Près de la moitié des travailleurs proches du smic ne touchent pas la prime d’activité

Muriel Pucci, CES Université Paris 1 et OFCE Sciences Po

On peut lire sur le site solidarites.gouv.fr « La prime d’activité est destinée aux travailleurs aux ressources modestes. Versée chaque mois, elle a pour objectif de soutenir l’activité en complétant les revenus professionnels. Mensuelle, elle a pour but de soutenir leur pouvoir d’achat et de favoriser leur retour ou maintien dans l’emploi. Elle concerne les salariés, les travailleurs indépendants et les fonctionnaires âgés de 18 ans et plus. »



La prime d’activité est donc avant tout conçue comme un dispositif de soutien à l’activité : elle assure que le revenu disponible d’un foyer augmente lorsque les revenus d’activité s’accroissent de telle sorte qu’il soit toujours financièrement plus intéressant de travailler. Ciblée sur les travailleurs aux ressources modestes, elle est également instrument de lutte contre la pauvreté laborieuse. Mais il est trompeur de la présenter comme un complément de revenu professionnel qui serait substituable à une revalorisation des salaires. C’était pourtant le message du gouvernement en 2018, lorsqu’il annonçait la revalorisation de la prime d’activité : “Le salaire d’un travailleur au smic augmentera de 100 euros par mois dès 2019, sans qu’il en coûte un euro de plus pour l’employeur” (Emmanuel Macron, 10 décembre 2018).

Pourtant, d’après nos estimations, 45% des travailleurs dont le revenu professionnel mensuel moyen est proche du smic ne perçoivent pas la prime d’activité. Cela s’explique en partie par le non recours mais la principale explication repose sur son mode de calcul familialisé qui évalue la modestie des ressources du travailleur au niveau de son foyer.

Au total, pour un travailleur à bas salaire, le fait d’être éligible ou non à la prime d’activité et le niveau du montant éventuellement perçu répondent à des logiques difficiles à comprendre. Aussi,  est-il utile de repartir du mode de calcul de la prime d’activité[1] qui peut être résumé comme suit :

Le montant de la prime est donc la somme d’un montant forfaitaire net  des autres prestations (A) et de bonus d’activité individuels (B)[2] dont on déduit une fraction seulement des revenus professionnels et l’intégralité des revenus non professionnels du foyer (C).

C’est donc une prestation familialisée qui tient compte à la fois de la situation conjugale du travailleur, du nombre d’enfants, du revenu du conjoint éventuel et de la nature (professionnelle ou non) de ce revenu. Au total, si l’on considère comme revenu du travail la somme du revenu professionnel et de la prime d’activité, on peut dire qu’un emploi rémunéré au smic rapporte plus ou moins selon la situation familiale.

Pour comprendre comment ces modalités complexes de calcul jouent sur le montant de la prime d’activité dont peut bénéficier un travailleur rémunéré au smic à temps plein, nous verrons successivement le cas de travailleurs sans enfant (graphique 1) et celui de travailleurs avec un à trois enfants (graphique 2).

Un emploi au smic rapporte plus ou moins selon la situation conjugale et la nature des revenus du conjoint[3]

En 2023, une personne sans enfant rémunérée au smic (1 383 € net mensuels) a droit à 218 € de prime d’activité par mois si elle vit seule, 406 € par mois si elle vit en couple avec un conjoint inactif sans revenu propre, et rien du tout si elle vit en couple avec un conjoint au chômage percevant le montant moyen d’allocation de retour à l’emploi[4] (983 €/mois). Lorsque le conjoint travaille, l’emploi au smic procure 92 € de prime d’activité si ce conjoint a le même salaire mais la prime est nulle s’il gagne 1,5 smic[5].

La comparaison des primes d’activité perçues par les couples selon la situation du conjoint donne des informations complémentaires : 

  • dans un couple biactif avec deux emplois au smic, si l’un des deux tombe au chômage, c’est toute la prime d’activité du couple (2×92 €) qui est supprimée ;
  • dans un couple mono-actif, l’un rémunéré au smic et l’autre sans revenu,  si ce dernier prend un emploi au smic, la prime d’activité du couple passe de 406 € à 184 € ;
  • le montant de prime d’activité du travailleur au smic est plus élevé si son conjoint gagne également le smic que s’il est au chômage rémunéré, alors même que son revenu est plus faible dans le second cas.

Ces résultats, qui illustrent la manière dont les revenus du conjoint et leur nature affectent le montant de la prime d’activité perçue par un travailleur au smic montrent bien que les employeurs ne devraient pas considérer que celle-ci peut se substituer à des revalorisations salariales pour les bas salaires.

Un emploi au smic rapporte plus ou moins selon le nombre d’enfants à charge

La prise en compte des enfants dans le calcul de la prime d’activité au niveau du smic rend compte de deux mécanismes aux effets contradictoires : d’un côté, le montant forfaitaire familial utilisé pour le calcul de la prime augmente avec le nombre d’enfants à charge[6] ; de l’autre côté, les prestations familiales perçues au titre des enfants à charge et le forfait logement, inclus dans la base ressource, réduisent le montant (A+B) duquel sont déduits les revenus pour le calcul de la prime (voir encadré). Il résulte de cette imputation des prestations sur le montant forfaitaire, un montant de prime très variable pour un ou une salarié(e) au smic selon le nombre d’enfants à charge.

Avec un emploi à temps plein au smic, un parent isolé avec un enfant qui ne perçoit pas de pension alimentaire touche une prime d’activité plus élevée qu’une personne seule. Avec 2 enfants, le montant de la prime est plus faible que pour une personne seule et le parent isolé ne perçoit pas de prime d’activité s’il a trois enfants à charge. L’impact des pensions alimentaires sur la prime d’activité a été largement étudiée (Périvier et Pucci, 2021[7]). Si le salarié au smic touchait une pension alimentaire plutôt que l’ASF, le montant de sa prime serait encore réduit, même pour une pension d’un montant équivalent à l’ASF (187 €/enfant).

Pour un travailleur rémunéré au smic qui vit en couple avec un conjoint inactif, le montant de la prime d’activité augmente avec le nombre d’enfants jusqu’au deuxième mais diminue de 130€ avec le troisième. On observe un profil similaire, mais avec des montants plus faibles, lorsque le conjoint est salarié. Dans un couple où les deux travailleurs gagnent le smic, le montant de la prime d’activité de chacun augmente de près de 40 € avec le premier enfant, 18 € avec le deuxième mais diminue de presque 120 € avec le troisième. Lorsque le conjoint est un peu mieux rémunéré (1,5 fois le smic), seuls les couples avec 1 ou 2 enfants peuvent prétendre à la prime d’activité. Enfin, quel que soit le nombre d’enfants, si le conjoint est au chômage et perçoit le montant moyen de l’ARE (983€), le salarié au smic ne peut pas percevoir de prime d’activité.

L’impact du nombre d’enfants sur le montant de la prime d’activité ne semble répondre à aucune logique et être un impensé de la prestation. Une autre interprétation serait que lorsqu’ils sont chefs de familles monoparentales avec 2 enfants ou plus ou de familles nombreuses, les salariés rémunérés au smic sont davantage aidés en tant que parents qu’en tant que salariés. Ces situations concernent particulièrement des mères pour lesquelles le travail est donc moins « payant » que pour les autres salariés au smic.

Il serait plus logique de dissocier les logiques de compléments de revenus d’activité, et de compensation de la charge d’enfant, de sorte que la part de l’aide sociale justifiée par la présence d’enfants ne dépende que du revenu du ménage et non du statut dans l’emploi des adultes. En ce sens, il serait cohérent que le montant de base de la prime d’activité ne dépende pas du nombre d’enfants, et que l’allocation permette le cumul avec les prestations familiales.

Seulement 64% de smicards éligibles à la prime d’activité et à peine la moitié de ceux qui vivent en couple

Le modèle de microsimulation INES développé par l’Insee, la Drees et la Cnaf permet de compléter l’analyse en estimant, au niveau des ménages et non plus des foyers Caf, la part des éligibles à la prime d’activité et le montant mensuel moyen de la prime à laquelle ils peuvent prétendre selon leur configuration familiale et leurs revenus. En effet, ce modèle simule les montants des principaux prélèvements et des prestations sociales pour un échantillon de ménages représentatif des ménages français[8]. La version du modèle utilisée ici simule la législation socio-fiscale de l’année 2019 à partir des revenus annuels des ménages[9]. Lorsqu’on considère des ménages réels, et non plus des cas types, il est impossible de repérer précisément dans les enquêtes portant sur les revenus des ménages, les travailleurs rémunérés au smic mensuel ou même au smic horaire. Le choix retenu ici consiste à sélectionner tous les travailleurs ayant gagné entre 90% et 110% d’un smic annuel, dénommés par la suite « travailleurs proches du smic ». Selon nos résultats, un peu moins des deux tiers d’entre eux sont éligibles à la prime d’activité. Le montant mensuel moyen de prime d’activité auquel les ménages de ces travailleurs peuvent prétendre est de 221 €. La part des éligibles au sein des travailleurs proches du smic, tout comme le montant moyen de prime auquel le ménage peut prétendre sont beaucoup plus faibles pour les travailleurs en couple, en particulier lorsque leur conjoint a une rémunération élevée. Lorsque le conjoint gagne plus de 1,5 smic, seulement 16% de ces travailleurs sont éligibles et pour un montant moyen inférieur à 100 €. La perception de revenu non professionnels (allocations chômage, pensions de retraite, pensions alimentaires…) ou d’autres prestations sociales réduit fortement la part des éligibles et le montant moyen du droit. Conformément aux résultats obtenus sur cas types, l’éligibilité augmente avec le premier enfant mais diminue ensuite avec le deuxième et le troisième. Les montants moyens auxquels les familles éligibles ont droit, en revanche augmentent avec le nombre d’enfants.

Dans l’ensemble, un peu moins des deux tiers des travailleurs proches du smic sont éligibles à la prime d’activité. Compte tenu du non-recours, ils ne sont que 55% à en bénéficier[10].

L’étude de l’éligibilité à la prime d’activité des travailleurs rémunérés au smic tend à montrer que ce dispositif rend soutenable socialement une vision du smic comme salaire « d’appoint », insuffisant pour vivre décemment, et qui serait complété soit par les ressources familiales (dont le revenu du conjoint), soit par une aide publique.

Encadré : Modalités de calcul de la prime d’activité

La prime d’activité, calculée au niveau du foyer Caf, vise à amener le revenu disponible du foyer au niveau d’un revenu garanti qui dépend de la situation familiale.

        Revenu garanti du foyer    =     Montant forfaitaire qui dépend de la situation familiale

                                                            +  61% des revenus professionnels                                                         +   bonus d’activité individuels

Lorsque le revenu d’un foyer est inférieur à son revenu garanti, le montant de la prime comble l’écart :

       Prime d’activité du foyer   =  Revenu garanti

                                                   –   revenus professionnels   –  revenus non professionnels

                                                   –   forfait logement  –  prestations familiales(*)    –  autres minima sociaux

La prime est versée si son montant est supérieur ou égal à 15 €.

On peut réécrire le montant de la prime comme suit :

       Prime d’activité du foyer  (Montant forfaitaire qui dépend de la situation familiale

                                                  –  forfait logement – prestations familiales  – autres minima sociaux )

                                                  + bonus d’activité individuels

                                                –  39 % des revenus professionnels – 100% des revenus non professionnels

Avant déduction des prestations familiales et du forfait logement, le montant forfaitaire croît avec le nombre d’enfants. Après déduction, on constate que pour les parents isolés, le montant forfaitaire net augmente avec le premier enfant mais diminue ensuite avec chaque enfant supplémentaire. Pour les couples, le montant forfaitaire net augmente jusqu’au deuxième enfant et diminue ensuite.

(*) Certaines prestations familiales ne sont pas prises en compte pour le calcul de la prime d’activité. C’est le cas de la majoration pour âge des allocations familiales, du forfait d’allocations familiales quand l’aîné des 2 enfants à 20 ans, de l’allocation de rentrée scolaire, de la prime de naissance, des prestations mode de garde, d’une partie de l’ASF et du complément familial.


[1] Voir encadré pour une explication plus précise.

[2] Pour chaque travailleur, le bonus augmente de 0 à 173 € pour un revenu professionnel allant de 0,5 à 1 smic et se stabilise au-delà.

[3] Les résultats ci-dessous ont été obtenus à l’aide de la maquette de simulation des transferts sociaux et fiscaux SOFI pour l’année 2023. Ils supposent que les ménages ont pour seuls revenus des salaires ou des allocations chômage.

[4] Plus généralement, dans un couple sans enfant, le travailleur rémunéré au smic à plein temps n’est pas éligible à la prime d’activité dès lors que les revenus non-professionnels de son conjoint (allocation chômage, pension d’invalidité ou de retraite…) dépassent 523€/mois.

[5] La prime d’activité s’annule lorsque le conjoint gagne un salaire d’au moins 1786 € (soit 1,32 fois le Smic).

[6] La présence d’un enfant âgé de moins de 3 ans modifie le montant du forfait car ces enfants ouvrent droit à des prestations spécifiques, comme l’allocation de base de la Paje ou la Prépare, et majore le montant forfaitaire pour les parents isolés. Il en résulte qu’au-delà du nombre d’enfants, leur âge influence aussi le montant de la prime d’activité pour un travailleur rémunéré au smic.

[7] Périvier H. et Pucci M., 2021, « Soutenir le niveau de vie des parents isolés ou séparés en adaptant le système socio-fiscal », Policy Brief OFCE, n° 91, 14 juin.

[8] Plus précisément, l’échantillon est représentatif des ménages vivant dans un logement ordinaire en France métropolitaine.

[9] La prime d’activité étant une prestations calculée chaque trimestre en fonction des revenus perçus les 3 mois précédents, le modèle Ines répartit les revenus annuels déclarés au cours de l’année à partir notamment d’informations sur le calendrier d’activité des travailleurs.

[10] Compte tenu des hypothèses d’imputation du non-recours dans le modèle Ines, il est délicat de définir la part des bénéficiaires selon les caractéristiques.




Salaire de référence des chômeurs : supprimer le problème ou le résoudre

par Bruno Coquet

Les allocations chômage que perçoivent
les chômeurs indemnisés remplacent une partie du salaire qu’ils recevaient
lorsqu’ils occupaient un emploi : ce salaire sert de référence au calcul
de l’allocation, il est celui auquel est appliqué le taux de remplacement et
sur la base duquel l’assureur essaie de stabiliser la consommation du chômeur ;
il représente donc une question fondamentale en matière d’assurance chômage.



Les règles en vigueur en France,
inchangées depuis des décennies, qui reposaient sur le salaire des jours
travaillés, ont été modifiées dans le cadre de la réforme de l’assurance
chômage de 2019. Les nouvelles règles qui privilégiaient un salaire mensuel
moyen englobant les jours travaillés et non-travaillés ont cependant été
invalidées par le Conseil d’État car elles engendraient « une
différence de traitement manifestement disproportionnée
 » au détriment
des chômeurs ayant occupé des emplois en contrats courts.

La règle du salaire journalier prévaut
donc à nouveau, et le sujet du « salaire de référence » est donc de
nouveau ouvert à la discussion.

Une règle problématique qui doit être
corrigée

Les règles en vigueur engendrent de très
fortes inégalités entre les chômeurs ayant des historiques d’emploi fractionnés
et les autres. Le taux de remplacement réglementaire du salaire mensuel peut en effet dépasser 100% :
en effet, lorsque le taux de remplacement est appliqué au salaire journalier
pour calculer une allocation journalière, cette dernière peut être servie tous
les jours du mois, alors que lorsqu’il était en emploi ce chômeur ne
travaillait pas forcément tous les jours de chaque mois. Il en résulte qu’un
chômeur qui ne travaille pas en activité réduite peut « gagner plus au
chômage qu’en travaillant
 ». Même si c’est loin d’être le cas général,
ce type de situation devrait néanmoins être impossible d’un point de vue réglementaire,
car préjudiciable pour les comportements et financièrement insoutenable pour
l’assureur. Ces règles devraient donc être changées.

Les règles définissant le salaire de
référence étaient bien adaptées au marché du travail des Trente glorieuses,
mais elles ont peu à peu révélé des faiblesses et craqué sous la pression de
l’usage débridé des contrats courts dans un contexte de chômage élevé.

De nombreux salariés alternent des
contrats courts et des périodes non-rémunérées. Leur revenu salarial est souvent
complété par un minimum social, la prime d’activité, etc., ce qui leur permet
de vivre sans occuper un emploi à temps plein. Lorsqu’ils ont accumulé
suffisamment de périodes d’emploi pour être éligibles à l’assurance chômage,
ils restent susceptibles d’exercer ponctuellement une emploi en contrat court,
d’autant qu’ils sont logiquement incités à le faire pour favoriser leur
employabilité et leur retour à l’emploi durable ; mais le changement vient
de ce que les périodes inter-contrats sont alors indemnisées par l’assurance
chômage.

Il en résulte un effet d’optique à
l’origine des différences d’appréciation quant au nombre de chômeurs qui
« gagnent plus au chômage qu’en travaillant » : lorsque
le nombre de jours indemnisés est réduit à proportion du nombre de jours
travaillés dans le mois, le taux de remplacement apparent devient inférieur au
taux réglementaire, et la fréquence des taux de remplacement supérieurs à 100%
diminue. En réalité les défauts de la règle restent identiques, mais ils sont masqués.

Au total la multiplication des
situations où le cumul allocations chômage/salaire est un fait, de même que les
cas où celles-ci sont plus rémunératrices que l’emploi ; et tout donne à
penser que ces possibilités ont peu à peu contribué à stimuler l’usage des
contrats courts, et les dépenses d’indemnisation afférentes. Dans tous les cas,
les règles de l’assurance chômage ne devraient pas ouvrir ce type de
possibilité, a fortiori à grande échelle.

Abracadabra : plus de problèmes de salaire de référence pour les chômeurs non-éligibles

Pour bien comprendre ce problème
complexe, ce nouveau document de travail, « Comment déterminer le salaire de référence des chômeurs
indemnisés ? »
, le décompose. Il
apparaît alors clairement que ce qui se manifeste au travers du salaire de
référence, ce sont d’abord les effets des règles d’éligibilité à l’assurance
chômage.

Les chômeurs qui n’ont pas accès à
l’assurance chômage ont un taux de remplacement nul. Pour ceux qui y ont accès,
le taux de remplacement dépasse le taux réglementaire dès lors qu’il existe des
jours non-travaillés dans leur historique d’emploi. L’intensité d’emploi exigée
par l’assurance, c’est-à-dire le nombre de jours travaillés durant la période
de référence, détermine dans quelle mesure le taux de remplacement effectif
peut dépasser le taux réglementaire.

La réforme de 2019 a profondément
modifié les règles d’éligibilité : période de référence raccourcie de 28 à
24 mois, seuil minimum d’éligibilité relevé de 4 à 6 mois, restriction des rechargements
de droits. Ces nouvelles règles impliquent que 400 000 chômeurs ne seront
plus éligibles (la moitié pourrait cependant le devenir avec un décalage de 12
mois au moins). De plus, le passage du seuil minimal d’éligibilité à 6 mois sur
les 24 derniers replie l’éventail des salaires, en ce sens que le salaire
mensuel moyen sur la période de référence qui pouvait être jusqu’à 7 fois
moindre que le salaire journalier des jours travaillés quand l’éligibilité
était fixée à 4 mois parmi 28 ne peut désormais être que 4 fois moindre au
maximum (6/24). Si la formule du salaire de référence ne changeait pas, le taux
de remplacement maximum passerait donc d’environ 7 à 4 fois le taux
réglementaire du seul fait du changement d’éligibilité.
Enfin, environ 1 million de chômeurs verraient la durée de leurs droits
réduite, parce qu’ils acquièrent leurs droits en plus de 24 mois. Les
restrictions d’éligibilité visant la récurrence au chômage des contrats courts
toucheront donc en réalité fortement des chômeurs issus d’emplois stables et
peu fractionnés.

Pour ces chômeurs
désormais inéligibles dont le taux de remplacement devient nul, ou ceux dont
l’allocation baissera du seul fait du durcissement des règles d’éligibilité,
une discussion restreinte au salaire de référence qui n’inclurait pas les
règles d’éligibilité ne changera rien.

Le problème tel qu’il était posé,
c’est à dire « plus de 20% des chômeurs ont un taux de remplacement net
supérieur à 100%
 » est supprimé pour environ la moitié des chômeurs
concernés, par ces seules restrictions de l’éligibilité et non par la règle
censurée du salaire de référence. Cela a plusieurs conséquences : d’une
part les faits qui ont justifié la modification de la règle du salaire de
référence sont moins beaucoup prégnants, d’autre part une discussion restreinte
aux règles du salaire de référence ne changera rien à la situation des chômeurs
devenus inéligibles ou ceux dont l’allocation baissera du seul fait des règles
d’éligibilité.

La nouvelle règle censurée du salaire
de référence arasait ce qu’il reste des taux de remplacement supérieurs à 100%,
et supérieurs au taux réglementaire. Si la réforme n’avait changé que cette
règle en laissant intacts les paramètres d’éligibilité, un plus grand nombre de
chômeurs précaires seraient restés éligibles avec une indemnisation réduite,
mais le problème du taux de remplacement tel qu’il était posé aurait aussi
disparu. Plus exactement la nouvelle règle aurait déplaçé le problème :
par souci de ne pas spolier les chômeurs concernés, le capital de droits (durée
potentielle des droits en jours x allocation journalière) tel qui ressortait de
l’ancienne règle, aurait été maintenu en allongeant la durée potentielle des
droits en sorte de compenser la baisse de l’allocation journalière issue de la
nouvelle règle. Ce faisant les inégalités de taux de remplacement étaient supprimées,
mais des inégalités quasiment équivalentes apparaissaient dans les durées potentielles
des droits, ce qui impliquait l’abandon de facto de la règle d’or « 1
jour travaillé / 1 jour indemnisé
 ».

Au total, la double-lame de la réforme
a supprimé le problème plutôt qu’elle ne l’a résolu. Il reste nécessaire de
revoir la définition du salaire de référence à remplacer, mais il est
souhaitable de le faire en cohérence avec les règles d’éligibilité.

Le salaire de référence :
nécessairement imparfait, au plus près du revenu assuré

Vouloir contrôler le salaire de
référence sans auparavant bien contrôler l’éligibilité et la manière dont les
chômeurs constituent leur historique d’emploi, aboutit nécessairement à une
formule imparfaite, inégalitaire, diffusant de mauvaises incitations. Ces
variables ne peuvent clairement pas être conçues indépendamment les unes des
autres.

Il n’existe cependant pas de formule
magique du salaire de référence. Une fois les chômeurs départagés par les
règles d’éligibilité, il est clairement souhaitable de tenir compte de la
régularité avec laquelle les nouveaux entrants en indemnisation ont acquis
leurs droits, et du caractère involontaire des périodes entre deux contrats lorsque
l’historique d’emploi est fractionné. Ces critères sont objectifs, en ce sens
qu’ils réfèrent aux comportements ou aux contributions des chômeurs lorsqu’ils
étaient salariés, ce qui les rend bien préférables à des paramètres abstraits tels
des « diviseurs » qui visent seulement à contraindre arbitrairement le
résultat de la formule du salaire de référence, sans lien avec les caractéristiques
du chômeur. Enfin, en dernier lieu, il est alors beaucoup plus facile de
déterminer une formule du salaire de référence réaliste, lisible, à mi-chemin
des deux extrêmes imparfaits que sont d’une part le salaire journalier des
seuls jours travaillés sur lequel s’appuie l’ancienne règle, ou le salaire
moyen sur la période servant à ouvrir les droits qui devait la remplacer en
2019.




Une histoire du désajustement franco-allemand (1995-2011)

Par Hadrien Camatte et Guillaume Daudin

Les
salaires par employé des secteurs « abrités » ont progressé beaucoup
plus rapidement en France qu’en Allemagne entre 1993 et 2012 (+47
 % en cumulé en France, +12 % en Allemagne). Selon X. Ragot et M. Le
Moigne, cette modération salariale des secteurs abrités en Allemagne serait
responsable de la moitié de l’écart de performances à l’exportation entre les
deux pays (28 points d’écarts en 2011, en prenant 1995 comme base).  



Grâce
à une approche capturant les chaînes de valeurs (modèle PIWIM) et en suivant
les hypothèses
utilisées
par X. Ragot et M. Le Moigne
, nous
estimons que l’écart de dynamique des salaires abrités entre la France et
l’Allemagne entre 1996 et 2011 explique 40 % de l’écart de performance à
l’exportation entre les deux pays (avec l’élasticité-prix des exportations
σ = 3). Ce résultat est un peu inférieur à celui
obtenu par X. Ragot et M. Le Moigne (50
 % du
total de l’écart) sur un horizon un peu plus étendu (1993-2012 pour X. Ragot /
M. Le Moigne) et sur des données agrégées.

Compte
tenu de la forte incertitude autour de l’élasticité-prix des exportations, nous
réalisons deux variantes : la première en retenant
σ = 2 (test de robustesse de X. Ragot et
M. Le Moigne) et σ = 1,3
correspondant
au coefficient de compétitivité-prix de long-terme du modèle
FR-BDF de la Banque de France. Dans le premier cas,
l’écart de dynamique des salaires abrités entre la France et l’Allemagne entre
1995 et 2011 explique près de 30% de l’écart de performance à l’exportation
entre les deux pays, tandis que l’effet obtenu est de 18 % en utilisant
FR-BDF. Ces résultats sont de nature à confirmer l’importance de la dynamique
des salaires abrités dans la performance du secteur exposé en France vis-à-vis
de l’Allemagne, ce qui a pu conduire à une baisse de son taux de marge ou de
ses performances à l’exportation.

* * *

Dans l’article « France et Allemagne : une histoire du
désajustement européen 
»
(2015, Revue de l’OFCE), X. Ragot et
M. Le Moigne étudient les raisons de la divergence économique entre la France
et l’Allemagne depuis le milieu des années 1990. Selon eux, la modération
salariale allemande dans les secteurs abrités[1]
serait responsable de la moitié de l’écart de performances à l’exportation entre
les deux pays et expliquerait environ 2 points de pourcentages – pp – du
taux de chômage français. « Le problème de l’offre en France est
essentiellement le résultat du désajustement européen. » écrivent les deux
auteurs. Certains travaux de recherche soutiennent cette thèse : à la
Banque de France, J. Carluccio[2]
a montré par exemple que les différences constatées au niveau des prix
immobiliers peuvent expliquer jusqu’à 70 % de l’écart de croissance des
salaires entre les deux pays entre 1996 et 2012. En revanche, d’autres travaux[3]
nuancent le rôle de la hausse des coûts du travail spécifique aux services dans
les pertes de parts de marché françaises à l’exportation. Selon V. Vicard et L.
Le Saux, les contributions significatives des services abrités aux exportations
manufacturières ne sont issues que de quelques secteurs des services, dont les
coûts unitaires du travail évoluent à un rythme proche de celui observé dans le
secteur manufacturier.

Cette note propose d’explorer
cette question en mobilisant le modèle PIWIM (Push-cost Inflation through
World Input-output Matrices
), qui permet une approche sectorielle prenant
en compte l’évolution des chaînes de valeur mondiales.

1 – Un état
des lieux : les salaires abrités français ont progressé nettement plus
vite que les salaires exposés allemands entre 1995 et 2011

La progression des salaires
abrités par tête a été beaucoup plus rapide en France qu’en Allemagne entre
1995 et 2011
(+47 %
en cumulé en France, +12 % en Allemagne soit quatre fois plus, voir graphique
1). Cet écart est beaucoup plus faible entre les salaires exposés français et
allemands : entre 1995 et 2011, ils ont augmenté en cumulé de 61 % en
France par rapport à 32 % en Allemagne, soit « seulement » deux
fois plus (voir graphique 2). L’utilisation des rémunérations par tête plutôt
que les salaires par tête ne change pas le diagnostic, même si l’écart est légèrement
plus creusé entre la France et l’Allemagne dans le secteur exposé (annexes 1).

      Bien que les salaires par tête aient progressé plus fortement en France qu’en Allemagne dans l’ensemble des secteurs abrités, il existe toutefois une grande hétérogénéité entre les secteurs (voir graphique 3 et graphiques en annexes 2). Par exemple, les salaires par tête ont progressé de 84 % dans les activités immobilières en France entre 1995 et 2011, tandis qu’ils ont baissé de 2 % en Allemagne sur cette période. En revanche, l’écart de progression des salaires par tête des services administratifs et de soutien n’a été que de 10 points entre la France et l’Allemagne sur la période, soit 20 points de moins que la moyenne des secteurs abrités. Ce point est central pour tenir compte de la critique de V. Vicard et L. Le Saux, dans la mesure où il s’agit du secteur abrité qui fournit le plus d’intrants au secteur exposé (annexes 2). Aussi, nous pondérons les secteurs abrités par rapport la production exportée pour tenir compte de cette critique.

2 – Méthode :
Que ce serait-il passé si les salaires abrités français avaient évolué comme
les salaires abrités allemands ?

Notre stratégie consiste à bâtir un
scénario contrefactuel de manière séquentielle :

  • Nous construisons un scénario contrefactuel de prix de production abrités, en supposant que les salaires de chaque secteur abrité français (par tête) ont évolué comme les salaires des secteurs équivalents allemands (par tête). Le passage des salaires au prix de production se fait sous l’hypothèse que l’excédent brut d’exploitation est constant. Nous utilisons les données de salaires et d’emploi d’Eurostat pour calculer des salaires par tête pour chaque secteur abrité de la base TiVA de l’OCDE pour la France et pour l’Allemagne.
  • Nous construisons un scénario contrefactuel de prix d’exportation, en calculant l’évolution des prix d’exports français si les salaires abrités français avaient évolué au même rythme que les salaires abrités allemands. Le modèle PIWIM utilisé avec la base de données TiVA nous permet d’obtenir le rôle des prix de production des secteurs abrités dans le total des prix d’exportation, pour la France et l’Allemagne entre 1995 et 2011. Pour mémoire, le modèle PIWIM utilise les tableaux d’entrées/sorties au niveau mondial des bases TiVA (OCDE) et WIOD (Commission européenne). Pour chaque année, il permet de calculer la sensibilité des prix des exportations aux salaires des secteurs abrités. La base TiVA (version 2016) est retenue car elle commence en 1995 (vs. 2000 pour WIOD)
  • À partir du scénario contrefactuel de prix
    d’exportation, nous en déduisons des performances à l’exportation
    contrefactuelles.
    Il
    n’est malheureusement pas possible d’utiliser PIWIM pour cette étape et de
    raisonner en équilibre général, dans la mesure où il s’agit d’un modèle
    purement comptable. L’hypothèse relative à l’élasticité-prix est fondamentale,
    dans la mesure où il existe une forte incertitude des estimations empiriques de
    la littérature : si la plupart des estimations macroéconomiques font état
    d’une élasticité proche de l’unité pour la France, d’autres peuvent aller jusqu’à
    6 (Broda
    et Weinstein[4],
    2006). Comme l’hypothèse de
    cette élasticité conditionne les résultats du contrefactuel de performances à
    l’exportation, nous choisissons d’utiliser σ = 3, σ = 2 et σ = 1,3. Les deux
    premières élasticités sont celles utilisées par X. Ragot et M. Le Moigne, 3
    étant considérée comme une valeur moyenne et 2 étant utilisée comme test de
    robustesse. Nous ajoutons à ces deux élasticités un scénario avec le
    coefficient de long-terme de la compétitivité-prix dans FR-BDF (1,3), le modèle
    de prévision utilisé à la Banque de France.

3 – Résultats

D’après le modèle PIWIM, si
les salaires abrités français avaient évolué comme les salaires abrités allemands,
toutes choses égales par ailleurs, les prix d’exports français totaux auraient
été inférieurs de 3,9 pp par rapport à leur progression réelle (graphique 4).

Sur cette période, l’écart de
performances à l’exportation (exportations en volume / demande mondiale) entre
la France et l’Allemagne s’élève à 28 points (graphique 5).

  1. En
    utilisant l’élasticité de de la compétitivité-prix σ = 3
    à l’évolution contrefactuelle des prix
    d’exportations (-3,9 pp), nous obtenons un effet de l’écart de dynamique des
    salaires abrités de l’ordre de 12 points, soit un peu plus de 40 % du
    total de l’écart ;
  2. En
    utilisant l’élasticité de de la compétitivité-prix σ = 2
    correspondant au test de robustesse de X.
    Ragot et M. Le Moigne, nous obtenons un effet de l’écart de dynamique des
    salaires abrités de l’ordre de 8 points, soit près de 30 % du total de
    l’écart ;
  3. En
    utilisant l’élasticité de de la compétitivité-prix σ = 1,3
    correspondant à l’élasticité-prix de
    long-terme de la compétitivité-prix de l’équation des exportations du modèle FR-BDF
    de la Banque de France à l’évolution contrefactuelle des prix d’exportations (-3,9
    pp), nous obtenons un effet de l’écart de dynamique des salaires abrités de
    l’ordre de de 18% du total de l’écart.

À élasticité-prix identique,
notre résultat (40 % de l’écart) est un peu inférieur à celui trouvé par
X. Ragot et M. Le Moigne (50%) sur un horizon toutefois un peu plus large
(1993-2012 vs. 1996-2011 pour cette étude). L’utilisation de données
désagrégées, avec une meilleure prise en compte de l’évolution des salaires
abrités de chaque service de soutien est également susceptible d’expliquer une
partie de l’écart. Il est également cohérent avec les résultats obtenus par R.
Cézar et F. Cartellier (« Compétitivité prix et hors-prix : leçons des chaînes
de valeur mondiales
 »,
Bulletin de la Banque de France,
224/2, juillet-août 2019), qui trouvent qu’en France, l’essentiel de la hausse
du coût unitaire du travail corrigé de l’insertion dans les chaînes de valeur
mondiales provient des secteurs de services, surtout abrités, alors que cet
effet est faible en Allemagne. Malgré la prise en compte de la critique de V.
Vicart / L. Le Saux et quelle que soit l’élasticité-prix retenue, ces
simulations confortent l’importance de la dynamique des salaires abrités dans
les divergences de performances à l’exportation de la France et de l’Allemagne. 

* Les prix à l’exportation français et allemands ont évolué à un rythme très proche depuis 1995, alors que les exportations en volume ont progressé beaucoup plus vite en Allemagne qu’en France. Dans un modèle d’offre et de demande, cela suggère que l’Allemagne a bénéficié d’un choc d’offre positif lié à la modération des prix des intrants.

Annexe 1 : Salaire et rémunération par employé


Annexe 2 : Importance
comparée des secteurs abrités en France et en Allemagne

Poids dans la production des secteurs abrités 

La part des différents secteurs abrités dans la production abritée est assez proche en France et en Allemagne.

Poids des consommations intermédiaires
issues des secteurs abrités dans la production des secteurs exposés

Les branches commerces, réparation d’automobiles et activités de services administratifs et de soutien sont les deux branches des secteurs abrités qui fournissent le plus d’intrants au secteur exposé.

Annexe 3 : Salaire par tête dans les secteurs abrités entre 1995 et 2011

Annexe 4 : Taux de marge net
par industrie (EBE et revenu mixte net/Valeur ajoutée)

Une critique assez usuelle consiste à dire que la fixation des prix d’exportations est réalisée par la concurrence et que l’ajustement est réalisé par les marges des exportateurs et in fine par l’innovation, l’investissement et la compétitivité hors prix. Si le taux de marge net des secteurs abrités a évolué de manière assez concomitante en France et en Allemagne entre 1995 et 2011 (cf. G A), celui-ci a connu des dynamiques très différentes dans le secteur exposé depuis le début des années 2000 : il a augmenté en Allemagne, malgré une forte chute observée pendant la crise de 2009, alors qu’il a baissé de façon quasi ininterrompue en France sur cette période (cf. G B).  

[1] Le
secteur abrité rassemble l’ensemble des biens non-exportables : la
construction, le commerce de gros et de détail, le transport, l’hébergement et
la restauration, les services immobiliers, les autres services, notamment les
services principalement non-marchands.

[2] Cf. Carluccio J., 2014, « L’impact
de l’évolution des prix immobiliers sur les coûts salariaux : comparaison
France-Allemagne 
», Bulletin de la
Banque de France
, n°196, 2e trimestre.

[3] Cf. Vicard V. & Le Saux L., 2014, « Les coûts du travail des
services domestiques incorporés aux exportations pèsent-ils sur la
compétitivité-coût ?, » Bulletin de
la Banque de France
, Banque de France, n° 197, pages 55-65.

[4] Broda
C. et Weinstein D., 2006, « Globalization and the Gains from Variety », The Quarterly Journal of Economics,
121(2) 541–585.