Apprentissage: Maîtriser l’atterrissage

Bruno Coquet – Chercheur associé à l’OFCE

La réforme de l’apprentissage de 2018 a stimulé la demande et l’offre de travail en apprentissage tout en solvabilisant une offre de formation élargie. Malgré une conjoncture ralentie et des aides publiques en légère diminution, 850 000 nouveaux contrats d’apprentissage ont été signés en 2023, battant pour la quatrième année consécutive le record de l’année précédente.

Fin 2023, 1,01 million d’apprentis étaient en cours de formation, soit 577 000 de plus que fin 2018. Ceci explique 38 % des créations d’emplois salariés marchands sur cette période. Cette hausse a bénéficié aux taux d’activité et d’emploi des jeunes de 15 à 24 ans (+3,7 et +4,3 points respectivement) et entraîné la baisse de leur taux de chômage (de 20,9% à 17,5%). Le nombre de jeunes chômeurs n’a toutefois que très peu baissé (-26 000), la hausse de l’apprentissage reposant essentiellement sur une bascule du statut d’étudiant vers celui de salarié.

Créée dans le cadre du plan de relance de 2020, c’est surtout l’aide exceptionnelle à la fois très généreuse et non ciblée qui a stimulé l’apprentissage. Jamais auparavant une aide à l’emploi n’avait atteint un tel niveau :  458 000 emplois ont été créés dans son sillage, dont selon nos estimations, 252 000 qui n’auraient pas existé sans elle et 206 000 qui résultent indistinctement du cocktail incitatif combinant la réforme de 2018 et l’aide exceptionnelle.

L’image de l’apprentissage a beaucoup bénéficié de cette promotion, notamment dans l’enseignement supérieur. Mais cette politique est excessivement coûteuse compte tenu de son efficience très faible du point de vue de l’insertion en emploi.

Dans le Policy Brief « Apprentissage : quatre leviers pour reprendre le contrôle » qui vient de paraitre, nous mettons à jour et prolongeons l’étude publiée l’année dernière sur ce même thème (« Apprentissage : un bilan des années folles ») en proposant des pistes de réformes pour un meilleur contrôle de cette dépense.

En 2023, la dépense nationale pour l’apprentissage aurait atteint 24,9 milliards d’euros (Graphique), soit 26 000 € par apprenti, environ deux fois plus que ce qui est consacré à chaque étudiant de l’enseignement supérieur.

En 2024, elle devrait se stabiliser à 24,6 milliards d’euros, ce qui reste incompatible avec la situation budgétaire actuelle. Il est cependant délicat de renoncer à ces fortes subventions car l’objectif présidentiel d’atteindre 1 million de nouveaux apprentis par an a conduit à promettre la stabilité des aides jusqu’en 2027, et aussi car l’emploi des jeunes et les organismes de formation en souffriraient.

Répartition de la dépense nationale pour l’apprentissage (2017-2024)

Sources : Dares, France Compétences, IGAS/IGF, Ministère du Budget, Unedic, calculs de l’auteur.

Mieux vaut donc maîtriser l’atterrissage avant de manquer de carburant. Nous proposons ici quatre leviers pour reprendre le contrôle du dispositif, avec à la clé une économie pouvant avoisiner 10 milliards d’euros en année pleine :

  • Revenir au périmètre de l’aide unique en 2018 : une aide ciblée sur les diplômes de niveau bac ou moins, dans les entreprises de moins de 250 salariés, favorisant les formations longues ;
  • Redonner à la taxe d’apprentissage son rôle de financement des coûts pédagogiques : dispositif hybride entre éducation et formation professionnelle, l’apprentissage doit principalement être co-financé par l’État et les employeurs. Mais la taxe d’apprentissage couvre aujourd’hui moins de la moitié des coûts pédagogiques. Il faut rétablir une contribution adaptée au volume et aux caractéristiques des contrats d’apprentissage.
  • Revoir certains niveaux de prise en charge des contrats en les inscrivant dans une stratégie de politique publique. Par exemple il apparaîtrait logique que des formations à des métiers en tension soient mieux prises en charge, ou que le coût des diplômes identiques soit normalisé.
  • Examiner les droits sociaux attachés aux contrats d’apprentissage et la manière dont ils sont financés. La prime d’activité (200 millions d’euros en 2023), l’assurance chômage (770 millions) ou les trimestres de retraites distribués avec largesse (12 milliards d’euros) mériteraient être examinés.

Quatre pistes complémentaires susceptibles de renforcer l’efficience du dispositif pourraient également être explorées :

  • Supprimer ou fortement plafonner l’exonération d’impôt sur le revenu dont bénéficient les apprentis ;
  • Limiter les exonérations de cotisations salariales dont bénéficient les apprentis, qui créent des difficultés de gestion des ressources humaines, et se justifient d’autant moins que les droits sociaux acquis par les apprentis sont les mêmes que ceux de tous les salariés.
  • Revoir la manière dont est calculée l’assiette de la taxe d’apprentissage et la manière dont le seuil d’exemption s’applique.
  • Envisager un renforcement de la modulation régionale des financements pour adapter plus finement les formations aux besoins territoriaux.

En effet, il nous apparait préférable d’envisager des mesures équilibrées afin de garantir la pérennité du dispositif d’apprentissage plutôt que de laisser à la merci du rabot budgétaire plus souvent guidés par la taille de l’économie obtenue que par les gains d’efficience.




Plan de formation : un effet transitoire sur le chômage en 2016-2017

par Bruno Ducoudré

Lors des vœux présidentiels, François Hollande a annoncé un plan massif de 500 000 formations supplémentaires en 2016 pour les demandeurs d’emploi inscrits à Pôle emploi (DEFM). Ce sont en fait 350 000 formations supplémentaires qui s’ajoutent au 150 000 déjà annoncées en octobre 2015 lors de la Conférence sociale. Ce Plan s’inscrit dans le Plan d’urgence pour l’emploi, qui comprend notamment une prime à l’embauche pour les entreprises de moins de 250 salariés et des mesures pour l’apprentissage. Dans ce billet, on s’intéresse à l’effet de ce plan de formation sur le chômage au sens du BIT à l’horizon 2017, et non sur les demandeurs d’emploi en fin de mois (DEFM) inscrits à Pôle emploi[1].

Selon l’enquête emploi, une personne est considérée comme « chômeur au sens du Bureau international du travail (BIT) » si elle satisfait aux trois conditions suivantes :

  • être sans emploi, c’est-à-dire ne pas avoir travaillé au moins une heure durant la semaine de référence de l’enquête ;
  • être disponible pour prendre un emploi dans les 15 jours ;
  • avoir cherché activement un emploi dans le mois précédent l’enquête ou en avoir trouvé un qui commence dans moins de trois mois.

Des effets attendus incertains

Le plan de formation peut avoir un effet sur le taux de chômage par deux canaux : un basculement des chômeurs vers l’inactivité et une variation de l’emploi total si les chômeurs formés prennent un emploi vacant.

Les entrées supplémentaires en formation peuvent se traduire par une baisse transitoire du chômage au sens du BIT, les chômeurs en formation étant possiblement temporairement indisponibles pour reprendre un emploi au moment de l’enquête. Ces personnes entrées en formation sont alors considérées comme inactives au sens du BIT. L’effet sur les emplois vacants paraît négligeable à court terme dès lors que les chômeurs qui ne suivent pas de formation sont substituables à ceux en formation.

Par ailleurs, ces formations ciblées sur les demandeurs d’emploi peu ou pas qualifiés et de longue durée pourraient avoir un effet positif sur l’emploi total si elles se traduisaient à terme par une baisse des emplois vacants : les taux de retour à l’emploi à 6 mois sont ainsi les plus élevés pour les formations courtes de type « préalables à l’embauche[2] » – Action de Formation Préalable au Recrutement (AFPR) et Préparation Opérationnelle à l’Emploi Individuelle (POEI). A contrario, ces retours à l’emploi plus rapides pourraient se traduire par un retour à l’emploi retardé pour les chômeurs ne bénéficiant pas du dispositif. Plusieurs études sur les trajectoires des personnes sans emploi passées par un dispositif de formation trouvent d’ailleurs peu d’effet de ce passage en formation sur les taux de transition du chômage vers l’emploi[3]. Dans ce cas, l’effet net sur l’emploi total serait nul.

Un impact transitoire et limité sur le chômage

Lorsqu’une personne suit ou a suivi récemment une formation, elle peut être considérée comme inactive au sens du BIT (formation non achevée), comme chômeur (formation en cours d’achèvement et conditions remplies pour être considéré comme chômeur) ou en emploi (la formation s’est achevée et la personne est en emploi). A partir de l’Enquête Emploi en Continu, on peut calculer la probabilité d’être inactif sachant que la personne a déclaré avoir suivi une formation[4] au cours des 3 derniers mois. Parmi les personnes inactives ou au chômage de moins de 50 ans, cette probabilité s’élève à près de 50%[5]. Autrement dit, parmi les chômeurs et les inactifs, 50% de ceux déclarant avoir suivi une formation au cours des trois derniers mois sont considérés comme inactifs au sens du BIT. Si on prend en compte les personnes en emploi, cette probabilité diminue et s’élève à 10% : parmi les personnes inactives, au chômage ou en emploi de moins de 50 ans ayant déclaré avoir suivi une formation proposée par Pôle emploi ou un autre organisme d’aide à la recherche d’emploi au cours des 3 derniers mois jusqu’à la semaine de référence de l’enquête, 10% sont considérées comme inactives au sens du BIT. Ces proportions donnent ainsi des ordres de grandeur pour l’effet attendu du passage en formation sur l’inactivité et le chômage.

Lors de notre dernier exercice de prévision, nous avons retenu une montée en charge progressive du dispositif à partir du deuxième trimestre 2016, avec 300 000 formations supplémentaires en 2016 et 200 000 en 2017, compte tenu du délai de mise en place des nouvelles formations. La durée des formations est fixée à 2,4 mois, ce qui correspond à la durée moyenne des formations du « Plan 100 000 » en 2014. Une durée moyenne plus élevée se traduirait par une hausse plus marquée du stock de chômeurs en formation, avec un effet plus important sur l’évolution de la population active.

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Nous avons considéré que l’effet du plan de formation sur les emplois vacants serait nul. Si la formation dispensée aux chômeurs de longue durée accroît individuellement leur probabilité de retour à l’emploi, il est à ce stade difficile d’évaluer son impact sur l’emploi macroéconomique car cela suppose de quantifier les emplois non pourvus qui seraient pourvus grâce au plan de formation. Or, compte tenu de la situation générale de l’économie française caractérisée par un output gap négatif et donc un déficit de demande, l’emploi total ne peut augmenter à court terme du simple fait de la formation des chômeurs. L’effort de formation en leur faveur aurait surtout pour conséquence de modifier à court terme leur place dans la file d’attente de l’emploi. Toutefois, un effet négatif se traduirait par une baisse du stock d’emplois vacants et accentuerait la baisse du chômage inscrite en prévision.

Les chômeurs de longue durée entrés en formation en 2016 sortiraient donc provisoirement de la population active pour y être à nouveau comptabilisés en 2017. Compte tenu de ces hypothèses, le nombre de chômeurs en formation passerait ainsi de 257 000 fin 2015 à 363 000 fin 2016 (graphique 1), ce qui correspondrait à une baisse de la population active comprise entre 16 000 et 55 000 personnes en 2016 selon l’impact retenu. Une plus forte concentration des formations sur l’année 2016 se traduirait par une baisse plus rapide du chômage. A contrario, si une partie des formations se substituait aux formations hors « Plan 500 000 », cela réduirait le total des entrées en formation en 2016-2017, et l’effet attendu sur le chômage.

 

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L’effet du Plan de formation sur le taux de chômage atteindrait son maximum au quatrième trimestre 2016, le taux de chômage baissant de 0,05 à 0,15 point. Si l’ensemble des entrées en formation se traduisait par une comptabilisation des personnes en inactivité, l’effet maximum serait porté à –0,5 point de taux de chômage. La fin progressive du Plan de formation ainsi que le retour des personnes en formation au sein de la population active se traduisent par un effet nul du plan de formation sur le chômage dès la fin d’année 2017. Mécaniquement, une montée en charge différente des entrées en formation modifierait le profil de l’impact du Plan de formation sur le taux de chômage, sans pour autant modifier les créations d’emplois.

[1] La hausse du nombre de demandeurs d’emploi en formation devrait se traduire par un transfert essentiellement des demandeurs d’emploi de la catégorie A (demandeurs d’emploi tenus de rechercher un emploi, sans emploi) vers la catégorie D (demandeurs d’emploi non tenus de rechercher un emploi (en raison d’une formation, d’une maladie, …) y compris les demandeurs d’emploi en contrat de sécurisation professionnelle (CSP), sans emploi).

[2] D’une durée maximale de 400 heures, ces formations préalables à l’embauche sont financées par Pôle emploi. Elles permettent au demandeur d’emploi d’acquérir des compétences nécessaires pour occuper un emploi correspondant à une offre déposée par une entreprise à Pôle emploi. Cf. Enquête « sortants de formation prioritaire 2014, » Pôle Emploi, Éclairages et Synthèses, n°17, septembre 2015.

[3] Crépon Bruno, Marc Ferracci, et Denis Fougère, “Training the Unemployed in France: How Does It Affect Unemployment Duration and Recurrence?”. Annals of Economics and Statistics 107/108 (2012): 175–199.

[4] Formation non formelle hors cours de sport et cours liés à des activités culturelles ou de loisirs.

[5] Il apparaît aussi que parmi les inactifs ayant suivi, au cours des 3 derniers mois jusqu’à la semaine de référence de l’enquête, une formation proposée par Pôle emploi ou un autre organisme d’aide à la recherche d’emploi, environ 50% déclarent être indisponibles au motif qu’ils achèvent leur formation.




C’est quoi une économie de gauche ? (Ou pourquoi les économistes sont en désaccord)

Par Guillaume Allègre

C’est quoi une économie de gauche ? Dans une tribune publiée dans Libération le 9 Juin 2015 (« la concurrence peut servir la gauche », Jean Tirole et Etienne Wasmer répondent qu’être progressiste c’est « partager un socle de valeurs et d’objectifs redistributifs ». Or, comme le soulignent très justement Brigitte Dormont, Marc Fleurbaey et Alain Trannoy (« Non, le marché n’est pas l’ennemi de la gauche », Libération du 11 Juin 2015), réduire le progressisme à la redistribution des revenus est un peu court. Une politique économique de gauche doit aussi se préoccuper de cohésion sociale, de participation à la vie en société, d’égalisation de tous les pouvoirs, objectifs auxquels on peut ajouter la défense de l’environnement et, plus généralement, le juste héritage légué aux générations à venir.Paradoxalement, si la gauche ne doit pas a priori rejeter des solutions de marché (notamment la mise en place d’un marché carbone), la dé-marchandisation des relations fait également partie du socle des valeurs de gauche. Les auteurs de ces deux tribunes insistent sur le fait que ce sont les fins qui comptent et non les moyens : le marché et la concurrence peuvent servir des objectifs progressistes. Ceci n’est pas une idée neuve. Les marchands du XVIIIe siècle avaient déjà compris que la détention d’un monopole privé pouvait leur permettre d’amasser des grandes fortunes. Tirole et Wasmer utilisent des débats plus récents, et notamment la question des taxis, du logement, du Smic, de la régulation du marché du travail et des frais d’inscription à l’université. Leur conclusion, un brin pro domo est premièrement qu’il faut davantage d’évaluations indépendantes et deuxièmement qu’il faut former les élus et les hauts fonctionnaires à l’économie.

La gauche se définit-elle par les valeurs ? Pour accepter une telle proposition, il faut que l’on puisse bien distinguer les faits des valeurs. La science économique se préoccuperait des faits au sens large et déléguerait la question des valeurs au politique. Les désaccords sur les faits seraient exagérés. La différence entre politiques de gauche et politiques de droite ne serait qu’une question de curseur, de valeurs ou de préférences, qui seraient indépendantes des faits. Selon une telle vision, les instruments doivent être conçus par des techniciens bien formés tandis que les politiques se contenteraient de choisir les paramètres. La gauche et la droite seraient alors définies par les paramètres, les progressistes mettant plus de poids dans la réduction des inégalités, tandis que les conservateurs s’occupent relativement plus de la taille du gâteau. Dans un tel schéma, les désaccords entre économistes portent essentiellement sur les valeurs. Paradoxalement, les exemples utilisés par Tirole et Wasmer font l’objet de controverses importantes, ne portant pas seulement sur les valeurs : les économistes sont très divisés sur la libéralisation des taxis, le niveau du Smic, et l’éventuelle mise en place de frais d’inscriptions à l’université. Le désaccord est important, même parmi les économistes progressistes.

Pourquoi ces désaccords ? Les désaccords sur les faits au sens strict sont de moins en moins nombreux. L’appareil statistique a fait des progrès considérables. Il reste toutefois des poches de résistance. Par exemple, concernant les taxis, il est difficile de savoir qui détient les licences et à quel prix elles ont été acquises. Or cette question est très importante. Si la grande majorité des licences sont détenues par des personnes les ayant reçues gratuitement, l’augmentation de l’offre, via les VTC ne pose pas de problème d’équité. Par contre, si la majorité des licences ont été acquises sur le marché secondaire à des prix exorbitants (pouvant atteindre 240 000 euros à Paris), alors la question de l’indemnisation se pose. Racheter 17 000 licences à 200 000 euros coûterait 3,5 milliards d’euros à l’Etat, rien que pour les licences parisiennes. On ne peut balayer ce problème d’un simple « Certes souvent chèrement acquise » (voir : « Taxis vs VTC : la victoire du lobby  contre l’innovation »).

Si les désaccords sur les faits sont rares, le désaccord porte souvent sur ce qui compte. Doit-on plutôt mettre l’accent sur les inégalités de résultats ou sur l’inégalité des chances ? Doit-on comptabiliser les plus-values immobilières lorsque l’on examine les inégalités de capital ? Doit-on se préoccuper de pauvreté relative ou de pauvreté absolue ? Doit-on se préoccuper d’inégalités entre foyers ou entre individus ? On voit par-là que le désaccord n’est pas qu’une question de curseur mais de hiérarchisation des objectifs, qui sont parfois complémentaires et parfois contradictoires. La construction même de l’appareil statistique ne sert pas à produire un fait pur mais résulte bien d’une logique selon laquelle ce qu’on mesure est la représentation d’une norme.  Mais cette norme est de fait réductrice (elle en exclut d’autres) si bien que la mesure n’a de sens qu’à partir du moment où l’on est d’accord sur la valeur de la norme : la mesure n’est jamais neutre vis-à-vis des valeurs.

La vision d’une science économique pouvant distinguer faits et valeurs est donc trop réductrice et il est souvent difficile de distinguer faits et valeurs. Par exemple, selon que l’on mesure l’impact d’une politique fiscale sur les individus ou sur les foyers, elle pourra être qualifiée de redistributive ou d’anti-redistributive. Il n’y a souvent pas de solution aisée pour résoudre ce problème car il est difficile pour le statisticien de savoir comment les revenus sont réellement partagés au sein des ménages. La solution actuelle pour mesurer le niveau de vie et la pauvreté est de faire l’hypothèse d’un partage intégral des ressources au sein du foyer, quelle que soit l’origine des revenus (revenus du travail de l’un ou l’autre des membres, aides sociales, fiscalité, …). Or de nombreuses études montrent que cette hypothèse est fausse pour une grande partie des foyers : les études empiriques montrent ainsi que les dépenses dépendent de qui apporte les ressources, les femmes dépensant une plus grande partie de leurs revenus pour les enfants.

La gratuité du système d’enseignement supérieur est-elle anti-redistributive ? Pour l’opinion commune, c’est une évidence : les étudiants viennent de familles plus aisées et recevront des salaires plus importants que ceux qui n’ont pas fait d’études ; alors que tout le monde paie de l’impôt, notamment la TVA et la CSG. Cette démonstration est vraie si l’on raisonne à un instant t. Par contre, sur le cycle de vie, la question est plus compliquée : de nombreux étudiants n’obtiennent pas d’emplois très rémunérateurs. Les professeurs des écoles, les artistes, les journalistes ont souvent fait de longues études mais perçoivent des rémunérations inférieures à la moyenne. Pour eux, l’imposition sur le revenu est bien plus favorable que de devoir rembourser des frais d’inscription.  A l’inverse, de nombreuses  personnes, qui ont fait peu d’études, reçoivent des rémunérations élevées. Sur le cycle de vie, faire payer l’enseignement supérieur par l’impôt sur le revenu est donc redistributif (voir « Dépenses publiques d’éducation et inégalités. Une perspective de cycle de vie »).

Doit-on mesurer les revenus au niveau du foyer ou des individus ? Sur le cycle de vie ou à un instant donné ? Ces exemples montrent que ce qui est mesuré par les économistes dépend le plus souvent d’une norme. Toutefois, cela ne veut pas dire que la mesure est totalement arbitraire ou idéologique. En fait, la mesure en sciences sociales n’est ni entièrement normative, ni simplement descriptive : faits et normes sont entremêlés.

Les économistes ne raisonnent pas que sur des faits bruts. Ils construisent et estiment des modèles comportementaux. Par-là, ils cherchent à répondre à la question « Et si… ? » : Et si on augmentait le Smic, quel serait l’impact sur l’emploi et les salaires du bas de l’échelle ? On peut ranger la réponse à ces questions dans les faits. Mais contrairement aux faits au sens strict, ils ne sont pas directement observables. Ils sont le plus souvent estimés dans des modèles. Or, les désaccords sur ces « faits » (les paramètres estimés des modèles) sont très importants. Pire, les économistes ont tendance à grandement sous-estimer l’absence de consensus.

Les paramètres estimés par les économistes n’ont de sens qu’au sein d’un modèle donné. Or, le désaccord entre économistes ne porte pas seulement sur les paramètres estimés mais sur les modèles eux-mêmes, c’est-à-dire sur le choix d’hypothèses simplificatrices. De même qu’une carte est une simplification du territoire qu’elle représente, les modèles sont une simplification des règles comportementales que suivent les individus. Choisir ce que l’on simplifie n’est pas sans implication normative La meilleure carte dépend du degré d’exactitude mais aussi du type de voyage que l’on veut effectuer : encore une fois, faits et valeurs sont mêlés. Les différences entre offres politiques ne sont pas seulement paramétriques, elles découlent de représentations différentes de la société.

Ainsi, contrairement à la conclusion de Tirole et Wasmer, l’évaluation en économie ne peut pas être la simple affaire d’experts objectifs. A cet égard, les économistes ressemblent moins à des médecins qu’aux autres chercheurs en sciences sociales : en effet, l’accord sur ce qui constitue une bonne santé est plus facile que sur ce qui constitue une bonne société. Les évaluations économiques doivent ainsi être pluralistes, de façon à refléter du mieux possible la diversité des points de vue dans la société. Ce qui nous sépare de la mise en place des réformes nécessaires, ce n’est pas un déficit de pédagogie de la part des experts et du personnel politique. Ce n’est pas non plus seulement un problème de formation des élites. Il n’y a manifestement pas d’accord entre les experts sur les réformes à mener. Or, les réformes économiques sont souvent trop techniques pour les soumettre à référendum et trop normatives pour les laisser aux « experts ». Pour résoudre ce problème, les conférences de consensus ou jurys citoyens semblent pertinents lorsque le sujet est suffisamment normatif pour que l’on se soucie de la représentativité des participants, et suffisamment technique pour que l’on cherche un avis éclairé. En économie, la question de l’individualisation de l’impôt sur le revenu, ou celle de la compensation d’une taxe carbone pourraient faire l’objet d’une telle conférence. En somme, les économistes sont plus utiles lorsqu’ils explicitent les arbitrages que lorsqu’ils cherchent un consensus de façade.




Les étudiants peuvent-ils objectivement évaluer la qualité d’un enseignement ?

par Anne Boring, OFCE-PRESAGE-Sciences Po et LEDa-DIAL, www.anneboring.com.

L’auteure présentera ses travaux au Symposium international – Les biais de Genre dans la gouvernance et l’évaluation de la Recherche  organisé par EGERA, Effective Gender Equality in Research and the Academia, qui se déroulera le 23 février 2015 à Sciences Po, dans les locaux du CERI, Paris.

Les universités anglo-saxonnes s’appuient largement sur les évaluations des enseignements par les étudiants pour mesurer la qualité d’un enseignement. Elles font l’hypothèse que les étudiants seraient les mieux placés pour juger de la qualité d’un enseignement dans la mesure où ils observent les enseignants à longueur de cours. Les évaluations ont généralement deux finalités. D’une part, elles sont utilisées comme outil de pilotage pédagogique pour les enseignants eux-mêmes, en leur fournissant des suggestions pour améliorer leur enseignement ; d’autre part, ces évaluations sont aussi souvent utilisées par l’administration pour ses décisions de promotion ou de prolongation de contrats d’enseignements. Les évaluations ont alors un objectif incitatif : elles encourageraient les enseignants à donner le meilleur d’eux-mêmes afin d’être reconduits le semestre suivant ou d’obtenir des promotions.

En France, la pratique des évaluations des enseignements est encore peu répandue, mais de nombreux établissements d’enseignement supérieur envisagent de la mettre en place. Certains établissements privés l’utilisent déjà dans leur politique de recrutement ou de prolongement de contrats de vacation d’enseignement. Les établissements publics, quant à eux, ne peuvent utiliser les évaluations des enseignements que pour aider l’enseignant à améliorer ses pratiques pédagogiques. En effet, les établissements publics sont dans l’obligation de respecter la directive du ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche, qui précise que les « résultats de l’évaluation » ne peuvent être communiqués « qu’à l’enseignant concerné, et non au responsable pédagogique ou au directeur de la composante »[1]. Cette directive confirme une décision du Conseil d’Etat, datant de 1997, qui indique que la procédure d’évaluation des enseignements « tend seulement à permettre aux enseignants d’avoir une meilleure connaissance de la façon dont les éléments pédagogiques de leurs enseignements sont appréciés par les étudiants » et « qu’elle ne comporte ni n’implique aucune incidence sur les prérogatives ou la carrière des enseignants ». Ainsi, seul l’enseignant intéressé peut avoir « connaissance des éléments de cette forme de l’évaluation »[2].

Que l’utilisation finale de cet outil de pilotage soit l’amélioration de la pédagogie ou la gestion des équipes, les universités doivent s’assurer que l’évaluation par les étudiants soit une mesure objective de la qualité d’un enseignement. Pour cela, elles doivent vérifier au moins trois conditions. Il est nécessaire :

1)      que les étudiants sachent mesurer la qualité d’un enseignement, c’est-à-dire qu’ils soient en mesure d’établir les critères qui définissent la qualité d’un enseignement et de juger l’enseignant selon ces critères ;

2)      que les étudiants ne soient pas biaisés dans leurs jugements et appréciations ;

3)      que les enseignants ne puissent pas adopter de comportements stratégiques pour obtenir de bonnes évaluations ; autrement dit que l’objectif d’obtenir de bonnes évaluations pour un enseignant n’induise pas de comportement pouvant porter préjudice à la qualité de l’enseignement.

Les étudiants savent-ils juger de la qualité d’un enseignement ? (Condition 1)

Quel enseignant n’a pas assisté à une discussion entre collègues où chacun défendait sa propre méthode pédagogique comme étant « la meilleure » ? Ces discussions portent généralement sur le contenu des enseignements, la façon de transmettre ce contenu, ainsi que sur les différentes approches concernant les modalités de contrôle des connaissances des étudiants. Déterminer les critères qui définissent un enseignement de qualité n’est pas chose aisée et les professionnels ne sont pas d’accord entre eux. Pourtant le système des évaluations suppose que les élèves soient au moins en partie en mesure de le faire.

Selon les étudiants, quels sont les critères importants pour déterminer de la qualité d’un enseignement ? La littérature suggère qu’un critère essentiel du point de vue des étudiants est l’extraversion et le dynamisme de l’enseignant, c’est-à-dire sa capacité à capter l’attention (e.g. Radmacher et Martin, 2001). Plusieurs travaux de recherche tendent à confirmer que les étudiants semblent juger en premier lieu la façon dont un enseignement est dispensé, plutôt que la qualité pédagogique ou le contenu même de l’enseignement.

L’effet « Dr. Fox » (Naftulin, Ware et Donnelly, 1973) fait par exemple référence à des enseignants sympathiques qui peuvent obtenir de bonnes évaluations en donnant l’impression d’être compétents, sans pour autant enseigner un contenu pertinent ou de bonne qualité. Dans cette expérience bien connue aux Etats-Unis, des chercheurs ont embauché un acteur pour donner un cours sur un sujet fictif. Le cours comportait de nombreux néologismes et contre-sens et l’idée des trois chercheurs qui ont embauché l’acteur était de déterminer si les personnes assistant à ce cours étaient en mesure de les détecter, sans être aveuglées par l’aplomb, l’assurance et l’autorité académique affichée de l’enseignant (il était en effet présenté avec un faux cv : une panoplie complète de faux diplômes prestigieux et de faux articles de recherche). A la fin de l’enseignement, les personnes ayant assisté au cours du Dr. Myron Fox ont évalué positivement son enseignement. L’expérience montre d’une part que la perception que les étudiants ont de l’autorité académique d’un enseignant compte et, d’autre part, que les étudiants ne sont pas toujours capables de juger du contenu d’un enseignement.

Selon Carrell et West (2010) aussi, la perception que les étudiants ont de la qualité d’un enseignement n’est pas forcément corrélée avec la qualité réelle de cet enseignement, lorsque celle-ci est mesurée par la réussite à long terme. Ces auteurs montrent que les évaluations sont positivement corrélées avec la réussite à court terme des étudiants, mais peu corrélées avec la réussite à plus long terme. Leurs résultats laissent penser que les enseignants dont les techniques pédagogiques favorisent le bachotage peuvent être mieux évalués que des enseignants favorisant des techniques pédagogiques plus exigeantes et difficiles mais incitant davantage à l’apprentissage d’un savoir de longue durée. En effet, les élèves sont souvent d’abord préoccupés par leur réussite à l’examen final, plutôt que par l’utilité future des connaissances acquises au cours du semestre. Or, une université devrait créer des incitations pour que les enseignants utilisent des méthodes pédagogiques permettant l’apprentissage de long terme, méthodes qui ne semblent pas toujours être récompensées par les étudiants dans leurs évaluations.

Les jugements des étudiants sur la qualité d’un enseignant sont-ils non-biaisés  ? (Condition 2)

L’évaluation des compétences peut être sujette à des biais de la part des évaluateurs. La littérature en psychologie sociale, notamment, suggère qu’il est plus difficile pour une personne issue d’une minorité d’être perçue comme étant compétente (quand bien même elle le serait), alors qu’il est plus difficile pour une personne issue de la majorité d’être perçue comme étant incompétente (quand bien même elle le serait). Les effets de stéréotypes et de doubles standards d’évaluation s’appliquent dès qu’il s’agit de déterminer de la compétence individuelle (e.g. Basow, Phelan et Capotosto, 2006 ; Foschi, 2000). Leur impact peut avoir des conséquences particulièrement négatives pour certaines minorités, notamment pour les femmes enseignantes à l’université qui restent minoritaires.

Une étude[3] sur les évaluations d’étudiants de première année d’un établissement français d’enseignement supérieur montre que les étudiants appliquent bien des stéréotypes de genre dans la manière dont ils évaluent leurs enseignants. Les résultats de l’analyse économétrique montrent que les étudiants garçons tendent à mieux évaluer les enseignants hommes que femmes. Les enseignants hommes bénéficient en moyenne d’un biais favorable de la part d’étudiants garçons sur la quasi-totalité des dimensions de l’enseignement, en particulier la qualité de l’animation, la capacité à être en lien avec l’actualité et la participation au développement intellectuel de l’étudiant. Les filles ont aussi tendance à évaluer les hommes plus favorablement sur ces critères, mais accordent des évaluations plus favorables aux femmes sur d’autres dimensions de l’enseignement, notamment la préparation et l’organisation des séances, l’utilité des supports pédagogiques, la clarté des critères d’évaluation et la pertinence des commentaires de correction. Les biais des réponses des étudiants garçons et filles en faveur des hommes sur les critères liés à l’animation du cours notamment génèrent des scores de satisfaction globale plus élevés pour les enseignants masculins. Or, d’autres mesures de la qualité des enseignements (telle que la réussite aux examens) tendent à montrer que les enseignements dispensés par des femmes sont d’aussi bonne qualité que ceux dispensés par des hommes. De plus, certaines tâches d’enseignement davantage valorisées chez les enseignantes (uniquement par les étudiantes) tendent à être chronophages. Les enseignantes se retrouvent ainsi avec moins de temps pour d’autres activités professionnelles, telles que les activités de recherche par exemple.

Les enseignants adoptent-ils des comportements stratégiques au détriment de la qualité de l’enseignement ? (Condition 3)

Enfin, plusieurs études montrent que des enseignants peuvent adopter des comportements stratégiques pour améliorer leurs évaluations. En effet, avec l’introduction des évaluations, les enseignants se trouvent confrontés au problème de l’agent multitâche (Holmstrom et Milgrom, 1991 ; Neal, 2013) : ils doivent bien enseigner, tout en obtenant de bonnes évaluations, objectifs qui ne sont pas nécessairement compatibles comme le montrent Carrell et West (2010). Les deux comportements stratégiques étudiés dans la littérature sont la capacité de démagogie d’un enseignant (cf. l’effet Dr. Fox), d’une part, et la notation généreuse des travaux des étudiants, d’autre part. Bien qu’il n’existe pas de consensus quant au lien causal entre bonnes notes données par des enseignants et bonnes évaluations données par les étudiants, il est en revanche démontré que les deux sont corrélées (e.g. Isely et Singh, 2005).

Conclusion

Les évaluations par les étudiants ne semblent pas satisfaire les trois conditions de mesure objective de la qualité d’un enseignement. On peut d’ailleurs se poser la question de savoir si la nature même de l’activité d’enseignement peut être mesurée objectivement. Faut-il pour autant ne pas mettre en place des systèmes d’évaluation des enseignements par les étudiants ? Les évaluations peuvent être utiles, mais elles doivent être interprétées avec précaution, en étant prises pour ce qu’elles sont plus probablement : une mesure du plaisir que les étudiants ont à aller en cours plutôt qu’une mesure unique et objective de la qualité globale d’un enseignement. Le plaisir qu’un étudiant ressent à aller en cours n’est qu’un ingrédient parmi d’autres d’un enseignement de qualité. Il faut par ailleurs veiller à prendre en compte et à corriger les biais que les étudiants peuvent exprimer dans ces évaluations, en pondérant les critères d’évaluation de manière à ne pas décourager ou pénaliser injustement certaines catégories d’enseignants, notamment les femmes qui obtiendraient de moins bonnes évaluations uniquement du fait de stéréotypes de genre.

This project has received funding from the European Union’s Seventh Framework Programme for research, technological development and demonstration under grant agreement no 612413.

Bibliographie

Basow, S. A., Phelan, J. E., & Capotosto, L. (2006). Gender patterns in college students’ choices of their best and worst professors. Psychology of Women Quarterly, 30(1), 25-35.

Carrell, S. E., & West, J. E. (2010). Does Professor Quality Matter? Evidence from Random Assignment of Students to Professors. Journal of Political Economy, 118(3), 409-432.

Foschi, M. (2000). Double standards for competence: Theory and research. Annual Review of Sociology, 21-42.

Holmstrom, B., & Milgrom, P. (1991). Multitask principal-agent analyses: Incentive contracts, asset ownership, and job design. Journal of Law, Economics, & Organization, 24-52.

Isely, P., & Singh, H. (2005). Do higher grades lead to favorable student evaluations?. The Journal of Economic Education, 36(1), 29-42.

Naftulin, D. H., Ware Jr, J. E., & Donnelly, F. A. (1973). The Doctor Fox lecture: A paradigm of educational seduction. Academic Medicine, 48(7), 630-635.

Neal, D. (2013). The consequences of using one assessment system to pursue two objectives. The Journal of Economic Education, 44(4), 339-352.

Radmacher, S. A., & Martin, D. J. (2001). Identifying significant predictors of student evaluations of faculty through hierarchical regression analysis. The Journal of Psychology, 135(3), 259-268.

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The project EGERA has received funding from the European Union’s Seventh Framework Programme for research, technological development and demonstration under grant agreement no 612413.

 

 


[1] http://www.sauvonsluniversite.com/IMG/pdf/annexe_2.pdf

[2] http://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriAdmin.do;jsessionid=82259E9F48498C78A1DE5D39FA492F2B.tpdjo02v_3?oldAction=rechExpJuriAdmin&idTexte=CETATEXT000007971674&fastReqId=2009366756&fastPos=1.

[3] Etude effectuée dans le cadre du programme de recherche européen EGERA : Boring, A. (2015). Gender Biases in Student Evaluations of Teachers (document de travail OFCE en préparation).




Politique familiale : les enfants d’abord !

Par Henri Sterdyniak

Alors que la politique familiale française représente une réussite incontestable, le gouvernement Ayrault s’est donné comme objectif d’en réduire le coût, comme si l’investissement en faveur des enfants ne devait pas être la première des priorités du pays. Il fallait donc économiser 1,7 milliard. Ce devait être la contribution de la politique familiale à l’engagement de la France de réduire de 70 milliards les dépenses publiques.

1)      Le document publié le 3 juin 2013 s’intitule « Pour une rénovation de la politique familiale », mais rénover cette politique aurait nécessité de s’interroger sur ses objectifs et ses résultats. La politique familiale a trois objectifs complémentaires :

–          Sortir tous les enfants de la pauvreté. Or, le taux de pauvreté des enfants[1] est de 19,8 % en France en 2010 contre 14,2 % pour l’ensemble de la population. Il faudrait donc repenser le dispositif d’aide aux familles pauvres : soit revaloriser fortement la composante familiale du RSA, l’attribuer aux enfants de chômeurs, soit créer un complément familial pour les enfants de travailleurs pauvres avec un ou deux enfants.

–          Assurer un niveau de vie relatif satisfaisant aux familles avec enfants. Comme le montre le tableau, les familles avec enfants ont un niveau de vie plus faible que les couples sans enfant. Cette distorsion nécessiterait d’augmenter nettement les prestations familiales, de les indexer sur l’évolution des revenus (et non sur les prix), de traiter les familles de façon équitable en matière d’impôt sur le revenu (donc maintenir le quotient familial).

–          Favoriser la conciliation de la vie familiale et de la vie professionnelle. Ceci passe par l’instauration d’un service de garde des jeunes enfants gratuit et universel.

On le voit, atteindre pleinement les objectifs de la politique familiale nécessiterait plus de moyens (et pas moins).

2)      Le document du gouvernement prétend que la branche famille a un déficit de 2,5 milliards. Mais ce déficit ne peut provenir d’une explosion du nombre d’enfants, du nombre de familles nombreuses ou d’une hausse des prestations. Au contraire, la baisse tendancielle du nombre de familles nombreuses, la stagnation du pouvoir d’achat des prestations, la stagnation des plafonds des prestations sous conditions de ressources fait que la branche dégage structurellement des excédents croissants. Le déficit vient du fait que, ces dernières années, l’Etat a progressivement prélevé 9 milliards sur la branche famille pour financer la branche retraite (lui mettant à sa charge l’Assurance Vieillesse des Personnes au Foyer et les majorations familiales de retraites, qui ne profitent pas aux enfants). Le déficit vient aussi du fait que la crise a fait perdre 2 milliards de ressources à la CNAF. Spontanément, le déficit aurait été comblé en 2019.

3)      Le document du gouvernement prétend que « les ménages les plus aisés sont favorisés car ils cumulent des allocations familiales et d’importantes réductions d’impôt ». Nous ne savions pas qu’avoir des enfants était maintenant une niche fiscale à combattre. Non, les allocations familiales sont très faibles par rapport au coût effectif des enfants ; le quotient familial ne fait que tenir compte de la taille de la famille pour le calcul de l’impôt. Comme le montre le tableau 1, une famille nombreuse aisée a toujours un niveau de vie nettement inférieur à celui d’un couple sans enfant de même revenu : elle n’est pas favorisée, bien au contraire.

4)      Le gouvernement prétend que la saisine du Haut Conseil de la Famille (HCF) a permis d’associer partenaires sociaux, experts et associations familiales à la réflexion, en omettant de préciser que « la plupart des membres du HCF » ont contesté l’objectif même de la réforme.

5)      Heureusement, le gouvernement s’est rendu compte qu’il était impossible de faire baisser le niveau des allocations familiales selon le revenu de la famille car cela aurait imposer un surcroît de travail important aux agents de la CNAF (de suivre en temps réel le revenu de toutes les familles), avec des questions insolubles pour les familles recomposées, tout ceci pour distribuer des sommes ridiculement faibles aux familles des classes moyennes (32 euros par mois pour 2 enfants, 73 euros pour trois enfants). Rajoutons que cela mettait en cause le principe républicain fondateur de la protection sociale : « Chacun contribue selon ses moyens, chacun reçoit selon ses besoins ». Le système de cotisations à la française est déjà très redistributif puisque les plus bas salaires bénéficient d’exonérations de cotisations sociales tandis que les cotisations maladie et famille ne sont pas plafonnées et que des prélèvements sociaux portent sur les revenus du capital. Il faut éviter de faire évoluer le système français basé sur l’universalité vers un système à l’anglo-saxonne, basé sur l’assistance, où ceux qui payent ne sont jamais ceux qui reçoivent, ce qui prive le système de l’adhésion des classes moyennes et favorise la baisse continuelle du niveau des prestations.

6)      Le document du gouvernement assimile le quotient familial (QF) à un avantage fiscal croissant avec le niveau du revenu. C’est une erreur. Le QF n’est pas une aide financière arbitraire aux familles qui augmenterait avec le revenu, ce qui serait évidemment scandaleux. Le quotient familial ne fournit aucun avantage spécifique aux familles ; il garantit seulement que le poids de l’impôt est le même pour des familles de taille différente, mais de même niveau de vie. La réduction d’impôt induite par la présence d’enfants correspond uniquement à la baisse du niveau de vie induite par cette présence.

7)      Le gouvernement réduirait donc une première fois le niveau du plafond du QF, d’abord de 2 336 euros à 2 000 euros en 2013, puis de 2 000 euros à 1 500 euros, en 2014. Les familles avec deux enfants seront perdantes à partir de 5 850 euros de revenus par mois, la perte atteignant 139 euros par mois au-delà de 6 430 euros (2,4 % du revenu). Pour celles avec 3 enfants, la perte atteint 278 euros par mois (3,9 % du revenu). Pour celles avec 4 enfants, 417 euros (4,9 % du revenu).

8)      Autant il est légitime d’améliorer la redistributivité du système fiscal en luttant contre les niches fiscales injustifiées, contre l’optimisation ou la fraude fiscale, en modifiant le barème, autant il ne l’est pas en surtaxant les familles nombreuses bi-actives où les parents subissent de lourdes contraintes (horaires ou financières) pour élever leurs enfants relativement à leurs collègues sans enfants. La France a besoin d’enfants à tous les niveaux de revenus. Pénaliser ces familles de cadres biactifs n’est ni justifié, ni souhaitable.

9)       Le quotient conjugal n’est pas plafonné. Est-il légitime qu’une veuve avec un étudiant de 22 ans à sa charge paie, du fait du plafonnement du QF, plus d’impôt qu’un homme de 50 ans qui aurait épousé une jeune femme de 22 ans ?

10)  Le plafond du QF ne devrait pas être arbitraire. Il devrait reposer sur une évaluation du coût de l’enfant. Le revenu médian annuel en 2013 devrait être de l’ordre de 20 430 euros par unité de consommation. Comme un enfant représente en moyenne 0,35 unité de consommation, son coût médian est de l’ordre de 7 150 euros par an, dont 768 sont pris en charge par les allocations familiales (pour une famille de deux enfants). Pour un taux d’imposition de 41 %, ceci justifie un plafond de 2 600 euros (41 %* (7 150-768)). Il n’était pas légitime de baisser le niveau du plafond. En tout état de cause, plafond devrait être indexé sur le revenu moyen.

11)   Certes seulement 12 % des ménages sont touchés par cette baisse du plafond, mais le plafond ne sera pas indexé sur l’évolution des revenus, de sorte que progressivement, la part des ménages touchés augmentera.

12)   Compte-tenu de la suppression des réductions d’impôt pour frais de scolarité, les impôts des familles augmenteront de 1,3 milliard. Ceci est peu compatible avec l’engagement du gouvernement de ne plus augmenter les impôts.

13)  La PAJE sera réduite de 17 euros par mois pour toutes les familles et de 100 euros par mois pour 12 % des familles. Certes, le complément familial sera augmenté de 50 % en cinq ans pour les allocataires les plus pauvres (moins de 2 109 euros avec 3 enfants), soit 90 euros de plus par mois. Certes, l’allocation de soutien familial sera augmentée de 25 % en cinq ans, soit 22,5 euros de plus par mois. Ceci va dans le bon sens. Mais le gouvernement ne généralise pas le complément familial aux familles de travailleurs pauvres avec 1 ou 2 enfants (qui sont quelque peu les oubliés du système, voir tableau).

14)  Le gouvernement n’annonce pas que toutes les prestations familiales et le RSA seront désormais indexés sur le revenu médian, ce qui éviterait la dégradation tendancielle du niveau de vie relatif des familles.

15)  Le gouvernement prétend, page 15, que seront dégagés, à l’horizon 2 017, 2 milliards supplémentaires pour les services aux familles (100 000 places de crèches, 100 000 enfants de plus accueillis par des assistantes maternelles, 75 000 enfants de 2-3 ans en maternelle, activités péri- et extra-scolaires). Le bilan de la rénovation devrait donc être une hausse de 300 millions des dépenses pour les familles. Mais ces 2 milliards sont bizarrement oubliés dans le tableau récapitulatif, page 19, où ne figurent que le 1,3 milliard d’impôt supplémentaire et la baisse nette de 0,4 milliard des prestations, soit les 1,7 milliard d’économies. En fait, ces 2 milliards étaient déjà prévus dans les projections de la CNAF. Ils étaient déjà financés par la baisse tendancielle du montant des prestations familiales.

16)  Oui, malgré ses réussites (un taux de fécondité satisfaisant et un fort taux d’activité des femmes de 18-50 ans), la politique familiale française reste à rénover. La ponction sur les ressources de la banche « Famille » doit cesser pour permettre de financer une importante revalorisation des prestations familiales, en particulier celle du complément familial pour toutes les familles et celle de la composante « enfant » du RSA, l’attribution de celle-ci aux enfants de chômeurs. Les prestations familiales et le RSA devraient être indexés sur les salaires. La France a besoin d’un grand service public gratuit et universel de garde de la petite enfance. Il est préférable d’aider les enfants et les adolescents en difficulté scolaire ou sociale, faire un effort massif (en matière d’éducation, mais aussi d’équipements collectifs et sociaux) dans les zones où le pourcentage d’enfants issus de l’immigration est important. La France doit se donner des objectifs ambitieux de réduction du taux de pauvreté des enfants et d’augmentation des places en crèches afin de donner à chaque enfant le maximum de chance d’épanouissement. Opposer la nécessité d’équipements collectifs à celle d’un niveau de vie satisfaisant des familles n’est pas pertinent. Cet effort doit être payé par l’ensemble des contribuables (et pas seulement par les familles). Il est contraire à l’équité et à la cohésion sociale de prétendre le financer soit par la mise en cause de l’universalité des prestations sociales soit par la baisse du plafond du quotient familial.


[1] La part de la population en dessous du seuil de 60 % du revenu médian par unité de consommation.

 




In memoriam. Raymond Boudon

par Michel Forsé

Raymond Boudon, Professeur émérite de l’Université Paris Sorbonne, est mort à l’âge de 79 ans le mercredi 10 avril 2013. Difficile de résumer une œuvre aussi féconde. Il fut bien sûr le chef de file de ce courant de pensée que l’on nomme l’individualisme méthodologique selon lequel le collectif est toujours le résultat d’actions individuelles et rationnelles. Il a consacré une grande part de ses travaux à en exposer les fondements en se rattachant beaucoup à la pensée de Max Weber. Au début de sa carrière, ses contacts personnels avec l’américain Paul Lazarsfeld l’avaient amené à développer une approche formalisée et rigoureuse des faits sociaux, à l’opposé du structuralisme en vogue à l’époque et qu’il n’appréciait guère. Pour lui, comme le titre d’un de ses derniers livres (2011) l’indique, la sociologie était une science au sens fort du terme. En ce sens, il a aussi par de nombreux articles et livres essayé de montrer tous les ravages auxquels le relativisme idéologique ou culturel pouvait conduire.

Auteur d’une œuvre très prolixe, qui en fait sans conteste un des sociologues majeurs du XXe siècle, il fut aussi éditeur. Il dirigea aux PUF jusque récemment la collection « Sociologies » où l’on trouvait aussi bien des traductions de grands classiques que des ouvrages de jeunes auteurs. Il dirigea aussi pendant de nombreuses années l’Année Sociologique, revue fondée par Emile Durkheim.

Membre de l’Académie des Sciences Morales et Politiques, il y joua un rôle actif en y impulsant des projets de recherche. Il était par ailleurs aussi membre de nombreuses et prestigieuses académies étrangères comme la British Academy ou l’American Academy of Arts and Sciences.

Agrégé de philosophie et normalien, Raymond Boudon enseigna durant toute sa carrière et beaucoup de ses ouvrages sont marqués par un fort caractère pédagogique. Il voulait faire connaître les grands auteurs, souvent sous un jour nouveau, et les notions clefs de la sociologie par exemple au travers de ce Dictionnaire critique de la sociologie ou de ce Traité de sociologie qu’il dirigea. Il était bien sûr aussi dans le même temps un chercheur, d’ailleurs tout autant dans le domaine des méthodes, des théories que dans celui des analyses empiriques. Au CNRS, il fonda et dirigea pendant de nombreuses années le Groupe d’Etude des Méthodes de l’Analyse Sociologique.

Exigeant dans son approche scientifique des faits sociaux, ne se souciant pas de suivre les modes du moment, impressionnant par la somme de ses publications, traduites en de nombreuses langues, Raymond Boudon était pourtant d’un abord extrêmement simple et agréable. Tous ceux qui l’ont connu peuvent en témoigner. Au-delà du savant dont l’œuvre restera, nous perdons avant tout un humaniste militant.

 

 




L’école maternelle à la dérive

Par Hélène Périvier

En 2000 plus de 35% des enfants de 2 ans étaient scolarisés, à la rentrée 2011 seuls 11% l’étaient, un niveau proche de celui que la France connaissait dans les années 1960 (graphique). L’Etat n’ayant pas l’obligation légale de scolariser les enfants avant 6 ans[1], les contraintes budgétaires que connaît l’Education nationale pèsent davantage sur l’école préélémentaire : l’école maternelle est le parent pauvre de l’Education nationale. Ce constat soulève trois questions :

(1)   La première concerne le principe d’égalité d’accès à l’éducation. En effet, l’âge auquel les enfants entrent dans le système scolaire dépend davantage de leur lieu d’habitation et de leur mois de naissance que de leur développement cognitif ou encore du désir de leurs parents de les scolariser[2]. C’est donc une question de justice qui se pose ici.

(2)   La deuxième concerne les finances publiques et la transparence dans l’attribution des compétences dévolues à l’Etat, aux collectivités locales et à la branche famille de la Sécurité sociale. L’école maternelle relève de la responsabilité du ministère de l’Education nationale et pour partie des collectivités locales (accueil périscolaire et cantine) ; la garde des jeunes enfants est, quant à elle, pilotée par le ministère de la Famille via la branche famille de la Sécurité sociale (précisément la Caisse nationale des allocations familiales). Cette césure institutionnelle soulève un problème de gouvernance de l’accueil des jeunes enfants. En effet, la perte de vitesse de la scolarisation des moins de 3 ans accroît la pénurie de places d’accueil des jeunes enfants. Ainsi, malgré les efforts d’investissements réalisés par la branche famille et par les collectivités locales pour créer de nouvelles places d’accueil collectif, en 15 ans la capacité d’accueil dans des établissements d’accueil collectif du jeune enfant, (EAJE, du type crèche, halte-garderie, …) des moins de 3 ans  a diminué de 30 000 places. Le développement de l’accueil individuel, issu de la mobilisation du réseau d’assistantes maternelles, a permis une augmentation nette du nombre de places totales (voir note longue sur le sujet) mais dans des conditions très différentes de celles d’un accueil collectif. Ainsi, la moindre scolarisation des enfants de 2 ans modifie les types de financement du secteur de la petite enfance. Les modes de garde collectifs ou individuels sont financés par la CNAF (66% hors participation des familles), 22% par les communes, 12% par l’Etat, alors que l’école maternelle est financée par l’Etat (54%) et les communes (46%). En se dégageant de l’école maternelle, l’Etat fait porter sur les autres acteurs, essentiellement la CNAF, le poids de la prise en charge des enfants de moins de 3 ans.

(3)    Enfin, outre les problèmes liés à la gouvernance du secteur de la petite enfance, on constate la baisse de la scolarisation des enfants de deux ans. Cette dérive soulève une question de redistribution entre différents type de ménages. Les dépenses de l’Etat et des collectivités locales sont financées par l’ensemble des ménages, avec ou sans enfant, à travers l’impôt. En revanche, l’accueil des jeunes enfants est financé essentiellement par la CNAF, donc par les cotisations assises sur le travail. Enfin la participation financière directe des parents diffère entre école maternelle et accueil du jeune enfant : certes l’école maternelle n’est pas « gratuite » puisque les parents paient les frais de cantine et l’accueil périscolaire, mais cette participation est plus faible en moyenne que celle qu’ils paient pour l’accueil de leur enfant (les familles paient environ 20% du coût total d’une place en EAJE, et seulement 7% pour l’accueil à école et dans le système périscolaire)[3]. La réduction de la scolarisation des enfants de 2 ans a donc des conséquences redistributives entre les ménages qui mériteraient plus de transparence.

Construire un véritable service public de la petite enfance exige de repenser le lien entre l’école préélémentaire et l’accueil des plus jeunes enfants. L’école maternelle fait partie des atouts du système français de prise en charge des jeunes enfants et du système éducatif. Un objectif pourrait être de retrouver le niveau de scolarisation des moins de 3 ans que la France connaissait en 2000, ce qui impliquerait d’accueillir 182 000 enfants supplémentaire à l’école, à démographie inchangée. Associée à la création de 218 000 places d’accueil collectif supplémentaires, cette orientation permettrait de résorber la pénurie de places d’accueil des moins de 3 ans estimée à environ 400 000  places. Répartie sur 10 ans, l’effort reposerait sur une dépense annuelle de 940 millions d’euros dont 30% consacrés à la scolarisation. Finalement l’ouverture progressive de ces places conduirait à une dépense annuelle de fonctionnement de 475 millions d’euros qui monterait en charge progressivement pour atteindre 4,75 milliards d’euros par an au bout de 10 ans.

Ce choix permettrait de rationaliser la dépense publique en proposant des parcours explicites de prise en charge des jeunes enfants et de clarifier les compétences des différents acteurs dans ce secteur. Il exige la création de postes d’enseignants et d’assistants, il permet de dynamiser et de sécuriser les parcours professionnels des mères (et non des pères, qui le plus souvent n’adaptent pas leur parcours professionnel lors de l’arrivée d’un enfant), encore trop souvent contraintes d’interrompre leur carrière faute de ne pouvoir trouver un accueil de qualité pour leurs enfants. Un service public de la petite enfance est porteur d’égalité et de justice mais aussi de dynamisme économique.


[1] « Tout enfant doit pouvoir être accueilli, à l’âge de trois ans, dans une école maternelle ou une classe enfantine le plus près possible de son domicile, si sa famille en fait la demande », Article L 113-1 du Code de l’Education. Cet article a été modifié par la loi no 2005-380 du 23 avril 2005 : l’accueil des enfants de 2 ans est étendu en priorité dans les écoles situées dans un environnement social défavorisé, quelle que soit la zone géographique (Observatoire de la petite enfance, 2010).

[2] Les règles appliquées en matière de scolarisation évoluent en fonction de la capacité d’accueil des écoles, et varient sensiblement sur le territoire. Le taux de scolarisation à 2 ans varie de 4% dans le Haut-Rhin à 66% dans le Morbihan (Blanpain, 2006). Dans certaines zones, les enfants nés en début d’année ne sont scolarisés qu’à l’âge de 3 ans et demi alors que les enfants nés en fin d’année civile sont scolarisés avant l’âge de 3 ans.

[3] Selon l’Observatoire national de la petite enfance, les familles paient environ 388 euros sur un coût total de 5 374 euros pour un enfant scolarisé. Selon le HCF, les familles paient environ 1,65 euros par heure sur un coût total de 7,76 euros/heure pour un enfant accueilli en EAJE.




Financement du supérieur : faut-il faire payer les étudiants ?

par Guillaume Allègre et Xavier Timbeau

Faut-il faire financer par les étudiants, sous la forme d’une hausse des droits d’inscription qui pourrait être couplée ou non à des prêts, une partie plus importante du coût de l’enseignement supérieur ? Le caractère anti-redistributif du financement par l’impôt de l’enseignement supérieur est souvent mis en avant. Nous montrons dans un document de travail que dans une perspective de cycle de vie l’impôt proportionnel n’est pas anti-redistributif.

Si la hausse des droits de scolarité dans le supérieur n’est pas à l’ordre du jour politique en France, elle fait l’objet d’une bataille intense, non seulement au Québec, mais aussi en Espagne et en Grande Bretagne, où des manifestations étudiantes ont éclaté fin 2010. En France, la hausse des droits d’inscription à l’université est régulièrement proposée dans des rapports : récemment (2011) dans une note de l’Institut de l’Entreprise sur le rôle des entreprises dans le financement du supérieur, Pierre-André Chiappori propose de « lever le tabou des frais d’inscription ». Dans une contribution à Terra Nova publiée en 2011, Yves Lichtenberger et Alexandre Aïdara proposent une hausse de l’ordre de 1 000 euros annuels des droits d’inscription à l’université. Paradoxalement, les auteurs proposent également la création d’une allocation d’étude utilisable tout au long de la vie. Les auteurs entendent répondre à deux logiques économiques contradictoires. D’une part, l’allocation d’étude permet d’élever le niveau général de formation, facteur d’innovation et de croissance, d’autre part de lutter contre l’auto-sélection sociale dans l’enseignement supérieur :

Dans les pays qui l’ont adoptée [l’allocation d’étude], les couches sociales défavorisées ont pu avoir l’opportunité d’accomplir de longues études alors que leur origine sociale les prédestinait à des filières courtes permettant d’accéder rapidement au salariat. C’est donc une condition importante de l’élévation générale du niveau d’études et de qualification des jeunes, qui est une préoccupation centrale de ce rapport. (Lichtenberger et Aïdara, p.82)

Mais d’autre part, l’enseignement bénéficie aux plus favorisés et sa gratuité serait ainsi anti-redistributive :

La quasi-gratuité de l’enseignement supérieur public conduit d’abord à un transfert de ressources (le coût public des études) en direction des jeunes qui font les études les plus longues. Il s’agit massivement des jeunes issus des milieux les plus favorisés. Ce transfert se traduit in fine en un rendement privé pour les bénéficiaires : les salaires, puis les pensions plus élevés et dont les plus qualifiés bénéficient tout au long de leur vie. (…) En l’état, la gratuité n’a aucune vertu redistributive et aggrave même les inégalités. (Lichtenberger et Aïdara, p.84)

De fait, même s’il n’est pas le seul, le caractère anti-redistributif de la gratuité de l’enseignement supérieur est un des principaux arguments des défenseurs d’une hausse des droits de scolarité. Or, cet argument s’appuie sur une vision statique et familialiste de la redistribution. Nous adoptons au contraire une perspective de cycle de vie. Comme le souligne le deuxième extrait ci-dessus, les bénéficiaires des dépenses d’éducation profitent d’un rendement privé moyen important : ils auront des salaires et des pensions plus élevés tout au long de leur vie. Même en supposant que l’impôt (sur le revenu) est proportionnel au revenu (ce qui n’est pas le cas : en réalité, il est progressif), ils paieront, en absolu, un impôt beaucoup plus élevé que les individus ayant suivi des études plus courtes. Surtout, l’impôt permet de faire financer l’enseignement par les individus qui bénéficient réellement d’un rendement privé important, et en proportion de ce rendement. Les personnes qui subissent les discriminations sur le marché du travail, ou qui, parce qu’elles ont été orientées dans des filières moins rentables, bénéficient de faibles rendements de l’éducation remboursent à la société par leur impôt un montant plus faible que celles qui ne les ont pas subies. Le financement par l’impôt sur le revenu conduit à faire contribuer les personnes ayant des revenus élevés, même lorsqu’elles n’ont pas suivi de longues études. L’injustice serait alors dans le transfert entre les personnes bénéficiant de hauts revenus qui n’ont pas fait de longues études et celles qui en ont fait. Mais si l’éducation est caractérisée par une part importante de rendements sociaux, de part ses effets sur la croissance (voir Aghion et Cohen), alors les personnes à hauts revenus sont les bénéficiaires des dépenses d’éducation, qu’elles aient fait des études ou non (les entrepreneurs autodidactes bénéficient ainsi de la disponibilité d’une main-d’œuvre qualifiée).

En adoptant une perspective de cycle de vie, nous montrons dans un document de travail que financer les dépenses d’éducation non obligatoires (au-delà de 16 ans) par un impôt proportionnel constitue un transfert net des plus hauts revenus sur l’ensemble de la carrière professionnelle, vers les plus faibles revenus sur l’ensemble de la carrière. Dans une perspective de cycle de vie, la gratuité de l’éducation non-obligatoire financée par l’impôt ne bénéficie pas aux individus ayant les parents les plus aisés (le transfert des individus provenant des ménages les plus aisés vers ceux des ménages les moins aisés n’est pas significativement différent de zéro). Si les individus issus des ménages les plus pauvres réagissent à l’augmentation des frais de scolarité en réduisant leur investissement éducatif, même lorsqu’elle est financée par des prêts, alors, il ne fait guère de doute qu’ils seront les premières victimes de ce type de réforme. Les défenseurs des hausses des frais de scolarité plaident, en général, pour de faibles hausses des droits d’inscription ainsi que des exonérations sous condition de ressources parentales. Mais, l’histoire récente, en Australie, au Royaume-Uni ou au Canada, montre qu’une fois les droits d’inscription introduits, il est difficile d’empêcher les gouvernements en quête de nouvelles ressources d’augmenter les droits et de réduire les seuils d’exonération.

En matière d’enseignement supérieur, l’injustice première est le moindre accès des individus issus de milieux modestes. Le plus sûr moyen d’assurer l’équité devant l’éducation reste de la financer par l’impôt sur le revenu et de réformer l’enseignement pour qu’il vise la réussite scolaire de tous plutôt que la sélection.




La jeunesse, génération sacrifiée ?

par Guillaume Allègre

La jeunesse serait-elle sacrifiée par la génération des baby-boomers ? Dans cette note de l’OFCE, nous faisons le point sur les inégalités entre âges et générations et montrons comment la thèse du conflit de génération s’appuie sur une analyse partiale de la situation des jeunes qui occulte les avantages dont bénéficie au moins une partie de la jeunesse. Loin de la spoliation des jeunes par les baby-boomers, c’est à la transmission intergénérationnelle des inégalités, via le diplôme scolaire et les solidarités familiales, que l’on assiste.

La jeunesse fait face à des conditions d’insertion dans la vie active dégradées : le taux de chômage des 16-25 ans est passé de 9,7 % en 1976 à 17,9 % en 2007 pour atteindre 22,1 % en 2009. Cette montée du chômage s’est accompagnée d’un développement important de l’emploi temporaire, entraînant des écarts de salaires entre les jeunes et les moins jeunes nettement plus importants que dans les années 1970. La forte augmentation du prix des logements depuis 1998 s’est faite au détriment des non-propriétaires et donc des générations les plus jeunes. Alors que la montée en charge du système de retraites a permis la forte diminution du taux de pauvreté des plus de 60 ans, la pauvreté a rajeuni : en 2008 le taux de pauvreté des 18-29 ans s’élevait à 16,7 % contre 13 % pour l’ensemble de la population et 8 % pour les 60 à 74 ans.

Pourtant, si le constat d’une ‘génération sacrifiée’ part de faits avérés, l’approche consistant à évaluer ces phénomènes exclusivement sous le prisme de l’âge ou de la génération est trompeuse. En effet, l’approche générationnelle masque les inégalités au sein des générations. Les difficultés liées à l’entrée dans la vie active ne sont en effet pas partagées par l’ensemble des jeunes. Clerc et al. (2011) montrent que les non-diplômés sont particulièrement exposés à la conjoncture lors de leur entrée sur le marché du travail, alors que les diplômés accèdent toujours rapidement à l’emploi stable. Ce constat corrobore celui fait par le Cereq. Or, diplôme et origine sociale restent liés. Le logement constitue une autre voie de la transmission intergénérationnelle des inégalités : à terme, les gains liés à l’augmentation des prix de l’immobilier seront transmis aux enfants. Dès aujourd’hui, on peut constater une forte augmentation de l’écart d’accès à la propriété entre catégories sociales. Outre les aides liées à l’accès au logement, les jeunes issus des familles les plus aisées bénéficient de fortes solidarités familiales. Loin de la spoliation des jeunes par les baby-boomers, c’est bien à la transmission intergénérationnelle des inégalités, via le diplôme scolaire et les solidarités familiales, que l’on assiste.

Les politiques s’appuyant sur un diagnostic purement générationnel risquent de rater leur cible. Une CSG allégée pour les jeunes bénéficierait à ceux qui s’en sortent déjà alors que l’alourdissement de la CSG sur les pensions de retraite toucherait les petits retraités et les locataires autant que les bénéficiaires de retraites-chapeau et les propriétaires. Les retraités sont plus aisés que les jeunes actifs : la taxation progressive des revenus réduirait cette inégalité sans en créer une autre. Ils sont plus souvent propriétaires que les plus jeunes : il faut alors imposer les revenus du patrimoine qui échappent à l’impôt, les plus-values immobilières réelles et la valeur locative des logements occupés par leurs propriétaires (ou, à l’inverse, permettre aux locataires de déduire leur loyer de leur  revenu imposable et augmenter pour tous le barème de l’impôt sur le revenu). Les non-diplômés s’insèrent difficilement sur le marché du travail : c’est aux sorties sans diplôme du système scolaire et au chômage des non-diplômés qu’il faut prioritairement s’attaquer.




L’économie de l’enseignement supérieur : de la nécessité de marcher sur deux jambes

par Jean-Luc Gaffard

Pour tenir son rang dans l’économie de la connaissance, la France a décidé de transformer l’organisation de l’enseignement supérieur et de la recherche (cf. note longue). En faisant le choix de l’autonomie de ses universités et s’engageant sur la voie d’une concurrence fondée sur une évaluation indépendante de leurs performances, elle a privilégié le soutien d’une recherche de haut niveau au motif que davantage investir dans ce domaine apporterait des points supplémentaires de croissance. Ce faisant, le développement des formations d’enseignement supérieur destinées à pourvoir un nombre grandissant d’emplois hautement qualifiés a été assez largement négligé, alors même que la croissance en dépend sans doute plus que de l’intensité de la recherche en elle même.Aussi faudrait-il ne pas se limiter à promouvoir un petit nombre de grandes universités renommées pour la qualité de leurs recherches à l’échelle internationale. Comme cela a été souligné dans une conférence tenue à l’UNESCO, « [Les classements] poussent nos décideurs à copier Harvard. (…) [Le problème] n’est pas que nous ne pouvons pas avoir partout des Harvard. Il est que nous n’en avons pas besoin et que nous n’en voulons pas » (New York Times, 30 mai 2011). Le choix de développer l’enseignement supérieur pour pourvoir des emplois de plus en plus qualifiés devrait conduire à une réelle diversification des critères d’excellence et des établissements ; cela garantirait l’existence d’un tissu universitaire dense et diversifié, remplissant avec efficacité la double mission de recherche et d’enseignement.

Le mode de gouvernance des universités, les conditions de recrutement et de rémunération des universitaires et les conditions de financement, en bref le modèle économique de fonctionnement des universités, seront déterminants du chemin qui sera suivi.