
« précaires », 90 000 jeunes (30%) sont employés dans l’un des
secteurs les plus touchés par la crise (hébergement, restauration, culture,
transport, habillement, …). Parmi les « CDI », ce sont plus de
225 000 jeunes qui travaillent dans l’un des secteurs les plus touchés
soit près de 40% des 18-24 ans en contrat à durée indéterminée. Enfin, sur le
million d’actifs (en emploi ou non) âgé de 18-24 ans, près de 300 000
jeunes étaient en cours d’étude un an auparavant.

En 2020, l’ajustement de l’emploi salarié s’est concentré sur l’emploi
temporaire (CDD et intérim). Les 15-24 ans sont largement surreprésentés dans
l’emploi temporaire : s’ils comptaient pour 12% de l’emploi salarié en
2018 (hors fonctionnaires et assimilés), 40% des emplois temporaires étaient
occupés par des salariés appartenant à cette tranche d’âge (54% dans le
commerce, 45% dans l’hébergement-restauration).

En 2021, l’ajustement de l’emploi ne serait plus concentré sur les
contrats courts mais aussi sur des contrats à durée indéterminée. Or, d’après
les mouvements de main-d’œuvre au troisième trimestre 2020, ce sont les
salariés de moins de 30 ans qui sont les plus concernés par les licenciements
économiques du fait d’une moindre ancienneté.

Catégorie 3 : Jeunes actifs,
étudiants, en contrat court non renouvelé et sans revenu de remplacement (250 000)
;

Selon l’enquête ENRJ, menée par la DREES en 2014, ce sont 250 000
jeunes qui cumulent études et emploi à temps partiel ou à temps plein. Or, aujourd’hui
la protection sociale couvre très mal la catégorie des 18-24 ans. Ainsi, plus
de 8 jeunes sur 10 au chômage ne perçoivent aucune allocation chômage. Le fait
que les moins de 25 ans ne puissent pas accéder aux minima sociaux fait peser
un risque lourd de très forte précarisation sur cette population du fait de la
crise économique.

 

Face à cette diversité
de situation, nous proposons six mesures d’urgence

Parmi les six mesures, trois sont non ciblées et trois sont ciblées
sur les jeunes

Trois mesures non ciblées sur les jeunes

  1. Reporter la baisse du taux de prise en
    charge de l’activité partielle par l’État et l’Unedic
    à la fin de la crise sanitaire
    permettrait de préserver un maximum d’emplois en 2021. Au cours de l’années
    2020, à l’instar d’un grand nombre de pays européens, la France a utilisé
    l’activité partielle comme principal instrument de sauvegarde de l’emploi face
    à la pandémie de la Covid-19. En préservant le capital humain dans les
    entreprises ainsi que le revenu des salariés et en socialisant son coût, ce
    dispositif était parfaitement adapté à la situation rencontrée l’année dernière
    et favorisera une reprise de l’activité une fois les mesures prophylactiques
    levées. Or il est prévu une baisse des taux de prise en charge de l’activité
    partielle à compter du 1er juillet 2021 (dès le 1er mai
    pour les secteurs non protégés). Nous estimons à 13,5 milliards d’euros le
    montant nécessaire à la prise en charge de l’indemnisation de l’activité
    partielle par l’État et l’Unedic en 2021 si le dispositif est maintenu dans ses
    contours actuels et à prévision d’emploi inchangée. Mais baisser le taux de
    prise en charge alors que les mesures prophylactiques ne sont pas toutes levées
    pourrait se traduire par des destructions d’emplois en 2021. Certes, si ce
    dispositif est parfaitement adapté à une période courte en temps de crise, son
    maintien pendant une période longue et dans tous les secteurs y compris dans
    ceux qui connaissent une nette amélioration de leur conjoncture pourrait
    engendrer des effets plus négatifs (effet d’aubaine, mauvaise réallocation de
    la main-d’œuvre…). En outre, si le dispositif d’aide à la formation du Fonds
    national de l’emploi – FNE-Formation – a été renforcé afin d’accompagner
    les entreprises en activité partielle, le maintien pendant une période longue
    de l’activité partielle peut entraîner une déqualification d’une partie de la
    main-d’œuvre ou ralentir le parcours des salariés désireux de se reconvertir.
    Si le maintien dans l’emploi est assuré par l’activité partielle, ce statut
    peut enrayer l’accès à une formation qualifiante ou la mise en place de mesures
    d’accompagnement par rapport au statut de demandeur d’emploi. Autoriser l’accès
    des salariés en activité partielle à l’accompagnement proposé par Pole Emploi
    pour les demandeurs d’emploi de catégorie D ou E permettrait de répondre en
    partie à cette potentielle demande d’accompagnement.
  2. Mettre en place un moratoire sur la
    réforme de l’Assurance chômage
    tant que la situation sur le marché du travail n’est pas revenue à son
    niveau qui prévalait avant la crise (taux de chômage à 7% ou difficultés de
    recrutement à leur niveau de 2019).
  3. Prévoir une enveloppe de contrats aidés
    additionnels pour les personnes de plus de 25 ans ayant perdu leur emploi en
    2020.
     L’idée que,
    durant cette crise économique, l’État puisse devenir « Employeur en
    dernier ressort » permettrait d’éviter toute augmentation du chômage qui
    laisserait des traces durables dans l’économie. Sur la base de notre dernière
    prévision, cela correspond à la création de 500 000 emplois aidés fin 2021
    à déployer dans le secteur du CARE notamment (soutien scolaire, portage de repas
    à domicile pour les personnes âgées, logistique de la gestion de l’épidémie,
    …). Ces 500 000 contrats aidés à temps plein pris en charge à 50% par l’État
    (soit un coût annuel par contrat de 9 328 euros) représenteraient un coût
    annuel de 4,7 milliards d’euros.

Le coût total de ces 3 mesures s’élèverait à près de 18,5 milliards
d’euros annuel (0,8% du PIB).

Trois mesures ciblées pour les jeunes

  1. Pour les jeunes
    appartenant à la catégorie 1, nous proposons de renforcer le plan « 1
    jeune 1 solution »
    . Le plan actuel offre 1,3 million de « solutions » ciblées
    sur les jeunes de moins de 26 ans, pour un afflux cumulé de 1,5 million de
    jeunes sur 2020-2021. Pour faire face à cet afflux arrivant sur le marché du
    travail ou tombant dans l’inactivité en 2021, nous proposons une augmentation
    de 200 000 du volume de contrats aidés PEC ciblés sur les moins de 26 ans, pour
    un coût de 2,5 milliards d’euros annuels. Un premier pas a déjà été fait en
    augmentant les entrées prévues dans le dispositif de la Garantie Jeunes en 2021
    et en repoussant la fin des aides à l’embauche de jeunes de moins de 26 ans,
    mais cela ne garantit pas une solution aux 1,5 million de jeunes arrivant sur
    le marché du travail en 2020 et 2021. Ce plan pourra ainsi faire davantage de
    place aux emplois aidés pour « les jeunes décrocheurs » : en
    France, environ 140 000 jeunes sortent chaque année du système scolaire
    sans formation ni qualification et viennent alourdir le nombre de
    « décrocheurs sans emploi ne suivant ni études ni formation ». Cette
    catégorie, désignée par l’acronyme NEET, représente près de 2 millions de
    jeunes dont la moitié serait sans aucun diplôme: si l’on veut réellement le
    combattre, il est urgent de mettre en place une stratégie dans laquelle les
    emplois aidés ont un rôle important à court terme : ce dispositif des
    emplois aidés doit être ciblé sur les personnes les plus en difficulté (NEET),
    ce qui permettra de réduire les effets d’aubaine, de diminuer les effets
    d’enfermement dans ce type de contrat et d’augmenter les gains d’employabilité.
    Par ailleurs, ces contrats doivent être d’une durée longue (au moins
    2 ans), dans le secteur non marchand, être associés à un volet de
    formation important, ciblés sur un métier d’avenir et peu éloignés des emplois
    auxquels le bénéficiaire est susceptible de postuler ultérieurement. En effet, une étude de
    terrain menée en 2017
    a mis en avant l’intérêt des chefs d’entreprises du secteur privé
    pour des jeunes ayant effectué une formation certifiante dans un contrat aidé
    dans le secteur non marchand.
  2. Pour les jeunes
    appartenant à la catégorie 2, nous proposons de leur verser
    une aide temporaire allant jusqu’à 560
    euros par mois (435 000 jeunes au maximum)
    . Cette aide interviendrait
    en complément des revenus que certains pourraient toucher via les plans
    d’accompagnement vers l’emploi. Elle nous paraît nécessaire au minimum tant que
    la situation sur le marché du travail n’est pas revenue à son niveau qui
    prévalait avant la crise. Le coût maximum de cette mesure s’élèverait ainsi à
    240 millions d’euros par mois au maximum.
  3. Pour les jeunes
    appartenant à la catégorie 3, nous proposons de leur verser
    une aide temporaire allant jusqu’à 560
    euros par mois (250 000 jeunes)
    . Cette aide interviendrait en
    complément des prestations d’allocation chômage dont ils pourraient bénéficier.
    Le coût estimé approche 140 millions d’euros par versement au maximum. Ce
    versement devrait intervenir mensuellement tant que la situation sur le marché
    du travail n’est pas revenue à son niveau qui prévalait avant la crise.

Le coût total de ces 3 mesures s’élèverait au maximum à 7 milliards
d’euros annuel (0,3% du PIB).


[1] Cf OFCE Policy Brief n°89 : « Perspectives
économiques 2021-2022 : résumé des prévisions du 14 avril 2021
 », Eric
Heyer, Xavier Timbeau, Christophe Blot, Céline Antonin, Magali Dauvin, Bruno
Ducoudré, Amel Falah, Sabine Le Bayon, Catherine Mathieu Christine Rifflart,
Raul Sampognaro, Mathieu Plane, Pierre Madec, Hervé Péléraux, 14 avril 2021.

[2] Hors effet de l’extension de la prime à l’embauche
d’un jeune au-delà du 31 janvier 2021.

[3] Parmi eux, 1,6 million vivent dans un ménage qui n’est
pas celui leurs parents. Parmi eux, 350 000 sont étudiants, 140 000 sont
chômeurs, dont 84 000 ne perçoivent pas d’allocation chômage, 160 000 sont
inactifs, et 930 000 sont en emploi au sens du BIT.

[4] Le nombre de demandeurs d’emploi inscrits en catégorie
A, B ou C et âgés de moins de 25 ans a augmenté de 50 000 entre le quatrième
trimestre 2019 et le quatrième trimestre 2020.

[5] Les 435 000 se
décomposent en : 210 000 en CDD ou en contrat saisonniers (8% de
moins d’1 mois, 15% entre 1 et 3 mois, 25% entre 3 et 6 mois et 30% entre 6
mois et 1 ans) ; 225 000 jeunes en CDI qui travaillent dans l’un des
secteurs les plus touchés soit près de 40% des 18-24 ans en contrat à durée
indéterminé.




Crise de la Covid-19 : le cap des 100000 morts en France au regard des principaux pays d’Europe de l’Ouest

Par Frédéric Gannon, Gilles Le Garrec et Vincent Touzé

En cette mi-avril
2021, la France franchit le cap des 100000 morts attribués à la Covid-19. Au
même moment, L’Union Européenne (avec le Royaume Uni) en est à près de 780000
morts. Après plus d’un an de crise sanitaire, que savons-nous de cette
pandémie, de ses facteurs ? Une comparaison des taux de mortalité des
principaux pays d’Europe de l’Ouest offre certaines réponses. Cette dernière
confirme et actualise des résultats obtenus lorsque la France franchissait les
50000 morts fin novembre 2020 (« La crise de la Covid-19 dans une Europe
vieillissante », Gannon, Le Garrec et Touzé, in L’économie européenne
2021, Collection Repères, La
Découverte).

Parmi les
rares certitudes, les données épidémiologiques montrent que ce sont les
personnes âgées qui développent les formes graves possiblement mortelles. Ainsi,
pour la France, l’INSEE a établi que la surmortalité pour l’année 2020 est de
10% et 8% respectivement pour les hommes et les femmes de plus de 65 ans, et
est négligeable en deçà de cet âge. Dans le même ordre d’idée, on observe dans
les principaux pays d’Europe de l’Ouest que près de 95% des morts ont plus de
60 ans.

Cela ne veut pourtant pas dire que la situation est
identique dans tous ces pays. Lorsqu’on décompte le nombre de morts engendrées par cette maladie, les
situations nationales sont en effet nettement tranchées. Au moment où la France
enregistre un taux de mortalité de 1530 morts par million d’habitants, celui de
la Norvège est de 130 morts (voir Tableau 1). A l’inverse, à cette même date,
la Belgique enregistre 2030 morts par million d’habitants, soit un des pays les
plus impactés du monde, avec une mortalité relative près de 16 fois supérieur à
la Norvège. Entre ces deux extrêmes, la plupart des pays du nord de l’Europe – Danemark,
Allemagne, Pays-Bas et Autriche – résistent mieux avec des taux respectifs de 422,
954, 984 et 1085 morts. L’exception est la Suède, avec un taux de 1356 morts.
Enfin, outre la Belgique, l’Italie, le Portugal et l’Espagne au sud de l’Europe
ainsi que le Royaume-Uni sont les plus impactés avec des taux de 1920, 1664,
1644 et 1866 morts par million d’habitants.

Puisque les morts de la Covid-19
sont âgés, en toute logique un pays à la population plus âgée devrait être
d’autant plus impacté. C’est en effet ce que l’on retrouve dans les données :
le poids des plus de 65 ans comme critère d’âge de la population est significativement
corrélé (0,51) au taux de mortalité de la Covid-19 (Tableau 1). Si l’on se
concentre sur la population des plus de 80 ans, la corrélation est d’autant
plus forte (0,66) et significative. Ainsi, les trois pays présentant les plus
forts pourcentages de plus de 80 ans sont l’Italie, l’Espagne et le Portugal,
avec 6,9% pour le premier et 6,2% pour les deux suivants, qui par ailleurs sont
trois des pays aux plus forts taux de mortalité due à la Covid-19. A l’inverse,
Norvège et Danemark sont les deux pays présentant à la fois la plus faible
proportion de personnes de plus de 80 ans, avec respectivement 4,2% et 4,4% de
leur population, et les taux de mortalité les plus bas. Bien que corrélé, ce
facteur démographique est loin d’être suffisant pour capter l’intégralité des
différences de mortalité entre les pays d’Europe de l’Ouest.

Pour caractériser l’état de santé d’une population et ses comorbidités, il est nécessaire d’appréhender la multiplicité des maladies associées aux cas graves, telles que le diabète, l’hypertension, les cancers, l’insuffisance respiratoire, … La prévalence de l’obésité, état associé à un Indice de Masse Corporelle (IMC) supérieur à 30, est un indicateur intéressant car il est associé à un risque majeur pour les maladies cardio-vasculaires, le diabète et certains cancers. Le constat est que les pays qui présentent les taux d’obésité dans leur population les plus élevés sont le Royaume-Uni et l’Espagne avec respectivement 29,7% et 27,1%, deux pays qu’on a pu qualifier de durement impactés par la Covid-19 en termes de mortalité. Par contre, les pays qui suivent dans l’ordre du taux d’obésité sont l’Allemagne et la Norvège, avec respectivement 25,7% et 25%, qui sont parmi les pays européens les moins touchés par la pandémie. En définitive, même si la corrélation observée (égale à 0,16) va dans le sens d’un lien positif entre la prévalence de l’obésité et la mortalité, ce lien est trop faible pour être significatif.

Pour approfondir le lien entre santé de la population et mortalité due à la Covid-19, l’espérance de vie en bonne santé à 65 ans exprimé en proportion de l’espérance de vie est censée être un indicateur pertinent. Les données reportées dans le Tableau attestent bien d’une corrélation entre cet indicateur et la mortalité négative (-0,55) et significative.

Dans l’état des connaissances actuelles,
la Covid-19 se propage par des gouttelettes respiratoires entre personnes qui
sont en contact direct et étroit (moins d’un mètre de distance) les unes avec
les autres, ainsi que par aérosolisation dans les lieux clos. En tout état de
cause, la diffusion du virus est favorisée par la fréquence des contacts
humains. Les deux préconisations sanitaires, limitation des contacts humains et
respect des distances barrières, semblent plutôt discriminantes pour limiter la
pandémie. Ces contacts sont a priori d’autant
plus facilités dans des communautés fortement urbaines que dans des zones
rurales ou intermédiaires. De façon très singulière, les deux pays à la plus
faible proportion de population urbaine sont le Danemark et la Norvège avec des
taux de 22,9% et 24,5% quand la moyenne des pays étudiés est de 47,4%. En
résumé, la proportion de population urbaine apparaît fortement et
significativement corrélée à la mortalité dans les principaux pays d’Europe de
l’Ouest avec un taux de 0,61. Il faut néanmoins rester prudent avec
l’interprétation de cette corrélation. En effet, les pays étudiés diffèrent
également dans de nombreuses autres caractéristiques comme le climat, la
propension à la distanciation sociale, …




Réduire l’incertitude pour faciliter la reprise économique

par Elliot Aurissergues (Économiste à l’OFCE)

Alors que les contraintes sanitaires engendrées par la pandémie continuent de peser en 2021, l’enjeu est de faire revenir rapidement le PIB et l’emploi à leur niveau d’avant-crise. Cependant, l’incertitude des firmes sur leurs niveaux d’activité et leurs profits dans les années à venir pourrait ralentir la reprise. Pour faire face à de possibles effets négatifs durables de la crise, et alors qu’elles sont fragilisées par leurs pertes de 2020, les entreprises pourraient vouloir restaurer, voire accroître leurs marges, avec, à la clé, de nombreuses restructurations et destructions d’emploi. La reprise économique sera plus rapide si elles ont une réelle visibilité au-delà de 2021. Je propose un mécanisme qui donnerait aux entreprises qui le souhaitent, davantage de visibilité sur leur trésorerie et leur profitabilité à moyen terme, et qui serait peu coûteux à long terme pour les finances publiques.



L’incertitude sur l’après pandémie va peser sur la
reprise

Sur le plan économique, la pandémie
constitue une crise atypique. Elle combine des chocs d’approvisionnement,
d’offre de travail et une baisse largement contrainte de la consommation (Dauvin
et Sampognaro, 2021). Peu d’épisodes récents sont susceptibles de fournir des
points de comparaison utiles aux acteurs économiques. Certains éléments
pointent vers un retour rapide à la normale : le dynamisme de certaines
économies asiatiques, en particulier de l’économie chinoise, la résilience de
l’économie américaine, ou encore la politique budgétaire de l’administration
Biden. D’autres facteurs peuvent à l’inverse limiter la croissance économique dans
les années à venir. Les lourdes pertes de certaines entreprises risquent d’engendrer
une vague de faillites (Guerini et al.,
2020 ; Heyer, 2020), avec de possibles effets négatifs sur la productivité
ou l’emploi de certaines catégories de travailleurs.  Certaines habitudes de consommation
pourraient être durablement modifiées, impactant fortement certains secteurs
comme l’aéronautique ou le commerce de détail. Les trajectoires de certaines
économies émergentes représentent une autre inconnue car elles ne peuvent pas
se permettre le même niveau de soutien budgétaire que les économies américaines
ou européennes. Enfin, la concentration du choc sur des secteurs employant
surtout des travailleurs faiblement qualifiés risque d’accroître les inégalités
à l’intérieur des différents pays et, ainsi, engendrer une nouvelle hausse de
l’épargne au niveau mondial. Certains indicateurs traduisent cette incertitude
toujours forte. Le VIX qui représente la volatilité du prix des actions
américaines, telle qu’anticipée par les acteurs du marché, demeure deux fois
plus élevé qu’avant la crise et est comparable aux niveaux atteints lors de la
crise Dotcom (voir graphique 1). En
France, les climats des affaires et de l’emploi ont fortement rebondi depuis
leur plus bas historique de mars-avril 2020 mais restent au même niveau qu’au
plus bas de la crise de la zone euro en 2012-2013 (voir graphique 2).

La littérature montre que l’incertitude sur la trajectoire de l’économie à moyen terme affecte le comportement des entreprises dès aujourd’hui. En l’identifiant à la volatilité du prix des actions, Bloom (2009) suggère qu’elle a un impact négatif significatif sur le PIB et l’emploi aux États-Unis. De nombreux autres travaux, utilisant des méthodologies différentes, sont venus confirmer cette idée[1]. Après une récession aussi grave que celle de 2020, l’incertitude pourrait avoir des répercussions encore plus importantes.  Des effets habituellement de second ordre peuvent suffire à faire dérailler la reprise économique.

Une proposition pour donner de la visibilité aux
entreprises

Les mesures du plan de relance actuel
portent essentiellement sur 2021 et 2022 et n’offrent pas une visibilité aux
entreprises sur leur activité ou leur trésorerie au-delà de 2022. Il est vrai
qu’il est difficile pour le gouvernement actuel d’engager des dépenses
importantes que devront assumer les futurs gouvernements. Il est cependant
possible d’envisager des mesures relativement fortes mais dont le coût
budgétaire sur les dix prochaines années (et donc l’impact sur la marge de
manœuvre budgétaire des futurs gouvernements) serait limité.

Proposition : Donner aux
entreprises l’option suivante :
une subvention de 10% de la masse salariale sous 3 SMIC entre 2022 et 2026 en
échange d’un impôt supplémentaire de 5% sur l’excédent brut d’exploitation (EBE)
sur la période 2022-2030.

Pour les entreprises demandant à en bénéficier,
ce dispositif est l’équivalent fiscal
d’une recapitalisation temporaire
. Elles échangent une subvention
aujourd’hui contre une fraction de leurs bénéfices demain. Le coût du capital implicite
serait particulièrement attractif. Le dispositif est calibré pour que son
« taux d’intérêt » (donné par le ratio entre la somme des taxes
supplémentaires sur 2022-2030 et la somme des subventions sur 2022-2026) soit proche
de 0% pour une entreprise française « moyenne ». Ce taux serait plus
faible a posteriori pour les entreprises qui auront moins bien performé que
prévu. Par rapport à d’autres méthodes de recapitalisation comme les
prises de participations directes de la puissance publique ou la transformation
des prêts en quasi fonds propres, il n’y a pas de risque de perte de contrôle
de l’entreprise pour les actionnaires actuels.

L’avantage du dispositif est qu’il cible
automatiquement les entreprises qui en ont le plus besoin. Les entreprises
anticipant de possibles difficultés économiques durant les prochaines années,
et les activités à forte intensité en emploi, vont s’auto-sélectionner, les
autres n’ayant pas intérêt à demander la subvention. Celle-ci étant décaissée
progressivement, les entreprises qui maintiennent durablement l’emploi sur la
période seront favorisées. Les entreprises à forte intensité de capital ou à
forte croissance ne seraient pas pénalisées puisque le dispositif resterait
optionnel. La taxe additionnelle sur l’EBE est temporaire et ne devrait pas
avoir d’effets négatifs sur l’investissement des entreprises demandeuses.

Le coût en terme de dette publique à
l’horizon 2030 serait faible. Sur les 8 ans, le dispositif coûterait environ 10
milliards[2]
d’euros, soit 0,4 point de PIB, si toutes les entreprises demandaient à en
bénéficier. L’effet d’auto-sélection des entreprises accroîtrait le coût moyen
par entreprise bénéficiaire mais en diminuerait aussi le nombre et aurait donc
un impact ambigu sur le coût total. Celui-ci ne prend pas en compte les effets
bénéfiques du dispositif sur les finances publiques s’il permet d’éviter des
destructions d’emploi ou le non remboursement de certains prêts garantis. L’impulsion
budgétaire sur 2022-2025 pourrait être en revanche assez forte, de l’ordre de 1
à 1,5 point de PIB par an (soit de 4 à 6 points de PIB sur les 4 ans) mais serait
contrebalancé par un surcroît automatique de recettes sur 2025-2030[3].

Bibliographie

Bachmann R, S. Elstner et E. Sims, 2013, « Uncertainty and Economic Activity: Evidence from
Business Survey Data », AEJ  macroeconomics,
https://www.aeaweb.org/articles?id=10.1257/mac.5.2.217

Belianska A, A. Eyquem et C. Poilly, 2021, « The Transmission Channels of Government Spending Uncertainty », working paper, https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-03160370

Bloom N., 2009, « The impact of uncertainty shocks », Econometrica, https://onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.3982/ECTA6248

Dauvin M et R. Sampognaro, 2021, « Dans Les Coulisses du Confinement: Modélisation de chocs simultanes d’offre et de demande », OFCE working papers, https://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/dtravail/OFCEWP2021-05.pdf

Fernandez-Villaverde
J. et P. Guerron-Quintana, 2011, « Risk Matters: The
Real Effects of Volatility Shocks », American Economic Review, https://www.aeaweb.org/articles?id=10.1257/aer.101.6.2530

Fernandez-Villaverde
J. et P. Guerron-Quintana, 2015, « Fiscal volatility
shocks and economic activity », American Economic Review, https://www.aeaweb.org/articles?id=10.1257/aer.20121236

Guerini M., L. Nesta, X. ragot et S.
Schiavo, 2020, « Firm liquidity and solvency under the
Covid-19 lockdown in France
 », OFCE
politcy brief
, https://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/pbrief/2020/OFCEpbrief76.pdf

Heyer E., 2020, « Défaillances d’entreprises et destructions d’emplois: une estimation de la relation sur données macro-sectorielles », Revue de l’OFCE, https://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/revue/7-168OFCE.pdf


[1] Fernandez-Villaverde,
Guerron-Quintana, Rubio-Ramirez et Uribe (2011) montrent qu’une volatilité
accrue des taux d’intérêt a des effets déstabilisants sur les économies
d’Amérique latine. Ces mêmes auteurs suggèrent, dans un article de 2015, qu’une
incertitude accrue sur la future politique budgétaire américaine conduit les
entreprises à accroître leurs marges, réduisant l’activité économique. Ce
résultat est confirmé par Belianska, Eyquem et Poilly (2021) pour la zone euro.
En utilisant les enquêtes sur la confiance des consommateurs, Bachmann et Sims
(2012) montrent que des consommateurs pessimistes réduisent l’efficacité de la
politique budgétaire en période de récession. Enfin, l’incertitude des chefs
d’entreprises a un impact négatif sur la production comme le montrent les
données allemandes mobilisées par Bachmann, Elstner et Sims (2013).

[2] La masse salariale sous 3 SMIC était en 2019 de
l’ordre de 480 mds d’euros (le total des salaires et traitements bruts
représentaient 640 mds d’euros pour les sociétés non financières et les
dernières données de l’INSEE suggèrent que les salaires sous 3 SMIC
représentent 75% de la masse salariale, montant qui par ailleurs semble
cohérent avec les données sur le coût du CICE). L’EBE des sociétés non
financières était de 420 mds d’euros. En se basant sur ces chiffres 2019 et si
toutes les entreprises demandaient à bénéficier du dispositif, la subvention
totale s’élèverait à 0,1*480*4 soit 196 mds d’euros. L’impôt sur l’EBE
rapporterait sous les mêmes hypothèses 0,05*420*8+0,05*196 (5% de la subvention
sera récupérée via le surcroît d’EBE)
soit 186 mds d’euros.

[3] Ce surcroît de recettes fiscales ne devrait pas
pénaliser l’activité sur cette période car (i) il concernera les revenus du
capital pour lesquels la propension marginale à consommer est plutôt faible et
(ii) il devrait être correctement anticipé par les entreprises bénéficiaires.




La politique monétaire européenne a-t-elle rempli ses objectifs ?

Christophe
Blot
, Caroline Bozou and Jérôme
Creel

Dans un document récent
en vue de la préparation du Dialogue monétaire entre le
Parlement européen et la BCE
,
nous passons en revue et évaluons les différentes mesures introduites par la
BCE depuis le début de la crise COVID-19 en Europe, principalement l’extension
des mesures du programme d’achat d’actifs (APP) et le développement des mesures
du programme d’achat d’urgence pandémique (PEPP).

Les programmes APP et
PEPP se sont vu attribuer des objectifs distincts par rapport aux politiques
précédentes. Le programme APP a été orienté vers la stabilité des prix tandis
que le programme PEPP a été orienté vers l’atténuation de la fragmentation
financière.

Nous commençons par
analyser les effets des annonces du programme APP (y compris les flux d’achat
d’actifs) sur les anticipations d’inflation par une approche d’étude
d’événements. Nous montrons qu’elles ont contribué à augmenter les anticipations
d’inflation.

Ensuite, nous analysons
l’impact du programme PEPP sur les écarts de taux (spreads) souverains et
montrons que le programme a eu des effets hétérogènes qui ont atténué le risque
de fragmentation : le programme PEPP a eu un impact sur les spreads souverains
des économies les plus fragiles pendant la pandémie (par exemple, l’Italie) et
aucun impact sur les moins fragiles (par exemple, les Pays-Bas). Cependant, les
spreads souverains n’ont pas complètement disparu, ce qui fait que la
transmission de la politique monétaire n’est pas totalement homogène entre les
pays.

Dans une perspective
plus large, nous montrons également que les effets macroéconomiques globaux ont
été conformes aux résultats attendus depuis le milieu des années 2000 : les
mesures de politique monétaire de la BCE ont eu des effets réels sur les taux
de chômage de la zone euro, des effets nominaux sur les taux d’inflation et des
effets financiers sur la stabilité bancaire. Ces résultats sont en accord avec
les estimations récentes de la Banque de France (Lhuissier and Nguyen, 2021).

En conclusion, une augmentation
de la taille du programme PEPP, ainsi que l’a annoncé la BCE en décembre, est utile
pour pallier le risque de réapparition des risques financiers. En attendant,
nous soutenons l’idée qu’une décision de la BCE de plafonner les spreads
souverains pendant la crise COVID-19 permettrait d’alléger le fardeau de la
crise sur les économies les plus fragiles de la zone euro, où les spreads
souverains restent les plus élevés.