Les sanctions européennes contre la Russie : quelles répercussions sur les importations françaises ?

par Aya Elewa et Sarah Guillou

Après 12 mois de conflit, la guerre russo-ukrainienne n’a pas encore trouvé d’issue et les relations commerciales avec la Russie vont rester encore longtemps compliquées. Bien que de nombreuses entreprises se soient mises en retrait volontairement de leurs liens commerciaux avec la Russie, d’autres ont été contraintes par les sanctions décidées par l’Union européenne de se tourner vers d’autres fournisseurs. Or, certains produits importés de Russie sont critiques, comme le titane ou le gaz, et parfois tels que la Russie est en position de quasi-monopole. Une partie des sanctions interdisent purement et simplement les importations de certains produits en provenance de Russie.



Que représentent ces entraves au commerce pour la production française en termes d’importations ? Combien d’entreprises françaises sont directement concernées[1] ?

Des importations françaises gouvernées par les énergies fossiles

La France a importé en 2021 pour 9 milliards d’euros de marchandises en provenance directe de Russie[2]. Ces importations couvraient plus de 2 000 catégories de produits (en niveau à 8 chiffres de la nomenclature harmonisée, NC8) et étaient le fait de 2 944 entreprises résidentes. En une décennie, si la valeur totale importée a diminué d’un tiers, le nombre d’entreprises qui s’approvisionnent en Russie et le nombre de produits concernés ont quasiment doublé. En 2011, 1 656 entreprises importaient 1 301 produits pour une valeur de 13 milliards d’euros.

Remarquons que les importations en provenance de Russie ne représentent qu’une faible part des importations françaises de marchandises : 2,8% en 2011 et 1,6% en 2021. La Russie était en 2021 le 12e fournisseur de la France et son 15e client à l’exportation.

Notons par ailleurs, comme cela a été souligné par d’autres auteurs (voir notamment Bellora et al. 2022), que les importations de gaz naturel ne sont pas correctement (voire pas du tout) enregistrées dans les données de commerce en raison de leur transport par gazoduc (sans arrêt aux frontières) et leur nature confidentielle. Ainsi dans les statistiques douanières de la DGDDI que nous utilisons au niveau firme-produit, les importations de gaz à l’état gazeux ne sont pas reportées.

Selon la base de données sur les échanges d’énergie d’Eurostat, la France a importé en 2021 de Russie en volume, 22% de son gaz naturel (qu’il soit gazeux ou liquéfié) et 18,8% de son pétrole. Pour le gaz naturel à l’état gazeux, les statistiques agrégées des douanes françaises donnent un montant importé de 11,4 milliards d’euros, qui a plus que doublé en 2022. En supposant un prix du gaz homogène selon les provenances, les 22% représentent une valeur de 2,5 milliards d’euros pour le gaz à l’état gazeux[3]. Dans ce qui suit, notre étude exclut les importations de gaz naturel à l’état gazeux en provenance de Russie mais inclut le GNL pour une valeur d’environ 900 millions d’euros.

Ceci étant posé, le graphique 1 montre l’évolution de la valeur des importations de marchandises en provenance de la Russie dans la dernière décennie ainsi que l’évolution du prix du baril de pétrole brut. On observe que la valeur des importations est très corrélée à la valeur du pétrole. Cela révèle à la fois l’importance des importations d’énergie fossiles dans le total et la stabilité de la valeur et des volumes des importations des autres produits.

Si on retient un niveau de désagrégation de la définition des produits à 4 chiffres (NC4), plus de 70% des importations de marchandises en provenance de Russie relèvent des énergies fossiles, les 30% restant portent essentiellement sur des produits relevant des autres matières premières.

Alors que le panier de marchandises russes des importations françaises inclut plus de 700 produits (NC4), en 2021, 10 de ces produits représentent 86% de la valeur de ces importations. Dans le graphique 2 sont présentées, pour la France, les parts des 10 premiers produits importés de Russie ainsi que la part de marché de la Russie pour chacun de ces produits (importations russes du produit/ total des importations du produit).

On observe que certains produits ne représentent qu’une faible part des importations en provenance de Russie mais sont cependant tels que la Russie représente un fournisseur de premier plan car détenant une part de marché élevée. La part de marché est un indicateur de dépendance à l’égard du pays de provenance. On peut observer ici qu’il n’y a pas de proportionnalité entre l’importance des produits dans le total des importations en provenance de Russie et le degré de dépendance. Ainsi, l’importation d’huiles provenant de la distillation de houille est très dépendante de la Russie mais ne concerne qu’une petite valeur des importations et très peu d’entreprises importatrices (cinq).

D’autres produits ne faisant pas partie de ces 10 premiers, sont concernés par une part de marché de la Russie au-dessus du seuil de 50%, mais ils sont peu nombreux. le graphique 3 donne le nombre de produits (désagrégation à 8 chiffres) pour lesquels la Russie représente 10, 20, … 90%, 100% des importations totales de ces produits achetés par la France.

On décompte 18 produits pour lesquels la part de marché de la Russie excède 50%. En 2021, les 3 produits dont la part importée de la Russie excède 90% sont surtout des produits alimentaires : outre les pelleteries brutes entières (fourrures), il s’agit du beurre, du lait-crème caillée et des crabes. Si on retient un niveau de désagrégation moins fin, les 2 produits dont la part excède 90% sont : les huiles et autres produits provenant de la distillation des goudrons de houille et les produits ferreux obtenus par réduction directe des minerais de fer.

Des échanges directs très concentrés sur une poignée d’acteurs …

Les entreprises françaises qui s’approvisionnaient en Russie n’étaient pas nombreuses puisqu’elles représentaient 1,5% des importateurs français, mais elles étaient encore moins nombreuses à réellement compter dans les échanges avec la Russie. Rappelons que les échanges commerciaux sont en général très concentrés : toutes provenances confondues, 1% des entreprises importatrices de marchandises (soit 29 entreprises) réalisent 69% de la valeur des importations. Ce qui caractérise les échanges avec la Russie est une concentration encore plus prononcée : 1% des importateurs totalisent 86,7% de la valeur des importations françaises en provenance de Russie toutes marchandises confondues en 2021.

Précisément, les 10 premiers importateurs en 2021 représentent 85,6%. Ces 10 importateurs sont en moyenne de très grandes entreprises : des grandes ETI ou des entreprises de plus de 5000 salariés. Elles importent en moyenne 347 produits de 27 destinations. La Russie n’est donc pas toujours le seul pays de provenance du produit importé de l’entreprise.

Les 10 premières entreprises françaises importatrices de Russie en termes de valeur des importations appartiennent aux secteurs suivants : Raffinage de pétrole Fabrication de matières plastiques de base, Production d’électricité, Commerce de combustibles gazeux par conduite, Commerce de gros de combustibles et de produits annexes, Entreposage et stockage frigorifique, et secteur de courtage de valeurs mobilières et de marchandises. Les cent premières appartiennent principalement aux secteurs Métallurgique, Fabrication de produits métalliques et Commerce de gros puis industrie chimique et Matériels de transport hors automobiles.

… dont une partie en dépend fortement

Au-delà de ces 10 importateurs, le graphique 4 présente le pourcentage d’importateurs pour lesquels la provenance Russie représente 10%, 20%, .. 100% de leurs importations totales.

La plupart des importateurs français échangeant avec la Russie n’en dépendent qu’à hauteur de moins de 10%. Cependant, 8% de ces importateurs en dépendent à plus de 90%. Et cette proportion d’importateurs se montent à 10%, si on choisit un seuil de dépendance minimum de 70%. On observe peu de changements entre 2011 et 2021. Autrement dit, environ 300 entreprises dépendent directement de la Russie dans leur approvisionnement étranger à hauteur de 70% au moins.

Pour être encore plus précises, on réplique le graphique 4 en considérant les importations par produit par entreprise. Un produit peut en effet représenter une faible part des importations totales d’une entreprise mais rester très dépendant de la provenance russe en raison de la position de monopole de la Russie sur ce produit.

La Graphique 5 donne le pourcentage d’importateurs pour lesquels la provenance Russie représente, 10, 20, … 90%, 100% des importations d’un des produits importés par l’entreprise (produits à un niveau de désagrégation à 8 chiffres).

On observe à présent que 54% des entreprises en 2021 (47% en 2011) dépendent à hauteur d’au moins 70% de la Russie pour un de leur produit. Cette proportion reste à près de 50% si on augmente le seuil de dépendance à 90%. Autrement dit, en 2021, près de 1 500 entreprises dépendaient à plus de 90% de la Russie pour au moins un de leur produit.

En revanche si on définit une entreprise dépendante commercialement de la Russie avec un double critère, une part de marché de la provenance Russie de plus de 50% pour au moins un de ses produits et un montant égal à plus de 50% de ses importations, on en dénombre 224 (13,5%) en 2011 et 349 (11,8%) en 2021.

Les sanctions européennes couvrent près de 75% des importations françaises en provenance de Russie

En réponse à l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe le 24 février 2022, le Conseil de l’Union européenne a adopté 9 paquets de sanctions – un 10e paquet est attendu le 24 février (pour le premier anniversaire de l’invasion russe de l’Ukraine ) – qui affecteront fortement les échanges commerciaux avec la Russie. Les 2 premiers paquets ont d’abord concerné les exportations vers la Russie afin d’entraver l’économie de guerre (interdiction des biens à usage dual, civil et militaire, et associés à la navigation maritime) et la classe dirigeante aisée (biens de luxe). Puis d’autres importations ont été également touchées, à commencer par l’acier et l’aluminium. Le quatrième paquet du 8 avril 2022 étend à de nombreux autres produits les interdictions d’entrée sur le territoire européen. Ces interdictions couvrent des produits de base, du charbon aux produits de la pêche, alors que d’autres sont soumis à des quotas comme les engrais. Le paquet de sanctions décidées en juin 2022 concerne les importations de pétrole avec l’objectif d’en interdire 90% d’ici la fin de 2022. Les interdictions qui accompagnent ces sanctions sont échelonnées dans le temps afin notamment de permettre la réalisation des contrats signés avant la date des sanctions[4].

Selon l’étude du CEPII de Bellora et al. (2022), à partir de 2023, 65 % des importations de l’Union européenne en provenance de Russie seront interdites, contre 10 % en avril 2022 après le cinquième paquet. Pour la France, nous avons évalué que les produits sanctionnés représentent 45% des produits importés de la Russie et 75% de la valeur des importations en provenance de la Russie (hors gaz naturel à l’état gazeux). Cela représente une valeur d’importation de près de 6,5 milliards d’euros, soit moins de 2% des importations de marchandises de l’économie française. En comparaison, la part de la provenance russe des importations européennes est de 5%.

Le graphique 6 montre la part de la Russie dans les importations des produits sous sanctions où la Russie représente plus de 50%.

Compte tenu des 10 paquets de sanctions adoptés par l’UE, on observe que 6 des 10 premiers produits importés de la Russie, sont à présent des produits interdits à l’importation.

Comment ces séries de sanctions vont-elles affecter les entreprises importatrices françaises ?

Si on s’intéresse aux produits totalement interdits par les sanctions, cela concerne un peu plus de 50 entreprises. Donc si une grande part de la valeur est touchée, cela ne concerne directement que très peu d’entreprises.

La dépendance directe est la partie apparente de l’iceberg

Le plus souvent les entreprises françaises importatrices de Russie sont des fournisseurs d’intrants intermédiaires d’autres entreprises. Des entreprises non importatrices de la Russie achètent à ces importateurs directs. De plus elles peuvent acheter à des fournisseurs étrangers qui se fournissaient en Russie, voire acheter des intrants qui eux-mêmes incorporent des intrants russes. Toute la chaîne de valeur qui passe au moins une fois par la Russie est impactée.

Nous n’avons pas de chiffres sur ces importateurs de rang inférieur mais les tables entrées-sorties issues de la base de données de WIOD (WIOD, 2014) nous permettent de comparer la dépendance directe et la dépendance en cascade. En dépendance directe, pour un euro de production française, 0,001 unité d’euro d’intrant en provenance de Russie est requis. Il s’agit d’une moyenne pondérée, certaines industries sont plus dépendantes de la Russie comme le secteur des raffineries et des industries pétrolières (26 fois plus), le transport aérien ou l’industrie chimique (7 fois plus) ou encore le secteur de l’électricité et du gaz (6 fois plus), les industries des métaux (5 fois plus). Si on tient compte de la dépendance en cascade, les coefficients de dépendance par industries sont multipliés par des facteurs de 2 à 10, suggérant que même quand les entreprises ou industries n’importent pas de Russie directement, leurs autres intrants incorporent des intrants russes.

Le taux de dépendance incluant, en outre, les intrants russes indirects pour l’ensemble des industries est au final de 0,007 (en moyenne pondérée), mais de 0,04 pour le secteur des raffineries et des industries pétrolières ; de près de 0,03 pour l’industrie de la chimie ; 0,026 pour le transport aérien et les industries des métaux de base et de 0,02 pour le secteur de l’électricité et du gaz. Ces chiffres confirment que la dépendance productive est le fait des énergies fossiles et des matières premières que produit la Russie. Ils montrent par ailleurs que la dépendance est bien plus large que l’observation directe des importations en provenance de Russie et donc que l’impact des sanctions est plus large que la valeur des importations directement concernées. Si on retient que 6,5 milliards d’euros d’importations directes sont interdites du fait des sanctions (voir au-dessus), c’est entre 13 et 65 milliards d’euros d’intrants qui sont au final touchés par les sanctions, directement et indirectement, et bien plus que les quelques 3 000 importateurs français de Russie. Selon l’étude des douanes (2022), les importations avec la Russie ont augmenté en 2022 en raison principalement de l’augmentation des prix. Malgré les sanctions, les importations en provenance de Russie pourraient se maintenir notamment parce que les importations de gaz ne sont pas sous sanction. L’année 2023 sera celle où on observera la substitution vers d’autres fournisseurs tout comme l’abandon de certains produits, ce que nous suivrons avec attention.


[1] Sauf mention contraire, cette étude utilise les données de commerce des marchandises par produits et entreprises fournies par la DGDDI. L’accès à ces données a été réalisé au sein d’environnements sécurisés du Centre d’accès sécurisé aux données – CASD (Réf. 10.34724/CASD). 

[2] Les importations de l’UE en provenance de Russie se montaient à 149 milliards d’euros en 2021.

[3] La France importe en volume environ trois fois plus de gaz à l’état gazeux que de gaz liquéfié, ce facteur se vérifiant en 2021 pour le total ainsi que pour les importations en provenance de Russie.

[4] Sur le débat sur l’efficacité des sanctions, voir C. Antonin (2022).




L’efficacité des sanctions économiques

par Céline Antonin

Cette thématique a fait l’objet d’une conférence intitulée « Sanctionner l’économie d’un pays, une solution ? » le 16 novembre 2022 dans le cadre des journées de l’économie (Jéco) de Lyon : http://www.touteconomie.org/conferences/sanctionner-leconomie-dun-pays-une-solution

L’idée d’utiliser des instruments économiques pour influencer les objectifs politiques remonte à l’Antiquité mais ce n’est qu’à l’issue de la Première Guerre mondiale que les sanctions ont été codifiées juridiquement dans la Charte de la Société des nations. Les vainqueurs de la Grande guerre estimaient alors que ces mesures auraient une portée dissuasive et permettraient de garantir la paix en évitant de s’engager dans la confrontation armée[1].



L’intervention militaire russe en Ukraine et les nombreuses salves de sanctions qui s’en sont suivies de la part des pays occidentaux (États-Unis, Union européenne…) ont réactivé le débat sur le but et l’efficacité des sanctions. Quel est l’objectif politique des sanctions ? Peuvent-elles être efficaces ou existe-t-il des moyens de contournement pour le pays sanctionné dans une économie mondialisée ? Quelles sont les conditions de leur réussite ?

Historique des sanctions

Pendant plusieurs siècles, les sanctions économiques accompagnèrent la guerre et visèrent à compléter l’action militaire. Au cours du XXe siècle, on assista à un changement de paradigme avec l’idée que les sanctions pouvaient constituer un substitut efficace à l’action militaire, comme en atteste la Charte de la Société des nations (article 16). Keynes lui-même déclara être « sûr que le monde sous-estime grandement l’effet des sanctions économiques ». Il fut pourtant démenti par l’histoire : ainsi, les sanctions de la Société des nations prises à l’encontre de l’Italie ou du Japon à la veille de la Seconde Guerre mondiale ne purent prévenir le conflit mondial. 

Après la Seconde Guerre mondiale, l’idée des sanctions comme alternative à l’affrontement armé se renforça et les sanctions s’inscrivirent dans le temps long. Après l’épisode de la guerre froide où les sanctions se firent plus rares, la décennie 1990 marqua leur retour en force, au point qu’on parla de « décennie des sanctions ». Des voix s’élevèrent néanmoins pour contester leur efficacité et mettre en exergue la souffrance des populations civiles, ce qui déboucha, à l’aune du XXIe siècle, sur l’idée de sanctions ciblées, dites sanctions « SMART » (spécifiques, mesurables, atteignables, réalistes, temporellement définies).

Définition et objectif(s)

Que recouvre exactement le terme de sanctions ? Askari et al. (2003)[2] les définissent comme des « mesures coercitives, imposées par un pays ou un groupe de pays à un autre pays, son gouvernement ou des entités individuelles visant à induire un changement de comportement ou de politique ». Ces sanctions peuvent être générales ou ciblées, bilatérales ou multilatérales, commerciales et/ou financières.

Lorsque l’on évalue les sanctions, on a coutume de leur assigner un objectif unique mais la réalité est beaucoup plus complexe. Il existe en réalité une pluralité d’objectifs, comme le montre Barber (1979)[3] : des objectifs primaires, visant à la modification du comportement du pays cible ; des objectifs secondaires, visant à satisfaire les forces politiques domestiques ; et des objectifs tertiaires, qui visent à promouvoir la défense de certaines valeurs. Ainsi, les sanctions s’apparentent aussi à une forme de châtiment infligé à des acteurs dont le comportement est jugé « déviant » par rapport à un ordre moral dominant et une volonté d’extension de la souveraineté nationale, comme en témoignent par exemple les lois américaines d’extraterritorialité.

Par conséquent, l’efficacité des sanctions ne peut se juger uniquement à l’aune des objectifs primaires. Par ailleurs, les objectifs recherchés sont parfois différents des objectifs affichés : dans le cas des sanctions contre l’Iran, au-delà de l’objectif affiché des États-Unis d’empêcher l’Iran de devenir une puissance nucléaire, c’est en réalité aussi un objectif de changement de régime en Iran qui est poursuivi depuis 1979 (Coville, 2015[4]).

Une efficacité débattue

Dans les tentatives d’évaluer l’efficacité des sanctions, un premier courant de pensée, considéré comme « pessimiste », a généralement conclu à leur inefficacité. Ce courant est né avec l’étude fondatrice de Galtung (1967)[5] qui, à partir de l’exemple privilégié de la Rhodésie, a conclu que les sanctions avaient contribué à renforcer le pouvoir politique en place. Un deuxième courant de recherches menées à partir des années 1980 a fourni une vision plus « optimiste » de l’efficacité des sanctions ; cette approche a été initiée par une étude de Hufbauer, Schott et Elliot[6] (HSE, 1985) : à partir d’un échantillon portant sur 103 cas de sanctions commerciales et financières prises entre 1914 et 1985, Hufbauer, Schott et Elliot concluent que 36 % des sanctions ont atteint leur objectif. Un troisième courant de recherche s’est ensuite structuré à partir des critiques formulées à la méthodologie HSE pour juger de l’efficacité des sanctions. Comme le relèvent Coulomb et Matelly (2015)[7], les études récentes évoquent un niveau de réussite moyen de 30 % d’efficacité des sanctions ciblées (Targeted Sanctions Consortium,2012[8]). Certains politologues s’inscrivent en faux, à l’instar de Robert A. Pape (1997)[9] qui critique la causalité établie entre sanction et objectif politique et estime l’efficacité des sanctions « au sens strict » autour de 4 %.

Pire encore, les sanctions sont parfois accusées d’être contreproductives. Dans le pays sanctionné, elles sont susceptibles d’apporter un surcroît de légitimité au dirigeant et de rendre la population plus vulnérable aux idéologies radicales. Elles peuvent également aggraver la situation des populations civiles (accès aux besoins primaires, aux soins et services médicaux, à l’alimentation de base…), et entraîner le développement d’une économie parallèle au détriment des plus fragiles. Les sanctions peuvent également avoir des répercussions fortes dans les pays d’où elles émanent. Elles peuvent engendrer des contre-sanctions, comme on le voit actuellement de la part de la Russie à l’encontre des pays européens. Par ailleurs, si les sanctions sont bilatérales, elles peuvent défavoriser les entreprises des pays émetteurs et créer un effet d’aubaine pour leurs concurrents qui ne pratiquent pas de sanctions : la Chine comme l’Inde profitent aujourd’hui d’une forte décote sur le pétrole russe alors que les entreprises européennes doivent supporter une hausse des coûts des carburants.

La performance plutôt que l’efficacité

Comme le montre le rapport PERSAN sus-cité (2017), mesurer l’efficacité est en réalité insuffisant pour rendre compte de l’opportunité des sanctions. Plutôt que l’efficacité, les auteurs plaident pour une mesure de la « performance » de la sanction, autour du triptyque pertinence-efficacité-efficience. Si la notion d’efficacité mesure seulement l’adéquation entre objectifs et résultats, la notion de pertinence évalue l’adéquation entre moyens et objectifs. Si un pays est très inséré dans la mondialisation et a des possibilités de contournement de sanctions bilatérales, alors la sanction perdra de sa pertinence. Par ailleurs, l’efficience mesure le lien entre moyens et résultats, autrement dit, elle rend compte de l’effet des sanctions sur le pays émetteur. La sanction idéale est ainsi la sanction qui maximise le coût potentiel payé par le pays sanctionné tout en minimisant les coûts engendrés par le pays émetteur.

Notons que les pays de l’Union européenne ont une vulnérabilité aux sanctions comparable à celle des États-Unis, si l’on exclut le commerce intra-zone. En effet, le taux d’ouverture au commerce international, mesuré comme la somme des exportations et des importations de biens d’un pays rapportée au PIB, atteint 18 % dans l’Union européenne (51 % en tenant compte du commerce intra-UE) contre 19 % aux États-Unis en 2019[10]. Mais la dépendance est variable selon les pays européens : les petits pays très ouverts comme la Slovénie ou la Bulgarie ont un taux d’ouverture de 35 % (hors commerce intra-UE) alors que le taux d’ouverture de la France et du Portugal n’est que de 14 %. Par ailleurs, le degré de dépendance est variable selon les produits : à titre d’exemple, Guinea et Sharma (2022)[11] élaborent une liste de 233 produits pour lesquels l’Union européenne est fortement dépendante de l’extérieur en soulignant le poids de la Chine, de l’Inde ou encore de la Russie.

Sanctions de l’UE contre la Russie : l’arroseur arrosé ?

Aujourd’hui, la question de la performance des sanctions se pose notamment dans le cas de la Russie. Face à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, six vagues successives de sanctions ont été décidées par l’Union européenne. Les quatre premières salves de sanctions européennes visaient le commerce avec la Russie mais les produits énergétiques et les banques très impliquées dans le secteur énergétique étaient soigneusement tenus à l’écart. La situation a changé avec le cinquième salve de sanctions imposée par le Conseil de l’UE le 8 avril 2022, qui interdit d’importer du charbon et d’autres combustibles fossiles solides russes à destination de l’UE à partir d’août 2022. Le sixième train de sanctions décrète quant à lui l’arrêt total des importations de pétrole russe à horizon de six mois et des produits raffinés d’ici fin 2022. Face à ces mesures, la Russie a riposté par des contre-sanctions : elle a obligé les créanciers étrangers à payer leurs importations en roubles et a suspendu ses livraisons de gaz à plusieurs pays européens via le gazoduc Yamal.

En matière d’efficacité, il est encore tôt pour juger de l’effet des sanctions sur l’économie russe mais le bilan provisoire paraît mitigé. Dans ses prévisions d’octobre 2022, le FMI table sur une contraction du PIB de 3,4 % en 2022, ce qui est inférieur aux 6 % attendus en juillet 2022. Certes, la moitié des réserves de change sont gelées, plusieurs des principales banques ont été coupées du système de paiement international et le brut de l’Oural se négocie avec un rabais d’environ 20 dollars par baril. Cependant, l’économie russe semble résister mieux que prévu. La banque centrale a imposé des contrôles de capitaux et augmenté fortement les taux d’intérêt, ce qui a conduit à une forte appréciation du rouble. La balance commerciale s’est améliorée : la hausse des prix mondiaux du pétrole et du gaz a compensé la « décote russe », et l’augmentation des ventes à la Chine et à l’Inde semble avoir partiellement compensé la baisse des exportations vers l’UE. Ainsi, l’existence de pays tiers se revendiquant neutres, dans un contexte de mondialisation, affaiblit largement le pouvoir des sanctions et interroge sur leur pertinence. Certains pays, à l’instar de la Turquie, jouent un rôle majeur dans le contournement des sanctions, comme l’illustre le projet discuté par V. Poutine et de R. T. Erdogan qui vise à créer un hub gazier en Turquie dans le but de livrer du gaz russe aux pays européens[12]

Par ailleurs, l’efficience des sanctions est remise en question par la forte dépendance de l’Union européenne au pétrole et au gaz naturel russes. Changer de producteur peut s’envisager en matière pétrolière du fait de la relative simplicité de transport du pétrole ; les sanctions impliqueraient alors une redéfinition – non sans coût – de la cartographie des échanges. En revanche, dans le cas du gaz naturel, la nature même de l’infrastructure de transport rend les possibilités de substitution limitées, l’essentiel du commerce européen de gaz reposant sur un réseau de gazoducs venus de Russie. En outre, les pays européens affichent une dépendance inégale face à la Russie, les pays les plus à l’est de l’Europe apparaissant comme les plus vulnérables (Antonin, 2022[13]). Pour répondre aux sanctions, la Russie a réduit drastiquement ses livraisons de gaz vers l’Union européenne, ce qui pourrait avoir un impact fort sur la croissance des pays de l’Union (Geerolf, 2022[14]). Or, si le coût pour le pays émetteur l’emporte sur le coût pour le pays sanctionné, alors les sanctions seront contre-performantes. L’enjeu pour le pays émetteur est donc de réduire les effets sur sa propre économie, en accompagnant au mieux par exemple les entités domestiques qui subissent le plus directement les sanctions.

Définir les conditions de réussite des sanctions

Il est impossible de prédire les conditions de réussite des sanctions, tant chaque situation réclame une analyse détaillée spécifique. En revanche, certaines conditions semblent favorables pour maximiser leur performance. Bien que les études empiriques basées sur les données de Hufbauer et al. (déjà cité) démontrent que les sanctions unilatérales ont un taux de succès supérieur aux sanctions multilatérales, ce résultat ne fait pas consensus : sur la base de nouvelles données incluant 888 cas de sanctions – avec une proportion plus élevée de sanctions non étatsuniennes –, Bapat et Morgan (2009)[15] montrent que les sanctions multilatérales ont plus de chances de réussir que les sanctions unilatérales à condition qu’il y ait soit un unique grief envers le pays ciblé, soit (s’il y a plusieurs griefs) que les sanctions soient orchestrées par une institution internationale. En effet, grâce à la présence d’une institution internationale, chaque pays émetteur perd sa capacité à conclure un accord parallèle avec le pays cible et à participer de facto à une stratégie de contournement. En conséquence, le pays ciblé est davantage susceptible de prendre les menaces au sérieux et de proposer un compromis. En outre, les sanctions multilatérales présentent l’avantage d’ajouter une forte légitimité politique à la sanction.  

Par ailleurs, il est important de s’assurer de l’adéquation entre objectif politique final et objectif économique intermédiaire afin que le pays émetteur des sanctions soit sûr de sa capacité à maintenir les sanctions dans le temps (Lettre Trésor-éco, 2015[16]). Enfin, les sanctions doivent être limitées aux mesures les plus performantes et les sanctions ayant un but d’affichage – dont la performance n’a pas été prouvée – devraient être proscrites. Les régimes de sanctions qui affichent un taux de succès élevé sont d’ailleurs ceux dont la mesure principale vise un secteur exportateur clef du pays cible – sans que le pays émetteur ne soit trop affecté : la Lettre Trésor-éco (2015) estime un taux de réussite de 54 % lorsque la mesure principale des sanctions porte sur l’une des principales ressources à l’exportation du pays ciblé, contre un taux de succès moyen de 18 %, toutes sanctions confondues[17]. Il faut enfin s’assurer de la clarté de l’objectif final poursuivi afin de ne pas alimenter l’idée que les sanctions sont un instrument d’impérialisme ; le risque serait en effet de conduire la population des pays sanctionnés à nourrir un sentiment d’agression injuste et à renforcer la légitimité des dirigeants – ce qui irait totalement à l’encontre de l’effet recherché.


[1] Pour approfondir la question de la performance des sanctions, le lecteur pourra utilement se référer au rapport Matelly S., Gomez C., Carcanague S. (2017). Performance des sanctions internationales, Typologie : étude de cas. Rapport final PERSAN juin 2017, IRIS, CSFRS, qui a largement inspiré et nourri la rédaction de ce texte.

[2] Askari H., Forrer J., Teegen H. et J. Yang (2003). Economic sanctions: examining their philosophy and efficacy. Greenwood Publishing Group.

[3] Barber J. (1979). “Economic Sanctions as a Policy Instrument”. International Affairs, 55(3).

[4] Coville, T. (2015). « Les sanctions contre l’Iran, le choix d’une punition collective contre la société iranienne ? ». Revue internationale et stratégique, 97(1).

[5] Galtung J. (1967). “On the Effects of International Economic Sanctions, With Examples from the Case of Rhodesia”. World Politics, 19(3).

[6] Hufbauer G. C., Schott J.J., Elliott A. K., 1985, Economic Sanctions Reconsidered: History and Current Policy, Washington, Peterson Institute for International Economics.

[7] Coulomb, F. et Matelly, S. (2015). « Bien-fondé et opportunité des sanctions économiques à l’heure de la mondialisation ». Revue internationale et stratégique, 97(1).

[8] Targeted Sanctions Consortium, 2012, Designing United Nations targeted sanctions. Evaluating impacts and effectiveness of UN targeted sanctions, The Graduate Institute – Watson Institute for International Studies, août.

[9] Pape, R. A. (1997). Why economic sanctions do not work. International security, 22(2).

[10] Source des données : Banque mondiale pour les États-Unis, Eurostat pour l’Union européenne (27 pays hors Malte).

[11] Guinea, O. et Sharma, V. (2022). Should the EU Pursue a Strategic Ginseng Policy? Trade Dependency in the Brave New World of Geopolitics. ECIPE Policy Brief, avril 2022.

[12] La Tribune, Erdogan et Poutine s’accordent pour bâtir un « hub gazier » de l’Europe en Turquie, 13 octobre 2022.

[13] C. Antonin (2022). « Dépendance commerciale UE-Russie : les liaisons dangereuses », Blog de l’OFCE, 4 mars 2022.

[14] Geerolf  F. (2022). “The “Baqaee-Farhi approach” and a Russian gas embargo – some remarks on Bachmann et al.”. Sciences Po OFCE Working Paper, n°14/2022.

[15] Bapat, N.A. et Morgan, C.T. (2009). Multilateral versus unilateral sanctions reconsidered: a test using new data. International Studies Quarterly, 53(4).

[16] Ministère de l’Économie, de l’Industrie et du Numérique (2015). « Sanctions économiques : quelles leçons à la lumière des expériences passées et récentes ? ». Lettre Trésor-Éco, n° 150.

[17] Lettre Trésor-éco (2015) sus-citée, tableau 2.




Ce que le PIB russe ne dit pas

par Guillaume Allègre

Les révisions récentes de projection de PIB pour la Russie pour 2022 ont relancé le débat sur l’efficacité des sanctions économiques. Le FMI a révisé deux fois sa prévision économique pour 2022, la croissance de l’économie russe est passée de – 8,5% en avril à – 6% en juillet puis à – 3,4% en octobre (à comparer à la prévision de 2,8% en janvier 2022). On peut dire que, contrairement à certaines prédictions, l’économie russe ne s’est pas effondrée. En conclure sur l’inefficacité des sanctions serait pourtant prématuré. 

Les premières sanctions européennes contre la Russie datent de 2014, à la suite de l’annexion illégale de la Crimée. De nouveaux trains de sanctions ont été votés après « l’invasion non provoquée et injustifiée de l’Ukraine ». Ces sanctions visent les secteurs financier, commercial, de l’énergie, des transports, de la technologie et de la défense. Elles ont pour objectif explicite « d’affaiblir la capacité du Kremlin à financer la guerre et d’imposer des coûts économiques et politiques évidents à l’élite politique de la Russie qui est responsable de l’invasion » (Conseil européen). Á ce propos, pour estimer l’impact de ces sanctions sur l’économie russe, on pourra se référer à Bruegel, 2022 et Sonnenfield et al., 2022



Il convient de rappeler qu’il n’y a pas que les sanctions occidentales qui impactent l’économie russe. L’économie russe est impactée par trois chocs importants : les sanctions occidentales, les sanctions russes contre l’Occident, et … la guerre russe en Ukraine. Deux des trois chocs sont donc auto-infligés et diminuent potentiellement le rôle des sanctions occidentales sur la révision des prévisions de croissance du PIB par rapport à celle de janvier 2022 (6,2 points aujourd’hui contre 11,3 points en avril, soit une diminution de moitié environ).

Le problème est que le PIB ne mesure pas vraiment ce que l’on a envie de mesurer en termes d’efficacité des sanctions. L’objectif est de réduire la capacité de nuisance de l’économie russe, notamment en termes militaires par rapport à ses objectifs en Ukraine et possiblement une extension du conflit. Ce billet ne s’appuie pas sur une expertise militaire, il ne s’appuie pas non plus sur une analyse approfondie de la comptabilité nationale russe : il s’agit seulement de montrer que le PIB n’est pas un bon indicateur si l’on s’en tient à l’objectif fixé par les sanctions. Tous les indicateurs sont mauvais mais certains sont utiles ; d’autres sont tellement mauvais qu’il vaut mieux y accorder qu’un très faible poids, voire aucun poids s’il y a un doute en termes de manipulation. 

Notons qu’il existe d’autres indicateurs qui ne donnent pas les mêmes informations que le PIB. Le principal indicateur boursier (Moex) est passé d’environ 4 000 en février à environ 2 000 aujourd’hui, soit une baisse de 50%. Un indicateur boursier ne mesure pas la capacité productive d’une économie : c’est une anticipation des profits futurs (d’un petit nombre d’entreprises) et non pas de la valeur ajoutée (de la richesse créée). Á court terme, une économie peut être productive même en l’absence de profits : les usines peuvent tourner à marge nulle (mais la capacité d’investissement est réduite : le PIB ne dit rien sur le futur). Le PIB est un indicateur de richesse créée à un moment donné. C’est une partie de ce que l’on veut mesurer. On souhaiterait mesurer la qualité et la pertinence mais le PIB ne mesure pas la pertinence et on a de nombreuses raisons de penser que la qualité est mal mesurée (en dehors même de triche).

Premièrement, le PIB additionne les pommes, la vodka et les kalachnikovs. Si l’économie russe ne peut plus produire d’armes sophistiquées, l’objectif est atteint même si les Moscovites continuent à sortir au restaurant, à boire des alcools locaux et à mettre les photos sur Telegram. Le PIB russe peut même augmenter s’ils substituent au champagne une contrefaçon locale.

Deuxièmement, le PIB additionne tout cela aux prix de marché. Cela pose un problème dans le cas précis de l’économie russe puisque les sanctions ont justement pour objectif de couper le pays des marchés internationaux. La mesure du PIB est pertinente dans une économie de marché quand tous les biens sont échangés. Premier type de problème, calculer et comparer le PIB d’une colonie sur Mars, sans aucun échange entre la Terre et Mars, n’aurait pas de sens. Deuxième type de problème, prenons l’exemple extrême d’un pays exportateur : 100% du financement provient de l’exportation de matières premières, 100% des biens et services sont fournis par l’État. Le PIB ne dit rien de la qualité des biens et services fournis, en termes de bien-être ou de capacité militaire (si l’État ne fournit qu’une bureaucratie inefficace). Dans la situation actuelle, ces deux problèmes se posent à la Russie : l’économie est coupée d’une partie des marchés internationaux, et l’État – qui reçoit les dividendes de Gazprom – compense les dommages infligés par les sanctions au niveau macroéconomique.  

Prenons l’exemple du gaz : son prix a fortement augmenté depuis bien avant la guerre, en partie en raison de la forte reprise en 2021 et de la volonté de la Russie de ne pas fournir de gaz à l’Europe au-delà des contrats de long-terme. La demande de gaz étant fortement inélastique à court-terme, la Russie a réussi à augmenter fortement ses recettes grâce à un effet-prix bien supérieur à l’effet-volume[1]. Toutes choses égales par ailleurs, le PIB augmente et les caisses de l’État se remplissent[2]. Face à la stratégie russe qui conduit à des excédents commerciaux, la stratégie de sanctions occidentales ne vise pas à vider les caisses de l’État russe mais principalement à réduire ses capacités logistiques, industrielles et militaires. Selon des informations très partielles, le secteur des transports serait très touché : la production de voitures particulières s’est effondrée d’environ 90% ; la vente de voitures neuve a baissé de 60%. Les importations sont loin de compenser entièrement la baisse de la production, ce qui tend à montrer que les substitutions par les importations ne sont pas si aisées. Á Vladivostok, la plupart des voitures vendues d’importations japonaises n’auraient pas le volant du bon côté .

Les sanctions ont des effets immédiats sur les capacités de l’économie russe mais les effets qu’elles produisent sur les richesses créées par l’économie, telles que mesurée par le PIB, sont plus diffus. C’est également vrai de l’impact de l’émigration. Selon le FSB, près de 1 million de Russes auraient émigré depuis fin février alors que la population active est de 70 millions. Certains sont probablement rentrés et certains sont partis avec des enfants. Même si la population active (et le PIB) n’a baissé que de 1% à la suite de ces départs, cela ne veut rien dire de la désorganisation que cette baisse peut représenter. Cas extrême : si un fonctionnaire parti en Arménie est remplacé par un chômeur au même taux salarial, le PIB reste constant (le PIB par tête augmente) mais pas nécessairement la qualité des services rendus. C’est vrai des services publics mais aussi de tous les services achetés par l’État, industrie militaire inclue (les prisonniers payés par l’armée font augmenter le PIB). Or l’État a beaucoup de cash en ce moment : il pourrait acheter beaucoup de services pour stabiliser l’économie sans être trop regardant sur la qualité.

Tous ces biais existent en temps normal dans nos économies. Ils sont exacerbés en situation de crise. La baisse du PIB en France au deuxième trimestre 2020 (-19% par rapport au deuxième trimestre 2019) ne mesurait pas la chute de bien-être produit par l’économie ni aujourd’hui la capacité de nuisance du conflit. Le PIB n’est pas un très bon indicateur pour mesurer ces capacités en temps normal (voir Stiglitz-Sen-Fitoussi), mais c’est encore plus vrai en période de crise où les priorités changent vite et les marchés se ferment.

Á moyen-terme, le principal journal économique russe (kommersant.ru) l’écrit explicitement : une stratégie de substitution des importations va être difficile dans de nombreux secteurs[3]. Il est probable que la capacité de l’économie russe à s’insérer dans les secteurs à forte valeur ajoutée des chaînes de valeur mondiales sera fortement affectée. La baisse de la bourse reflète en partie ce type d’anticipations. 

Il est d’ailleurs aussi probable que ces chaînes de valeur ajoutée soient de moins en moins mondialisées. Le commerce n’est doux que si la spécialisation induite par les échanges internationaux ne conduit pas à des situations de dépendance dans lesquelles un gouvernement hostile a la possibilité d’exercer un chantage économique. Le PIB russe potentiel à moyen-long terme sera probablement très affecté par l’invasion en Ukraine et les sanctions économiques (probablement durables). Aussi, la Russie va vendre son gaz durablement moins cher (et le transporter de façon plus coûteuse) que ce qu’elle aurait vendu aux Européens, qui, quel que soit l’avenir, ne voudront plus être autant dépendants. Mais cette situation est également coûteuse à moyen-long terme pour l’Europe (et à court terme pour le climat). La démondialisation subie par les tensions géopolitiques implique des pertes pour tous les pays.  La question de la distribution au sein des pays et de gains éventuels pour ceux qui ont perdu à la mondialisation reste ouverte : il n’est pas certain que ceux qui ont perdu à la mondialisation gagneront à la démondialisation (ce qui pose la question de l’inférence causale).  


[1] Dans un second temps, les deux effets risquent de jouer dans le même sens : les prix baissent et les volumes restent déprimés. 

[2] Remarquons que ce qui coûte à l’Union européenne, en termes de crise énergétique, est la conséquence d’une stratégie russe et non pas la conséquence des sanctions européennes. Comme en Russie, ce qui est le plus pénalisant n’est pas ce que l’on n’exporte pas mais ce que l’on n’importe pas, conséquence de l’intégration économique mondiale et de la spécialisation qui en découle. Notons que dans ces conflits économiques, l’Union européenne est en partie désarmée : elle semble plus dépendante que les autres blocs de produits hautement stratégiques.

[3] Le journal écrit (« Tragédie d’une petite chose ») : tous les effets instantanés (macroéconomiques) des sanctions ont été compensés par le ministère des Finances, la Banque centrale et les interdictions d’importations. (…) Écrire que l’économie russe ne s’est pas effondrée est aussi imprévoyant qu’écrire qu’elle s’est effondrée. (…) La demande de pétrole et de gaz, de blé et de métaux russes est mondiale, l’économie russe n’est pas très importante, il est donc peu probable qu’elle se trouve dans une situation incapable de payer les importations, du moins dans les années à venir. (…)  . Là où la substitution des importations échouera (par exemple, les affirmations pleines d’entrain selon lesquelles la Russie est capable de se doter d’avions de ligne moyen-courriers doivent être vérifiées : l’avionique russe moderne n’existe pas encore), il sera nécessaire de passer aux technologies de génération précédente, voire d’abandonner celles-ci, produits de consommation et de production, s’ils ne sont pas produits dans des juridictions « amies » et ne sont pas fournis par des juridictions « inamicales ». (…) L’exotisme de ce qui se passe sera visible en contraste avec les mêmes pays de l’OCDE (pour de nombreuses raisons, les technologies de pointe ne seront pas disponibles ici). (…) Personne ne garantit que le processus de croissance sera couronné de succès. Il existe de nombreuses raisons pour lesquelles le processus échoue. Selon les normes mondiales, la Russie est un pays dont l’économie est très fortement intégrée au commerce mondial alors que la plupart des exemples de substitution réussis des importations reposaient sur le développement d’économies relativement fermées.