Réduire significativement le taux de pauvreté des familles monoparentales

Hélène Périvier et Muriel Pucci

Aujourd’hui on compte plus 1,45
million de foyers monoparentaux (hors
résidence alternée), soit plus de 21% des familles comprenant des enfants
mineurs. Ces familles sont les plus affectées par la précarité avec un taux de
pauvreté de plus de 35% (Insee,
France Portrait social, 2020
).
Les gouvernements successifs ont cherché à améliorer la situation de ces
familles tant du point des prestations sociales, que de l’accès aux services
publics (mode de garde des jeunes enfants par exemple). Les
familles monoparentales constituent la catégorie
de ménages ayant le plus bénéficié
des mesures socio-fiscales
prises au cours de la décennie 2008-2018 : trois
quarts de ces familles ont vu leur niveau de vie augmenter (de 4,4% en moyenne)
. Malgré ces efforts en direction des parents
isolés, leur précarité persiste.



Ceci tient en partie au fait que le système
fiscal et social traite moins favorablement les parents isolés à bas revenu –
qui perçoivent le RSA ou la prime d’activité – que les plus aisés – qui sont
imposables. En effet, la prise en compte des pensions alimentaires dans plusieurs
bases ressources de prestations sociales (RSA, prime d’activité et aides au
logement) conduit à ce que, pour 1 euro de pension perçu certains parents
isolés perdent plus d’1 euro de prestations sociales. Pour ceux qui ne
perçoivent pas de pensions alimentaires de la part de l’autre parent et bénéficient
à ce titre de l’allocation de soutien familial (ASF), l’articulation avec les
autres prestations sociales est là encore défavorable aux plus modestes.

Pour
corriger ces incohérences et plus largement pour soutenir le niveau de vie des familles
monoparentales ayant de faibles revenus, nous proposons une réforme simple et
facile à mettre en œuvre : elle
réduirait le taux de pauvreté des familles monoparentales (seuil de 60% du
revenu médian) de 4,5 points de pourcentage et permettrait de faire sortir de
la pauvreté plus de 140 000 enfants de moins de 18 ans. Cette réforme consiste
à :

  • Exclure
    l’Allocation de soutien familial (ASF) des bases ressources du RSA et de la
    prime d’activité afin d’en garantir le bénéfice intégral aux parents isolés
    sans ex-conjoint ou dont l’ex-conjoint est hors d’état de verser une pension et
    ceci quel que soit leur revenu ;
  • Appliquer un abattement à hauteur de l’ASF sur
    la pension alimentaire incluse dans les bases ressources des prestations
    sociales afin de garantir que le revenu disponible soit toujours plus élevé
    lorsque la pension alimentaire est perçue.

Pour moins d’un milliard
d’euros par an, cette réforme accroît l’efficacité du système socio-fiscal tout
en améliorant significativement le niveau de vie des parents isolés les plus
modestes et donc de leurs enfants.

Pour accéder à l’étude
complète :

Périvier
Hélène et Muriel Pucci, 2021, « Soutenir le niveau de vie des parents
isolés ou séparés en daptant le système socio-fiscal », Policy Brief
OFCE
, n° 91.




Mesures d’urgence, revenus et épargne : une analyse du choc sur les ménages

par Christophe Blot, Magali Dauvin et Raul Sampognaro

La pandémie de Covid-19 a provoqué
la plus forte récession depuis la Seconde Guerre mondiale et fortement dégradé
la situation des agents économiques. Pour autant, une partie du choc de revenu
a été compensée par le soutien des mesures budgétaires prises tout au long de
l’année 2020 (voir ici[1]).
Pour les ménages européens, le soutien est essentiellement venu de la mise en
place de l’activité partielle. Aux États-Unis, l’emploi ne fut pas protégé
si bien que les fluctuations du taux de chômage ont été plus rapides et plus importantes.
Pour autant, les ménages ont pu bénéficier de transferts budgétaires
additionnels. L’impact de la crise et les mesures prises pour l’endiguer ont eu
une incidence sur le revenu disponible des ménages mais également sur sa
composition. À court terme, tant que la consommation reste en partie
empêchée, il en résulte une accumulation d’épargne exceptionnelle dont la
mobilisation sera certainement un facteur clé pour la reprise une fois que
l’épidémie aura été totalement maîtrisée.



Evolution et composition du revenu
disponible des ménages

La crise de la Covid-19 a mis à
mal le fonctionnement de l’économie marchande. Avec l’arrêt du tissu productif,
la distribution des revenus primaires[2] s’est
fortement grippée au cours des trois premiers trimestres de l’année. Ceux-ci ont
baissé de plus de 10 % en Espagne et en Italie, de plus de 5 % en France et un
peu moins fortement en Allemagne, au Royaume-Uni et aux États-Unis.

La situation financière des ménages dans leur ensemble a cependant été préservée grâce à l’action des pouvoirs publics (Graphique 1). Trois groupes de pays se distinguent. En Espagne et en Italie, les ménages dans leur ensemble ont subi des pertes de revenu disponible (après transferts et impôts directs) de l’ordre de 5 points. L’intervention publique a permis de compenser la moitié du choc initial massif. À l’issue du troisième trimestre 2020, les mesures mises en place en France, au Royaume-Uni et en Allemagne permettaient un impact quasi-nul de la crise de la Covid-19 sur le revenu disponible des ménages ; outre-Atlantiqueles Américains connaissent une augmentation de leur revenu disponible spectaculaire malgré la quasi-stabilisation des revenus primaires distribués. Il faut noter que les dispositifs publics peuvent contribuer à la stabilisation des revenus grâce aux stabilisateurs automatiques et aux dispositifs explicitement décidés pour faire face à la crise de la Covid-19. La faiblesse de ces stabilisateurs automatiques aux États-Unis expliquent aussi pourquoi le gouvernement américain a pris des mesures discrétionnaires de plus grande ampleur que celles des autres économies avancées. Le soutien massif aux ménages peut alors s’interpréter comme une assurance exceptionnelle et transitoire permettant de palier les besoins des ménages à court terme.

Une épargne qui s’accumule

La préservation des revenus
observée dans les principales économies avancées analysées a eu lieu dans un
contexte où la consommation des ménages a été contenue, à la fois par des
décisions administratives empêchant le commerce de plusieurs biens et services
et par un comportement de prudence des individus qui ont pu éviter de réaliser
des achats nécessitant des interactions sociales[3]. Avec
les données disponibles au troisième trimestre 2020, le niveau de la
consommation des ménages est en net retrait dans tous les pays. Les pertes de
consommation vont de -12 % en Espagne jusqu’à -4 % aux États-Unis[4].

Ainsi, le maintien du revenu conjugué
à une consommation fortement empêchée se traduit dans une hausse massive de
l’épargne des ménages. Selon nos calculs, au cours des neuf premiers mois de
l’année, 238 milliards d’euros d’épargne ont pu être accumulés dans le quatre plus
grandes économies de la zone euro. En Allemagne, l’épargne excédentaire cumulée
pendant la période serait de 89 milliards d’euros (6 points de RDB). Elle
serait de 66 milliards (6 points de RDB) en France, de 35 milliards d’euros en
Espagne et 48 milliards d’euros en Italie (respectivement 6 et 8 points de
RDB). Au Royaume-Uni, l’épargne sur-accumulée s’élève à 122 milliards de livres
(11 points de RDB) et aux États-Unis la hausse s’établit à 1 377 milliards de
dollars (12 points de RDB).

La masse d’« épargne covid »
accumulée dans les principales économies avancées vient aggraver un des
déséquilibres majeurs que l’économie mondiale connaissait avant le
déclenchement de la pandémie de Covid-19 : le décalage grandissant entre
une volonté croissante d’épargne de la part des agents privés alors que le taux
d’investissement productif marque le pas. Cette masse d’épargne privée
abondante cherche des placements à faible risque à un moment où les projets
privés se font rares, ce qui devrait renforcer à court terme la tendance
structurelle à la baisse des taux d’intérêt.

Et en 2021 ?

La mobilisation de cette « épargne
covid » sera un facteur clé du rebond. Or, la capacité des ménages à la
débloquer dépend de plusieurs facteurs.

D’abord, l’incertitude régnant
sur la vitesse de normalisation de la situation joue un rôle clé. Avec une
crise qui se prolonge, la multiplication des faillites d’entreprises peut
laisser des stigmates durables sur la capacité de rebond de la production et le
chômage peut augmenter fortement avec la volonté des entreprises de rétablir
leurs marges[5]. Dès
lors, le taux d’épargne peut peiner à retrouver son niveau d’avant-Covid-19 et
créer une situation de faible croissance durable, même après la levée des
mesures sanitaires. Les solutions nationales alternatives peuvent jouer un rôle
majeur en 2021. Le déploiement massif de l’activité partielle permet de ne pas
rompre le contrat de travail et de limiter les pertes éventuelles de revenu des
personnes dont l’activité professionnelle est à l’arrêt. Aux États-Unis, il n’y
pas de chômage partiel et peu de stabilisateurs automatiques (la durée des
allocations chômage est limitée et la couverture de santé est souvent liée au
contrat de travail). Dans ce contexte, les ménages américains peuvent avoir vu
leur revenu préservé, voire fortement augmenté, mais ils ont été laissés à une
plus forte incertitude. D’où la nécessité de mesures idoines. Ces mesures sont
temporaires mais la durée de la crise sanitaire force (plus qu’ailleurs) à
prolonger les dispositifs : allocation chômage fédérale, crédit d’impôts,
aides alimentaires… votées le 21 décembre et en cours d’élaboration une fois le
Président Biden investi. Ainsi, même si le choc de la Covid-19 est plus que
compensé, il faudra sans doute continuer à soutenir les ménages même lorsque la
crise sera terminée. Les chiffres d’emploi et du chômage pour le dernier
trimestre suggèrent effectivement une stabilisation, à un niveau dégradé, de la
situation sur le marché du travail, ce qui se traduit notamment par un
allongement du chômage de longue durée et un risque d’accroissement des
inégalités.

Ensuite, le deuxième facteur clé
qui déterminera la normalisation de l’épargne dépend de la répartition de
« l’épargne covid ». Les ménages pouvant télétravailler n’ont pas de
pertes de revenus et épargnent. Pour les ménages bénéficiant des dispositifs de
chômage partiel, la perte de revenus n’est généralement pas intégralement
compensée. La consommation de certains de ces ménages pouvait être contrainte
aux biens et services essentiels avant la crise, si bien que la baisse des
revenus peut se traduire par une détérioration de leur situation. Pour les
ménages moins contraints, la baisse de consommation en services de loisirs ou
de restauration peut être plus forte que la baisse de revenu et entraîner une
accumulation d’épargne. Enfin, les ménages plus précaires – ceux en contrats
courts, en activité partielle avant la crise ou en marge du marché du travail –
ne  peuvent prétendre à l’activité
partielle et à une allocation chômage[6]. Pour
eux il n’y a pas d’« épargne covid », et on assiste à une plus grande
paupérisation qui est actuellement l’angle mort des mesures de soutien et devient
donc un enjeu de la politique budgétaire future.

En France, selon les premières
analyses du CAE[7], l’« épargne
covid » serait concentrée chez les ménages à fort niveau de consommation, a
priori
plus aisés. En temps normal, ces ménages ont plutôt tendance à
utiliser leur surplus de revenu pour consommer des services de loisirs,
précisément les mêmes qui garderont des contraintes dans leur activité au moins
au cours du premier semestre.

Avec l’incertitude régnante et
une distribution de la masse d’« épargne covid » concentrée chez les
individus à fort pouvoir d’achat qui verront leur consommation empêchée, il
semble difficile d’envisager une hausse rapide de la consommation des ménages
tant que des mesures prophylactiques prévaudront. Par ailleurs, il ne peut pas
être exclu que l’épargne exceptionnelle cumulée en 2020 – notamment par les
ménages moins fortunés – serve à réduire l’endettement des ménages, ce qui peut
contribuer à réduire les risques auxquels le système financier est exposé,
notamment aux États-Unis et au Royaume-Uni (pays où la dette des ménages
est de 76 % et de 88% du PIB respectivement selon la BRI à la fin du premier
semestre 2020), mais également amoindrir le potentiel de rebond. En France,
l’endettement des ménages représente 66 % du PIB et selon
la Banque de France
on constate au mois de novembre une très légère baisse
de l’encours des crédits à la consommation même si les crédits immobiliers
restent dynamiques.


[1] La mise
à jour des données de la comptabilité nationale n’a pas abouti à des révisions
majeures pour le premier semestre de l’année. Le diagnostic établi dans le post
de blog précédant n’est pas modifié par la publication des derniers comptes
nationaux.

[2] Les
revenus primaires comprennent les revenus directement liés à une participation
au processus de production. La majeure partie des revenus primaires des ménages
est constituée des salaires et des revenus de la propriété.

[3] Ce
comportement de prudence est relativement bien documenté dans certains pays
ayant mis en place des restrictions publiques moins strictes.  Par exemple, Golsbee et Syverson (2021), « Fear,
lockdown and diversion : Comparing drivers of pandemic economic decline
2020 » montrent qu’aux États-Unis la fréquentation des
commerces dans les comtés n’ayant pas mis en œuvre des mesures de confinement
ou de limitation des mouvements recule de 53 %, tandis que la baisse dans les
comtés les ayant mis en place est de 60 %. L’essentiel de la baisse de la
fréquentation s’expliquerait donc par une réaction de prudence des
consommateurs.

[4] Ces
pertes sont calculées comme l’écart entre la consommation des ménages observée
au cours des trois premiers trimestres de l’année et la consommation
trimestrielle moyenne de l’ensemble de l’année 2019 multipliée par 3.

[5] Encore
une fois, les États-Unis se distinguent des autres pays avec une
amélioration des taux de marge en 2020. En moyenne sur les trois premiers
trimestres, ce taux s’établit en effet à 34,4 % contre 33,2 % en
2019. Corrigé de l’impôt sur les sociétés et de la consommation de capital
fixe, le taux de marge s’est cependant stabilisé, mais du fait d’une forte
chute au premier trimestre 2020 suivie de deux trimestres de hausse.

[6] Aux États-Unis,
il faut être éligible à l’allocation chômage standard dans son État pour
prétendre à l’allocation fédérale additionnelle.

[7] Voir
notamment l’étude publiée en octobre 2020 : http://www.cae-eco.fr/staticfiles/pdf/cae-focus049-cb.pdf)




Europe / Etats-Unis : comment les politiques budgétaires ont –elles soutenu les revenus ?

par Christophe Blot, Magali Dauvin et Raul Sampognaro

La forte chute de l’activité et ses conséquences sociales brutales ont conduit les gouvernements et les banques centrales à prendre des mesures ambitieuses de soutien afin d’amortir le choc qui s’est traduit par une récession mondiale inédite au premier semestre 2020, analysée dans le Policy Brief n° 78. Face à une crise sanitaire sans précédent dans l’histoire contemporaine, ayant nécessité des arrêts d’activité forcés pour freiner la propagation du virus, les gouvernements ont mis en place des mesures urgentes de soutien afin d’éviter l’enclenchement d’une crise incontrôlée susceptible d’altérer durablement la trajectoire économique[1]. Trois grands types de mesures ont été prises : certaines visent à maintenir le pouvoir d’achat des ménages malgré les arrêts d’activité ; d’autres à l’intention des entreprises tentent de préserver l’outil de production et enfin des mesures spécifiques au secteur de la santé. Les comptes nationaux trimestriels, disponibles à la fin du premier semestre, permettent de connaître à quel point le revenu disponible des agents privés a été préservé par la politique budgétaire à ce stade de la crise de la covid-19[2].



La politique
budgétaire fait exploser le revenu des ménages américains et préserve celui des
européens

Dans les principales économies avancées, la crise de la covid-19 a généré des pertes de revenu primaire (avant transferts monétaires) s’échelonnant de 81 milliards de livres sterling au Royaume-Uni à 458 milliards de dollars aux États-Unis (Tableau 1). Le choc initial de revenu fut plus important en Espagne et en Italie – respectivement 6,5 et 6,7 points de PIB – et de moindre ampleur en Allemagne (3,4 points de PIB) et aux États-Unis (2,1 points de PIB).

Le graphique 1 décompose la part du choc sur le revenu primaire (RP) encaissée par agent (première barre à gauche pour chaque pays, notée « RP »). En Espagne et en Italie, les ménages ont subi la majorité des pertes, à hauteur de respectivement 54 % et 60 % de la perte de revenu totale dans l’économie. En France et en Allemagne, ce sont les entreprises qui ont supporté la plus grosse part (48%) de la baisse de revenu. Au Royaume-Uni et aux États-Unis, les entreprises ont encaissé une perte respective de 50 milliards de livres et 275 milliards de dollars, représentant 62 et 60 % de la perte totale dans l’économie. Dans tous les pays, les administrations publiques (APU) subissent un moindre choc, qui s’explique par l’évolution spontané de certains stabilisateurs automatiques, et par une valeur ajoutée en valeur relativement épargnée par les restrictions d’activité pendant le confinement.

Si l’on se tourne maintenant sur
la décomposition des pertes de revenu disponible (RD), qui tient compte des
transferts monétaires, des cotisations sociales et des impôts sur les revenus,
l’histoire est toute autre. La mise en place des mesures d’urgence a permis
d’absorber une partie de ces pertes comme illustrée par la barre dénommée
« RD » dans le graphique 1.
La mise en place du chômage partiel dans les pays européens a ainsi reporté la
charge des salaires des entreprises vers les APU ce qui a permis de préserver
le revenu des ménages et d’éviter les ruptures des contrats de travail. De
même, les allègements de cotisations sociales, les réductions d’impôts sur les
revenus ou les profits ont transféré le coût de la crise des agents privés vers
les gouvernements. Face à un choc non prévisible, l’État aurait ainsi joué d’un
rôle d’assureur en dernier ressort des revenus des agents privés, bien que
d’ampleur différente selon les pays. Ainsi, alors que les APU espagnoles ont
absorbé 13,5 % du choc de revenu primaire, les mesures de soutien ont
porté cette part à 59 %, un niveau supérieur à celui de l’Italie
(55,3 %) et de la France (54,3 %) en termes de revenu disponible.
Comparativement, les mesures prises par le gouvernement allemand ont permis
d’absorber une part plus élevée du choc puisqu’elle s’élève 67 % de la
perte du revenu disponible contre 28 % de la baisse du revenu primaire.

Au Royaume-Uni les mesures
d’urgence ont absorbé la totalité du choc. Alors que les entreprises et les
ménages enregistrent une perte de revenu primaire de 50 et 15 milliards de
livres respectivement, leur revenu disponible n’a baissé que de 4 et 2
milliards de livres. En termes de revenu disponible, les administrations
publiques absorbent ainsi 93,6 % du choc. Le contraste est encore plus
marqué en Allemagne et aux États-Unis puisque les mesures ont surcompensé le
choc initial de revenu primaire, notamment pour les ménages. Les chiffres
américains sont particulièrement impressionnants. Sur le semestre, la baisse de
revenu primaire est de 192 milliards tandis que le revenu disponible des
ménages a progressé de 576 milliards notamment du fait du versement d’un crédit
d’impôt et d’une allocation chômage fédérale exceptionnelle d’un montant de 600
dollars par semaine versée aux chômeurs quel que soit leur revenu initial[3].
Les différentes mesures fiscales et les subventions octroyées aux entreprises
ont réduit la perte de 210 milliards. Ainsi, le gouvernement américain a
absorbé 237 % du choc reflétant l’ampleur des mesures de soutien prises en
mars-avril.

Les destructions
d’emplois et l’incertitude sur l’avenir peuvent entraver la reprise
outre-Atlantique

Comme on l’a vu, la politique
budgétaire a été mobilisée massivement outre-Atlantique. Même si à ce stade, le
choc macroéconomique est plus faible aux États-Unis que dans l’UE[4],
l’impulsion budgétaire est bien plus importante. L’ensemble des transferts en
faveur des ménages dépassent, à l’issue du 1er semestre, le choc
immédiat sur leur revenu primaire. De cette façon le revenu disponible des
ménages américains a augmenté de 13 %, au moment où leur revenu primaire
baissait de 4 % en lien avec les destructions d’emplois. Cette situation
s’explique notamment par un crédit d’impôt versé aux ménages et une allocation
additionnelle et forfaitaire de 600 dollars par semaine versée par le
gouvernement fédéral à toute personne éligible au chômage. Entre le quatrième
trimestre 2019 et le deuxième trimestre 2020, les transferts aux ménages ont
ainsi bondi de 80 % et représentaient 31 % du revenu disponible
contre 19 % en 2019.

Cette différence de gestion de la crise s’explique sans doute par l’absence de filets de protection sociale aux États-Unis réduisant de fait le rôle des stabilisateurs automatiques et limitant également les citoyens non ou peu couverts par une assurance maladie à faire face aux dépenses de soins en cas de baisse des revenus. La mise en œuvre de mesures contra-cycliques est alors d’autant plus importante, ce qui explique sans doute pourquoi les plans de relance sont plus conséquents, comme ils l’avaient été pendant la crise de 2008-2009 et que les mesures soutiennent directement et fortement les revenus des ménages. Par ailleurs, aux États-Unis, cette relance incombe à l’État fédéral alors que dans l’Union, l’essentiel des plans de soutien émanent des États.

La forte poussée du chômage observée outre-Atlantique – qui a atteint un pic à 14,7 % en avril – contraste avec la situation européenne, s’explique en partie par la stratégie différenciée de politique économique. Aux États-Unis, un transfert positif et conséquent de revenu a été fait aux ménages pour palier la baisse des rémunérations résultant des destructions d’emplois, ce qui a également permis d’atténuer le choc sur les marges des firmes. A contrario, dans les principales économies européennes, les relations contractuelles d’emploi ont été maintenues mais les revenus des ménages ont été un peu moins bien préservés – ils seraient en légère baisse sauf en Allemagne. Dans les principales économies européennes, le choix a été fait de mobiliser massivement les dispositifs d’activité partielle et aux États-Unis la réponse s’est faite par un envoi direct et immédiat de chèques aux ménages.

Le fait d’avoir préservé les
revenus, pendant une période où la consommation était empêchée par la fermeture
des commerces non essentiels, a permis d’accumuler 76 milliards d’euros
« d’épargne covid » en Allemagne (8 points de RDB), 62 milliards en
France (9 points de RDB) et 38 milliards en Espagne et en Italie
(respectivement 10 et 6 points de RDB). Dans les pays anglo-saxons « l’épargne
covid » est encore plus importante : 89 milliards de livres au
Royaume-Uni (12 points de RDB)) et la somme arrive à 961 milliards de dollars
aux États-Unis (12 points de RDB). L’évolution de l’épidémie et la mobilisation
de cette épargne seront les deux clés pour connaître l’ampleur du rebond de
l’activité à partir du second semestre 2020.

Or c’est précisément le moment où les différences d’approche peuvent créer une divergence des trajectoires économiques. Si on peut dire que la situation des ménages a été jusqu’ici mieux préservée outre-Atlantique, les contrats de travail ont été rompus. Dans ce contexte, la rembauche de la main d’œuvre peut prendre un certain délai, entravant le redéploiement rapide de l’appareil productif. Ceci risque de ralentir la vitesse de normalisation de l’activité, contribuant à maintenir les pertes d’emplois et limitant la restauration des bilans des entreprises. Dans le contexte des élections du 3 novembre, les négociations entre Démocrates et Républicains au Congrès sont bloquées. Si les mesures prises pendant la crise ne sont pas – au moins partiellement – reconduites, la situation des ménages américains risque de devenir plus critique dans la mesure où la faiblesse des filets de protection sociale ne permettra pas d’atténuer un choc qui serait durable. Ceci peut avoir des effets de second tour sur la génération des revenus primaires et de l’investissement[5]. A l’issue des élections, il est probable que de nouvelles mesures seront prises mais les délais pourraient longs notamment en cas de victoire de Joe Biden puisqu’il faudra alors attendre sa prise de fonction prévue en janvier 2021. Le maintien d’une forte incertitude sur l’ampleur de la reprise – accentuée par l’incertitude politique – peut encourager les ménages américains à ne pas dépenser « l’épargne covid » afin de garder une « épargne de précaution » pour faire face à une crise sanitaire, économique et sociale qui risque de durer.

Lexique

Revenu primaire : les revenus primaires comprennent les
revenus directement liés à une participation au processus de production. La
majeure partie des revenus primaires des ménages est constituée des salaires et
des revenus de la propriété.

Revenu disponible brut : Revenu dont disposent les agents
pour consommer ou investir, après opérations de redistribution. Il comprend le
revenu primaire auquel on ajoute les prestations sociales en espèces et on en
retranche les cotisations sociales et les impôts versés.

*
* *


[1] Voir
« Evaluation
de la pandémie de Covid-19 sur l’économie mondiale 
», Revue de l’OFCE
n°166 pour une première analyse de ces différentes mesures de soutien
budgétaire et monétaire.

[2] Ces
résultats sont à prendre avec prudence. Si les comptes nationaux trimestriels
constituent le cadre cohérent le plus complet disponible avec les données
recueillies par les instituts statistiques officiels, ils restent provisoires.
Ces comptes sont soumis à des fortes révisions qui pourront modifier
sensiblement les résultats finaux lorsqu’ils intégreront des nouvelles données
(bilans des entreprises…) et qu’ils seront jugés définitifs dans un délai de
deux ans.

[3] Cette
allocation s’ajoute de surcroît à celle versée par les systèmes
d’assurance-chômage géré par les États.

[4] La perte
de PIB semestrielle est de 5 % aux US, contre 8,3 % dans l’UE.

[5] F. Buera, R. Fattal-Jaef, H.
Hopenhayn, A. Neumeyer, et J. Shin (2020), “The Economic Ripple Effects of
COVID-19”, Working Paper.