La fiscalité européenne, dimension matérielle du politique européen

Compte rendu du séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », Cevipof-OFCE, séance n° 6 du 24 juin 2022

Intervenants : Vincent DUSSART (Université Toulouse-Capitole), Jacques LE CACHEUX (Université de Pau et des Pays de l’Adour et École Nationale des Ponts et Chaussées), Bastien LIGNEREUX (Représentation permanente de la France auprès de l’Union européenne)

Le séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », organisé conjointement par le Cevipof et l’OFCE (Sciences Po), vise à interroger, au travers d’une démarche pluridisciplinaire systématique, la place de la puissance publique en Europe, à l’heure du réordonnancement de l’ordre géopolitique mondial, d’un capitalisme néolibéral arrivé en fin du cycle et du délitement des équilibres démocratiques face aux urgences du changement climatique. La théorie politique doit être le vecteur d’une pensée d’ensemble des soutenabilités écologiques, sociales, démocratiques et géopolitiques, source de propositions normatives tout autant qu’opérationnelles pour être utile aux sociétés. Elle doit engager un dialogue étroit avec l’économie qui elle-même, en retour, doit également intégrer une réflexivité socio-politique à ses analyses et propositions macroéconomiques, tout en gardant en vue les contraintes du cadre juridique.

Réunissant des chercheurs d’horizons disciplinaires divers, mais également des acteurs de l’intégration européenne (diplomates, hauts fonctionnaires, prospectivistes, avocats, industriels etc.), chaque séance du séminaire donnera lieu à un compte rendu publié sur les sites du Cevipof et de l’OFCE.

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  1. La perspective publiciste : l’absence de réel pouvoir fiscal du Parlement européen

Vincent Dussart, professeur de droit public à l’Université Toulouse-Capitole, rappelle que l’impôt est intimement lié au fait constitutionnel. Le pouvoir fiscal s’exerce au nom du consentement à l’impôt (principe consacré par les articles 34 de la Constitution française[1] et 14 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen[2]). Georges Vedel disait que l’impôt est « la chose de l’homme ». Or avec l’Europe, nous avons un problème à ce sujet. Aux élections européennes, les citoyens votent pour un Parlement européen qui n’a pas de réel pouvoir fiscal. Or les parlements se sont construits par la fiscalité. Le Parlement européen n’a pas de légitimité fiscale ni de pouvoir de création de recettes fiscales. La célèbre maxime « no taxation without representation » se retrouve inversée pour l’Union européenne (UE) : « no representation without taxation ».

Qu’entend-on par fiscalité européenne ? Des ressources européennes qui peuvent être des impôts européens, mais également le droit européen appliqué au droit fiscal national. Il faut faire attention au langage fiscal qui crée de la confusion. Par exemple, ce qu’on appelle communément taxe carbone n’est pas une taxe à proprement parler, mais un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières extérieures de l’UE. L’impôt en Europe relève quasi-exclusivement des ressources étatiques (sauf pour l’impôt sur les revenus des fonctionnaires européens). De plus, le budget de l’UE est un budget de taille mineure, très loin des budgets nationaux. Il est abondé pour l’essentiel de contributions nationales (appelés « ressources RNB »), des ressources de la TVA, des droits de douane, et des ressources liées aux plastiques (qui n’est pas une taxe sur les plastiques, mais une contribution étatique, d’ailleurs non répercutée sur les entreprises et les consommateurs). La création d’impôts reste le quasi-monopole des États, cela en raison du fait que le consentement à l’impôt reste du domaine des démocraties nationales. L’UE n’a pas de compétence sur la fiscalité directe. Il reste la fiscalité des entreprises (mais cela ne contribuerait pas à la citoyenneté européenne) et la TVA.

Les récents sujets fiscaux au niveau de l’UE sont le paquet fiscal adopté par la Commission européenne le 15 juillet 2020[3], la lutte contre la fraude et l’évasion fiscale internationale, en lien avec l’OCDE, l’ajustement carbone, la redevance numérique (sur les GAFAM) et la taxe sur les transactions financières.

Ensuite, quid du rejet de l’impôt dans les États surfiscalisés ? Quid du risque de révolte fiscale dans la perspective d’une imposition européenne ? On parle du « moment hamiltonien » mais cela ressemble davantage au Boston Tea Party (événement de 1773 qui marqua la rupture des colonies américaines avec l’Angleterre sur une question fiscale). L’absence de constitution européenne, qui fait que l’UE n’est pas un État fédéral, rend difficile la mise en place d’une imposition européenne. Guy Carcassonne disait qu’il faut revenir au consentement à l’impôt qui donne naissance à la démocratie elle-même. Ainsi, la démocratie européenne passe par le consentement à l’impôt.

 

  1. La perspective économique : l’effet anti-redistributif de la « Constitution fiscale européenne »

Jacques Le Cacheux, professeur d’économie à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour, souligne que l’Union européenne met en place une concurrence fiscale entre les États membres. En raison de la « constitution fiscale européenne », les États membres sont en effet conduits à utiliser davantage certains impôts au détriment d’autres, produisant des injustices fiscales. Ce phénomène se nourrit de l’asymétrie structurelle entre une intégration économique et monétaire poussée et des institutions politiques européennes qui n’autorisent pas ce qu’un système parlementaire fait en principe. L’intégration européenne génère ainsi des externalités fiscales en renforçant la mobilité intra-européenne des assiettes fiscales au sein de l’UE. (Il est à noter que la mobilité des assiettes fiscales est également due à des raisons technologiques : l’essentiel de la valeur aujourd’hui réside dans la propriété intellectuelle, qui est très mobile.) Ainsi, chaque État membre de l’UE joue un rôle de paradis fiscal pour les autres. Par exemple, la France ne cesse de mettre en œuvre des dispositifs dérogatoires pour attirer les assiettes fiscales mobiles.

De manière générale, la conséquence de ce mouvement est la réduction inédite des taux d’imposition des bénéfices des sociétés : les taux dans l’UE sont plus bas que dans tout le reste des pays de l’OCDE. Plus que la globalisation, c’est l’intégration européenne qui empêche la puissance publique de taxer les entreprises. Les assiettes les plus mobiles (les entreprises qui ont la possibilité de délocaliser leurs bénéfices imposables, ce qui n’est pas le cas des PME) sont ainsi très peu taxées en Europe, ce qui contraint les États membres à reporter le poids de la fiscalité sur les assiettes fiscales les moins mobiles : la consommation (hausse de la TVA de 19,5% à 21,6% en moyenne dans l’UE) et les revenus du travail – en contradiction avec les recommandations européennes soit dit en passant. Les termes de l’arbitrage fiscal ont changé : il est plus coûteux de redistribuer (perte d’efficacité économique) et, de ce fait, les systèmes fiscaux sont devenus moins redistributifs partout en Europe. Ainsi, même si les préférences des partis politiques peuvent être en faveur de la redistribution, la « constitution fiscale européenne » contraint les majorités politiques à diminuer la redistribution fiscale du fait de son coût économique structurel.

Enfin, sur la “taxe plastique”, là encore, il ne s’agit pas à proprement parler d’une ressource fiscale européenne propre, car en réalité seul l’Etat membre paie cette “taxe”[4]. Du côté de l’impôt sur les sociétés européen, aucun progrès significatif n’a pu se faire du fait de la règle de l’unanimité en matière fiscale au niveau de l’UE.

 

  1. La perspective « interne » : la permanence et l’évolution des objectifs de l’UE sur la fiscalité dans le contexte du plan de relance et de son remboursement

Bastien Lignereux, conseiller fiscal à la Représentation permanente de la France auprès de l’UE, revient sur les réalisations de l’UE en matière fiscale au regard des objectifs différents poursuivis, depuis les années 1970. Historiquement, l’UE a deux grands objectifs sur la fiscalité. Le premier objectif est la réduction des distorsions de concurrence (c’est l’approche économique du Livre blanc de 1985 sur l’achèvement du marché intérieur), qui conduit à trois conséquences : 1/ l’harmonisation des impôts indirects sur la consommation de produits circulant dans l’UE (essentiellement la TVA et les droits d’accises tabac/alcool dans les années 1970, ainsi que les produits énergétiques dans les années 1990) ; 2/ l’élimination des obstacles fiscaux aux opérations financières transfrontalières (notamment les fusions intraeuropéennes de groupes multinationaux avec la directive « fusions »), puis le projet d’assiette consolidée (les propositions de directives sur le sujet en 2011 et 2016, non adoptées par le Conseil) ; 3/ l’action non législative, avec en 1997 l’adoption d’un code de conduite (via une résolution du Conseil ECOFIN) au travers duquel les Etats membres s’engagent politiquement à ne plus introduire de nouveaux régimes fiscaux (et de mettre fin aux régimes fiscaux existants) dommageables pour l’assiette fiscale des autres Etats membres. Le deuxième objectif est la lutte contre la fraude fiscale, avec la mise en œuvre d’une coopération entre les administrations fiscales et d’une assistance au recouvrement (quand le contribuable se situe dans une autre Etat membre). Depuis 2010, de nouveaux objectifs ont émergé : 1/ la lutte contre l’évasion fiscale (l’optimisation fiscale internationale), avec l’adoption de deux directives dites « ATAD » en 2016 et 2017[5] qui visent à transposer en droit de l’UE les nouveaux standards de l’OCDE (clauses anti-abus contre la diminution artificielle de l’assiette fiscale des grandes entreprises), 2/ l’échange automatique d’informations fiscales (avec une directive de 2011) et 3/ l’établissement d’une liste européenne des États et territoires non coopératifs.

Sur l’écologie, la directive sur les taux réduits de TVA adoptée en 2021 prévoit des évolutions dans un but environnemental, telles que l’extinction des taux réduits sur les énergies fossiles, les pesticides et engrais. La Commission européenne a également proposé en juillet 2021 la révision de la directive relative à la taxation de l’énergie afin de la mettre en conformité avec les objectifs du « Green Deal ».

Les perspectives sont multiples, avec tout d’abord la poursuite de l’objectif historique du marché intérieur : la révision de la directive sur les accises tabac pour encadrer la pratique des consommateurs d’aller acheter leur tabac de l’autre côté de la frontière et la révision du code de conduite de 1997 afin d’étendre le champ des mesures fiscales nationales soumises au code de conduite ; le projet d’harmonisation de l’impôt sur les sociétés (nouveau projet dit « BEFIT ») ; la poursuite de l’objectif de lutte contre la fraude fiscale avec le projet de directive sur les sociétés écrans et sur les échanges d’informations relatives aux revenus cryptoactifs. Il est à noter que l’objectif d’une directive mettant en œuvre le taux minimal effectif d’imposition sur les sociétés de 15% (« le pilier 2 » OCDE) n’a pas abouti à ce stade dans le cadre de la dernière présidence française de l’UE.

Enfin, on observe l’émergence de nouveaux objectifs, comme le financement de projets européens sur ressources fiscales propres, à la suite du plan de relance de 2020. Le Conseil européen de juillet 2020 a en effet décidé que la Commission européenne devra proposer des ressources fiscales propres pour financer le plan de relance (via une taxe sur le numérique, les transactions financières ou autres). Un accord interinstitutionnel sur les ressources propres a été entériné en décembre 2020.

Toutefois, le mode de décision à l’unanimité en matière fiscale (articles 113 et 115 TFUE) complique la donne. Par exemple, la Pologne et la Hongrie ont successivement bloqué l’adoption de la direction transcrivant l’objectif de l’OCDE d’un taux d’imposition minimum sur les sociétés de 15%. Des outils existent pour fluidifier le processus de décision, tels que la coopération renforcée, mais ils sont parfois lourds (l’enlisement du projet de taxe sur les transactions financières l’illustre). Enfin, le rôle du Parlement européen demeure faible : un simple avis sur les directives fiscales (qui toutefois influence les débats au Conseil) et l’adoption de résolutions (qui influencent les propositions de la Commission européenne). Le Parlement européen cherche ainsi à se doter de nouveaux outils comme l’idée d’un Observatoire européen de la fiscalité.

Sur la position de la France au sein de l’UE, la France soutient le principe d’une harmonisation fiscale et le passage à la majorité qualifiée en matière fiscale, une position qui est, sur le second point, très minoritaire au sein de l’UE. Beaucoup d’Etats membres jugent en effet légitime de jouer sur l’attractivité fiscale. Ils sont donc particulièrement attentifs aux effets potentiels des directives fiscales sur leurs modèles économiques. Malte et l’Estonie se sont montrés par exemple très rétifs à l’idée d’une imposition minimale sur les sociétés, de même que le parlement suédois vis-à-vis des directives fiscales, comme le montrent les débats publics lors des Conseils « Ecofin » sous présidence française.

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[1] Article 34 de la Constitution de la Ve République : « La loi fixe les règles concernant : (…) l’assiette, le taux et les modalités de recouvrement des impositions de toutes natures ; (…) »

[2] Article 14 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 : « Tous les Citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement d’en suivre l’emploi, et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée. »

[3] Commission européenne, Plan d’action pour une fiscalité équitable et simplifiée à l’appui de la stratégie de relance, 15 juillet 2020, COM(2020) 312 final.

[4] La contribution plastique est en vigueur depuis 2021, en vue de contribuer au remboursement du plan de relance européen. Chaque kilogramme de déchet d’emballage plastique qu’un Etat membre n’a pas recyclé lui coûte 80 centimes d’euros. (Cette règle vaut pour les dix pays les plus riches de l’UE, les autres bénéficient de réductions forfaitaires annuelles.)

[5] Directives UE/2016/1164 du 12 juillet 2016 et UE/2017/952 du 29 mai 2017 sur la lutte contre les pratiques d’évasion fiscale (dites « ATAD 1 » et « ATAD 2 »).

 





Inflation en Europe : les conséquences sociales de la guerre en Ukraine

par Guillaume AllègreFrançois GeerolfXavier Timbeau






Pour une Agence Européenne de la Dette

par Massimo Amato et Francesco Saraceno

Alors qu’en Europe le débat sur la gouvernance économique entre désormais dans le vif du sujet, avec la Commission qui dans les prochains mois fera sa proposition de réforme des règles budgétaires, deux exigences étroitement liées émergent.

La première consiste à savoir comment garantir de façon permanente une marge de manœuvre budgétaire, en particulier aux pays de l’Union économique et monétaire qui ne disposent plus de l’outil de la politique monétaire. La dernière décennie a rappelé le rôle clé de la politique budgétaire pour soutenir l’économie. Il est donc essentiel que son rôle soit intégré par les décideurs Cela peut passer soit par la création d’une capacité budgétaire commune, soit par des règles plus favorables à l’investissement public (qui pourrait concilier le besoin de stabilisation contracyclique avec les politiques pour la croissance), soit par les deux.



La deuxième exigence est de que l’activisme retrouvé de la politique budgétaire reste compatible avec la soutenabilité d’une dette qui a atteint des niveaux record, même et surtout lorsque les taux d’intérêt nominaux cesseront d’être négatifs. Ce qu’il faudra éviter c’est que, pour éviter une crise de la dette face à des chocs futurs, les États européens soient obligés de mettre en place des politiques de consolidation budgétaire, aux conséquences catastrophiques sur la soutenabilité sociale et environnementale de nos économies.

Maintenant que le débat sur les règles est ouvert, il est nécessaire de bien arbitrer un compromis qui jusqu’à présent a été plutôt mal géré : celui entre croissance et stabilité, inscrit dans le titre même du Pacte de Stabilité et de Croissance, que la pandémie a contraint à suspendre. Il est nécessaire d’aborder la question du financement (et du refinancement) de la dette des États membres, l’objectif étant bien celui de les soulager de la pression des marchés tout en garantissant la discipline budgétaire. De nouvelles règles budgétaires et des formes adéquates de gestion de la dette devraient donc être établies de manière conjointe. Le problème du financement de la dette pourrait par ailleurs se poser aussi pour la Commission, si le programme Next Generation EU(NGEU)était suivi par d’autres programmes similaires (à la suite de l’agression de l’Ukraine par la Russie, quelques pays ont mis sur la table la proposition d’un NGEU2, dédié à la défense et à l’autonomie énergétique), ou pour financer les besoins d’investissement colossaux de programmes tels que RePowerEU

Les présidents Mario Draghi et Emmanuel Macron semblent être bien conscients de cette double nécessité. Dans leur article publié dans le Financial Times le 23 décembre 2021, ils plaident pour une définition au niveau européen d’un cadre budgétaire à même de garantir la croissance et la stabilité. Leur propos s’appuie sur un white paper signé entre autres par F. Giavazzi et C.-H. Weymuller (D’Amico et al., 2022)). Leur première proposition est d’introduire une règle budgétaire dite « d’or », qui exempterait les investissements du calcul du déficit (Voir Creel et al., 2009). Mais la partie la plus novatrice de leur proposition est la création d’une « Agence européenne pour la gestion de la dette (AEGD) » qui aurait pour tâche d’absorber la dette accumulée pendant la pandémie de Covid.

Ensemble, des règles réformées, plus crédibles et efficaces, et une gestion commune de la dette, contribueraient sans doute à donner de la marge de manœuvre aux politiques budgétaires et à ramener la politique monétaire à son corps de métier. 

Bien sûr, une gestion commune de la dette n’est pas exempte de risques. Le premier, en quelque sorte paradoxal, est la création d’une plus grande instabilité : si l’Agence se limitait à ne gérer qu’une partie de la dette existante, alors la dette non absorbée par l’Agence serait considérée « inférieure » par les marchés et donc plus difficile à placer (ce qu’on appelle « juniority effect »). Le deuxième risque, plus politique, est que si la gestion commune se faisait en mutualisant une partie de la dette (c’est-à-dire en rendant tous les pays responsables de toute ou d’une partie de la dette de chacun d’entre eux), cela pourrait encourager des comportements irresponsables (l’aléa moral) ; et il est évident que les pays dits « frugaux », auraient beaucoup de mal à accepter le principe même de la mutualisation, en faisant légitimement appel à l’article 125 du TFEU, qui interdit ce type d’arrangements.

La proposition de D’Amico et al. (2022) n’écarte aucun de ces deux risques. En particulier, elle n’est pas exempte d’une forme inavouée de mutualisation ; la probabilité qu’elle soit discutée et surtout approuvée pendant les négociations sur la réforme de la gouvernance économique européenne paraît donc assez faible. Il reste néanmoins que leur proposition a le mérite d’avoir relancé le débat, et que ses défauts ne sont pas inévitables. Il est possible, en effet, de gérer conjointement la dette européenne sans introduire le mutualisme et sans créer de l’instabilité. C’est le sens d’une proposition que nous avons élaborée à partir de 2020 de création d’une Agence européenne de la dette (AED ; voir Amato et al., 2021 ; Amato et Saraceno, 2022 ; Amato et al., 2022). Telle que nous la proposons, l’AED apporte une solution collaborative mais non mutualisante, permettant de gérer en perspective l’ensemble de la dette de la zone euro, passée et à venir, et non seulement la dette liée aux crises.

L’enjeu d’une telle Agence est de minimiser le coût du financement de la dette pour les États, tout en laissant intacte leur responsabilité budgétaire face à leurs pairs. Ainsi conçue, l’Agence mettrait en place un écran de protection entre les pays et les marchés capable de filtrer les risques liés à la volatilité des anticipations sur les marchés et aux attaques spéculatives, tout en laissant les États responsables face au risque d’insolvabilité, lié, lui, à la discipline budgétaire.

L’AED émettrait des obligations sur les marchés financiers et utiliserait les fonds levés pour financer les États membres avec des prêts perpétuels, les libérant du risque de refinancement. L’annuité serait calculée selon un schéma d’amortissement perpétuel, permettant à l’AED d’amortir ses prêts en inscrivant au bilan un passif correspondant à la perte attendue, qui serait calculé dans l’annuité. Cela éviterait une croissance explosive des prêts perpétuels, et l’AED pourrait absorber toute la dette émise jusqu’à présent par les États tout en gardant son équilibre financier intertemporel. Pour éviter l’aléa moral, les annuités du prêt perpétuel évolueraient avec le risque dit « fondamental » de chaque État membre, lequel dépend des fondamentaux de son économie. Le coût du prêt pour l’État membre serait fonction du coût de marché du portefeuille d’émission de l’AED, augmenté d’une prime qui évoluerait reflétant sa solvabilité spécifique. L’évaluation de l’état des finances publiques de chaque pays membre resterait confiée aux institutions de l’Union européenne, comme dans le cadre actuel. Cette évaluation inclurait l’analyse de la viabilité de la dette, de la conformité de la politique budgétaire aux règles budgétaires, la considération du contexte macroéconomique et la coordination des politiques nationales avec la BCE. Cette tâche devrait en somme être, comme elle l’est de facto déjà aujourd’hui, politique et non technocratique. Une fois que les organes de l’Union lui auraient remis l’évaluation du risque fondamental, l’AED déterminerait l’annuité de façon non arbitraire, selon une méthode de pricing permettant d’assurer la solidité financière de l’Agence et une accumulation de réserves appropriée pour faire porter le risque fondamental à l’État membre. Ce mécanisme, œuvrant conjointement avec un système de règles amélioré (nous pensons en particulier à une version étendue de la règle d’or, prenant en compte les investissements tangibles aussi bien qu’intangibles), assurerait la discipline budgétaire bien mieux que le système actuel, où les évolutions des taux reflètent à la fois les fondamentaux, la volatilité d’anticipations souvent non rationnelles et l’opacité des règles budgétaires.

Le principe de non-mutualisation qui sous-tend l’AED s’appliquerait également à un éventuel « défaut », un non-paiement d’une ou de plusieurs mensualités par un État membre. Évidemment, pour y faire face, l’AED devrait prévoir un capital d’absorption comme c’est le cas pour le Mécanisme européen de stabilité (MES). Toutefois, si, pour le MES, le versement de nouveaux capitaux à la suite de la défaillance d’un État membre implique certainement une mutualisation, l’AED n’encourt pas cet inconvénient puisque l’ajout de capital serait géré par un régime qui ferait que les États ayant des profils plus risqués soient obligés d’y contribuer de façon proportionnelle à leur risque : une “perte attendue” est également incorporée dans les échéances du prêt, qui sont recalculées en fonction du risque de chaque pays et qui, dans la mesure où le pays ne fait pas défaut, contribuent aux réserves de l’AED.  La mutualisation serait donc écartée également dans le cas du capital.

Quant au deuxième risque, celui de créer une dette « junior » difficile à placer pour les États du fait de l’existence des Eurobonds émis par l’AED, il serait également écarté par l’absorption progressive de toute la dette et non de la seule dette pandémique.

 Les avantages découlant de l’Agence sont évidents pour les États membres qui, comme l’Italie et l’Espagne, ont été frappés par des vagues successives d’attaques spéculatives : l’AED filtrerait les anticipations des marchés, qui ont si lourdement pesé dans la formation de mauvais équilibres pendant la crise des dettes souveraines. Elle apporterait aussi des avantages aux États qui, comme la France, rencontreraient des difficultés importantes à maintenir leur notation sans réduire drastiquement leur dette. Mais quid des pays dits « frugaux » ? Pourquoi devraient-ils adhérer à un tel mécanisme ? Il y a au moins 5 raisons :

  1. La première et la plus importante est que l’absence de mutualisation dans les opérations de l’AED éliminerait de facto l’aléa moral et toute incitation à agir en passager clandestin ;
  2. L’émission d’une obligation commune fournirait aux marchés l’actif sûr qui jusqu’ici leur a fait défaut en quantité suffisante, et qui serait aussi attrayant pour les investisseurs que les obligations sûres américaines, contribuant ainsi au positionnement géopolitique de l’Union dont on perçoit l’importance en ce moment. Du même coup, l’AED stabiliserait les attentes du marché concernant la soutenabilité globale de la dette. Une offre significative et croissante d’actifs sûrs émis par l’AED mettrait fin à l’anomalie des rendements négatifs ; de ce fait, elle constituerait pour les investisseurs institutionnels aujourd’hui pénalisés par les taux négatifs (les assurances et les fonds de pension) une alternative aux obligations souveraines des pays du centre de la zone euro. En outre, un actif sûr véritablement européen aurait un impact important sur les anticipations des agents ;
  3. En remplaçant progressivement les dettes nationales par des eurobonds, l’AED contribuerait à casser la « boucle infernale » qui lie actuellement la solvabilité des États à celle de leurs systèmes bancaires, et vice-versa. La « préférence nationale » (home bias) disparaîtrait et la zone euro deviendrait plus homogène, rendant ainsi plus aisé l’achèvement de l’Union bancaire ;
  4. La gestion de la dette par l’AED exempterait la BCE de l’obligation de poursuivre indéfiniment ses programmes d’assouplissement quantitatif : elle pourrait choisir la taille de son bilan (et donc si et à quelle vitesse sortir du QE) uniquement sur la base de ses propres objectifs de politique monétaire. Libérée de la tâche de contrôler les spreads, la BCE pourrait se concentrer sur son core business, à savoir maîtriser l’inflation et aider à combler les écarts de production, ce qui est particulièrement important à ce stade ;
  5. Le gain des pays plus exposés à la volatilité du « market sentiment » ne serait pas payé par les pays « vertueux ». Une simulation rétrospective effectuée à partir de 2002 pour tous les pays de la zone euro (Amato et al., 2022)) montre que, si un pays comme l’Italie avait pu épargner des sommes considérables pour le paiement des intérêts, avec une réduction du rapport dette/PNB de 30 points de pourcentage (figure 1), l’Allemagne aurait pu elle aussi bénéficier d’une réduction, certes moindre, mais positive de sa dette (figure 2).

Figure 1: Italie, dette historique, dette contrefactuelle en titres et prêts de l’AED, en % du PIB

Note : la ligne bleue montre l’évolution historique de la dette du pays par rapport au PIB ; la ligne rouge montre, dans le contrefactuel la diminution progressive de la dette par rapport au PIB en obligations nationales (ramenée à zéro après dix ans), qui s’accompagne de l’augmentation progressive des dettes perpétuelles du pays envers l’AED (ligne jaune).

Source : Amato et al., 2022.

Figure 2: Allemagne, dette historique, dette contrefactuelle en titres et prêts de l’AED, en % du PIB

Source : Amato et al., 2022.

Un avantage ultérieur de la constitution de l’AED est sa « neutralité » par rapport aux autres institutions dont l’Europe pourrait se doter à la suite du débat sur la gouvernance. L’AED pourrait gérer efficacement la dette publique avec n’importe quel type de gouvernance, qu’il s’agisse d’une capacité budgétaire centrale ou d’un rôle renouvelé pour les politiques nationales. Dans un contexte (politique et institutionnel) complexe comme celui de l’Europe, cette adaptabilité ne semble pas la moindre raison en faveur de notre proposition.

 La discussion autour du rôle de la politique budgétaire, du niveau d’une dette souhaitable, de la destination des ressources, du partage entre dépenses « fédérales » et nationales est une discussion politique ; il est impératif qu’elle se déroule au niveau des gouvernements élus ainsi que qu’à celui des instances européennes représentatives. L’illusion d’une politique économique purement technocratique est grandement responsable des dysfonctionnements de l’Union. L’Agence de la dette ne pourrait pas, et surtout elle ne devrait pas se substituer aux instances démocratiques pour prendre des décisions politiques telles que la détermination du niveau du budget public ou la destination des dépenses. Néanmoins, en optimisant le coût du financement de la politique budgétaire et en protégeant la dette des aléas des marchés, elle permettrait de mener la discussion dans un contexte de stabilité et de clarté quant aux coûts et aux bénéfices des choix budgétaires. Ainsi conçue, elle constituerait une avancée importante dans l’évolution de la gouvernance économique européenne.

Références

Amato M., E. Belloni, P. Falbo et L. Gobbi, 2021, « Europe, Public Debts, and Safe Assets: The Scope for a European Debt Agency », Economia Politica, vol. 38, n° 3, pp. 823–61.

Amato M., E. Belloni, C. A. Favero et L. Gobbi, 2022, « Creating a Safe Asset without Debt Mutualization: The Opportunity of a European Debt Agency », CEPR Discussion Paper Series, avril, n° 17217.

Amato M. et F. Saraceno, 2022, « Squaring the Circle: How to Guarantee Fiscal Space and Debt Sustainability with a European Debt Agency », OFCE Working Paper, 2022–02, janvier.

Creel J., P. Monperrus-Veroni et F. Saraceno, 2009, « On the Long-Term Effects of Fiscal Policy in the United Kingdom: The Case for a Golden Rule », Scottish Journal of Political Economy, vol. 56, n° 5, pp. 580–607.

D’Amico L., F. Giavazzi, V. Guerrieri, G. Lorenzoni et C.-H. Weymuller, 2022, « Revising the European Fiscal Framework, Part 2: Debt Management », VoxEU (15 janvier).




Dépendance commerciale UE-Russie : les liaisons dangereuses*

par Céline Antonin

* Ce texte s’appuie sur les informations disponibles en date du 28 février 2022.

Le déclenchement du conflit entre la Russie et l’Ukraine le 24 février a donné lieu à une salve de décisions visant à pénaliser la Russie. Après la suspension par l’Allemagne de l’autorisation de mise en service du gazoduc Nord Stream 2 reliant la Russie à l’Allemagne, les annonces de sanctions se sont multipliées tous azimuts. Ces sanctions décidées par les gouvernements sont pour l’heure d’ordre financier et visent l’infrastructure de paiements : interdiction faite aux institutions financières d’effectuer des transactions avec les banques russes, gel d’avoirs russes dans les banques étrangères, gel des avoirs de la Banque centrale de Russie, exclusion de certaines banques russes du système interbancaire SWIFT. Certaines vont encore plus loin : reprenant la phraséologie du gouvernement ukrainien, d’aucuns évoquent des sanctions commerciales directes via des embargos ciblés sur certains produits d’exportation ou d’importation. Aujourd’hui le danger porte sur l’approvisionnement énergétique. Car la Russie pourrait à son tour « punir » l’Union européenne ; elle est en effet son principal fournisseur de matières premières énergétiques, même si elle se priverait, ce faisant, de sa principale source de revenus.



Ainsi, le risque d’une escalade de sanctions nous invite à examiner l’état du commerce UE-Russie et, notamment, la dépendance européenne à l’égard de son voisin de l’Est. On constate que le degré de dépendance – notamment énergétique – est hétérogène entre pays. En conséquence, une rupture d’approvisionnement énergétique affecterait les pays de façon contrastée et risquerait de fragiliser l’unité politique de l’Union européenne.

Union européenne : une balance commerciale déficitaire avec la Russie

La Russie est le cinquième plus grand partenaire de l’UE en matière commerciale : elle représente 4,1 % des exportations de biens (89 milliards d’euros) et 7,5 % des importations de biens de l’UE (158 milliards d’euros) en 2021 (graphique 1). Ainsi, la balance commerciale de l’UE avec la Russie est déficitaire ; l’UE importe à hauteur de 62 % des matières premières énergétiques (pétrole, gaz naturel, charbon, aluminium, …) et exporte vers la Russie du matériel de transport, des produits chimiques (médicaments, produits pharmaceutiques) et d’autres articles manufacturés.

Les pays de l’Union européenne ne sont pas exposés de la même façon au commerce avec la Russie. Sans surprise, les pays les plus exposés au commerce bilatéral sont les pays situés à l’est de l’Europe (tableau) : la Lituanie (14,1 %), la Lettonie (10,3 %), la Finlande (9,1 %), l’Estonie (6,9 %), la Bulgarie (6,0 %) ou la Pologne (4,7 %).

Une dépendance énergétique hétérogène entre pays

Ainsi, on constate que la dépendance à la Russie est essentiellement de nature énergétique. Cela étant, le degré de dépendance est variable entre pays et dépend de plusieurs facteurs :

  • Le mix énergétique du pays : la France, dont le nucléaire représente 41 % du mix énergétique, jouit de facto d’une indépendance plus forte que l’Allemagne dont le mix énergétique dépend plus fortement des combustibles fossiles importés (charbon, gaz, pétrole) ;
  • Les ressources énergétiques dont dispose le pays (le degré d’autosuffisance) : certains pays disposent de ressources gazières (Pays-Bas) ou de charbon (Pologne, Allemagne, Tchéquie) ;
  • La part des importations russes dans le total des importations : ainsi, les pays les plus à l’Est sont souvent ceux dont l’approvisionnement est le moins diversifié. Pour le gaz naturel dont le transport s’effectue par gazoducs, les pays du sud de l’Europe peuvent importer du gaz d’Algérie ou de Libye. La France, la Belgique ou l’Allemagne importent également des quantités substantielles de gaz norvégien. Quant aux pays d’Europe centrale et orientale, ils sont largement exposés à la Russie via les gazoducs Yamal (Russie/ Biélorussie/ Pologne/ Allemagne ou Russie/ Biélorussie/ Ukraine/ Slovaquie/ République tchèque), Droujba (Russie/ Ukraine/ Slovaquie/ République tchèque ou Russie/ Ukraine/ Moldavie/ Roumanie/ Bulgarie), et Turkstream/ Tesla Pipeline (Russie/ Turquie/ Grèce/ Bulgarie/ Serbie). Le gaz naturel liquéfié (GNL), majoritairement importé des États-Unis ou du Qatar, et qui permet de s’abstraire de l’infrastructure des gazoducs grâce au transport par méthaniers, ne représente pour l’heure que 23,5 % des importations de gaz en Europe (BP, 2020). La possibilité de déployer le GNL à grande échelle au sein d’un pays se heurte en effet au problème des infrastructures. Au total, l’Europe dépend de la Russie pour 30 % de ses importations de pétrole et produits pétroliers.

Pour mesurer l’exposition énergétique des pays d’Europe à la Russie, on peut construire un indice de dépendance énergétique qui dépendra à la fois du mix énergétique, de la part de la Russie dans les importations et de l’ampleur des importations nettes (importations nettes des exportations et des variations de stocks). Pour un pays donné, cet indice se calcule de la façon suivante :

as représente la part de chacune des énergies (charbon, gaz, pétrole, biocarburants et nucléaire) dans le mix énergétique total.  Le ratio Imp Russie,s / Imp Monde,s représente la part des importations en provenance de Russie dans le total des importations du pays pour la source d’énergie s. Le ratio Imp nettess/Energie brute disps représente la part des importations nettes des exportations et des variations de stocks de la source d’énergie s, dans le total de l’énergie s disponible du pays considéré[1]. Si ce ratio est négatif (le pays exporte davantage qu’il n’importe), alors on considère que le ratio est égal à zéro pour la source d’énergie s. Autrement dit, Imp nettess / Energie brute disps  = max [0, (Importationss -Exportationss+Variations de stockss ) / Energie brute disps]. Pour rappel, Energie brute disp = production primaire + produits récupérés et recyclés + importations – exportations + variations de stocks. Les données sont issues d’Eurostat. Par construction, l’indice est compris entre 0 (dépendance nulle aux importations russes) et 100 % (dépendance totale).

La Slovaquie est le pays qui a la dépendance énergétique à la Russie la plus marquée. Bien que 24 % de son mix énergétique soit composé d’énergie nucléaire, elle est très dépendante des importations russes de gaz et de pétrole. La Hongrie est également très dépendante du gaz russe (95 % des importations) et du pétrole russe (51 %). Sans surprise, on constate que parmi les pays les plus dépendants se trouvent deux pays baltes, la Lituanie (41 %) et la Lettonie (30 %). L’Estonie en revanche, dont le mix énergétique est composé à 65 % d’énergies renouvelables, est globalement peu dépendant de son voisin russe. La Finlande, la Pologne et l’Allemagne sont également assez dépendantes de la Russie, pour environ un quart de leur approvisionnement total. Grâce à l’énergie nucléaire, la France a un indice de dépendance faible – seulement 8 % – à la Russie. On constate que les pays d’Europe de l’Ouest sont globalement les moins dépendants (Portugal, Espagne, Irlande, …). Il faut noter que cet indice renseigne sur l’intensité de la dépendance à la Russie mais ne présage pas de la capacité des pays à trouver des fournisseurs alternatifs ou à substituer du GNL au gaz naturel classique. Seuls les dix pays possédant des terminaux de regazéification sont susceptibles de recevoir du GNL à grande échelle, ce qui est le cas de la Belgique, la France, la Grèce, l’Italie, la Lituanie, Malte, les Pays-Bas, la Pologne, le Portugal et l’Espagne.

Notons que cette dépendance européenne est en réalité une interdépendance : de son côté, la Russie dépend de l’Union européenne et des exportations de matières premières énergétiques. Ces dernières représentent 61 % des exportations russes, dont 46 % pour le pétrole et les produits pétroliers, 11 % pour le gaz et 4 % pour le charbon. Par ailleurs, les revenus du gaz et du pétrole constituent une part importante du budget fédéral russe : en 2019, ils représentaient 41 % du budget (37 % en 2021). Notons que cette part a baissé depuis 2014 où les recettes issues du gaz et du pétrole représentaient 50 % du budget, ce qui révèle des progrès dans la diversification de l’économie russe.Au niveau des flux de capitaux, 40 % des investissements directs étrangers en Russie sont d’origine européenne, avec une part importante des Pays-Bas (12 %), du Royaume-Uni (10 %) et de la France (7 %).

L’embargo, un outil à manier avec précaution

En cas de ruptures majeures dans l’approvisionnement énergétique, les entreprises et ménages européens devraient trouver dans l’urgence d’autres sources de fourniture. Sur le marché du gaz naturel, le GNL venu des États-Unis et du Qatar pourrait offrir des quantités d’appoint. Cependant, étant donné les contraintes physiques liées au transport de gaz et les infrastructures nécessaires, aucun pays ne pourrait intégralement compenser le manque à gagner si les approvisionnements russes venaient à se tarir.

Sur le marché du pétrole, le contexte est celui d’une pénurie d’offre. Malgré ses engagements réitérés, en janvier 2022, l’OPEP 10 (hors Venezuela, Libye et Iran) ne parvient pas à atteindre le niveau des quotas que le cartel s’est imposé en août 2021, en raison de problèmes d’infrastructures et d’investissements, mais aussi d’un choix politique : l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis refusent d’utiliser leur capacité de production excédentaire pour combler le manque de volume de leurs partenaires. Par ailleurs, la production étatsunienne n’a pas encore retrouvé son niveau pré-crise. La Russie est le troisième producteur mondial de pétrole brut avec une production moyenne de 10,5 Mbj en 2020 (soit plus de 10 % de l’offre totale). Si une partie de cette production venait à disparaître du marché, le déséquilibre entre offre et demande se creuserait, provoquant une nouvelle hausse des cours. Dans le cas de l’Iran, sous l’effet des sanctions occidentales, les exportations iraniennes étaient ainsi passées de 2,5 Mbj en 2017 à 0,4 Mbj en 2020. Si la Russie est privée de la capacité d’exporter ses matières premières vers les pays occidentaux, elle pourrait éventuellement exporter une partie de sa production vers des pays tiers (Inde, Chine) avec une décote, mais ce débouché serait trop limité pour lui permettre de maintenir son niveau d’exportation actuel.

Quelles seraient les marges de manœuvre du côté russe ? Le pays tenterait de renforcer son commerce extérieur avec la Chine, qui représente un quart de ses importations. La Russie pourrait accroître la part de ses exportations vers la Chine et l’Inde, mais sans que cela ne lui permette de compenser le manque à gagner européen. Autre possibilité, la Russie pourrait « profiter » des sanctions pour tenter d’accroître son indépendance. Ce fut le cas lors de la crise en Ukraine de 2014 où les sanctions européennes avaient provoqué un embargo russe sur plusieurs produits d’exportation agricoles, notamment d’origine européenne.

Étant donnée la sensibilité de la question énergétique, aucun gouvernement de l’Union européenne n’a voté de sanction commerciale contre la Russie. Et pour cause : les conséquences globales d’une rupture d’approvisionnement en énergie seraient un regain d’inflation et une perte de pouvoir d’achat pour les ménages ainsi que des difficultés accrues pour les entreprises déjà affectées par la pandémie de Covid-19. Mais le fait saillant, c’est que les pays de l’Union européenne ne sont pas égaux devant le risque énergétique étant donnée leur exposition hétérogène à la Russie et que des ruptures d’approvisionnement risqueraient de fragiliser l’unité politique de l’Union européenne à l’aune des intérêts énergétiques nationaux.


[1] L’énergie brute disponible représente la quantité de produits énergétiques nécessaires pour satisfaire toute demande d’entités dans un pays donné. Elle est égale à la somme de la consommation intérieure brute d’un pays et des soutes internationales (les soutes internationales sont les consommations des navires et avions assurant les liaisons internationales).




La politique santé-environnement : priorité d’une renaissance sanitaire mondiale

par Éloi Laurent, Fabio Battaglia, Alessandro Galli, Giorgia Dalla Libera Marchiori, Raluca Munteanu

Le 21 mai, la présidence
italienne du G20 et la Commission européenne co-organiseront le sommet mondial
sur la santé à Rome. Quelques jours après, l’Organisation mondiale de la santé
tiendra son assemblée annuelle à Genève. De toute évidence, les deux événements
seront centrés sur la tragédie du Covid et les réformes susceptibles de
prévenir de telles catastrophes à l’avenir. « Le monde a besoin d’un nouveau
départ en matière de politique de santé. Et notre renaissance sanitaire
commence à Rome » a déclaré la présidente de la Commission européenne, Ursula
von der Leyen, le 6 mai. Nous partageons cet espoir et nous voulons le voir
aboutir.



En tant que membres de la société
civile, nous avons été appelés à contribuer à la réflexion collective qui doit conduire
à la rédaction de la « Déclaration de Rome ». Sur la base d’un rapport
que nous publions aujourd’hui dans le cadre de la Well-being Economy Alliance

(WeALL) nous pensons que la notion de politique santé-environnement devrait
figurer au cœur de la Déclaration de Rome et, au-delà, inspirer la renaissance
des politiques de santé à tous les niveaux de gouvernement. En substance, nous
appelons les délégués de ces deux sommets cruciaux à reconnaître les
interdépendances fructueuses entre l’environnement, la santé et l’économie.

Le principe-clé est de faire du
lien entre la santé et l’environnement le cœur même de la santé planétaire et
évoluer de la logique coûts-bénéfices vers des politiques co-bénéfices. Notre
incapacité à répondre efficacement aux crises jumelles sanitaire et écologique vient
en grande partie de l’idée que nous nous faisons des coûts qu’une telle action
résolue auraient sur « l’économie ». Mais nous sommes l’économie et l’économie
n’est qu’une partie de la source véritable de notre prospérité qui est la
coopération sociale. La transition santé-environnement a certainement un coût
économique, mais il est visiblement inférieur au coût de la non-transition. Les
limites de la monétarisation du vivant sont chaque jour plus évidentes, les
arbitrages supposés entre santé, environnement et économie apparaissent chaque
jour plus erronés et contre-productifs. À l’inverse, les gains en matière de
santé, d’emplois, de liens sociaux, de justice des politiques co-bénéfices sont
considérables. Les systèmes de santé sont les institutions stratégiques de
cette réforme, à condition de mettre beaucoup plus l’accent sur la prévention,
mais d’autres domaines de la transition sont concernés : production et
consommation alimentaires, systèmes énergétiques, politiques sociales
(notamment lutte contre les inégalités et l’isolement social), politiques
d’éducation.

Pour ne prendre que l’exemple de
l’énergie, il est parfaitement clair que le système énergétique mondial actuel,
à 80% fossile, n’a pas de sens du point de vue du bien-être humain dès lors
qu’il détruit simultanément la santé actuelle et la santé future. La pollution
de l’air résultant de l’utilisation de combustibles fossiles joue ainsi un rôle
décisif dans la vulnérabilité sanitaire des Européens confrontés au Covid-19 (à
l’origine de 17% des décès selon certaines
estimations
), tandis que l’atténuation de la pollution de l’air dans les
villes européennes apporterait un co-bénéfice-clé pour la santé : celui de
réduire le risque de comorbidité face aux chocs écologiques à venir tels que
les maladies respiratoires mais aussi les canicules, qui deviennent de plus en
plus fréquentes et intenses sur le continent. Lorsque tous les co-bénéfices
sont pris en compte, au premier rang desquels la réduction de la morbidité et de
la mortalité liées à la pollution de l’air (qui, selon des études récentes,
sont bien plus élevées que les estimations précédentes, on compte chaque année 100 000
décès prématurés en France
), le passage aux énergies renouvelables conduit
à économiser de l’ordre de quinze fois le coût de leur déploiement.

Il y de nombreux autres domaines,
au-delà de ceux que nous avons identifiés, où la santé, l’environnement et
l’économie se renforcent mutuellement. Ils forment ensemble un socle sur lequel
bâtir des politiques qui visent la pleine santé sur une planète vivante. À
l’approche du Sommet de Rome et de l’assemblée de l’OMS, nous voulons donc
interpeller leur(e)s participant(e)s avec deux questions simples : et si la
meilleure politique économique était une vraie politique sanitaire ? Et si la
meilleure politique sanitaire était une vraie politique environnementale ?
Comme les pays européens le savent, les crises sont le berceau de nouvelles
visions du monde, les catalyseurs de nouvelles approches qui peuvent trouver
leur élan. Rome ne s’est pas faite en un jour, mais l’approche co-bénéfices
peut montrer la voie de la renaissance sanitaire.




L’économie européenne 2021

par Jérôme Creel

L’ouvrage L’économie européenne 2021 qui vient tout juste de paraître se concentre sur l’impact de la crise de la Covid-19 et des mesures prophylactiques en Europe. L’introduction du précédent volume, il y a un an, commençait par ces mots : « En 2020, Mesdames Lagarde et von der Leyen vivront leur première année pleine au sommet de l’Europe (…) dans un environnement européen et international compliqué ». Il faut bien avouer que nous ne savions pas alors à quel point l’année 2020 serait effectivement compliquée.



Au plan économique et social, la
pandémie n’a pas seulement conduit à la plus grande récession
mondiale
de l’après-guerre, mais elle a aussi accru le risque de voir les
enjeux structurels, tels que la lutte contre le changement climatique, passer
au second plan, et pour longtemps, des priorités des gouvernements. Les chocs
macroéconomiques infligés par la pandémie et par les mesures prophylactiques
mises en œuvre pour y faire face ont été d’une telle ampleur que les réponses
de politique économique ont elles aussi été d’une vigueur inaccoutumée.  Bien que proportionnées aux enjeux
conjoncturels de court terme, ces réponses pourraient obérer les chances de
voir l’Europe s’engager résolument dans une trajectoire soutenable et équitable
de ses niveaux de vie, conformément aux objectifs du traité sur l’Union
européenne. De quelles marges de manœuvre dispose encore l’Europe après une
hausse des dettes publiques de 15 points de PIB depuis 2019 et une longue
période de politiques monétaires ultra-accommodantes de la banque centrale
européenne ? A l’inverse, quels risques font peser les tentations de
« normalisation » des politiques économiques sur l’économie
européenne ? A défaut de répondre précisément à ces questions, l’ouvrage
propose des pistes de réflexion qui permettent en filigrane d’appréhender les
marges d’amélioration du processus européen d’intégration en accordant la
priorité aux objectifs plutôt qu’aux moyens.

Evaluer les conséquences qu’aura
la pandémie sur la trajectoire économique, sociale et environnementale de
l’Europe réclame, en guise de préalable, un diagnostic complet sur ses
conséquences à court terme. L’ouvrage présente ainsi un état des lieux
conjoncturel d’une zone euro soumise à une grande incertitude quant à la
persistance de l’épidémie et à celles des politiques budgétaires et monétaires
mises en œuvre pour y faire face. Il dresse une typologie des facteurs
contribuant à la mortalité due à la Covid-19 et présente un premier bilan des
conséquences de l’épidémie sur les marchés du travail européens, sur les
politiques publiques et budgétaires et sur les liens de ces dernières avec
l’action de la banque centrale européenne.

Il expose également les avancées
de la gouvernance budgétaire européenne avec l’adoption d’un nouvel outil de
gestion, Next
Generation EU
, en juillet 2020 et s’interroge sur le cadre budgétaire
commun qui sortira éventuellement de cette crise. L’adaptation du Green Deal aux nouveaux enjeux
sanitaires, les avancées timides en faveur d’une politique européenne de santé
publique et la question non encore résolue des ressources propres pour financer
le budget européen sont tour à tour discutées en lien avec ce nouvel
instrument. Next Generation EU a certes ouvert une brèche dans la gestion
budgétaire européenne en mêlant responsabilité politique nationale (chaque Etat
membre choisit les projets financés et les soumet à l’approbation de la
Commission européenne), solidarité (une partie des fonds européens est une
subvention) et relance budgétaire. Reste à savoir si les moyens qu’il alloue
seront suffisants pour atteindre ses objectifs et, avant cela, s’il sera
effectivement mis en œuvre après l’ordonnance de la Cour
constitutionnelle
d’en suspendre la ratification en Allemagne.




Innovation and R&D in Covid-19 recovery plans: The case of France, Germany and Italy

by A. Benramdane, S. Guillou, D. Harrich, and K. Yilmaz

Economies have been dramatically affected by the pandemic of Covid-19 in 2020 (OFCE, 2020). In response, several emergency measures have been undertaken by governments to support the people and the firms that were directly and strongly hit by the lockdowns. After the first shock in spring 2020, which had an international dimension, all economies experienced a decline in their production which jeopardizes their future and the wellbeing of their population. In the near future, bankruptcies and unemployment are expected to increase and the slowdown of private investment will minor both quantitatively and qualitatively the future capacities of production. Meanwhile, the huge rise in public debt will complicate the States’ ability to invest and promote long term growth through public investment. To cope with this dismal future, in addition to emergency measures, many governments have implemented recovery plans to boost and support the economy and to sustain a return to previous levels of wealth. Some governments try, through the recovery measures, to orient their future growth toward specific objectives. In the EU, the Resilience Recovery Facility (RRF), which aims to finance part of EU members’ plan, is adopting this stance by demanding that part of member’s plan will include at least 20% of measures dedicated to digital improvement and 27% dedicated to green investment.



This post is focused on the technological dimension of recovery plans designed to face the downturn triggered by the Covid-19. By technological, we mean what is related to R&D, innovation and digital technology. Our concern is associated with the fact that R&D investment as well as technological enhancements are fundamental seeds of future growth. They are necessary to ensure sustained growth under the paradigm of globalized competition where education, technology, and intellectual property are the materials of future comparative advantages (Haskel and Westlake, 2017).

Our
interest in the technological dimension of EU recovery plans is also bound to
the duality of the COVID-19 shock regarding technology. Indeed the COVID-19
entailed both a negative and a positive digital shock.

Negative
because the economic crisis will lead firms to cut into their R&D spending
which will affect negatively the nature and the amount of capital. There is
indeed a risk that the smallest investors will cut into their R&D expenditure
as well as their digital investment because of the lack of cash and the rise in
debt. But meanwhile, the lockdowns fostered the use and adoption of digital
tools to work, to organize, to produce and to sell. There are some digital
firms which are benefiting a lot from the constraints imposed to the economy by
the sanitary measures. The huge rise in share price of firms from tech and
e-commerce sectors relative to more traditional sectors witnessed the division
which is fracking economies. Given the leadership of those firms in world
R&D investment, the latter are likely to be sustained by them, but
traditional industries such as car, airplanes and smaller actors are likely to
disinvest by lack of cash and rise in uncertainty. Moreover, letting the
biggest ICT, digital and platform firms to drive the R&D will accentuate
their leadership and expansion and be detrimental to competition.

Crises
always divide unevenly the population of firms between winners/leaders and the losers/followers
by giving larger market shares to the leaders which usually enter crises with
larger financial means and other organizational buffers. But the nature of this
crisis exacerbates the effect and highlights the frontier between digital users
and producers and the rest of the firms. The only way to balance the superpower
of digital giants is to reinforce the digital dimension of the rest of the
economy. In addition, numerous studies established the existence of a digital
dividend which means that increasing the digital intensity of the economy is
helping to push growth (see for instance, Sorbe et al., 2019).

The
direct political benefit of a digital orientation is weak, and the returns of
investment in technology are not immediate and will not push growth in the
short term. Hence, although governments might not be enticed
with such orientation of their plans, they are expected to
tackle the future needs for mastering digital technology. Recovery plans should
account for the need for future growth to self-sustain and it explains the
position of the EU.

This
post aims to explain and evaluate the technological dimension of main members’
recovery plans within the EU framework of the RRF.

It
shows that the 20% share recommended by the EU is not fully respected by
Members’ plan. Germany is clearly the country which is allocating a higher
weight to technology than other countries. Italy, while lagging behind in
matter of R&D, productivity and digital indicators, is privileging
emergencies expenses and France is mixing the two, pushing green technology.

The EU stance in favor of digital

In July 2020, the EU Council has agreed to create a €807 (or €750 in 2018 euros) billion Covid-19 recovery fund titled  “Next Generation EU” in addition to the long-term budget of €1 211 billion.

The
EU plan is mostly a framework with an amount of money to finance EU members’
plan after request. It is less of a Keynesian stimulus style than of a
long-term structural reform plan. The final form of the EU plan was the result
of the debates around the respective share of loans and subsidies and about the
conditionalities to associate with the financing. Conditionality was hugely
debated within the EU council.

The
2 pillars of the EU plan are digital and green orientations which should drive
the investment projected by countries’ plan.

The
digital pillar is associated with the long promotion of R&D and innovation
throughout EU policies, goal which was clearly established in the Lisbon Agenda
of 2000. The latter had the ambition to make the EU, by 2010, « the most
competitive and dynamic knowledge-based economy in the world ». This
ambition was associated with the objective of R&D spending reaching a 3%
share of GDP. While the weight put specifically on the digital enhancement is
new, it is inspired by the EU’s long-held belief
in the power of technology to increase potential growth.

Regarding
R&D the objectives have been matched only by Germany; Italy and
France did not. The ratio of R&D spending to GDP reached a mere 1.43%
for Italy in 2018. France performed slightly better than Italy by keeping this
ratio at 2.19% percent in 2018, still below the target of 3%. Despite the
failure to reach the Lisbon’s goals, the EU has always fostered R&D
policies with a generous financing budget and a very flexible monitoring of
State aids dedicated to encouraging research and innovation.

For
the last 10 years, China joined the United States as a source of challenging competitors
to EU companies. The EU is increasingly lagging behind concerning digital
activities from e-commerce, e-finance to cloud services. The need for
digitalization to help the economy and the SMEs cope with the new digital turn
of branches of the economy is motivating the EU digital policy. Regarding
digital indicators (OECD digital indicators), Italy is lagging behind in ICT
adoption, e-commerce or R&D intensity while France and Germany are very
close to each other.

Green
objectives came later in the EU policies but are more and more central and
invade all areas up to R&D for which an increasing part has to be dedicated
to the fight against climate change. The new EU commission (from May 2020
elections) presided by Ursula Von der Leyen has launched a green new deal and
planned to achieve carbon neutrality by 2050.

The
next multiannual long-term budget for 2021-2027 is
divided into 2 parts: the long-term budget (or the multiannual financial
framework) of €1 211 billion and the NGEU (Next Generation EU) of €807 billion
(in current euros). The Resilience Recovery Fund is part of the EU budget for
the next 6 years. The RRF is taken from the NGEU and amounts to €724 billion.[1]

To
benefit from the RRF, EU countries have to present a recovery plan with respect
to the economic recommendations made by the EU Commission in the last semester.

Besides
the RRF, the multiannual budget is distributed into 7 headings. In the previous
multiannual budget, the Competitiveness heading (now named “Single market, Innovation
and Digital, SID”) – which includes the R&D funding Horizon 2020 – had 20%
of the budget. In the next multiannual budget, the share of the whole budget
dedicated to the heading SID — which includes innovation and R&D — has
increased. As of the end of 2020, the budget for SID is €143.4 billion (MMF
plus €5 billion from NGEU) of which Horizon Europe is €84.9 billion and Digital
Europe Program is 6.761 billion.

On
the green side, the budget is not under a single heading. Members committed
themselves to spend 30% of the next budget to the fight against climate change.
To match the 30%, financings are affected to the green objective weighted
conditionally on their objective. A weight of 1 is affected to measures 100%
dedicated to climate concerns.

Technological
orientations of main EU members’ plan

Germany
has been of great influence in the greening of EU policies. Angela Merkel,
dubbed the “climate chancellor”, definitely gave a green direction to
the German economy, abandoning nuclear energy and investing a lot in green
energies.

Meanwhile, the government was more recently concerned by technological challenges and Chinese competition which may threaten its leadership in manufacturing. Germany’s Post-Covid Recovery Plan was set under the umbrella of the country’s High-Tech Strategy 2025 (HTS 2025) which was decided in September 2018. The latter was aiming to increase the share of R&D spending to 3.5% of its GDP. The implementation of a research and development tax credit, imitating the French one, was an additional step in its alignment on other countries R&D support (see Guillou and Salies, 2020). In 2018,  3.13% of GDP, or €105 billion, was spent on R&D. COVID crisis aside, Germany has already committed to the ambitious goal of raising R&D Investment as a share of GDP to 3.5%, which will be an estimated €168 billion by 2025.[2]

The way Germany is hoping to achieve this goal is by revamping and overhauling its incentives on investment. Given that 70% of German R&D comes from private investments, the German state is trying to create a framework that provides private enterprises and individuals the freedom to innovate[3]. For example, the recently created Agency to Promote Break-Through Innovation will provide insurance to scientists and businesses who undertake cutting-edge disruptive innovation. Given the inherent risk to R&D, this insurance is meant to guarantee that individuals worry less about the risk and focus more on achieving breakthrough results[4]. Similarly, SMEs typically do not undertake R&D given the expenses associated and the difficulty in capturing the returns on investments. This is why the German government launched its Transfer Initiative Program, that will help SMEs turn the fruits of their research into tangible marketable products, while also providing businesses with less than 100 employees grants that cover up to 50% of their incurred R&D costs.[5]

France
has dedicated large sums to support its firms’ R&D with the most generous
support among OECD countries. France praises itself with maintaining a high
level of public investment in R&D, notably when it comes to the energy
sector. In 2019, spending dedicated to the energy sector (€1163M) progressed by
5% compared to 2018, mostly focusing on nuclear energy (€732M) and renewables
(€324M). The share dedicated to fossil energy has now fallen to represent only
1% of total R&D financing. Among G7 countries, only Japan spends more as a
percentage of GDP when it comes to public spending dedicated to R&D in the
energy sector.

R&D
spending in the green sector in France is also a priority of the France Relance
recovery plan. Out of the €30 billion dedicated to ecology, approximately 6.5 billion
euros are planned to be dedicated to R&D in green technologies and the
decarbonation of multiple industries (see details in the attached table). The
Fiscal Monitor of the IMF released in October showed that France was the
country within G20 with the highest share relative to GDP of its plan dedicate
to climate issues (IMF, 2020, page 24).

While
ecology is a major concern of the recovery plan, the energy transition towards
renewable energy has been a goal since the Paris Accord. In 2019, the
Parliament had adopted the law “Loi Energie-Climat” to aim at achieving carbon
neutrality by 2050, in line with the European Union. Yet, the Commission for
Economic Affairs announced on November 12, 2020 that the budget for 2021,
including the recovery plan France Relance, will be insufficient to achieve
this goal.

In
Italy the recovery plan was decided in a tough political context and very
narrow budgetary marge de manœuvre. The Italian Prime Minister Giuseppe Conte seized the EU funding as “an opportunity to
build a better Italy” by promising the nation that no single cent will go in
waste. This promise comes in the wake of a lingering economical recession as Italy was one of the most affected EU
countries by the Great Recession of
2008 and the Sovereign Debt Crisis of 2011.

In a
calculated move to add more seats to his coalition, the Prime Minister Conte
has resigned on 26 January upon disputes with the opposition on the use of the
EU funds to fight against the coronavirus crisis. His promise of “building a
better Italy” in June 2020 is at stake upon this new decision that caused yet
another political instability in the country.

Since
1995, the country maintained its government debt to GDP ratio over 100%,
contrary to the 60% level set by the Maastricht criteria. Moreover, the country
was strikingly hit by the Great Recession.
Italy’s GDP shrunk by 5.28% in 2009, and in fact
the average annual real growth per capita between 1999-2016 was 0 percent.
Moreover, unemployment soared to 1970-80 levels of
12.7% in 2014. Overall, these crises have aggravated the social, territorial, and gender inequalities, and also
resulted in an outflow of skilled
young workforce. Many of these weaknesses are tied to technological and
educational gaps. For instance, Italy’s
R&D spending in 2017 stayed at 1.33% of the GDP compared to the EU average
of 1.96 %, 2.22% for France and 2.93% for Germany (source OCDE). Italy’s annual
GDP growth of 0.343% in 2019 has also underperformed below the EU average of
1.554% in the same year. Antonin et al. (2019) underlined that Italy was
trapped into a repetitive slowdown for structural reasons such as the
North-South dualism, the small size of companies and a large share in low-tech
sectors, which all affect negatively its productivity growth.

Digital
dimension of Recovery plans

Most
countries implemented measures to face the economic urgencies. Then, given how
strong their economies were affected, they had to implement recovery measures
and submit plans to the EU in order to benefit from the RRF subsidies and loans.

In
Table 1, we list the amount of the total recovery plan per country and the part
that is dedicated to « technology, innovation and R&D »
investment (Tech. part). We list the « tech » characteristics of this
part which may differ by country and last, we give the period during which the
amount is expected to be spent. Green investment could also include R&D
investment. We tried to retrieve the R&D content of policies which primary
aim is not R&D.

     Germany passed its  Konjunkturpaket (known commonly as the « Wumms » Recovery Plan) on the night between June 3rd and June 4th.[6] The €130 billion project (or 3.8% of German GDP) covers three main sectors of the economy, and by and large is centered around the consumer.[7] Many elements of the Wumms plan are dedicated to increasing consumer confidence, boosting consumption, and raising aggregate demand. As such: 

  • €32.5 billion are going to directly benefits consumers and households in two main ways. Firstly, households will benefit from a child bonus (EUR300 per child), totaling an estimated €5 billion. In addition, all German consumers will benefit from the €27.5 billion  VAT cut that will lower VAT rates from 19% to 16%.[8] This measure will come into effect in the second half of 2020;
  • €25 billion is earmarked for the worst impacted sectors — hotels, restaurants, bars, and clubs — that were forced to close from June to August. Moreover, these corporations are set to benefit from corporate tax relief valued at €13 billion;
  • Finally, €50 billion is being spent on preparing Germany for the future, particularly taking the shape of incentives to increase R&D investments in cutting edge green components. Once again, the consumer is central as the plan includes grants to increase the affordability of Electrical Vehicles to the average German. The Deutsche Bahn will be given €5 billion in equity to allow for the modernization and electrification of its rail network, while the fleet of buses in Germany’s public transportation grid will be upgraded to more sustainable models. Municipalities and public institutions are being given €10 billion to help fast-track the modernization of public transport infrastructure.[9]

The
German government has specified a share of €50 billion towards R&D and
Green transition efforts in their Wumms package. While the R&D-share of
total recovery is high, it must be remembered that Germany already has a
complementary R&D Strategy (High-Tech
Strategy 2025) previously presented.

Called
“France Relance”, the French plan ambitions to revert back in 2022 to levels of
growth and economic activity similar to those achieved prior to the crisis. It
was initially announced by President Emmanuel Macron on July 14th, and
later officially presented on September 3rd by prime minister Jean Castex. It
is part of the total state budget, exposed in the “Projet Loi de Finance 2021”
and amounts to 100 billion euros spread over 5 years, until 2025. The plan has
three main targets, and the 100 billion euros are distributed accordingly:

  • €30 billion for the environmental
    transition
  • €35 billion for competitiveness
    and innovation
  • €36 billion
    for social cohesion

The
first and second items have R&D targets and the second has a specific
objective of digitalization.

The
digital share is coming from the sum of R&D-oriented & green measures
included in all three parts of Plan France Relance, which is also included in the
Program for Investments of the Future (Programme d’Investissements d’Avenir,
PIA). Indeed, in parallel to the French “plan de relance”, France has announced
a fourth Program for Investments of the Future (PIA) that will serve to finance
a major part of the digital and green innovation and research components of the
plan France Relance.

Out
of the 20 billion euros of the PIA, 11 billion euros are specifically dedicated
to the France Relance plan over five years. This amount is divided into four
categories of spending:

  • Green technology and innovation:
    3.4 billion euros dedicated to the development of green technologies and
    sectors, specifically when it comes to green hydrogen, recycling,
    biotechnologies, green transition of industries, and improving the resilience
    of cities to climate and health risks.
  • Economic resilience and
    sovereignty: 2.6 billion euros dedicated to support the development of key
    digital industries (cybersecurity, cloud, digital health system, bioproduction
    of innovative therapies…)
  • Support ecosystems of research,
    innovation, and higher education: 2.55 Billion euros
  • Supporting businesses engaged in
    innovative industries: 1.95 billion euros dedicated to finance and cover the
    financial risks inherent to their R&D plans in order to support further
    bold innovative projects.

In
addition to the PIA, complementary measures include:  decarbonation of key industries (aeronautic,
automobile, railway…) (1.2 bn); the development of green hydrogen (2 bn);
preserving jobs in the R&D sectors (0.3 bn); Strengthening the resources of
the National Research Agency (ANR) (0.4 bn). The sum amounts to €14.4 billion. These
ambitious goals have to tackle companies’ own trajectories which may be in
contradiction in the short run, such as the recent decision of Sanofi to
eliminate 364 positions

Italy
has presented the National Recovery and Resilience Plan (Piano nazionale di resilienza e rilancio) on
15 September to commit to the condition from the EU to submit a draft proposal
for the use of COVID-19 funds. The final draft is to be decided by January
2021.

Three
strategic lines for recovery:

  • Modernization of the country:
    efficient, digitized, and with less red-tape public administration that truly
    serves the people, creating an environment suitable for innovation, promote
    research, and increase productivity and quality of life;
  • Ecological transition: decreasing
    greenhouse gas emissions in accordance with the EU Green Deal, increase the
    energy efficiency of production chains and transition to produce environmentally
    friendly materials, reforestation, and investment in sustainable agriculture;
  • Social and territorial inclusion,
    equality of gender: reducing inequalities, poverty, and gaps in access to
    education and public services especially in the South, strengthening the health
    system, improving the inclusion of women in all areas of workforce and
    administration.

The
amount and specific measures are not yet been displayed with details. Regarding
Italy, of the €51.2 billion that the government has allocated for digital
investments, €2.5 bn are allocated for “Digital & Green Skills.” However,
the Italian plan has a separate “green” segment where 62.4 billion euros are
allocated.

Conclusion

The
R&D has long been a priority in the agenda of the EU, and the only
industrial policy that was unlimited. Obstacles in achieving the Lisbon Agenda,
dated from 2000, have been diluted into institutional and economic problems but
R&D and technology have relentlessly been flagship policies put forward by
the EU commission. More recently the green objectives and the carbon neutrality
have gained momentum and R&D financing is more and more in association with
environmental innovation. This is for instance the case in the battery project.
Nevertheless, the technological dimension of EU policies is oriented toward the
digital dividend in accordance with the new commissioner Thierry Breton in
charge of the “Single Market, Innovation and Digital” heading. Coherently the
EU is pushing members to invest in the digital dimension of their economy. But
we observed that the members are not as ambitious as the EU would expect in
this respect. Germany is one of the few members to commit to engage massive
investment in digitalization, but it is in coherence with pre-COVID commitments
the country took. The EU RRF orientations are yet insufficient to trigger
digital convergence.

References :

Antonin C., M. Guerini, M. Napoletano, and F. Vona (2019), “Italie, sortir du double piège de l’endettement élevé et de la faible croissance”, Policy Brief OFCE, No 55, 14 May. https://www.ofce.sciencespo.fr/pdf/pbrief/2019/OFCEpbrief55.pdfhttps:

European Commission (2020), Commission Staff Working Document, Guidance to Member States Recovery and Resilience Plans: https://ec.europa.eu/info/files/guidance-member-states-recovery-and-resilience-plans_en

European Council (2020), Final conclusions, July.

The Economist (2019), “Emmanuel Macron in His Own Words (English).” , The Economist Newspaper: https://www.economist.com/europe/2019/11/07/emmanuel-macron-in-his-own-words-english

Guillou, S. and E. Salies (2020), L’Allemagne prise dans l’engrenage du CIR, Juin, Blog OFCE.

“GDP
Growth (Annual %) – European Union, Italy.” Data,
data.worldbank.org/indicator/NY.GDP.MKTP.KD.ZG?locations=EU-IT&most_recent_year_desc=false. 

Haskel and Westlake (2017), Capitalism without capital, Princeton University Press.

IMF (2020), Fiscal Monitor, Policies for the recovery, chapter 1, october.

“Italy
GDP Annual Growth Rate1961-2020 Data: 2021-2023 Forecast: Calendar.” Italy
GDP Annual Growth Rate | 1961-2020 Data | 2021-2023 Forecast | Calendar
,
tradingeconomics.com/italy/gdp-growth-annual. 

Sorbe
et al. (2019), “Digital dividend:
Policies to harness the productivity potential of digital technologies”, OECD working paper.

Algebris Investments  (2020) “The Italian National Recovery Plan: What Do We
Know?” Algebris Investments, 25 Sept. 2020, www.algebris.com/policy-research-forum/the-italian-national-recovery-plan-what-do-we-know/. 


[1] In
turn the RRF is divided into subsidies (52%) and loans (48%). The RRF billions
are to be spent between 2020 and 2023. Seventy percent of the RRF subsidies
will be allowed to EU members before 2022 with respect to 2019 population,
gross domestic income per head and unemployment rate. The thirty percent left
will be allocated to EU members in 2023 conditional on the crisis impact on the
member’s economy.

[2] https://www.bmwi.de/Redaktion/EN/Publikationen/Wirtschaft/2019-annual-economic-report.pdf?__blob=publicationFile&v=6

[3] https://www.bmwi.de/Redaktion/EN/Publikationen/staerkung-von-investitionen-in-deutschland-en.pdf?__blob=publicationFile&v=1

[4] https://www.bundesbericht-forschung-innovation.de/files/BMBF_BuFI-2020_Hauptband.pdf

[5] https://www.bundesbericht-forschung-innovation.de/files/BMBF_BuFI-2020_Hauptband.pdf

[6] See  DAP,
Perspectives économiques 2020-2021 d’octobre 2020, Part I.2, Revue de l’OFCE,
168, 2020.

[7]https://www.allianz.com/en/economic_research/publications/specials_fmo/2020_09_18_durationrisk1.html

[8]
https://de.reuters.com/article/healthcoronavirus-germany-stimulus-idUKL8N2DG3XU

[9]
https://www.lemoci.com/wp-content/uploads/2020/09/20200917_comparison-fr-de-stimulus_final.pdf




Sur la monétisation

Henri Sterdyniak

Le 9 novembre 2020, dans la collection Policy Brief de l’OFCE, Christophe Blot et Paul Hubert ont publié un document intitulé : « De la monétisation à l’annulation de la dette publique, quels enjeux pour les Banques centrales ? ». Ils comparent les effets de l’assouplissement quantitatif (Quantitative Easing, QE) et de la monétisation des dettes publiques et concluent : « La monétisation serait probablement plus efficace que le QE pour la stabilisation de la croissance nominale ». Nous nous proposons ici de revenir sur cette conclusion, en développant trois points : le concept de monétisation n’a pas grand sens, dans une économie financière moderne où la masse monétaire est endogène ; la comparaison faite par les auteurs est faussée puisque, sous le nom de QE, ils analysent l’impact d’achats de titres publics par la Banque centrale, à politique budgétaire donnée, tandis que sous le nom de monétisation, ils incluent à la fois l’effet d’une politique budgétaire plus expansionniste et celui de l’achat par la Banque centrale de titres publics perpétuels à coupon zéro ; enfin, et surtout, ces titres perpétuels à coupon zéro auraient une valeur nulle, de sorte que ce que les auteurs nomment monétisation est équivalent à l’annulation des dettes publiques détenues par la Banque centrale, une opération comptable fictive, qu’ils critiquent à juste titre.



Faut-il rappeler la conjoncture
actuelle ? En 2020, les administrations françaises vont pouvoir émettre,
sans difficultés, pour environ 400 milliards d’euros de titres à un taux moyen
légèrement négatif ; elles vont garantir plus de 120 milliards de prêts
aux entreprises ; la dette publique va atteindre 120 % du PIB, sans aucune
tension sur les taux d’intérêt. En faire plus par une prétendue monétisation
n’est pas une question qui se pose réellement.

Définir
la monétisation

Faisons un
détour par rapport au texte sous-revue. Traditionnellement, on écrit qu’il y a
monétisation de la dette publique, si celle-ci est détenue sous forme
monétaire, soit à l’actif de la Banque centrale (en contrepartie de M0, définition
stricte de la monétisation), soit à l’actif du système bancaire (en
contrepartie de M3, définition large de la monétisation)[1].
Quelle est la signification concrète de la monétisation dans une économie
financière où la monnaie est endogène[2],
où la définition de la masse monétaire est floue, où la Banque centrale fixe le
taux de refinancement des banques et garantit le placement de la dette publique[3] ?

Supposons
donc que l’État fasse une politique expansionniste ; par exemple, qu’il verse
10 milliards aux ménages. La Banque centrale ne va pas imprimer 10 milliards de
billets supplémentaires, que les ménages ne voudraient pas détenir. Le Trésor
va créditer les comptes bancaires des ménages de 10 milliards, ce qui veut dire
que les banques auront 10 milliards de dépôts supplémentaires et donc que leur
refinancement à la Banque centrale pourra diminuer de 10 milliards (ou que leurs
dépôts auprès de la Banque centrale pourront augmenter de 10 milliards). Le
lendemain, le Trésor va émettre pour 10 milliards de titres. Ces titres seront
obligatoirement achetés par les Spécialistes en Valeur du Trésor (SVT), dont
c’est le rôle, d’autant plus qu’ils ont la garantie de pouvoir se refinancer
auprès de la Banque centrale. Les ménages choisiront de placer ces dix
milliards dans les divers placements disponibles ; par exemple, 1 milliard
de billets supplémentaires, 1 milliards de dépôts à vue, 2 milliards de dépôts
à terme, 2 milliards d’OPCVM monétaires, 2 milliards d’OPCVM obligataires, 2
d’assurances. Les SVT pourront donc placer 6 milliards de titres dans des OPCVM
ou des sociétés d’assurances ; les banques détiendront 4 milliards de
titres et recevront 3 milliards de dépôts supplémentaires ; elles pourront
diminuer de 1 milliard leurs réserves à la Banque centrale.  La dette publique aura augmenté de 10
milliards, la masse monétaire au sens M0 aura
augmenté de 1 milliard, la masse monétaire au sens M1 de 3 milliards ;
au sens M3 de 6
milliards[4].
Le financement monétaire de la dette publique sera resté stable (si on
considère l’actif de la Banque centrale) ; il aura augmenté de 6 milliards
(si on considère la monnaie au sens M3). Il y a monétisation au sens large, mais pas au sens strict.

Que
signifierait un financement monétaire, au sens d’un financement par la Banque centrale ?
En mettant en œuvre un QE, celle-ci achèterait aux banques pour 10 milliards
d’obligations publiques sur le marché secondaire. Cela ne changerait rien a priori aux choix de placement des
ménages. Simplement, les réserves des banques augmenteraient de 10 milliards ou
leurs refinancements diminueraient de 10 milliards. La dette publique aura
toujours augmenté de 10 milliards, la masse monétaire M3 de 6
milliards. On peut dire que le financement monétaire de la dette publique a
augmenté de 10 milliards (si on considère l’actif de la Banque centrale, il y a
bien monétisation au sens strict) ou de 6 milliards (si on considère la monnaie
au sens M3).

L’impact
macroéconomique de la distribution de ces 10 milliards sera a priori le même, avec ou sans QE : il
dépendra de l’usage que les ménages feront ultérieurement de ces 10 milliards. La
Banque centrale fixe le taux d’intérêt du refinancement en fonction de l’inflation
et de l’activité ; ce taux n’augmentera que si la politique budgétaire
(ici, à travers l’emploi de ces 10 milliards) est inflationniste ou
expansionniste. Il n’y a guère de raison qu’un type de financement soit plus
inflationniste (ou plus expansionniste) qu’un autre. L’important, c’est la
dépense publique, pas la hausse de la masse monétaire. D’ailleurs, plus les
ménages épargnent, plus la masse monétaire (au sens M3) augmente,
plus l’effet expansionniste, donc inflationniste de la politique budgétaire est
faible.

Le QE, ou la
monétisation ainsi définie, ne réduit pas la dette publique ; il ne réduit
pas a priori le montant des intérêts
que l’État devra verser. Avec ce financement monétaire, la Banque centrale doit
verser des intérêts sur les réserves des banques ; l’État doit donc
continuer à payer des intérêts sur sa dette détenue par la Banque centrale[5].

Il y a,
cependant, quelques différences. Les réserves des banques seront plus élevées,
ce qui peut inciter les banques à développer leurs crédits ; c’est favorable si
effectivement la politique monétaire veut être expansionniste ; c’est dangereux
si le crédit s’emballe : le montant des titres publics détenus par la
Banque centrale ne doit pas fragiliser son contrôle de la distribution du
crédit. 

L’ensemble « Banque
centrale + État » sera endetté en net auprès des banques, donc au taux du
refinancement des banques ou au taux de rémunérations des dépôts des banques à
la Banque centrale, et non plus à des taux monétaires ou obligataires. C’est en
fait pratiquement équivalent si les taux obligataires reflètent bien les taux
monétaires futurs, si le taux de rémunération des dépôts des banques est proche
du taux auquel l’État s’endette à court terme (comme le 16 novembre 2020, où le
taux des dépôts des banques à la Banque centrale est de -0,5%, tandis que l’État
émet des bons à 1 ans à -0,65%). Notons que l’on ne peut comparer le taux de
refinancement et un taux obligataire sans tenir compte de la différence de
durée des titres : une obligation à 20 ans à taux 0,3% pet sembler plus
coûteuse qu’un titre à 6 mois à -0,5% ; mais elle protège contre la
remontée des taux d’intérêt. Par ailleurs, si les taux d’intérêt sont nuls à l’instant
T, la Banque Centrale doit payer à leur prix de marché (supérieur à leur valeur
facial) des titres émis il y a 5 ans au taux 3% par exemple, de sorte que ces
titres lui rapportent bien 0% : Il n’a a pas de gain pour l’ensemble
« Banque centrale + État » à racheter d’anciennes obligations.

La Banque
centrale acquiert des taux longs en échange de dépôts à court terme. Elle
assume donc le risque de remontée des taux d’intérêt. En sens inverse, la
baisse de l’offre de titres longs peut provoquer une baisse des taux longs,
mais l’effet est sans doute faible (il n’y guère d’études empiriques qui
trouvent un lien entre le niveau des taux longs et celui de la dette publique).
Cette baisse pourrait développer la demande de crédit.

Par ailleurs,
l’achat de titres par la Banque centrale rappelle que les pays qui ont conservé
leur souveraineté monétaire (une dette publique libellée en leur monnaie,
garantie par leur banque centrale) ne peuvent pas être en situation d’être
obligés de faire défaut. Il évite donc les tensions sur les marchés financiers,
ce qui peut contribuer à faire baisser les taux d’intérêt de long terme. L’effet
est sans doute négligeable pour les pays où la garantie des dettes publiques
par la Banque centrale ne pose pas problème (États-Unis, Royaume-Uni,
Japon) ; il peut jouer pour les pays fragiles de la zone euro.

La Banque
centrale, garante de la monnaie, a en fait trois tâches : veiller à
l’équilibre macroéconomique en ciblant, en priorité, le niveau d’inflation, en
second lieu le niveau d’activité ; contrôler le système bancaire ;
assurer le financement des déficits publics et garantir la dette publique. Dans
ce dernier rôle, si elle ne peut financer une partie importante de la dette
publique, elle doit intervenir quand ce financement pose problème. La
monétisation (au sens strict) peut éviter que certains États aient des
difficultés ponctuelles à se financer, doivent payer des taux d’intérêt trop
élevés lors de certaines émissions.

Une définition spécifique, une proposition irréaliste

Les auteurs
introduisent une définition originale de la monétisation (page 2). Celle-ci
doit se traduire par « i) une économie d’intérêts payés par le gouvernement, ii) une création
de monnaie supplémentaire
iii) de façon permanente et iv) pouvant
se traduire par un changement implicite de l’objectif des banques centrales ou
de leur cible d’inflation
 ». Mais nous venons de voir que la
monétisation, même au sens strict, ne réduit pas directement les intérêts payés
par l’ensemble « Banque centrale +État », même si elle peut le faire
indirectement en diminuant les taux d’intérêt sur les titres de long terme ;
qu’elle n’augmente pas directement la masse monétaire (mais, augmenter la
masse monétaire est-il un objectif ?). Par ailleurs, aucune opération
financière n’est permanente par nature. Déterminer si la Banque centrale
européenne (BCE) a changé d’objectif depuis 2008 ou si elle a seulement changé
de mode opératoire pour s’adapter à une nouvelle situation n’est guère possible.
De sorte que les auteurs n’ont aucun mal à montrer que le QE n’est pas une
monétisation selon leur définition, mais cette définition originale est-elle
pertinente ?

Page 11, les
auteurs proposent donc une vraie
monétisation : « Le gouvernement, en contrepartie d’un ensemble de
mesures budgétaires, émettrait une obligation perpétuelle à coupon zéro,
achetée par les banques commerciales. La dette n’aurait aucune obligation de
remboursement ou de paiement d’intérêt. La banque centrale achèterait ensuite
la dette aux banques commerciales, qui serait conservée dans le bilan. Ainsi,
à la différence du QE, la mesure est associée à une politique budgétaire qui
se traduit par des transferts monétaires directs en faveur de certains agents.
La dette émise n’est pas exigible et a pour contrepartie une création de
monnaie directement utilisable par les agents non financiers ». Trois
remarques s’imposent :

  • La comparaison est faussée puisque les auteurs analysent le QE en
    supposant que la politique budgétaire est inchangée tandis que, pour la
    monétisation, ils analysent l’impact à la fois d’une politique budgétaire plus
    expansionniste et de son financement par la Banque centrale. C’est un artefact,
    que d’écrire, page 14 : « Puisque la monétisation s’accompagnerait
    d’un transfert fiscal aux ménages ou aux entreprises, il en résulterait un
    effet plus direct sur les dépenses, ce qui différencie cette stratégie de celle
    du QE qui stimule la demande par son effet sur les prix d’actifs au risque
    d’alimenter une bulle financière ». C’est oublier que les titres que la
    Banque centrale achète par le QE ont eux-mêmes financé des dépenses publiques
    qui, elles, ont un effet direct sur la demande de biens et services et sur la
    masse monétaire.
  • Les auteurs imaginent que le Trésor émettrait une obligation
    perpétuelle à coupon zéro, que les banques achèteraient, mais la valeur de
    marché d’une telle obligation (la somme actualisée des intérêts et du
    remboursement) serait nulle. Peut-on imaginer que les banques commerciales,
    puis la Banque centrale, accepteraient d’acheter pour 1 milliard (par exemple)
    des obligations qui auraient certes une valeur faciale de 1 milliard, mais une
    valeur de marché nulle ? Que la Banque centrale inscrirait dans son bilan
    1 milliard pour une obligation de valeur nulle[6] ,
    ce qui serait contraire aux principes de la comptabilité ?
  •  Le bilan de la Banque
    centrale serait déséquilibré puisque la contrepartie de la détention de ces
    obligations serait un endettement auprès des banques commerciales. Certes, cela
    n’a guère d’importance aujourd’hui quand les taux d’intérêt sont nuls ou
    négatifs, mais quand les taux d’intérêt augmenteront, la Banque centrale devra
    payer des intérêts sur les dépôts des banques commerciales (ou perdra les
    intérêts que paient les banques sur leur refinancement), ce qui diminuera son
    profit et donc les dividendes qu’elle versera à l’État. Au final, l’État
    supportera toujours la charge de son endettement. Il est donc erroné d’écrire,
    comme les auteurs, page 14 : « Le titre obligataire serait non seulement
    non remboursable mais ne porterait pas intérêt. Il réduirait certes les revenus
    des banques centrales mais sa contrepartie serait également non rémunérée, ce
    qui aurait donc peu d’incidence sur la solvabilité́ des banques centrales ».
     En temps normal, les dépôts des banques
    auprès de la Banque centrale sont rémunérés et le refinancement des banques   leur
    coûte, par définition, le taux du refinancement.
  • La Banque centrale aurait donc un bilan déficitaire. Cette dette
    devrait être répartie entre les actionnaires de la Banque centrales, donc les États
    membres dans le cas de la BCE, de sorte que leurs dettes publiques ne
    diminueraient pas.

Les auteurs écrivent,
page 11 : « La monétisation permet de mener une politique budgétaire
expansionniste sans accroitre la dette exigible ». Mais la dette publique
n’est pas exigible quand la Banque centrale et les banques commerciales
s’engagent à toujours la financer. A chaque période, l’État est assuré de
pouvoir refinancer la dette arrivée à échéance. Il n’est jamais obligé de la
rembourser effectivement. En sens inverse, les dépôts des banques commerciales
auprès de la Banque centrale pourraient se réduire si les banques se décident à
augmenter fortement leurs crédits.

Les auteurs
évoquent le risque d’inflation, heureusement pour le réfuter. Mais faut-il
encore en 2020, citer la théorie quantitative de la monnaie, même pour s’en
écarter ?  Cette théorie n’a aucun
sens quand la masse monétaire est endogène, quand les agents peuvent arbitrer
entre la monnaie et des actifs non monétaires, quand la masse monétaire
contient en fait des actifs d’épargne, et pire de l’épargne contrainte. Le
risque inflationniste pourrait provenir d’un excès de demande provoqué par une
politique budgétaire trop expansionniste dans une situation de demande privée
dynamique par rapport aux capacités de production. Il n’y a aucun lien direct entre
l’inflation et la masse monétaire (d’ailleurs, laquelle : M0, M1, M2, M3 ?). Un
gonflement de la masse monétaire provoqué par la hausse, volontaire ou non, de
l’épargne des ménages n’est pas inflationniste. De plus, comme nous l’avons
montré dans la première partie, la monétisation de la dette publique ne fait
pas augmenter la masse monétaire. Il est erroné d’écrire comme les auteurs,
page 14 : « La monétisation vise à créer de la monnaie utilisable par
les agents non financiers ». C’est le déficit public (et, par ailleurs, le
financement des entreprises et des ménages) qui crée des actifs financiers, et
parmi ces actifs de la monnaie.

Les auteurs
accordent une trop grande importance au fait que les Banques centrales monétisent la dette publique, alors que
ce qui importe, c’est l’engagement des banques d’absorber tous les titres que
l’État voudra émettre et celui de la Banque centrale d’accepter ces titres pour
refinancer les banques. Ces engagements ne doivent pas être remis en cause sous
peine d’interdire au gouvernement de pratiquer la politique budgétaire de son
choix. Il ne nous semble pas pertinent d’écrire, comme les auteurs, page 15,
que les Banques centrales pourraient avoir « la possibilité de refuser de monétiser
une fraction trop importante de la dette, imposant des contraintes aux
gouvernements ». La Banque centrale doit garantir aux banques qu’elles
pourront toujours se refinancer auprès d’elle (sauf à provoquer une crise grave
comme en Grèce en 2015).

Certes, comme
l’écrivent les auteurs, la coordination des politiques budgétaires et
monétaires est nécessaire (mais, elle ne doit pas avoir comme objectif « de
monétiser les dépenses publiques ») : le gouvernement et la Banque
centrale doivent s’accorder sur le niveau objectif du couple production/inflation[7] ;
ils doivent s’accorder sur la manière d’atteindre ce niveau (taux d’intérêt
faible et excédent public ou déficit public et taux d’intérêt élevé), sauf dans
les périodes, comme en 2020, où des taux d’intérêt à leur minimum n’évitent pas
la nécessité de déficits public élevés.

Annuler les dettes publiques détenues par la BCE ?

Par contre, nous rejoignons les auteurs sur la critique de la
proposition de l’annulation des dettes publiques détenues par la Banque
centrale[8].
Cette proposition, ne modifiant les revenus et le patrimoine d’aucun agent
extérieur à l’ensemble « État-Banque centrale », n’aurait aucun
impact macroéconomique. Et la dette ainsi créée de la Banque centrale devrait
être répartie entre ses actionnaires. Le point étrange est que les auteurs ne
voient pas que cette proposition est totalement équivalente à leur proposition
de monétisation de la dette publique par émission de titres sans valeur que la
Banque centrale devrait absorber. Ainsi, écrivent-ils, pages 16 et 17, à propos
cette prétendue annulation : «  
Les comptes publics ne sont donc pas affectés…Par ailleurs se pose la
question du bilan de la banque centrale, qui doit enregistrer une perte en
capital, et potentiellement des fonds propres négatifs en cas d’annulation de
dette… Ainsi, ce que le gouvernement « gagne » aujourd’hui en capital, il le
perd par des moindres revenus futurs », sans voir qu’annuler une partie de
la dette publique ou transformer des titres publics en « obligations sans
coupon, ni remboursement » est totalement équivalent.

La BCE a acheté environ 480 milliards d’euros de la dette publique
française durant ces dernières années. Le gouvernement français perdrait tout
crédit auprès d’elle, de ses partenaires ou des marchés financiers s’il lui
demandait, maintenant, d’annuler cette dette ou d’acheter à leur valeur faciale
des titres sans valeur. Ce n’est heureusement pas nécessaire quand la France
peut s’endetter, autant que besoin, à des taux nuls ou négatifs.  


[1]  Voir, par exemple, Catherine Mathieu et Henri
Sterdyniak (2019) : « On public debts in the Euro Area », Brussels Economic Review, 58.

[2] Le concept de monnaie endogène a été
introduit par Jacques Le Bourva (1962) :
« Création de monnaie et multiplicateur de crédit », Revue
Économique, 13
(1). Il est implicite
dans tous les modèles où la Banque centrale fixe le taux du refinancement selon
ses objectifs macroéconomiques et refinance
sans limite les banques à ce taux.

[3]
La comparaison entre financement monétaire et obligataire d’un déficit public a
donné lieu à de nombreux travaux dans les années 1970. Voir, par exemple,
Blinder et Solow (1973) : « Does fiscal policy
matter ? », JPE,2(4). L’article
de Jérôme Creel et Henri Sterdyniak, (1999) : « Pour en finir avec la
masse monétaire », Revue économique,
50-3, reprend la problématique dans un modèle à monnaie endogène et montre que
la distinction n’a plus de sens.

[4]
Pour alléger le raisonnement, nous supposons que les ménages n’utiliseront ces
10 milliards que dans une période ultérieure. Pour un raisonnement identique
intégrant un bouclage macroéconomique, voir : Henri Sterdyniak
(2020) : “Public debts in times of Coronavirus”, EPOG Policy brief, n°11.

[5] Les auteurs écrivent cependant,
page 6 : « Le QE modifie bien la charge d’intérêts payée par le
gouvernement dans la mesure où les intérêts payés sur la dette publique à la
banque centrale reviennent au gouvernement, qui sont le plus souvent les
actionnaires des banques centrales. Celles-ci reversent donc une part de leurs
profits au gouvernement. Ainsi, du point de vue du bilan consolidé de l’État
(gouvernement et banque centrale), le gouvernement verse d’une main ce qu’il
reprend de l’autre ». Ils oublient qu’en achetant de la dette publique, la
Banque centrale voit diminuer le refinancement des banques (ou augmenter leurs
réserves) de sorte que ni elle, ni l’État ne font, au premier ordre, d’économie
d’intérêts. L’Etat verse moins d’intérêts aux banques, mais la Banque centrale
perd la rémunération du refinancement bancaire ou doit rémunérer les dépôts des
banques.

[6] Notons
que cela n’a rien à voir, au premier ordre, avec les spécificités de l’euro. Ni
la Réserve fédérale des États-Unis ni la Banque d’Angleterre n’accepteraient
une telle opération.

[7] Voir,
par exemple, Fabrice Capoen, Henri Sterdyniak et Pierre Villa (1994) : « Indépendances
des banques centrales, politiques monétaire et budgétaire, une approche
stratégique », Revue de l’OFCE,
50-1.

[8] Comme
proposé, par exemple, par Laurence Scialom (2020) : « Des annulations de
dette par la BCE : lançons le débat », Note de Terra Nova, avril. Voir notre note : Henri Sterdyniak (2020) :
“Public debts in times of Coronavirus”, EPOG Policy brief, n°11.




Europe / Etats-Unis : comment les politiques budgétaires ont –elles soutenu les revenus ?

par Christophe Blot, Magali Dauvin et Raul Sampognaro

La forte chute de l’activité et ses conséquences sociales brutales ont conduit les gouvernements et les banques centrales à prendre des mesures ambitieuses de soutien afin d’amortir le choc qui s’est traduit par une récession mondiale inédite au premier semestre 2020, analysée dans le Policy Brief n° 78. Face à une crise sanitaire sans précédent dans l’histoire contemporaine, ayant nécessité des arrêts d’activité forcés pour freiner la propagation du virus, les gouvernements ont mis en place des mesures urgentes de soutien afin d’éviter l’enclenchement d’une crise incontrôlée susceptible d’altérer durablement la trajectoire économique[1]. Trois grands types de mesures ont été prises : certaines visent à maintenir le pouvoir d’achat des ménages malgré les arrêts d’activité ; d’autres à l’intention des entreprises tentent de préserver l’outil de production et enfin des mesures spécifiques au secteur de la santé. Les comptes nationaux trimestriels, disponibles à la fin du premier semestre, permettent de connaître à quel point le revenu disponible des agents privés a été préservé par la politique budgétaire à ce stade de la crise de la covid-19[2].



La politique
budgétaire fait exploser le revenu des ménages américains et préserve celui des
européens

Dans les principales économies avancées, la crise de la covid-19 a généré des pertes de revenu primaire (avant transferts monétaires) s’échelonnant de 81 milliards de livres sterling au Royaume-Uni à 458 milliards de dollars aux États-Unis (Tableau 1). Le choc initial de revenu fut plus important en Espagne et en Italie – respectivement 6,5 et 6,7 points de PIB – et de moindre ampleur en Allemagne (3,4 points de PIB) et aux États-Unis (2,1 points de PIB).

Le graphique 1 décompose la part du choc sur le revenu primaire (RP) encaissée par agent (première barre à gauche pour chaque pays, notée « RP »). En Espagne et en Italie, les ménages ont subi la majorité des pertes, à hauteur de respectivement 54 % et 60 % de la perte de revenu totale dans l’économie. En France et en Allemagne, ce sont les entreprises qui ont supporté la plus grosse part (48%) de la baisse de revenu. Au Royaume-Uni et aux États-Unis, les entreprises ont encaissé une perte respective de 50 milliards de livres et 275 milliards de dollars, représentant 62 et 60 % de la perte totale dans l’économie. Dans tous les pays, les administrations publiques (APU) subissent un moindre choc, qui s’explique par l’évolution spontané de certains stabilisateurs automatiques, et par une valeur ajoutée en valeur relativement épargnée par les restrictions d’activité pendant le confinement.

Si l’on se tourne maintenant sur
la décomposition des pertes de revenu disponible (RD), qui tient compte des
transferts monétaires, des cotisations sociales et des impôts sur les revenus,
l’histoire est toute autre. La mise en place des mesures d’urgence a permis
d’absorber une partie de ces pertes comme illustrée par la barre dénommée
« RD » dans le graphique 1.
La mise en place du chômage partiel dans les pays européens a ainsi reporté la
charge des salaires des entreprises vers les APU ce qui a permis de préserver
le revenu des ménages et d’éviter les ruptures des contrats de travail. De
même, les allègements de cotisations sociales, les réductions d’impôts sur les
revenus ou les profits ont transféré le coût de la crise des agents privés vers
les gouvernements. Face à un choc non prévisible, l’État aurait ainsi joué d’un
rôle d’assureur en dernier ressort des revenus des agents privés, bien que
d’ampleur différente selon les pays. Ainsi, alors que les APU espagnoles ont
absorbé 13,5 % du choc de revenu primaire, les mesures de soutien ont
porté cette part à 59 %, un niveau supérieur à celui de l’Italie
(55,3 %) et de la France (54,3 %) en termes de revenu disponible.
Comparativement, les mesures prises par le gouvernement allemand ont permis
d’absorber une part plus élevée du choc puisqu’elle s’élève 67 % de la
perte du revenu disponible contre 28 % de la baisse du revenu primaire.

Au Royaume-Uni les mesures
d’urgence ont absorbé la totalité du choc. Alors que les entreprises et les
ménages enregistrent une perte de revenu primaire de 50 et 15 milliards de
livres respectivement, leur revenu disponible n’a baissé que de 4 et 2
milliards de livres. En termes de revenu disponible, les administrations
publiques absorbent ainsi 93,6 % du choc. Le contraste est encore plus
marqué en Allemagne et aux États-Unis puisque les mesures ont surcompensé le
choc initial de revenu primaire, notamment pour les ménages. Les chiffres
américains sont particulièrement impressionnants. Sur le semestre, la baisse de
revenu primaire est de 192 milliards tandis que le revenu disponible des
ménages a progressé de 576 milliards notamment du fait du versement d’un crédit
d’impôt et d’une allocation chômage fédérale exceptionnelle d’un montant de 600
dollars par semaine versée aux chômeurs quel que soit leur revenu initial[3].
Les différentes mesures fiscales et les subventions octroyées aux entreprises
ont réduit la perte de 210 milliards. Ainsi, le gouvernement américain a
absorbé 237 % du choc reflétant l’ampleur des mesures de soutien prises en
mars-avril.

Les destructions
d’emplois et l’incertitude sur l’avenir peuvent entraver la reprise
outre-Atlantique

Comme on l’a vu, la politique
budgétaire a été mobilisée massivement outre-Atlantique. Même si à ce stade, le
choc macroéconomique est plus faible aux États-Unis que dans l’UE[4],
l’impulsion budgétaire est bien plus importante. L’ensemble des transferts en
faveur des ménages dépassent, à l’issue du 1er semestre, le choc
immédiat sur leur revenu primaire. De cette façon le revenu disponible des
ménages américains a augmenté de 13 %, au moment où leur revenu primaire
baissait de 4 % en lien avec les destructions d’emplois. Cette situation
s’explique notamment par un crédit d’impôt versé aux ménages et une allocation
additionnelle et forfaitaire de 600 dollars par semaine versée par le
gouvernement fédéral à toute personne éligible au chômage. Entre le quatrième
trimestre 2019 et le deuxième trimestre 2020, les transferts aux ménages ont
ainsi bondi de 80 % et représentaient 31 % du revenu disponible
contre 19 % en 2019.

Cette différence de gestion de la crise s’explique sans doute par l’absence de filets de protection sociale aux États-Unis réduisant de fait le rôle des stabilisateurs automatiques et limitant également les citoyens non ou peu couverts par une assurance maladie à faire face aux dépenses de soins en cas de baisse des revenus. La mise en œuvre de mesures contra-cycliques est alors d’autant plus importante, ce qui explique sans doute pourquoi les plans de relance sont plus conséquents, comme ils l’avaient été pendant la crise de 2008-2009 et que les mesures soutiennent directement et fortement les revenus des ménages. Par ailleurs, aux États-Unis, cette relance incombe à l’État fédéral alors que dans l’Union, l’essentiel des plans de soutien émanent des États.

La forte poussée du chômage observée outre-Atlantique – qui a atteint un pic à 14,7 % en avril – contraste avec la situation européenne, s’explique en partie par la stratégie différenciée de politique économique. Aux États-Unis, un transfert positif et conséquent de revenu a été fait aux ménages pour palier la baisse des rémunérations résultant des destructions d’emplois, ce qui a également permis d’atténuer le choc sur les marges des firmes. A contrario, dans les principales économies européennes, les relations contractuelles d’emploi ont été maintenues mais les revenus des ménages ont été un peu moins bien préservés – ils seraient en légère baisse sauf en Allemagne. Dans les principales économies européennes, le choix a été fait de mobiliser massivement les dispositifs d’activité partielle et aux États-Unis la réponse s’est faite par un envoi direct et immédiat de chèques aux ménages.

Le fait d’avoir préservé les
revenus, pendant une période où la consommation était empêchée par la fermeture
des commerces non essentiels, a permis d’accumuler 76 milliards d’euros
« d’épargne covid » en Allemagne (8 points de RDB), 62 milliards en
France (9 points de RDB) et 38 milliards en Espagne et en Italie
(respectivement 10 et 6 points de RDB). Dans les pays anglo-saxons « l’épargne
covid » est encore plus importante : 89 milliards de livres au
Royaume-Uni (12 points de RDB)) et la somme arrive à 961 milliards de dollars
aux États-Unis (12 points de RDB). L’évolution de l’épidémie et la mobilisation
de cette épargne seront les deux clés pour connaître l’ampleur du rebond de
l’activité à partir du second semestre 2020.

Or c’est précisément le moment où les différences d’approche peuvent créer une divergence des trajectoires économiques. Si on peut dire que la situation des ménages a été jusqu’ici mieux préservée outre-Atlantique, les contrats de travail ont été rompus. Dans ce contexte, la rembauche de la main d’œuvre peut prendre un certain délai, entravant le redéploiement rapide de l’appareil productif. Ceci risque de ralentir la vitesse de normalisation de l’activité, contribuant à maintenir les pertes d’emplois et limitant la restauration des bilans des entreprises. Dans le contexte des élections du 3 novembre, les négociations entre Démocrates et Républicains au Congrès sont bloquées. Si les mesures prises pendant la crise ne sont pas – au moins partiellement – reconduites, la situation des ménages américains risque de devenir plus critique dans la mesure où la faiblesse des filets de protection sociale ne permettra pas d’atténuer un choc qui serait durable. Ceci peut avoir des effets de second tour sur la génération des revenus primaires et de l’investissement[5]. A l’issue des élections, il est probable que de nouvelles mesures seront prises mais les délais pourraient longs notamment en cas de victoire de Joe Biden puisqu’il faudra alors attendre sa prise de fonction prévue en janvier 2021. Le maintien d’une forte incertitude sur l’ampleur de la reprise – accentuée par l’incertitude politique – peut encourager les ménages américains à ne pas dépenser « l’épargne covid » afin de garder une « épargne de précaution » pour faire face à une crise sanitaire, économique et sociale qui risque de durer.

Lexique

Revenu primaire : les revenus primaires comprennent les
revenus directement liés à une participation au processus de production. La
majeure partie des revenus primaires des ménages est constituée des salaires et
des revenus de la propriété.

Revenu disponible brut : Revenu dont disposent les agents
pour consommer ou investir, après opérations de redistribution. Il comprend le
revenu primaire auquel on ajoute les prestations sociales en espèces et on en
retranche les cotisations sociales et les impôts versés.

*
* *


[1] Voir
« Evaluation
de la pandémie de Covid-19 sur l’économie mondiale 
», Revue de l’OFCE
n°166 pour une première analyse de ces différentes mesures de soutien
budgétaire et monétaire.

[2] Ces
résultats sont à prendre avec prudence. Si les comptes nationaux trimestriels
constituent le cadre cohérent le plus complet disponible avec les données
recueillies par les instituts statistiques officiels, ils restent provisoires.
Ces comptes sont soumis à des fortes révisions qui pourront modifier
sensiblement les résultats finaux lorsqu’ils intégreront des nouvelles données
(bilans des entreprises…) et qu’ils seront jugés définitifs dans un délai de
deux ans.

[3] Cette
allocation s’ajoute de surcroît à celle versée par les systèmes
d’assurance-chômage géré par les États.

[4] La perte
de PIB semestrielle est de 5 % aux US, contre 8,3 % dans l’UE.

[5] F. Buera, R. Fattal-Jaef, H.
Hopenhayn, A. Neumeyer, et J. Shin (2020), “The Economic Ripple Effects of
COVID-19”, Working Paper.




Le chômage partiel, outil crucial en temps de crise : une évaluation au mois d’avril 2020

Par Département Analyse et Prévision, rédigé par Céline Antonin et Christine Rifflart

Le marché du travail a été frappé de plein fouet par la chute d’activité générée par la crise de la Covid-19. Dès la mi-mars 2020, les décisions d’urgence sanitaire prises pour endiguer la propagation du virus ont contraint les entreprises à s’ajuster. Les commerces non essentiels et les lieux recevant du public ont dû fermer mais plus largement, c’est l’ensemble des entreprises qui a dû faire face à ce choc d’ampleur inédite. Afin de protéger la structure productive et de soutenir le pouvoir d’achat, les gouvernements européens ont mis en place des mesures ciblées sur le marché du travail, d’ampleur inégalée – même au pire moment de la crise de 2008 – dans le but de mutualiser le coût économique et social de la crise. En particulier, les dispositifs de chômage partiel (ou activité partielle) indemnisant les salariés en cas de réduction temporaire de la durée du travail, permettent de limiter l’impact de la crise sur l’emploi. Sur la base du Policy Brief 69[1] rédigé par le Département Analyse et Prévision de l’OFCE, nous retraçons brièvement les conséquences de cette crise sur l’emploi au cours du mois d’avril et soulignons que l’impact final sur l’emploi salarié apparaît in fine, du moins en Europe, très faible au regard des pertes potentielles d’emplois liées à la crise, notamment grâce au dispositif du chômage partiel. Faute d’un dispositif similaire, les Etats-Unis connaissent de très fortes destructions d’emplois salariés.



La demande de travail
s’ajuste instantanément et intégralement à la baisse d’activité…

Le Policy Brief 69 évalue l’impact économique de la pandémie sur l’économie mondiale en avril 2020, et notamment sur le marché du travail. L’analyse est menée sur les 5 grands pays de l’Union Européenne (Allemagne, France, Italie, Espagne et Royaume-Uni) et les Etats-Unis. Etant données la sévérité des mesures de confinement prises dans les différents pays, la chute d’activité aura été un peu moins violente aux Etats-Unis, en Allemagne et au Royaume-Uni – la valeur ajoutée ayant chuté de respectivement 22, 24 et 25 % en avril – qu’en France, en Italie et surtout en Espagne, pays dans lesquels la chute atteindrait respectivement 30 %, 32 % et 36 % sur un mois.

Face à un tel choc, nous supposons que les entreprises réduisent immédiatement leur demande de travail et ce, dans les mêmes proportions que la chute d’activité qu’elles enregistrent. Compte tenu de la structure productive de chacun des pays et d’un contenu en emplois particulièrement fort dans les secteurs directement frappés par les fermetures administratives (commerces, hôtellerie-restauration, loisirs), l’impact total est plus fort sur la demande de travail que sur l’activité, à l’exception de l’Allemagne, mieux protégée du fait de sa spécialisation dans l’industrie manufacturière (tableau). Cette caractéristique allemande rend l’ajustement au sein des entreprises, moins coûteux qu’ailleurs. Dans les 5 autres pays, les pertes potentielles d’emploi sont estimées à entre 30 et 40 % de l’emploi total en avril.

… mais le chômage
partiel permet de limiter fortement les destructions d’emplois

Dans ce contexte, les entreprises
ont eu massivement recours au mécanisme de chômage partiel pour reporter leurs coûts
salariaux sur l’Etat, d’autant que les conditions d’éligibilité sont larges
(baisse d’activité liée à la crise, affiliation des salariés au régime de
Sécurité sociale). Le taux de prise en charge par l’Etat est variable : il
dépend à la fois du taux de remplacement et du plafond de compensation du
salaire. Le taux de remplacement est plus ou moins généreux selon les régimes
nationaux, et selon que les autorités se situent dans une logique de maintien
du pouvoir d’achat ou dans une logique de revenu de subsistance (Italie,
Espagne). La France répond à la première logique de maintien du pouvoir
d’achat, avec un taux de remplacement d’environ 84 % du salaire net et un
plafond de compensation élevé au mois d’avril. L’Italie et l’Espagne se situent
davantage dans la seconde logique avec un plafond de compensation faible, de
même que l’Allemagne, qui connaît un taux de remplacement faible (60 à 67 % du
salaire net). Par ailleurs, se pose en Allemagne le problème des Minijobbers, qui bien qu’étant salariés
ne sont pas couverts par l’assurance chômage, et sont donc exclus du dispositif
de chômage partiel. Or, d’après nos estimations, 1,5 million de Minijobbers, soit 3,6 % de l’emploi
salarié allemand, seraient affectés par les fermetures ou la chute d’activité
dans les secteurs où ils travaillent.

Malgré ces imperfections, le mécanisme d’amortisseur du chômage partiel a été une arme efficace pour permettre de sauver, au moins transitoirement, la grande majorité des emplois qui auraient été potentiellement détruits, (graphique). On estime que les pertes effectives d’emplois salariés concerneraient environ 1 % de l’emploi salarié total en France et en Italie et 3 % en Espagne et au Royaume-Uni. L’Allemagne qui rappelons-le, subit une chute d’activité moins forte que les autres pays européens, enregistre des destructions sèches d’emplois plus élevées du fait du poids des Minijobbers : ces derniers représenteraient 80 % des 1,8 million d’emplois salariés perdus.

Le rôle crucial du chômage partiel s’apprécie notamment à l’aune de la situation des Etats-Unis[2]. Le mécanisme de mutualisation du coût du travail n’existant pas (ou peu), il revient aux entreprises de gérer les conséquences de la crise : licencier ou assumer le cout financier de maintenir l’emploi. Selon le Bureau of Labor Statistics, les pertes d’emplois salariés enregistrées pour le mois d’avril atteignent 22,4 millions, soit 14,6 % de l’emploi salarié total. Elles représenteraient 48 % de la baisse de la demande de travail salarié par les entreprises selon nos hypothèses – ce qui suggère une forte rétention de main d’œuvre par les entreprises -, contre 3 % en France et en l’Italie, 8 % en Espagne et au Royaume-Uni, et 19 % en Allemagne (3,4 % hors Minijobs).


[1] https://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/pbrief/2020/OFCEpbrief69.pdf

[2] https://www.ofce.sciences-po.fr/blog/quelle-information-tirer-des-chiffres-du-chomage-americain-sur-la-reprise/