Le défi de l’instabilité

par Jean-Luc Gaffard

Un grand désordre existe dans la pensée
économique confrontée à la conjonction de crises financière, sanitaire et
écologique. L’idée continue de dominer que ce ne sont là que de simples
parenthèses que l’on devrait pouvoir refermer plus ou moins vite. Pourtant
l’hypothèse d’une profonde transformation du modèle économique n’est pas dénuée
de fondements. À tout le moins, il va falloir accepter que se profile une
accélération des processus de destruction créatrice et de recomposition du
tissu productif qui va se traduire par la formation et l’enchaînement de
déséquilibres sur les différents marchés. Les économistes ne sont pas démunis
de références face à cette réalité s’ils veulent bien retenir les enseignements
tirés de l’observation et de l’analyse d’événements faisant suite à des
ruptures importantes dans le passé, allant à l’encontre de bien d’idées reçues.



La
croyance dans une parenthèse ou le retour en arrière fantasmé

La crise sanitaire a conduit les
gouvernements à prendre une décision administrative exceptionnelle d’arrêt de
l’activité économique assortie de mesures destinées à préserver les revenus de
salariés placés en chômage partiel et à prémunir les entreprises de tomber en
faillite. L’objectif plus ou moins avoué est de se placer dans les conditions
de revenir plus ou moins rapidement au niveau d’activité d’avant-crise.

L’attente d’un retour à la
« normale » favorisé par un gel des effets sur les revenus est censé
être conforté grâce à l’adoption et la mise en œuvre de plans de relance
incluant, entre autres, des mesures visant à accélérer la transition digitale
et la transition écologique. L’usage des modèles économétriques suggère qu’il
est ainsi possible de retrouver l’équilibre perdu en termes de croissance.

Ce retour à la « normale » serait
inscrit dans le surcroît d’épargne censé venir alimenter une reprise de la
consommation à plus ou moins brève échéance obéissant à des préférences
largement inchangées. Il serait permis par la création de dettes sous l’égide
des banques centrales, abandonnant un temps les politiques conventionnelles,
qui doivent doper un redémarrage rapide après avoir contenu les effets
délétères de l’arrêt d’activité. Il existerait un lien direct et unique entre
finance et économie réelle. La liquidité abondamment distribuée, d’abord gelée
sur les comptes des épargnants, se dirigerait, ensuite, naturellement vers la
consommation et l’investissement.

Dans une approche trop exclusivement
macroéconomique, impasse est faite sur la distribution très inégalitaire de ce
surcroît d’épargne qui a forcément des effets sur la structure de la demande
finale pouvant impliquer que plus de certains biens et services et moins
d’autres seront demandés. Impasse est faite, également, sur la formation d’une
épargne de précaution liée à l’incertitude de ceux des ménages qui s’attendent
à être plus touchés que les autres par des chutes d’emplois dans un futur
immédiat. Impasse est faite sur les contraintes de capacité à court terme face à
un rebond assez brutal et inégalement réparti de la demande, que ce soit en
raison d’un manque de main-d’œuvre, ou du fait de contraintes d’endettement
pesant sur l’investissement des entreprises. Plus généralement, impasse est
faite sur la bascule affectant les lieux sectoriels et géographiques de captation
de richesse.

Le gel temporaire d’activité et la croyance
en un retour mécanique à la « normale » conduisent à ignorer l’impact
de déséquilibres de court terme sur le développement à moyen ou long terme. Les
conséquences, à relativement brève échéance, de l’endettement des entreprises
ne sont guère identifiables tant les mécanismes de sélection ont été modifiés.
Nul n’est en mesure de dire vraiment ce qu’il va advenir en termes de faillites
d’entreprises et de perte d’emplois Le risque inflationniste, envisagé par
certains, n’est appréhendé qu’au regard d’un financement monétaire des déficits
publics sans réelle tentative d’analyser la séquence des événements à venir nés
de l’articulation entre action publique et activité privée. L’hétérogénéité des
situations et des comportements est passée sous silence.

Le discours sur le monde d’après tel qu’envisagé
par ceux qui entendent saisir l’opportunité de la crise pour accélérer la
transition écologique n’échappe pas l’illusion d’une convergence sans
véritables heurts vers un nouvel équilibre. Celui-ci est inscrit dans de
nouvelles technologies et de nouveaux comportements sans que soient considérés
les moyens de les connaître et de les atteindre. La relocalisation souhaitée
d’activités et la régression attendue des échanges à l’échelle mondiale s’apparentent
à une sorte de retour en arrière que l’on imagine sans coûts ni dommages.

L’hypothèse
du changement structurel de grande ampleur

La réalité est que la crise sanitaire n’est,
pourtant, pas intervenue dans un monde économique stable. Des mutations
structurelles étaient à l’œuvre dont on peut penser qu’elles vont se trouver
accélérées du fait de l’expérience acquise dans la gestion de cette crise et de
ses contraintes (Dessertine, 2021).  

L’expérience du télétravail augurerait
d’une transformation en profondeur de l’organisation du travail et de
l’entreprise, qui serait elle-même à l’origine d’une transformation des
infrastructures urbaines et de transport. Ces transformations seraient d’autant
plus importantes qu’elles participent d’une nouvelle révolution scientifique et
technologique incarnées dans les nouvelles capacités de captation, de
traitement et d’usage de très grandes bases de données (le « big
data »). Dans cette perspective, la révolution digitale devient beaucoup
plus importante que la révolution énergétique, les producteurs de données prennent
le pas sur les producteurs d’énergies anciennes et nouvelles, les lieux de
création de valeur changent drastiquement. Il pourrait s’ensuivre un retour de
certaines productions à proximité de leurs marchés, une régression des mouvements
de marchandises et d’êtres humains permettant, au passage, de réduire les coûts
environnementaux. Le triptyque mouvement – concentration – hyper-consommation
ne permettant pas un développement durable serait ainsi remis en cause. Encore
faudrait-il que puisse prévaloir une relative égalité de revenus et de
patrimoines, que renaisse une véritable classe moyenne pour que le changement
soit admis socialement et soit créateur de valeur.

Le grand basculement ainsi envisagé ne
remet pas en cause le principe du monde industriel, celui d’une organisation
maximisant le taux d’utilisation des fonds de services (équipements, ressources
humaines, stocks), synchronisant les étapes successives de la production de
biens et de services (Georgescu-Roegen, 1971). La concentration géographique
n’est plus nécessaire pour y parvenir. Les grandes unités n’ont plus lieu
d’être. Cette déconcentration est susceptible de réduire la longueur des
acheminements (les transports de matières et de produits) sans que l’efficacité
productive en soit affectée. Il reste que les mutations structurelles en
question sont de très grande ampleur. De nouvelles communautés, de nouvelles
intelligences collectives vont devoir s’organiser. L’entreprise va devoir
acquérir de nouveaux contours. Les lieux de captation de valeur, tels que les
enregistrent les mouvements boursiers, évoluent déjà fortement au bénéfice des
acteurs du numérique. Il est difficile, dans ces conditions, d’imaginer que
l’instabilité ne soit pas au rendez-vous rendant illusoire toute possibilité
d’un retour à la « normale ».

Sans
aller aussi loin dans la prospective …

Les mutations en cours, affectant
technologies et préférences, restent difficiles à connaître et à prévoir. Elles
ne se dérouleront pas en un jour. Rien n’indique qu’un nouvel état stable
puisse même exister. Il est, en revanche, manifeste, que l’on va assister à une
accélération de la recomposition du tissu productif en raison des effets
combinés de la crise sanitaire et de la crise écologique. Les nouvelles donnes
technologiques et comportementales vont entraîner une accélération du processus
de destruction créatrice. Des secteurs sont d’ores et déjà durablement affectés
par les transformations de la demande tels que le transport aérien ou l’automobile
qui ne sont pas confrontés aux seules conséquences de la transition énergétique.
Sans compter bien sûr les effets en amont comme en aval. Il ne peut être
question d’un retour à un équilibre de longue période effaçant les pertes
subies. Si des relocalisations d’activité se produisent, ce ne sera pas sous la
forme d’un retour à l’identique, mais sur la base de robotisation sans création
de « vieux » emplois pouvant résorber le chômage structurel. Plutôt
que de relocalisation et de raccourcissement des chaînes de valeur, il vaut
mieux parler de leur recomposition, d’un changement de nature de la
mondialisation des échanges.

Les mutations en cours affectent, en tout
premier lieu, la situation des marchés. Excès et pénuries de main-d’œuvre pourraient
s’accentuer du fait de l’hétérogénéité de l’offre de travail et d’une mobilité
professionnelle freinée par un défaut de temps et de moyens financiers
d’apprentissage. Le risque d’une polarisation encore accrue des emplois en
termes de qualification et de salaires est manifeste du fait de la rareté de
l’offre de travail qualifiée et du déversement de la main d’œuvre la plus
touchée vers les emplois peu qualifiés.  Ce
ne peut être que dommageable à la croissance globale en raison de l’effet
produit sur la répartition des revenus et la structure de la demande
possiblement caractérisée par une demande accrue de biens de luxe et d’actifs
financiers au détriment d’une forte demande de biens « salariaux »,
caractéristique de l’existence d’une importante classe moyenne.

Des tensions inflationnistes sont déjà effectives
sur les marchés de matières premières (fer, cuivre, bois, aluminium, blé, soja,
pétrole) et sur les marchés de produits intermédiaires (semi-conducteurs, puces
électroniques), qui vont peser, plus ou moins fortement suivant les secteurs,
sur les coûts de production des entreprises, leurs marges et leurs prix. De
telles tensions sont le fruit des mutations structurelles en cours y compris celles
résultant de la transition écologique. Ainsi à production égale,
l’éolien et le solaire consomment considérablement plus d’acier et de béton que
les centrales thermiques ou nucléaires. L’électrification des objets, à
commencer par la voiture, et le besoin en batteries de stockage qu’elle
implique ne peuvent que faire exploser la demande des matériaux qui les
composent et leurs prix.

Des investissements très élevés sont requis
y compris en raison pour des raisons écologiques (économies de ressources). La mutation
ainsi engagée, comme toute transition, entraîne une hausse des coûts de
construction des nouvelles capacités et, potentiellement une chute relative du
produit brut avec comme conséquence, temporairement ou non, la hausse du taux
de chômage et la diminution des gains de productivité (l’effet machine de
Ricardo décrit par Hicks, 1973). Y parer requiert, à tout le moins, une
politique monétaire et une organisation financière garantissant aux entreprises
un accroissement des crédits à l’investissement productif (Amendola et Gaffard,
1998).

Face à l’inévitabilité des mutations
structurelles et à l’exigence de viabilité, il devient essentiel de développer
de nouvelles qualifications et de nouveaux emplois correctement rémunérés. Ce
n’est pas qu’une affaire d’offre de travail, de formation initiale, générale,
professionnelle et continue. C’est aussi une affaire de demande de travail impliquée
par le développement de nouvelles activités et de nouveaux investissements. La
question se pose alors clairement de l’organisation du système financier et du
mode de gouvernance des entreprises propres à orienter les moyens financiers
disponibles vers les projets les plus porteurs de croissance à long terme dans
la mesure où ils permettent aux entreprises de former des anticipations fiables.

Les économistes sont-ils démunis de repères ?

Ce
n’est pas de la théorie économique conçue pour décrire les périodes de
tranquillité qu’il faut attendre une compréhension des ressorts de l’instabilité
et des conditions de résilience de l’économie de marché. À vrai dire, il vaut mieux
se rapporter aux enseignements tirés de l’observation de périodes passées de
rupture. Deux épisodes retiendront ici l’attention.

L’épisode
des années 1970 livre un premier enseignement dès lors que l’on y
reconnaît un changement structurel de grande ampleur. La hausse simultanée du
taux d’inflation et du taux de chômage a conduit à une remise en cause d’une
politique keynésienne strictement macroéconomique, fondée sur la possibilité
d’un arbitrage maîtrisé entre les deux. L’explication qui l’a emporté a reposé
sur la dénonciation d’un déficit budgétaire venant contrarier un état naturel
d’équilibre de long terme. Le principe de séparation entre causes (monétaires)
de l’inflation et causes (réelles) du chômage a été ainsi réhabilité. La
véritable explication de la stagflation est pourtant différente, mettant l’accent
sur les conséquences de la recomposition du tissu productif initiée par la
hausse très forte du prix de toutes les matières premières avant même que ne
survienne le choc pétrolier. L’augmentation simultanée de l’inflation et du
chômage n’est autre que la conséquence de la désarticulation du tissu productif
que traduit la dispersion accrue des demandes et offres excédentaires
(sectorielles) dans un contexte où, faute d’une information suffisante, les
prix s’ajustent plus fortement à la hausse qu’à la baisse (et les quantités
donc les emplois plus fortement à la baisse qu’à la hausse) (Tobin, 1972 ;
Fitoussi, 1973). En présence d’une demande excédentaire de travail, dans
les activités en essor, les entreprises augmentent plutôt les salaires que
l’emploi en raison de la rareté de l’offre de travail et de l’existence d’une
contrainte de capacité. En présence d’une offre excédentaire de travail, dans
les activités en déclin, les entreprises diminuent plutôt l’emploi que les
salaires pour conserver la confiance des salariés qu’ils continuent à embaucher.
La rigidité des prix répond à celle des salaires. Cette asymétrie de
comportement contraint le niveau global de l’emploi et le taux d’inflation.

L’épisode de la reconstruction en Europe
dans les années de l’après-Seconde Guerre mondiale livre un deuxième
enseignement. La situation globale de l’époque est caractérisée par un excédent
de demande de travail et un excédent de demande de biens. La reconstruction
exige la réalisation d’investissements qui doit permettre de combler le déficit
de capacité. Du pouvoir d’achat sous forme de salaires doit être distribué sans
contrepartie immédiate du côté de l’offre, car il faut du temps pour que
l’investissement soit réalisé et donne lieu à une capacité de production
opérationnelle. Il ne peut en résulter, à court terme, que des tensions
inflationnistes et un déficit du commerce extérieur à la fois inévitables,
nécessaires mais porteurs de leur future extinction (Hicks, 1947). Encore
faut-il qu’ils soient engagés, que les entreprises puissent faire des
anticipations fiables, qu’elles disposent des liquidités nécessaires, ce qu’a
permis le plan Marshall.  

S’ils n’offrent pas de solutions toutes
faites, ces enseignements nous éclairent sur la nature des difficultés et
problèmes qui peuvent survenir à plus ou moins brève échéance. Des
déséquilibres ne peuvent qu’apparaître sur les différents marchés (matières
premières, biens intermédiaires et biens finals, travail). Ils ne pourront être
contenus que par des moyens relevant, à la fois, de la politique économique et
de l’organisation des entreprises, permettant de faire face à l’hétérogénéité
des situations et des comportements et de réconcilier le temps long avec le
temps court. L’objectif est de faire en sorte que les anticipations des
entreprises relatives aux investissements soient cohérentes avec les politiques
publiques (Gaffard, Amendola et Saraceno, 2020). Aussi convient-il de revenir à
une problématique en termes de déséquilibre, renoncer à s’en tenir aussi bien à
une politique de l’offre qu’à une politique de la demande pour mettre l’accent
sur l’interdépendance entre l’offre et la demande, au niveau global comme
sectoriel, afin d’identifier les conditions d’une cohérence entre les deux
toujours en devenir. Deux questions fondamentales sont en haut de l’agenda.
Celle de l’incitation à investir et celle conjointe de la relation salariale.
Il s’agit de rechercher les conditions institutionnelles propres à garantir
d’orienter les moyens financiers vers la création une offre correspondant à une
demande finale suffisamment large et à rétablir un partage de la valeur ajoutée
porteur de cette demande. À ces conditions, les choix de politiques
macroéconomiques pourront être en concordance avec les anticipations formulées
par les entreprises comme cela a pu l’être pendant la période dite des
« trente glorieuses » au sein du monde occidental. Reste qu’il faudra
affronter un contexte géopolitique bien différent qui ne se résume pas à la
mondialisation vue comme une extension des marchés.

Références

Amendola M. et J. -L. Gaffard, 1998, Out
of Equilibrium
, Oxford, Clarendon Press.

Dessertine P., 2021, Le grand basculement, Paris, Robert Laffont.

Fitoussi J. -P., 1973, Inflation, équilibre et chômage, Paris, Cujas.

Gaffard J. -L. , Amendola M. et F.
Saraceno, 2020, Le temps retrouvé de
l’économie
, Paris, Odile Jacob.

Georgescu-Roegen N., 1971, The
Entropy Law and the Economic Process
, Harvard, Harvard University Press.

Hicks J. R., 1947, « World Recovery after War: a Theoretical Analysis », The Economic Journal, n° 57, pp. 151-164. Reproduit in J.
R. Hicks, 1982, Money, Interest, and
Wages, Collected Essays on Economic Theory, volume II
, Oxford, Basil
Blackwell.

Hicks J. R., 1973, Capital and
Time
, Oxford, Clarendon Press.

Tobin J., 1972, « Inflation and Unemployment », American
Economic Review,
n° 62, pp. 1-18.




L’économie européenne 2021

par Jérôme Creel

L’ouvrage L’économie européenne 2021 qui vient tout juste de paraître se concentre sur l’impact de la crise de la Covid-19 et des mesures prophylactiques en Europe. L’introduction du précédent volume, il y a un an, commençait par ces mots : « En 2020, Mesdames Lagarde et von der Leyen vivront leur première année pleine au sommet de l’Europe (…) dans un environnement européen et international compliqué ». Il faut bien avouer que nous ne savions pas alors à quel point l’année 2020 serait effectivement compliquée.



Au plan économique et social, la
pandémie n’a pas seulement conduit à la plus grande récession
mondiale
de l’après-guerre, mais elle a aussi accru le risque de voir les
enjeux structurels, tels que la lutte contre le changement climatique, passer
au second plan, et pour longtemps, des priorités des gouvernements. Les chocs
macroéconomiques infligés par la pandémie et par les mesures prophylactiques
mises en œuvre pour y faire face ont été d’une telle ampleur que les réponses
de politique économique ont elles aussi été d’une vigueur inaccoutumée.  Bien que proportionnées aux enjeux
conjoncturels de court terme, ces réponses pourraient obérer les chances de
voir l’Europe s’engager résolument dans une trajectoire soutenable et équitable
de ses niveaux de vie, conformément aux objectifs du traité sur l’Union
européenne. De quelles marges de manœuvre dispose encore l’Europe après une
hausse des dettes publiques de 15 points de PIB depuis 2019 et une longue
période de politiques monétaires ultra-accommodantes de la banque centrale
européenne ? A l’inverse, quels risques font peser les tentations de
« normalisation » des politiques économiques sur l’économie
européenne ? A défaut de répondre précisément à ces questions, l’ouvrage
propose des pistes de réflexion qui permettent en filigrane d’appréhender les
marges d’amélioration du processus européen d’intégration en accordant la
priorité aux objectifs plutôt qu’aux moyens.

Evaluer les conséquences qu’aura
la pandémie sur la trajectoire économique, sociale et environnementale de
l’Europe réclame, en guise de préalable, un diagnostic complet sur ses
conséquences à court terme. L’ouvrage présente ainsi un état des lieux
conjoncturel d’une zone euro soumise à une grande incertitude quant à la
persistance de l’épidémie et à celles des politiques budgétaires et monétaires
mises en œuvre pour y faire face. Il dresse une typologie des facteurs
contribuant à la mortalité due à la Covid-19 et présente un premier bilan des
conséquences de l’épidémie sur les marchés du travail européens, sur les
politiques publiques et budgétaires et sur les liens de ces dernières avec
l’action de la banque centrale européenne.

Il expose également les avancées
de la gouvernance budgétaire européenne avec l’adoption d’un nouvel outil de
gestion, Next
Generation EU
, en juillet 2020 et s’interroge sur le cadre budgétaire
commun qui sortira éventuellement de cette crise. L’adaptation du Green Deal aux nouveaux enjeux
sanitaires, les avancées timides en faveur d’une politique européenne de santé
publique et la question non encore résolue des ressources propres pour financer
le budget européen sont tour à tour discutées en lien avec ce nouvel
instrument. Next Generation EU a certes ouvert une brèche dans la gestion
budgétaire européenne en mêlant responsabilité politique nationale (chaque Etat
membre choisit les projets financés et les soumet à l’approbation de la
Commission européenne), solidarité (une partie des fonds européens est une
subvention) et relance budgétaire. Reste à savoir si les moyens qu’il alloue
seront suffisants pour atteindre ses objectifs et, avant cela, s’il sera
effectivement mis en œuvre après l’ordonnance de la Cour
constitutionnelle
d’en suspendre la ratification en Allemagne.




Réduire l’incertitude pour faciliter la reprise économique

par Elliot Aurissergues (Économiste à l’OFCE)

Alors que les contraintes sanitaires engendrées par la pandémie continuent de peser en 2021, l’enjeu est de faire revenir rapidement le PIB et l’emploi à leur niveau d’avant-crise. Cependant, l’incertitude des firmes sur leurs niveaux d’activité et leurs profits dans les années à venir pourrait ralentir la reprise. Pour faire face à de possibles effets négatifs durables de la crise, et alors qu’elles sont fragilisées par leurs pertes de 2020, les entreprises pourraient vouloir restaurer, voire accroître leurs marges, avec, à la clé, de nombreuses restructurations et destructions d’emploi. La reprise économique sera plus rapide si elles ont une réelle visibilité au-delà de 2021. Je propose un mécanisme qui donnerait aux entreprises qui le souhaitent, davantage de visibilité sur leur trésorerie et leur profitabilité à moyen terme, et qui serait peu coûteux à long terme pour les finances publiques.



L’incertitude sur l’après pandémie va peser sur la
reprise

Sur le plan économique, la pandémie
constitue une crise atypique. Elle combine des chocs d’approvisionnement,
d’offre de travail et une baisse largement contrainte de la consommation (Dauvin
et Sampognaro, 2021). Peu d’épisodes récents sont susceptibles de fournir des
points de comparaison utiles aux acteurs économiques. Certains éléments
pointent vers un retour rapide à la normale : le dynamisme de certaines
économies asiatiques, en particulier de l’économie chinoise, la résilience de
l’économie américaine, ou encore la politique budgétaire de l’administration
Biden. D’autres facteurs peuvent à l’inverse limiter la croissance économique dans
les années à venir. Les lourdes pertes de certaines entreprises risquent d’engendrer
une vague de faillites (Guerini et al.,
2020 ; Heyer, 2020), avec de possibles effets négatifs sur la productivité
ou l’emploi de certaines catégories de travailleurs.  Certaines habitudes de consommation
pourraient être durablement modifiées, impactant fortement certains secteurs
comme l’aéronautique ou le commerce de détail. Les trajectoires de certaines
économies émergentes représentent une autre inconnue car elles ne peuvent pas
se permettre le même niveau de soutien budgétaire que les économies américaines
ou européennes. Enfin, la concentration du choc sur des secteurs employant
surtout des travailleurs faiblement qualifiés risque d’accroître les inégalités
à l’intérieur des différents pays et, ainsi, engendrer une nouvelle hausse de
l’épargne au niveau mondial. Certains indicateurs traduisent cette incertitude
toujours forte. Le VIX qui représente la volatilité du prix des actions
américaines, telle qu’anticipée par les acteurs du marché, demeure deux fois
plus élevé qu’avant la crise et est comparable aux niveaux atteints lors de la
crise Dotcom (voir graphique 1). En
France, les climats des affaires et de l’emploi ont fortement rebondi depuis
leur plus bas historique de mars-avril 2020 mais restent au même niveau qu’au
plus bas de la crise de la zone euro en 2012-2013 (voir graphique 2).

La littérature montre que l’incertitude sur la trajectoire de l’économie à moyen terme affecte le comportement des entreprises dès aujourd’hui. En l’identifiant à la volatilité du prix des actions, Bloom (2009) suggère qu’elle a un impact négatif significatif sur le PIB et l’emploi aux États-Unis. De nombreux autres travaux, utilisant des méthodologies différentes, sont venus confirmer cette idée[1]. Après une récession aussi grave que celle de 2020, l’incertitude pourrait avoir des répercussions encore plus importantes.  Des effets habituellement de second ordre peuvent suffire à faire dérailler la reprise économique.

Une proposition pour donner de la visibilité aux
entreprises

Les mesures du plan de relance actuel
portent essentiellement sur 2021 et 2022 et n’offrent pas une visibilité aux
entreprises sur leur activité ou leur trésorerie au-delà de 2022. Il est vrai
qu’il est difficile pour le gouvernement actuel d’engager des dépenses
importantes que devront assumer les futurs gouvernements. Il est cependant
possible d’envisager des mesures relativement fortes mais dont le coût
budgétaire sur les dix prochaines années (et donc l’impact sur la marge de
manœuvre budgétaire des futurs gouvernements) serait limité.

Proposition : Donner aux
entreprises l’option suivante :
une subvention de 10% de la masse salariale sous 3 SMIC entre 2022 et 2026 en
échange d’un impôt supplémentaire de 5% sur l’excédent brut d’exploitation (EBE)
sur la période 2022-2030.

Pour les entreprises demandant à en bénéficier,
ce dispositif est l’équivalent fiscal
d’une recapitalisation temporaire
. Elles échangent une subvention
aujourd’hui contre une fraction de leurs bénéfices demain. Le coût du capital implicite
serait particulièrement attractif. Le dispositif est calibré pour que son
« taux d’intérêt » (donné par le ratio entre la somme des taxes
supplémentaires sur 2022-2030 et la somme des subventions sur 2022-2026) soit proche
de 0% pour une entreprise française « moyenne ». Ce taux serait plus
faible a posteriori pour les entreprises qui auront moins bien performé que
prévu. Par rapport à d’autres méthodes de recapitalisation comme les
prises de participations directes de la puissance publique ou la transformation
des prêts en quasi fonds propres, il n’y a pas de risque de perte de contrôle
de l’entreprise pour les actionnaires actuels.

L’avantage du dispositif est qu’il cible
automatiquement les entreprises qui en ont le plus besoin. Les entreprises
anticipant de possibles difficultés économiques durant les prochaines années,
et les activités à forte intensité en emploi, vont s’auto-sélectionner, les
autres n’ayant pas intérêt à demander la subvention. Celle-ci étant décaissée
progressivement, les entreprises qui maintiennent durablement l’emploi sur la
période seront favorisées. Les entreprises à forte intensité de capital ou à
forte croissance ne seraient pas pénalisées puisque le dispositif resterait
optionnel. La taxe additionnelle sur l’EBE est temporaire et ne devrait pas
avoir d’effets négatifs sur l’investissement des entreprises demandeuses.

Le coût en terme de dette publique à
l’horizon 2030 serait faible. Sur les 8 ans, le dispositif coûterait environ 10
milliards[2]
d’euros, soit 0,4 point de PIB, si toutes les entreprises demandaient à en
bénéficier. L’effet d’auto-sélection des entreprises accroîtrait le coût moyen
par entreprise bénéficiaire mais en diminuerait aussi le nombre et aurait donc
un impact ambigu sur le coût total. Celui-ci ne prend pas en compte les effets
bénéfiques du dispositif sur les finances publiques s’il permet d’éviter des
destructions d’emploi ou le non remboursement de certains prêts garantis. L’impulsion
budgétaire sur 2022-2025 pourrait être en revanche assez forte, de l’ordre de 1
à 1,5 point de PIB par an (soit de 4 à 6 points de PIB sur les 4 ans) mais serait
contrebalancé par un surcroît automatique de recettes sur 2025-2030[3].

Bibliographie

Bachmann R, S. Elstner et E. Sims, 2013, « Uncertainty and Economic Activity: Evidence from
Business Survey Data », AEJ  macroeconomics,
https://www.aeaweb.org/articles?id=10.1257/mac.5.2.217

Belianska A, A. Eyquem et C. Poilly, 2021, « The Transmission Channels of Government Spending Uncertainty », working paper, https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-03160370

Bloom N., 2009, « The impact of uncertainty shocks », Econometrica, https://onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.3982/ECTA6248

Dauvin M et R. Sampognaro, 2021, « Dans Les Coulisses du Confinement: Modélisation de chocs simultanes d’offre et de demande », OFCE working papers, https://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/dtravail/OFCEWP2021-05.pdf

Fernandez-Villaverde
J. et P. Guerron-Quintana, 2011, « Risk Matters: The
Real Effects of Volatility Shocks », American Economic Review, https://www.aeaweb.org/articles?id=10.1257/aer.101.6.2530

Fernandez-Villaverde
J. et P. Guerron-Quintana, 2015, « Fiscal volatility
shocks and economic activity », American Economic Review, https://www.aeaweb.org/articles?id=10.1257/aer.20121236

Guerini M., L. Nesta, X. ragot et S.
Schiavo, 2020, « Firm liquidity and solvency under the
Covid-19 lockdown in France
 », OFCE
politcy brief
, https://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/pbrief/2020/OFCEpbrief76.pdf

Heyer E., 2020, « Défaillances d’entreprises et destructions d’emplois: une estimation de la relation sur données macro-sectorielles », Revue de l’OFCE, https://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/revue/7-168OFCE.pdf


[1] Fernandez-Villaverde,
Guerron-Quintana, Rubio-Ramirez et Uribe (2011) montrent qu’une volatilité
accrue des taux d’intérêt a des effets déstabilisants sur les économies
d’Amérique latine. Ces mêmes auteurs suggèrent, dans un article de 2015, qu’une
incertitude accrue sur la future politique budgétaire américaine conduit les
entreprises à accroître leurs marges, réduisant l’activité économique. Ce
résultat est confirmé par Belianska, Eyquem et Poilly (2021) pour la zone euro.
En utilisant les enquêtes sur la confiance des consommateurs, Bachmann et Sims
(2012) montrent que des consommateurs pessimistes réduisent l’efficacité de la
politique budgétaire en période de récession. Enfin, l’incertitude des chefs
d’entreprises a un impact négatif sur la production comme le montrent les
données allemandes mobilisées par Bachmann, Elstner et Sims (2013).

[2] La masse salariale sous 3 SMIC était en 2019 de
l’ordre de 480 mds d’euros (le total des salaires et traitements bruts
représentaient 640 mds d’euros pour les sociétés non financières et les
dernières données de l’INSEE suggèrent que les salaires sous 3 SMIC
représentent 75% de la masse salariale, montant qui par ailleurs semble
cohérent avec les données sur le coût du CICE). L’EBE des sociétés non
financières était de 420 mds d’euros. En se basant sur ces chiffres 2019 et si
toutes les entreprises demandaient à bénéficier du dispositif, la subvention
totale s’élèverait à 0,1*480*4 soit 196 mds d’euros. L’impôt sur l’EBE
rapporterait sous les mêmes hypothèses 0,05*420*8+0,05*196 (5% de la subvention
sera récupérée via le surcroît d’EBE)
soit 186 mds d’euros.

[3] Ce surcroît de recettes fiscales ne devrait pas
pénaliser l’activité sur cette période car (i) il concernera les revenus du
capital pour lesquels la propension marginale à consommer est plutôt faible et
(ii) il devrait être correctement anticipé par les entreprises bénéficiaires.




Investissement et capital productif publics en France: état des lieux et perspectives

par Mathieu Plane, Xavier Ragot, Francesco Saraceno

Comparé aux autres pays de l’OCDE, le capital public en France est élevé ainsi que la qualité des infrastructures. Mais la tendance depuis dix ans n’est pas favorable. L’investissement public brut est sur une tendance décroissante depuis maintenant plusieurs années. Le taux de croissance de l’investissement public net montre une chute plus importante encore. Cela signifie que la dépréciation du capital public et des infrastructures n’est que très partiellement compensée.



La valeur patrimoniale
des administrations publiques est encore positive mais a subi une chute
importante et atteint un point bas inquiétant. En effet, la dette publique a
cru plus vite que le capital public.

En plus des effets de
long terme, les analyses montrent que l’investissement public a l’avantage de stimuler
l’activité économique à court terme. Pendant la période de crise de la
Covid-19, il faut s’attendre à des effets positifs importants en France du fait
de la situation économique courante. L’investissement public est presque
autofinancé en période de récession.

Les collectivités locales
sont le premier investisseur public. Elles réalisent près de 70 % de
l’investissement public civil. L’investissement public pour les ouvrages de
génie civil, le logement, l’éducation et la protection de l’environnement est
principalement réalisé par les collectivités locales.

Trois fonctions de
l’investissement public demandent un effort particulier. La première est la
maintenance des infrastructures existantes, en particulier de génie civil. La
seconde est la transition énergétique et l’investissement pour la biodiversité,
dont les montants totaux nécessaires sont élevés. Enfin la troisième concerne les
infrastructures de l’économie numérique.

Le plan de relance de 100
milliards d’euros indique une inflexion encore modeste en faveur de l’investissement
public. En effet, les montants nécessaires sont élevés sur plusieurs années. À
court terme, l’enjeu essentiel est la mise en œuvre rapide de l’investissement
public afin de bénéficier à la fois des effets de court et long terme.

Pour consulter l’étude : https://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/pbrief/2020/OFCEpbrief79.pdf




Les marchés financiers prédisent-ils les récessions ?

par Giovanni Ricco

Les acteurs des marchés financiers,
collectivement, possèdent-ils une sagesse particulière quant au moment où les
économies risquent de tomber en récession ? Nous avons examiné cette question
dans un article préparé pour la conférence à la Brookings Institution[1]. Nos
résultats suggèrent que la réponse est : « probablement pas ». En fait,
les variables financières ont un pouvoir prédictif très limité pour les
récessions.



Après la Grande Récession, et encore une fois avec la crise de la COVID-19,
il y a eu un intérêt croissant pour comprendre la relation entre l’accumulation
de fragilité financière et le cycle économique. N’ayant pas réussi à prédire les
krachs, la profession économique a essayé de comprendre ce qui manquait dans
les modèles macroéconomiques et économétriques standards et quels étaient les
principaux indicateurs de stress sur les marchés financiers qui peuvent aider à
prévoir les crises et à identifier l’accumulation de risques macroéconomiques.

En fait, dans une contribution très importante, Adrian et al. (2018) ont proposé l’évaluation de la distribution
prédictive du PIB pour définir le concept de croissance à risque, défini comme la valeur de la croissance du PIB
au cinquième centile inférieur de la répartition de la croissance prévue, conditionnée
à un indice de stress financier[2].  Ce concept a été adopté par de nombreuses institutions
dans plusieurs pays pour surveiller les risques (voir, par exemple, Prasad et al., 2019, pour une description de
l’utilisation de cette méthode au FMI).

Clairement, les marchés financiers et l’économie réelle (la production de
biens et de services) interagissent. Leurs mouvements sont fortement corrélés
et les indicateurs financiers peuvent, bien entendu, fournir des informations
utiles sur les conditions économiques actuelles. Ils reflètent également les
attentes des acteurs du marché quant à la direction de l’économie réelle.

La question spécifique que nous avons examinée dans notre document de
travail « When is
Growth at Risk ?
 » (Quand la croissance est-elle menacée ?),
un article préparé pour la conférence à la Brookings Institution, est de savoir
si les indicateurs financiers fournissent un pouvoir prédictif supplémentaire, en
plus des indicateurs de l’économie réelle tels que les enquêtes auprès des
directeurs d’achat des entreprises. Si oui, la sagesse des marchés pourrait
être exploitée par les décideurs pour anticiper et se préparer à une crise
macroéconomique.

L’article évalue empiriquement la relation potentiellement non linéaire
entre les indicateurs financiers et la distribution de la croissance future du PIB,
à la fois à très court terme (un trimestre) et à moyen terme (quatre
trimestres), en utilisant un riche ensemble de variables macroéconomiques et
financières couvrant 13 économies avancées. Tout d’abord, nous évaluons les
performances hors échantillon, y compris un exercice en temps réel basé sur un
modèle non paramétrique flexible. Ensuite, nous utilisons un modèle
paramétrique pour estimer les moments de la distribution du PIB conditionnel à
des variables financières et pour évaluer leur l’incertitude d’estimation dans
l’échantillon.

Notre conclusion générale est pessimiste : les moments autres que la
moyenne conditionnelle sont mal estimés et aucun des prédicteurs que nous
considérons ne fournit un avertissement avancé, robustes et précis des risques
extrêmes ou toute autre caractéristique de la distribution de la croissance du
PIB autre que la moyenne. En particulier, les variables financières contribuent
peu à de telles prévisions distributionnelles, au-delà des informations
contenues dans les indicateurs macroéconomiques.

À titre d’exemple, la figure ci-dessus montre un exercice au cours des
premiers mois de la crise de la COVID-19 pour les États-Unis. Nous
conditionnons nos prédictions sur les informations financières disponibles à trois
dates différentes : les premiers jours ouvrés de février, mars et avril 2020. À
ce moment-là, aucun des indicateurs de cycle relatifs à la période de blocage
étaient disponibles jusqu’à fin avril. Cependant, les reportages et les
discussions politiques sur le virus étaient endémiques à partir de janvier
2020, et cette information aurait pu potentiellement être reflétée dans le prix
des actifs financiers, les enquêtes auprès des entreprises et des
consommateurs, etc.

Les graphes montrent que le modèle avec informations financières (à droite) commence à signaler la probabilité d’une récession en avril, tandis que le modèle contenant uniquement des informations macroéconomiques (à gauche) ne rend pas compte de la détérioration des conditions macroéconomiques. Pendant que les indicateurs macroéconomiques tardent à arriver, les variables financières ne sont qu’un peu plus rapides et en fait n’ont commencé à clignoter que fin février, quelques jours à peine avant que des mesures politiques dramatiques ne soient introduites dans plusieurs États américains.

La leçon que nous tirons de nos résultats est que les marchés financiers n’anticipent pas les récessions et ils évaluent le risque seulement une fois qu’ils le voient. Cet aveuglement suggère que les informations relatives à la trajectoire à court terme de l’économie sont rapidement accessibles à tous, mais des événements rares, tels que les récessions, sont fondamentalement imprévisibles ou en tout cas, imprévus.

Le message adressé aux décideurs politiques et aux prévisionnistes
économiques des banques centrales et d’ailleurs est qu’ils ne peuvent pas
utiliser mécaniquement les indicateurs financiers pour fournir un signe
d’alerte précoce et fiable d’une récession. Les décideurs devraient toujours
prêter attention aux variables financières, même si elles offrent
malheureusement peu de pouvoir prédictif de risque de récession – et ils
devraient chercher à limiter l’accumulation de fragilités financières puisque
ces fragilités amplifient probablement les dommages causés à l’économie réelle
une fois que les récessions se produisent.


[1] Hasenzagl, Thomas, Mikkel Plagborg-Møller, Lucrezia Reichlin et
Giovanni Ricco, 2020, « When is Growth at Risk?  », Brookings Papers on
Economic Activity
, printemps.

[2] Adrian Tobias, Nina Boyarchenko et Domenico Giannone, 2019, « Vulnerable Growth », American Economic Review, vol. 109,
n° 4, pp. 1263-89.




La crise du tourisme : c’est aussi une question de confiance

par Christine Rifflart

À l’heure où les pays se
déconfinent et rouvrent leurs frontières[1],
les professionnels du tourisme attendent le retour des visiteurs avec
impatience et inquiétude. Les mois d’été affichent traditionnellement une
activité record dans les secteurs de l’hôtellerie, la restauration, les
transports, les loisirs, toutes ces activités de services ont gravement été impactées
par les fermetures administratives et les mesures de confinement adoptées pendant
les semaines passées. Aujourd’hui, la crise de la Covid-19 n’est toujours pas
finie et la prudence domine dans les comportements. Les déplacements à
l’étranger sont en grande partie différés, les vacanciers préférant rester dans
leur pays. Dès lors, les recettes issues des visiteurs[2]
étrangers ne rentreront pas ou peu cette année, mais les dépenses
habituellement réalisées à l’étranger pourraient être réalisées dans le pays de
résidence.



Le PIB du tourisme[3]
représente en moyenne 4,4 % du PIB des pays de l’OCDE en 2018. L’Espagne tient
le haut du pavé avec un taux atteignant 12,3% du PIB espagnol. La
consommation touristique intérieure représente cette année-là 12,8 % du PIB en
Espagne, suivie de près par l’Italie et la France avec respectivement 8,9 % et
7,3 % du PIB. La reprise du tourisme est un enjeu majeur pour ces pays. Quelle
peut être la perte économique en cas de non reprise du tourisme ?

Le déconfinement au niveau national comme préalable à
la reprise du tourisme local

Après les 8 à 11 semaines
de confinement, le retour à la libre circulation des personnes à l’intérieur
des frontières nationales s’est progressivement amorcé dans les pays qui
avaient mis en place de telles mesures. En France, les premières mesures de
déconfinement ont débuté le 11 mai, avec des restrictions encore fortes et des
déplacements autorisés seulement dans un rayon de 100 kilomètres. Depuis le 2
juin, la libre circulation est possible sur l’ensemble du territoire. Le
déconfinement s’est achevé le 3 juin en Italie. Il a fallu attendre le 21 juin
pour que l’Espagne rouvre ses provinces.

La levée des contraintes de
déplacement constituait le préalable à toute reprise du tourisme domestique. Or,
ce sont respectivement 190 millions de voyages de touristes français, 140
millions de voyages de touristes espagnols et 63 millions de voyages de touristes
italiens, avec nuitées, qui ont été effectués dans le pays de résidence en 2018.
Les dépenses générées par ce tourisme domestique occupent une place importante dans
les dépenses touristiques totales. En Espagne, elles atteignent 4,6 % du PIB. En
Italie et en France, bien que leur poids soit plus faible dans l’économie (près
de 4 % du PIB), elles représentent plus de la moitié des dépenses touristiques
totales. En 2020, une part importante de ces dépenses potentielles n’aura pas
lieu. D’une part, celle qui aurait dû avoir lieu pendant la période de
confinement ne sera pas reportée sur les autres mois de l’année. Par ailleurs,
même si les déplacements sont autorisés, de nombreuses manifestations sont
annulées, notamment les événements culturels et le maintien des règles de
distanciation dans les lieux touristiques réduit le nombre de visiteurs.

Le retour des touristes étrangers : un pari loin
d’être gagné 

Après la levée des barrières aux déplacements internes, le déconfinement des pays a constitué un autre préalable à la reprise du tourisme international. Si l’Allemagne a amorcé le processus dès le mois de mai, la réouverture des frontières intérieures de l’UE et de l’espace Schengen dans les pays qui avaient mis en place des mesures de contrôle s’est installée plus largement en juin. Le 3 juin, l’Italie a rouvert ses frontières, suivi le 15 juin par plusieurs autres pays européens et le 21 juin par l’Espagne (sauf celle avec le Portugal). Au 1er juillet, le mouvement s’amplifie et les frontières intérieures sont rouvertes entre la plupart des pays (notamment entre l’Espagne et le Portugal), avec encore quelques restrictions levées à la mi-juillet  au Rouaume-Uni, en Irlande, et dans les pays nordiques[4]. Par ailleurs, les frontières européennes s’ouvrent à une quinzaine d’autres pays, jugés suffisamment sûrs sur le plan sanitaire. Sont exclus de la liste les États-Unis et la Russie – et la Chine pour des raisons de réciprocité.

Cette réouverture des
frontières a été jugée très favorable par les professionnels du tourisme,
particulièrement dans les pays les plus visités. De fait, la France, première
destination mondiale en termes d’arrivées touristiques, a reçu en 2018, 89,3
millions de touristes étrangers, suivie par l’Espagne avec 82,8 millions. L’Italie
arrive en quatrième position avec 61,6 millions[5].
Si l’on rajoute à ces touristes, les visiteurs d’un jour (excursionnistes), ce
sont alors plus de 200 millions de visiteurs étrangers accueillis en 2018 en
France et environ 100 millions en Espagne et en Italie (tableau 1). Le
Royaume-Uni et les pays limitrophes constituent une part très importante du
tourisme étranger. Les touristes britanniques représentent 15 % de la clientèle
étrangère en France, 9 % en Italie et 22 % en Espagne, et les touristes
allemands 22 % en Italie, et 14 % en France et en Espagne.

Différents scénarios liés à la confiance

Si ces touristes ne
reviennent pas malgré la réouverture des frontières, cela représente un manque
à gagner considérable. En 2018, les dépenses touristiques des non-résidents ont
représenté 6,6 % du PIB en Espagne, 3 % en Italie et 2,7 % en France (tableau
2), les principales dépenses étant destinées à l’hébergement (entre un quart et
un tiers des dépenses totales).

Si les voyages
internationaux seront faibles cet été et probablement d’ici à la fin de l’année,
la contrepartie est que ces visiteurs qui renoncent à partir à l’étranger prendront
leurs vacances dans leur pays de résidence. Ils devraient alors s’ajouter aux flux
de touristes domestiques. Pour autant, cela ne suffira pas à compenser le
manque à gagner pour les professionnels car le nombre de résidants sortants est
bien inférieur à celui des entrées de touristes étrangers en Espagne, en Italie
et en France. En 2018, 33,3 millions de résidents italiens ont voyagé à
l’étranger, 26,9 millions de résidents français et 16,4 millions de résidents
espagnols. Dans ces trois pays, les dépenses touristiques de ces résidents voyageant
à l’étranger ont représenté 2 % du PIB domestique en 2018. En cas de
substitution des dépenses entre les flux entrants des touristes non-résidents et
les flux sortants de touristes résidents (on considère que le tourisme
international est à l’arrêt complet mais que les touristes résidents dépensent
localement), le manque à gagner pour l’économie serait de 4,6 % du PIB en Espagne,
0,7 % en France en 2018 et 0,8 % pour l’Italie (scénario 1 du tableau 2).

Le manque à gagner serait
évidemment moindre si une timide reprise du tourisme international s’amorçait.
Dans le scénario 2, nous supposons que la réouverture des frontières permet de
retrouver 20 % de la dépense effectuée habituellement par des visiteurs étrangers.
Dans ce cas, l’économie domestique capterait aussi 80 % des dépenses faites par
des visiteurs résidents qui habituellement partent à l’étranger. La perte
s’élèverait alors à 3,7 % du PIB en Espagne mais serait à peine plus faible en
Italie et en France que dans le scénario 1.  La perte serait par contre beaucoup plus
importante dans un scénario catastrophe si le tourisme international était à
l’arrêt et qu’une partie des résidents, en dépit du déconfinement, décidaient
de rester chez eux pour des questions de prudence sanitaire. Sous l’hypothèse
que les déplacements touristiques soient réduits de moitié (1 visiteur sur 2
renonce à bouger), le manque à gagner dans l’ensemble de l’économie attendrait
alors près de 8 % du PIB en Espagne, 4 % en Italie et 3,5 % en France (scénario
3).

Dans tous les cas, les secteurs de l’hébergement surtout mais aussi de la restauration devraient être les plus frappés par la crise touristique (Graphique). En France, les touristes étrangers ont dépensé en 2018 plus de la moitié de leur budget dans ces services, ce qui n’est pas le cas pour les touristes domestiques, qui séjournent davantage en famille ou entre amis. D’autres secteurs par contre pourraient s’en sortir moins mal. En conclusion, les mesures de soutien prises par le gouvernement ne suffiront pas à éviter une crise majeure pour les entreprises liées au tourisme. Malgré le retour de l’autorisation de déplacements des personnes, la prudence face à la pandémie est un barrage bien plus important qui devrait perdurer encore plusieurs mois.


[1] Les
mesures de déconfinement et de reconfinement sont complexes et peuvent être
modifiées rapidement compte tenu de l’évolution de l’épidémie. La note s’appuie
sur les informations disponibles à la date de la publication.

[2] Par définition,
on appelle visiteur un voyageur effectuant un voyage vers une destination
différente de son lieu habituel pour un motif autre que de travailler dans le
pays ou lieu visité. Un visiteur est un touriste si son voyage comprend une
nuitée ; sinon, un visiteur est un excursionniste.

[3] Le PIB
du tourisme correspond à la part du PIB générée par l’ensemble des secteurs en
réponse à la consommation du tourisme intérieur

[4] La liste
des pays européens autorisés à entrer librement en Norvège et en Finlande n’est
pas encore totale au 16 juillet.

[5] Derrière
les États-Unis,
selon les données de l’OCDE.




Suède et Covid-19 : l’absence de confinement ne permet pas d’éviter la récession

Par Magali Dauvin et Raul Sampognaro, DAP OFCE

Depuis l’arrivée de l’épidémie de Covid-19 sur le vieux continent, les différents pays ont mis en œuvre des mesures fortes pour limiter les foyers de contamination. L’Italie, l’Espagne, la France et le Royaume-Uni plus tard se sont distingués par des mesures particulièrement fortes, incluant notamment le confinement de la population ne travaillant pas dans des secteurs essentiels. A contrario, la Suède s’est distinguée par l’absence de confinement. Si les événements avec du public ont été bannis, comme dans le reste des grands pays européens, aucune décision de fermeture administrative de commerces n’a été décidée ni de contrainte légale sur les déplacements domestiques[1].



Compte tenu de la multiplicité des mesures et leur nature qualitative, il est difficile de détailler l’ensemble des décisions prises et surtout d’exprimer leur intensité. Les chercheurs de l’Université de Oxford et de la Blavatnik School of Government ont construit un indicateur mesurant la rigueur des réponses gouvernementales[2]. Cet indicateur montre bien la spécificité du cas suédois en Europe (Figure 1).

Les données de mobilité fournies
par Apple Mobility offrent une image
complémentaire de la sévérité des confinements selon les pays. Au moment où le
confinement a été le plus fort, la mobilité automobile a été réduite de 89 % en
Espagne, 87 % en Italie, 85 % en France et de 76 % au Royaume-Uni. La baisse a
été moins forte en Allemagne et aux États-Unis (de l’ordre de 60 % dans ces
deux pays). Enfin, la Suède aurait vu son trafic réduit de
« seulement » 23 %. Si ces données sont à prendre avec prudence,
elles donnent aussi un signal clair sur le timing et l’ampleur du confinement
mis en place dans les différents pays et montre une nouvelle fois une exception
suédoise.

Au cours de la première quinzaine
du mois de mai, les différents pays européens ont commencé à lever,
progressivement, les mesures prises afin de lutter contre la propagation de
l’épidémie de Covid-19.

Le PIB suédois résiste au 1er
trimestre

Lors de notre évaluation de l’impact du confinement sur l’économie mondiale nous avons mis en avant la corrélation entre la baisse du PIB observée au 1er trimestre et la sévérité des mesures mises en place pour lutter contre la Covid-19. Dans ce contexte, la Suède (en rouge dans la Figure 2) s’en sort nettement mieux que le groupe des pays membres de l’OCDE (barre verte) et surtout que le reste de l’Union Européenne (barre violette). Même s’il s’agit d’une première estimation, le PIB a non seulement mieux tenu qu’ailleurs mais a même affiché une stabilisation (+0,1 %). Seuls quelques économies émergentes, peu touchées par la pandémie en début d’année (Chili, Inde, Turquie et Russie), et l’Irlande qui a bénéficié de facteurs exceptionnels auraient fait mieux au 1er trimestre[3].

La relative résistance du PIB en
Suède au 1er trimestre semble suggérer que la Suède aurait trouvé un
arbitrage différent entre objectifs épidémiologiques et économiques par rapport
aux autres pays[4]. Or, ce
chiffre agrégé masque des évolutions importantes à garder en tête. Au
1er trimestre
, la stabilisation
du PIB suédois s’explique par la contribution positive du commerce extérieur
(+1,7 point de PIB) à la faveur d’exportations dynamiques (+3,4 % en volume),
notamment au mois de janvier avant que toute mesure sanitaire soit prise.

Au 1er trimestre, la
demande intérieure suédoise a pesé sur l’activité (contribution de -0,8 point
de PIB de la consommation des ménages et de -0,2 point de PIB pour
l’investissement) comme dans le reste de l’UE. Certes le choc sur la demande
intérieure a été plus atténué qu’en zone euro où la consommation contribue
négativement sur le PIB à hauteur de 2,5 points et l’investissement de 0,9
point. Néanmoins les recommandations de distanciation physique mises en œuvre
en Suède auraient eu un impact non négligeable au cours du 1er
trimestre.

Dans un contexte global
perturbé, la Suède ne pourra pas échapper à une récession

Si l’on fait l’hypothèse que
l’absence de confinement et des fermetures administratives relativement
limitées (au-delà des spectacles avec du public) ne créent pas de choc
significatif de demande intérieure – ce qui semble optimiste au regard des
données du 1er trimestre- la Suède restera néanmoins fortement
touchée par le choc de commerce mondial[5].

Selon nos calculs, réalisées à l’aide des tableaux entrées-sorties issus de la World Input-Output Database (WIOD)[6] et de notre estimation du choc de confinement du Policy Brief 69, la valeur ajoutée devrait reculer de 8,5 points en Suède au mois d’avril du fait des mesures de confinement dans le reste du monde. Le choc serait particulièrement fort dans l’industrie, il est semblable à celui que nous estimons au niveau mondial (-19 % et – 21% respectivement). Sans surprise, l’industrie du raffinage (-32%), la fabrication de matériels de transports (-30%), de biens d’équipements (-20%) et la branche des autres industries manufacturières (-20%) se prennent de plein fouet l’arrêt de l’activité mondiale. Une part importante de la production étant destinée à être utilisée par les branches étrangères, les mesures de confinement prises au niveau mondial contribuent à la baisse de la production suédoise de près de 15 points au mois d’avril (Figure 3). Du côté des services marchands, le constat reste identique : l’exposition aux chaînes de production mondiales pénalise le transport et entreposage (-15%) et la branche des services aux entreprises (-11%).  Finalement, la diffusion de l’impact des mesures de confinement passe principalement par le commerce intra-branche.

La faiblesse de l’industrie
manufacturière, lestée par les échanges internationaux, semble confirmée par
les premières données dures disponibles. Selon
l’office statistique suédois
, les exportations reculent de 17 % en
glissement annuel, chiffre comparable avec la baisse du commerce mondial telle
que mesurée par le CPB au cours du même mois (-16 % en volume). Dans ce
contexte, la production manufacturière serait inférieure de 17 % au mois
d’avril par rapport à son niveau un an plus tôt.

Que peut-on dire sur la
demande intérieure au T2 ?

Dans un contexte d’incertitude
généralisée, la demande intérieure peut rester pénalisée. En effet, les ménages
suédois peuvent légitimement se questionner sur les conséquences sur l’emploi
du choc – essentiellement industriel- décrit ci-dessus. Par ailleurs, la
peur de l’épidémie peut dissuader des consommateurs à réaliser certains achats
impliquant des fortes interactions sociales même en absence de contraintes
légales. Que nous apprennent les données suédoises du début du 2e
trimestre à propos de la demande intérieure suédoise?

En Suède, la consommation des
ménages a reculé au mois de mars (-5 % en glissement annuel). Pour rappel les
consignes de précaution et les mesures de distanciation physique ont été
instaurées le 10 mars. La baisse s’est accentuée en avril, après un mois
complet d’application des mesures (-10 % en glissement annuel). En effet, les
mesures en place ont sanctionné les achats dans l’habillement (-37%), le
transport (-29%), l’hébergement-restauration (-29%) et les loisirs (-11%). Si
les données restent parcellaires, les ventes de détail du mois de mai,
indicateur qui ne couvre pas la totalité du champ de la consommation suggère que
les ventes restent sévèrement affectées dans les magasins d’habillement (-32%).
Par ailleurs, les immatriculations de véhicules neufs ont poursuivi leur chute
en mai (-15 % sur un mois et -50 % en glissement annuel). Dans l’attente de
données plus récentes sur l’activité dans le reste de l’économie, le volume
d’heures travaillées[7]
au mois de mai reste très faible dans l’hébergement-restauration (-50 %), dans
les services aux ménages et la culture (-18%) suggérant que des pertes
d’activité fortes et durables peuvent être attendues.

Point positif, les données montrent
une tendance à la normalisation des achats des ménages au mois de mai pour certains
postes de la consommation. Comme dans d’autres pays européens, le rebond a été
particulièrement fort dans l’équipement du ménage, secteur où les ventes de
détail ont retrouvé leur niveau d’avant-Covid et dans l’équipement sportif
alors que la consommation alimentaire reste soutenue.

Au final, les mesures sanitaires
prises en Suède depuis le début du confinement semblent proches de celles en
place dans le reste en Europe depuis la levée progressive du confinement. Si
les chocs sur la consommation de certains produits sont moins forts que ceux
observés en France, on remarque que, dans le contexte de l’épidémie, certains
postes de la consommation peuvent être sévèrement affectés même en absence de
fermetures administratives. Au-delà du choc récessif importé du reste du monde,
la Suède souffrirait aussi d’une demande intérieure qui devrait rester contenue
particulièrement dans certains secteurs. Le cas suédois suggère que les
secteurs liés à l’habillement, de l’automobile, de l’hébergement-restauration et
les services aux ménages et activités culturelles pourraient
subir un choc durable même en absence de mesure contraignante. Selon les
données disponibles au mois de mai, ce choc pourrait amputé la consommation des
ménages de 8 points de la consommation des ménages, ce qui représente 3 points
de PIB. La persistance du choc dépendra de l’évolution de l’épidémie en Suède
comme dans le reste du monde.


[1]
Le cadre institutionnel suédois permet d’expliquer en partie cette réponse
différenciée, misant plus sur la responsabilité individuelle que sur la
contrainte (voir https://voxeu.org/article/sweden-s-constitution-decides-its-exceptional-covid-19-policy).
La faible densité de population pourrait aussi expliquer la différence de
comportement vis-à-vis du reste de l’Europe mais pas par rapport à ses voisins
scandinaves.

[2]
Cet indicateur tente de synthétiser les mesures de confinement adoptées selon
deux types de critères : d’une part la sévérité de la restriction pour chaque
mesure répertoriée (fermeture des écoles, des entreprises, limitation des
rassemblements, annulation d’événements publics, confinement à domicile,
fermeture des transports publics, restriction aux voyages domestiques et
internationaux) et d’autre part le caractère local ou généralisé de chaque
mesure dans un pays. Pour une discussion sur l’indicateur voir le Policy
brief 69
.

[3] Les
exportations très dynamiques en mars 2020
(+ 39 %  en valeur) portées par une forte demande de
de produits pharmaceutiques et informatiques ont permis de contrebalancer la
chute de la demande intérieure irlandaise au premier trimestre .

[4] Ce post
de blog ne porte pas sur l’efficacité des mesures suédoises en ce qui concerne
le cantonnement de l’épidémie. La mortalité liée à la covid-19 en Suède serait
supérieure à celles des pays proches (Norvège, Finlande, Danemark) ce qui
semble suggérer que la Suède a pris des risques supérieurs d’un point de vue
épidémiologique. Ceci suscite des débats qui dépassent largement l’objet de ce
post de blog mais qui méritent d’être soulevés.

[5] La
contribution des échanges internationaux à la croissance peut être meilleur que
prévue en lien avec les contraintes sur le tourisme international. En effet, en
2018 la Suède avait une balance touristique négative de 0,6 % de PIB (source :
OECD Tourism Statistics Database) qui pourrait avoir un effet sur
l’activité domestique si les voyages restent limités, notamment pendant l’été.

[6] Timmer, M. P., Dietzenbacher, E.,
Los, B., Stehrer, R. and de Vries, G. J. (2015), “An Illustrated User
Guide to the World Input–Output Database: the Case of Global Automotive
Production”, Review of International
Economics
., 23: 575–605

[7] Au mois
de mai, le volume d’heures travaillées est en baisse de 8 % sur un an (après
-15 %). En mai, le rebond des heures travaillées se retrouvent essentiellement
dans l’industrie manufacturière et la construction. Dans les services
marchands, le rebond est moins marqué voire inexistant.




Doit-on s’attendre à une nouvelle chute historique de la production industrielle en avril ? Une réponse à partir de l’analyse de la consommation d’électricité

par Eric Heyer

Après seulement 15 jours de
confinement, la production dans l’industrie manufacturière avait chuté de plus
de 18 % au mois de mars. Auparavant, la plus forte baisse jamais enregistrée
par l’INSEE était de 6 % en novembre 2008. Cette chute historique confirme,
après la publication de la croissance du PIB au premier trimestre, l’ampleur
inédite des conséquences de cette pandémie et des mesures sanitaires sur
l’industrie française.



Comme
nous l’avions indiqué dans un post précédent
, cette baisse s’observe également
dans la consommation totale d’électricité en France. Une fois purgée des effets
saisonniers, des jours fériés, des aléas météorologiques (écart entre la
température journalière et la normale saisonnière) et des gains d’efficacité
énergétique, il apparaît très clairement que la consommation d’électricité
observée depuis le début du confinement se situe très en deçà de sa valeur
attendue, dont la raison pourrait être une moindre utilisation des équipements
productifs.

Les données
(Réseau
de Transport d’électricité
), observées au cours du mois d’avril indiquent
que cette consommation est restée inférieure à celle attendue en période
normale d’activité (graphique 1).

Agrégée en
donnée mensuelle, la baisse observée au mois d’avril est la plus importante
jamais enregistrée au cours de la période analysée (graphique 2) : en avril
2020, la consommation d’électricité a été inférieure de près de 18 % par
rapport à une « situation normale ».

Une fois
corrigée de ses composantes non conjoncturelles, la consommation d’électricité
permet d’expliquer une partie des variations de l’indice de production industrielle
(IPÏ). Sur la période 2010-2019, il existe une relation de long-terme –
cointégration – entre l’IPI et la consommation d’électricité[1].

Sur la base
de cette relation économétrique, nous pouvons tenter d’estimer de façon anticipée
l’IPI du mois d’avril 2020 qui sera publiée le 10 juin 2020. D’après nos
estimations, ce dernier pourrait connaître, comme au mois de mars, une baisse d’environ
18 %, confirmant le caractère inédit de la crise depuis la création de cet
indice (graphique 3).

Compte tenu
du fait que l’ensemble du mois d’avril a été sous confinement contre 15 jours
au mois de mars, une nouvelle baisse mensuelle de 18% ne serait pas le signe
d’une chute de moindre d’ampleur comme indiqué par les
enquêtes de la Banque de France

Cette chute
après seulement 6 semaines de confinement équivaudrait à une baisse déjà deux
fois supérieure à celle observée au cours des huit trimestres de la Grande
Récession (graphiques 4). 

L’intégration
dans un modèle économétrique estimant le PIB indique qu’une telle baisse de
l’IPI correspondrait à une chute de près de 5 % du PIB mensuel, impact
comparable à l’hypothèse retenue dans l’évaluation
de l’OFCE du 20 avril 2020
.


[1] Cette
relation de cointégration a été modifiée par rapport au post précédent qui intégrait
également l’emploi industriel. Dans l’analyse qui suit, la relation de
cointégration entre l’IPI et la consommation d’électricité a été estimée par la
méthode DOLS (Dynamic Least Squares), le nombre de lag et de lead étant
déterminé à l’aide du critère Akaike.




Une croissance de -8% en 2020 est-elle encore possible ?

par Eric Heyer

L’Insee vient de publier le chiffre de la croissance
au premier trimestre 2020
. D’après l’institut français de statistiques, le recul
du PIB au premier trimestre a été de 5,8%, soit la plus forte baisse
trimestrielle jamais enregistrée depuis 1949. S’il convient de rappeler que
dans un contexte de crise économique, la première version des comptes nationaux
est à prendre avec la plus grande prudence et qu’une révision significative de
ceux-ci est à attendre dans les mois à venir, il ne fait cependant aucun doute
qu’une fois la version définitive du premier trimestre publiée, elle effacera des
tablettes la contraction du deuxième trimestre de 1968 de -5,3% observée à la
suite de la plus grande grève générale (statisticiens compris) de mai-juin.
  



Cette première estimation de
l’activité au premier trimestre confirme notre
évaluation de recul de près d’un tiers de l’activité
pendant la période de
confinement. Une chute de 32 % de l’activité au cours de deux semaines de
confinement sur les treize semaines du premier trimestre engendrerait à elle
seule une contraction de 5% du PIB trimestriel.

Dans ces conditions, le recul au deuxième
trimestre devrait être d’au moins 13% dans le cas d’un retour immédiat à
l’activité dès le 11 mai. Sous l’hypothèse, qui était celle du gouvernement lors
de l’élaboration de la Loi
de finances rectificative pour 2020 du 25 avril
, d’un retour progressif à
la normale d’ici début septembre, le recul au deuxième trimestre devrait se
situer aux alentours de -26 %. L’épargne forcée des ménages, non consommée
depuis le début du confinement, qui s’établirait à près de 55 milliards à la
fin du confinement (cf OFCE,
BdF
sur ce sujet), s’élèverait fin août à près de 115 milliards d’euros, soit 8,6%
de leur RdB annuel.

Pour atteindre -8% en moyenne
annuelle en 2020, qui est l’hypothèse du gouvernement dans le PLFR 2020, la
croissance trimestrielle au cours du second semestre devrait être de 28% ou, compte
tenu du retour progressif à la normale de l’économie, de 35% au troisième
trimestre et 16% au quatrième.

Comme l’indique le tableau, ce
scénario suppose par ailleurs une forte désépargne des ménages au cours des quatre
derniers mois de l’année : sans désépargne, la croissance en 2020
s’établirait à -11%, le solde des APU à -11 points de PIB et la dette publique
dépasserait les 120 points de PIB. 

Derrière l’hypothèse de -8% du gouvernement en 2020 se cache ainsi un scénario de reprise en V. Ce rebond exceptionnel de l’économie française dès le second semestre de cette année suppose non seulement un retour progressif à la normale de l’activité en septembre mais aussi une désépargne rapide et significative des ménages au cours des quatre derniers mois de l’année alors que la crise sanitaire ne sera probablement pas révolue et que les cicatrices économiques (hausse du chômage, baisse du prix des actifs) pourraient inciter les ménages à désépargner moins vite. Enfin, ce scénario déboucherait sur un acquis de croissance de près de 19% en 2021 par rapport à 2020.




La baisse des bourses risque-t-elle d’amplifier la crise ?

par Christophe Blot et Paul Hubert

La crise du Covid-19 fera inévitablement plonger l’économie mondiale en récession en 2020. Les premiers indicateurs disponibles – hausse des inscriptions au chômage ou au chômage partiel – témoignent déjà d’un effondrement inédit de l’activité. En France, l’évaluation de l’OFCE suggère que le PIB serait amputé de 32 % pendant le confinement. Cette baisse s’explique principalement par la mise à l’arrêt des activités non-essentielles et par la baisse de la consommation. Le choc pourrait cependant être amplifié par la prise en compte d’autres facteurs (hausse de certains taux souverains, chute du prix du pétrole, mouvements de capitaux et de change parmi d’autres) et notamment par la panique financière qui a gagné l’ensemble des places boursières depuis la fin février.



Dès
le 24 février 2020 et la première forte baisse journalière, les principaux
indices boursiers ont amorcé une décrue qui s’est fortement accentuée les
semaines du 9 et du 16 mars et ce malgré les annonces de la Réserve
fédérale
puis de la BCE
(graphique 1). Au 25 avril, la chute est de 28 % pour l’indice CAC40 (avec
un creux à -38 % mi-mars), 25 % pour l’indice allemand et près de -27 %
pour l’indice européen Eurostoxx. Ce krach boursier pourrait faire resurgir les
craintes d’une nouvelle crise financière, quelques années après celle des subprime. D’ailleurs, la chute du CAC 40
dans les premières semaines a été plus forte que celle observée dans les mois
qui ont suivi la faillite de la banque d’investissement Lehman Brothers en
septembre 2008 (graphique 2).

Si
les répercussions à court terme de la crise du Covid-19 pourraient être plus
violentes que celle de la crise financière de 2008, l’origine de la crise est
bien différente et conduit à reconsidérer l’impact de la panique boursière. De
fait, dans le cas précédent, il s’agissait à l’origine d’une crise bancaire
nourrie par un segment spécifique du marché immobilier américain, les subprime. Et c’est cette crise
financière qui a provoqué la baisse de la demande et la récession par le biais
de multiples canaux : hausse des primes de risque, rationnement du crédit,
effets de richesse financière et immobilière, incertitude, … Si on retrouve
bien certains de ces éléments aujourd’hui, ils s’interprètent cependant comme
la conséquence d’une crise sanitaire. Mais si la crise est au départ
indéniablement sanitaire et économique, peut-elle déclencher un krach boursier ?

Une
autre façon de poser la question consiste à se demander si la baisse des
bourses s’explique entièrement par la crise économique. En effet, le prix d’une
action est censé refléter l’évolution future des profits de cette entreprise.
Par conséquent, l’anticipation d’une récession, car la demande – consommation
et investissement – et l’offre sont contraintes, doit se traduire par une
baisse du chiffre d’affaires et des profits futurs et donc par une baisse du
prix des actions.

Il
pourrait cependant y avoir une amplification du choc financier si la baisse des
cours boursiers est plus importante que celle induite par la baisse du profit
des entreprises. La question est épineuse mais il est possible de donner une
évaluation d’un éventuel sur-ajustement boursier et donc d’une possible
amplification financière de la crise. L’exercice que nous avons mené consiste à
comparer l’évolution des anticipations de profits (par les analystes
financiers) depuis le début de la crise du Covid-19 et la baisse des actions. Si
on se concentre sur les entreprises du CAC40, ces anticipations de profits pour
l’année prochaine ont été réduites à la baisse au cours des 3 derniers mois de
13,4%[1].
Cette baisse devrait donc se refléter intégralement dans la variation de l’indice.
On observe de fait que la baisse a été bien plus importante : -28 %.
Il y aurait donc une amplification du choc financier d’un peu moins de 15
points de pourcentage.

Ce
sur-ajustement peut s’expliquer, entre autres, par l’incertitude qui règne
aujourd’hui sur les évolutions des périodes de confinement à travers le monde
et donc sur la reprise économique, ainsi que par le choc pétrolier qui se
déroule de façon concomitante et dont les déterminants sont à la fois
économiques et géopolitiques. Ce sur-ajustement n’est donc peut-être pas
totalement irrationnel (au sens de l’efficience – supposée –  des marchés financiers), mais il n’en reste
pas moins qu’il a entraîné de fortes variations du patrimoine financier des
ménages et entreprises.

Ces
variations ne sont pas neutres pour la croissance économique. Du côté des
ménages, elles contribuent à ce qu’on appelle les effets de richesse sur la
consommation : la variation du patrimoine d’un ménage lui procure un
sentiment de richesse qui le pousse à augmenter sa consommation[2].
Cet effet est d’autant plus fort dans les pays où les actifs des ménages sont majoritairement
financiarisés. Si une large part du patrimoine des ménages est composée
d’actions, l’évolution des cours boursier influence fortement cet effet de
richesse. La part des actions (ou des parts de fonds d’investissement) dans le
patrimoine financier est assez proche en France et aux Etats-Unis,
respectivement 27 et 29 %. Cependant, ces actifs représentent une part
bien plus important du revenu disponible des ménages américains : 156%
contre 99,5% en France. Les ménages français sont donc moins exposés aux
variations des cours boursiers. Les travaux empiriques suggèrent d’ailleurs
généralement un effet de richesse plus important aux Etats-Unis qu’en France[3].

Du
côté des entreprises, ces variations des valorisations boursières ont un effet
sur les décisions d’investissement via
les contraintes collatérales. Lorsqu’une entreprise s’endette pour financer un
projet d’investissement, la banque lui demande des actifs en garantie. Ces actifs
peuvent être soit physiques soit financiers. Dans le cas d’une hausse des
marchés actions, les actifs financiers d’une entreprise prennent de la valeur
et lui permette d’avoir accès à plus de crédit[4].
Ce mécanisme est potentiellement important aujourd’hui. Alors que les
entreprises ont des besoins de trésorerie très importants pour faire face à
l’arrêt brutal de l’économie, la forte baisse de leurs actifs financiers leur
restreint ainsi l’accès à ces lignes de crédit. Même si les facteurs
d’amplification financière ne se réduisent pas au choc financier, l’évolution
récente du prix de ces actifs donne cependant une première indication de la
réaction du système financier aux crises sanitaire et économique en cours.  


[1] Les données proviennent d’Eikon Datastream qui fournit pour chaque entreprise le consensus des analystes sur le profit par action (Earnings Per Share, EPS) pour l’année à venir et l’année suivante. Nous avons ensuite calculé la moyenne pondérée des poids de chaque entreprise du CAC40 au sein de l’indice de la variation de ces anticipations au cours des trois derniers mois. Le fait que la baisse de 13,4% des anticipations de profit pour l’année prochaine donne lieu à une baisse de 13,4% du cours boursiers est faite sous l’hypothèse que les profits au-delà de l’année prochaine ne sont pas valorisés, ou, dit autrement, que leur valeur actuelle nette est nulle, ce qui revient à dire que la préférence pour le présent des investisseurs est très forte aujourd’hui.

[2] De façon plus formelle, on parle d’une propension à
consommer qui augmente au fur et à mesure que le patrimoine augmente. Les
effets de richesse peuvent distinguer s’il s’agit de patrimoine uniquement
financier ou incluant également le patrimoine immobilier.

[3] Voir Antonin, Plane et Sampognaro (2017) pour une synthèse de ces estimations.

[4] Voir Ehrmann et Fratzscher (2004)et Chaney, Sraer et Thesmar (2012)pour des évaluations empiriques de ce canal de transmission via le prix des actions ou les prix immobiliers respectivement.