Les élections municipales influencent-elles la ségrégation des immigrés ?

par Gregory Verdugo

La ségrégation spatiale des immigrés a augmenté ces dernières décennies, que ce soit en France (Verdugo et Toma 2018) ou dans la plupart des pays de l’OCDE (Comandon et al. 2018)[1]. Si l’on explique le plus souvent la ségrégation par des modèles d’interactions sociales où elle naît de l’agrégation de choix individuels[2], des travaux plus récents suggèrent que la ségrégation peut également être influencée par les processus de choix collectifs, en particulier par le résultat des élections locales[3]. En effet, si les maires de gauche et de droite mettent en place des politiques systématiquement différentes, et que ces politiques incitent relativement plus les immigrés que les natifs à s’installer dans certaines municipalités, les résultats des élections municipales pourraient influencer la distribution des immigrés entre municipalités.



 Dans un article récemment publié (Schmutz et Verdugo 2023) et librement accessible en document de travail de l’OFCE, nous testons cette hypothèse en nous appuyant sur les données des municipalités françaises. Notre étude combine les résultats des élections municipales depuis 1983 dans plus de 800 communes de plus de 9 000 habitants avec les évolutions démographiques de la population de ces municipalités mesurées dans les recensements successifs. Ce long horizon temporel nous permet d’examiner non seulement si les élections changent la composition de la population à l’élection suivante, 6 ans après l’élection initiale, mais aussi à plus long terme, de 12 à 18 ans après, soit les années de la deuxième et troisième élection suivant l’élection initiale.

Pour isoler un effet causal du résultat des élections sur la composition de la population, il est a priori trompeur de comparer la progression de l’immigration entre les villes ayant élu des maires de gauche avec celles ayant élu des maires de droite car de telles comparaisons sont soumises à un biais de causalité inverse. En effet, il est possible que cela soit l’arrivée des immigrants qui favorise l’élection d’un maire de gauche. Par exemple, la part d’immigrés dans une municipalité de gauche peut progresser plus rapidement en raison de la présence de réseaux ethniques ou d’un important parc de logement sociaux (Verdugo 2016) et, compte tenu d’un fort clivage partisan face à l’immigration entre électeurs de gauche et de droite (Piketty, 2020), cette hausse peut favoriser l’arrivée d’habitants non-immigrés plus favorables à la gauche et ainsi plus susceptibles de voter pour un maire de gauche.

Pour garantir que nos estimations reflètent l’effet du maire élu sur la composition de la population et non l’inverse, nous suivons l’approche proposée par Ferreira et Gyourko (2009) et initialement appliqué sur données américaines. Cette approche consiste à comparer l’évolution de la population entre mairies de gauche et de droite en se limitant aux municipalités où le maire a été élu lors d’une élection serrée. Un avantage crucial des élections serrées est qu’elles imitent les résultats d’une expérience naturelle où la couleur politique du maire élu serait attribuée de manière aléatoire, une hypothèse confirmée par les données. Ainsi, les résultats des élections serrées n’apparaissent pas liés aux caractéristiques de la municipalité avant l’élection, notamment la part d’immigrés dans la population ou sa progression entre deux élections, contrairement aux municipalités où la victoire a été plus large.

Les différences entre les municipalités où un maire de gauche a gagné de justesse relativement à celles gagnées de justesse par un maire de droite suggèrent des effets importants des élections municipales sur la population locale : selon nos estimations, six ans après les élections initiales, lors des élections suivantes, la part des immigrés dans la population municipale augmente ainsi de 1,5 p.p. plus rapidement dans les municipalités ayant élu un maire de gauche que dans celles qui ont élu un maire de droite. Nous trouvons également que ces différences s’accroissent après deux à trois cycles électoraux, ce qui est cohérent avec le fait que la probabilité de réélection du maire est élevée, même si, après trois élections, les effets apparaissent imprécis.

La plupart de l’augmentation relative de la part d’immigrés dans les villes de gauche provient de l’immigration hors-Union européenne. Les conséquences sur l’électorat sont ainsi initialement limitées car seule la moitié de la hausse provient d’immigrés ayant la nationalité française et donc pouvant voter aux élections locales. Néanmoins, à plus long terme, les effets sur l’électorat sont plus importants car après trois élections, nous trouvons que la quasi-totalité de la hausse provient d’immigrés ayant la nationalité française.

Nous examinons ensuite quelles différences systématiques de politiques municipales expliquent ces arrivées plus importantes d’immigrés dans les municipalités ayant élu un maire de gauche. Nous testons d’abord si cette hausse plus rapide reflète un impact des élections plus large sur les classes populaires, notamment les ouvriers, dont les immigrés ont plus de chance de faire partie. Les données contredisent néanmoins cette hypothèse car nous ne trouvons pas d’effet des élections sur l’évolution de la part des ouvriers ou employés non-immigrés dans la population. De plus, nous trouvons que les élections affectent la proportion d’immigrés dans tous les groupes professionnels, que ce soit les ouvriers et employés mais aussi les cadres.

 Nous examinons ensuite si ces arrivées sont liées à des différences systématiques d’évolution de la fiscalité locale entre la droite et la gauche, qui pourraient refléter des politiques sociales plus généreuses dans les villes de gauche. De manière surprenante mais conformément au résultat de Ferreira et Gyourko (2009) pour les Etats-Unis, nous ne trouvons pas que les élections affectent le niveau des taxes locales, que ce soit la taxe d’habitation ou la taxe foncière.

Nous trouvons, en revanche, que l’arrivée plus importante d’immigrés dans les mairies de gauche s’explique par des différences de construction et de composition de la population dans le logement social. Les nouvelles constructions de logement sociaux sont plus importantes après les élections dans les villes ayant élu un maire de de gauche. L’élection d’un maire de gauche est ainsi associée à une hausse de 2 p.p. plus rapide des ménages en logements sociaux dans la population 6 ans après l’élection initiale et de 4 p.p. après 12 ans. En raison de la plus forte présence d’immigrés dans les logements sociaux, qui reflète notamment le poids des discriminations subies dans le logement privé (Acolin, Bostic, et Painter 2016), ces nouvelles constructions contribuent pour un tiers à l’augmentation plus rapide de la part des immigrés dans le logement social de la commune. Enfin, si les maires de gauche tendent à construire relativement plus de logements sociaux, nous ne trouvons pas de différences significatives sur les constructions de logement privé. Les différences entre maires de gauche et de droite dans la construction de logement social semblent aussi s’être atténuées suite au passage de la loi SRU après 2001, même si ces résultats doivent être interprétés avec précaution car les élections serrées sont relativement rares dans les communes dont la part de logements sociaux est en dessous du seuil de la loi SRU.

Nos résultats s’expliquent également par le fait que la part d’immigrés dans les logements sociaux déjà construits augmente plus rapidement dans les villes de gauche. Ainsi, même si les logements sociaux ne représentent que 25% des logements dans notre échantillon, l’augmentation de la part des immigrés qui vivent dans les logements sociaux explique la moitié de l’effet des élections sur la part des immigrés dans la population.

Des telles différences entre maires de droites et de gauche sur le logement social confirment les travaux récents de Nadeau et al. (2018) qui démontrent que l’importance du parc social d’une municipalité permet de prédire sa trajectoire électorale au cours des dernières décennies. Comme eux, nous trouvons que l’arrivée d’immigrés n’apparaît pas défavorable au maire élu car les chances de réélection d’un maire de gauche semblent en moyenne plus favorables dans les municipalités possédant plus de logements sociaux et qui ont en conséquence accueilli plus d’immigrés.


[1] Le Haut Conseil à l’intégration définit les immigrés comme les individus nés à l’étranger de nationalité étrangère et résidant en France. Un immigré peut donc être soit de nationalité étrangère, soit être devenu français par acquisition.

[2] Dans ces modèles, proposés notamment par le Nobel d’économie Thomas Schelling, la ségrégation est la conséquence de choix de localisation influencés par des préférences portant sur la composition du voisinage. Au niveau d’un quartier, même si les habitants ont des préférences modérées pour tel ou tel groupe social, la mixité peut être un équilibre instable car une hausse, même faible, de la part de la population minoritaire peut faire basculer un quartier mixte en quartier ségrégué (Schelling 2006). Empiriquement, ce modèle explique bien l’évolution de certains quartiers des villes nord-américaines (Card, Mas, et Rothstein 2008) et en Europe (Aldén, Hammarstedt, et Neuman 2015).

[3] Glaeser et Shleifer (2005) ont montré comment certains maires aux Etats-Unis ont mis en place des politiques ayant eu pour conséquence de remodeler la population municipale dans un sens qui leur était électoralement favorable. Ils démontrent notamment comment les maires de Détroit ont stratégiquement encouragé dans les années 1970 l’installation de familles afro-américaines dans leur ville, ce qui leur a permis de s’assurer des réélections confortables, mais a eu pour conséquence d’augmenter la ségrégation dans cette métropole.




Pourquoi l’intégration économique des réfugiés est-elle si difficile ?

par Gregory Verdugo

L’immigration, mesurée par la part de nés à l’étranger[1], est en hausse dans les principaux pays de l’UE entre 2007 et 2017. Le tableau 1 montre que sa progression sur la dernière décennie est impressionnante au Royaume-Uni ou dans les pays scandinaves tandis qu’en France, où l’immigration est plus ancienne, la progression est plus modérée. Dans tous les pays, en 2017, à l’exception de la Hongrie, une large majorité des immigrés provient d’un pays hors-UE, tendance que la crise des réfugiés a renforcée.

ta&b

Le graphique 1 montre qu’en 2015, l’Europe a reçu 1,5 million de demandes de statut de réfugié. Ce pic représente le double de celui de 1992 au plus fort de la crise des réfugiés qui a suivi la chute du Mur de Berlin et la désintégration de la Yougoslavie.

graph 1

Bien avant la vague récente de réfugiés, de nombreuses études ont identifié que d’imposantes barrières ralentissaient l’intégration économique des immigrés, en particulier des réfugiés sur le marché du travail. Le graphique 2, reproduisant des estimations de Dustmann et al. (2017) à partir de l’Enquête européenne de 2008 sur les forces de travail, montre que les taux d’emploi des immigrés économiques d’origine non-européenne sont de 10 à 15 points inférieurs à ceux des natifs[2]. Pour les réfugiés des mêmes origines, l’écart avec les natifs est deux fois plus large jusqu’à atteindre 30 points.

graph 2

Comment expliquer que les réfugiés aient beaucoup moins de chance que les immigrés économiques d’être employés ? Une première explication se situe dans l’origine de la décision de migration. Les individus ne décident pas d’immigrer par hasard. La migration se prépare. Lorsqu’elle est coûteuse et s’appuie sur des motifs économiques, une prédiction simple de l’analyse économique des migrations est que ceux qui migrent sont sélectionnés positivement, c’est-à-dire que ce sont les mieux préparés et les plus capables de réussir au sein de leur population d’origine qui tentent leur chance à l’étranger (Borjas, 1987).

Or, par définition, la migration des réfugiés ne répond pas à des motifs économiques. Elle est subie afin d’échapper à l’insécurité physique et s’effectue dans l’urgence. Ces différences dans l’origine de la migration impliquent que les immigrés économiques sont mieux préparés. Dès leur arrivée, les immigrés économiques maîtrisent plus souvent la langue du pays d’accueil que les réfugiés. Ils sont guidés par des réseaux de solidarité nationale formés de compatriotes déjà installés dans le pays d’accueil qui facilitent leur recherche de travail et d’emploi. Chez les plus éduqués, les immigrés économiques ont des professions d’origine les plus facilement transposables dans le pays d’accueil, et ils sont plus souvent médecins et ingénieurs. Au contraire, les réfugiés sont plus souvent d’anciens fonctionnaires ou juristes spécialisés dans le droit de leur pays d’origine dont la valeur des connaissances est faible dans le pays d’accueil (Chiswick, Lee et Miller 2005).

Mais une autre caractéristique importante des réfugiés suggère qu’ils ont des incitations à rattraper leur retard. Les réfugiés fuyant les persécutions, la possibilité d’une migration de retour dans le pays d’origine est incertaine et n’est généralement pas possible à court ou moyen terme. Si l’insertion initiale des réfugiés pâtit de leur absence de préparation, leur horizon temporel est plus long que celui des immigrés économiques, ce qui les pousse à nouer des relations de long terme avec des membres du pays hôte et à investir dans du capital humain valorisable sur le marché du travail du pays d’accueil. Au fur et à mesure de leur séjour, les réfugiés se familiarisent avec leur pays d’accueil et alors que le travail qu’ils offrent devient plus semblable à celui des natifs, les écarts sur le marché du travail s’amenuisent progressivement. Conformément à ces prédictions, Dustmann et al. (2017) montrent que les écarts de taux d’emploi entre les natifs et les refugiés sont résorbés au bout de 20 ans de durée de séjour. De même, Cortes (2004) constate qu’aux États-Unis, si les réfugiés partent de plus bas, ils accumulent plus rapidement des connaissances et rattrapent le plus souvent les migrants économiques.

Bien sûr, même si la distinction entre migrant économique et réfugié est utile, elle est souvent trop simple par rapport à la réalité et la frontière entre les migrants économiques et réfugiés n’est pas toujours claire. En cas de guerre, l’insécurité physique s’accroît en même temps que l’économie d’un pays s’effondre. Alors que la plupart des réfugiés ne quittent pas les pays limitrophes, les motivations de ceux qui gagnent les pays occidentaux peuvent être multiples. Leur décision de migration combine vraisemblablement à la fois des considérations économiques et des motifs de sûreté. On parle de « migration mixte » ou « mélangée » pour désigner ces situations où la décision de migration s’appuie autant sur des facteurs économiques que des risques de violence (Van Hear, Brubaker, et Bessa, 2009). Dans ce cas, la capacité des réfugiés à s’assimiler peut être proche de celle des migrants économiques.

 

Pour en savoir plus : Gregory Verdugo, « L’Europe au défi de la nouvelle immigration » in OFCE, L’économie européenne 2019, Paris, Editions La Découverte, pp. 99-112.

[1] La notion d’immigré est statistique et non administrative. Elle se définit par le fait d’être né de nationalité étrangère à l’étranger. Pour offrir des données harmonisées entre pays, Eurostat et l’OCDE diffusent le nombre d’habitants nés à l’étranger, notion qui va au-delà du statut d’immigré car elle inclut les nationaux nés à l’étranger.

[2] Ces écarts sont ajustés par un modèle statistique prenant en compte les différences d’âge et de niveau d’éducation des immigrés par rapport aux natifs. En pratique, les écarts ajustés sont très proches de ceux non-ajustés.

 

Références

Borjas George, 1987, « Self-Selection and the Earnings of Immigrants », The American Economic Review, vol. 77, n° 4, pp. 531-53.

Chiswick Barry R., Yew Liang Lee et Paul W. Miller, 2005, « A Longitudinal Analysis of Immigrant Occupational Mobility: A Test of the Immigrant Assimilation Hypothesis1 », International Migration Review, vol. 39, n° 2, pp. 332-53.

Cortes Kalena E., 2004, « Are Refugees Different from Economic Immigrants? Some Empirical Evidence on the Heterogeneity of Immigrant Groups in the United States », The Review of Economics and Statistics, vol. 86, n° 2, pp. 465-80.

Dustmann Christian, Francesco Fasani, Tommaso Frattini, Luigi Minale et Uta Schönberg, 2017, « On the Economics and Politics of Refugee Migration », Economic Policy, vol. 32, n° 91, pp. 497-550.

OECD, 2018, « International Migration Outlook 2018 », Text. 2018.

Van Hear Nicholas, Rebecca Brubaker et Thais Bessa, 2009, « Managing Mobility for Human Development: The Growing Salience of Mixed Migration », MPRA Paper, n° 1.