La dollarisation en Argentine : un mirage de plus ?

Hubert Kempf

Javier Milei, libertarien revendiqué, a été élu président de la République argentine le 19 novembre 2023 sur un programme électoral qui intégrait la proposition-choc de dollariser l’économie argentine[1]. Quel sens a cette proposition ? Est-elle réaliste ou viable ? J’avance dans ce billet que cette proposition s’explique par la volonté de se doter d’un mécanisme crédible de lutte contre l’inflation mais que la crédibilité de cet engagement est faible. La lutte contre l’inflation chronique doit passer par la fin du laxisme budgétaire pratiqué par les différentes autorités publiques argentines plutôt que par la mise en place d’un dispositif monétaire comme la dollarisation.



Javier Milei, le président argentin élu le 19 novembre dernier, a fait sensation comme candidat quand il a déclaré, se revendiquant d’une idéologie libertarienne, vouloir « dollariser » l’économie et donc la société argentines. L’extrémisme de ses propositions a été perçu par l’électorat comme une volonté de mettre à bas une organisation sociale inefficace et éliminer une classe politique incompétente et souvent corrompue.

Une fois élu, le président Milei a annoncé le 14 décembre 2023 renoncer temporairement à la dollarisation, « faute d’argent ». Plus précisément, faute de réserves en dollar suffisantes. Mais le ministre argentin de l’économie, Luis Caputo, a déclaré lors du récent forum économique mondial de Davos : « Les objectifs de fermeture de la Banque centrale et de dollarisation, loin d’être exclus, continuent d’être un objectif de ce gouvernement, mais les conditions pour y parvenir ne sont pas encore réunies. Nous devons d’abord stabiliser l’économie et dès que les conditions seront réunies, cela sera fait. »..

Le projet de l’équipe au pouvoir de dollariser l’économie argentine n’est donc pas abandonné. Que signifie-t-il ? Quelle chance de succès a-t-il ?

Avant toute chose, précisons ce que veut dire « dollariser l’économie argentine ». Deux formes de dollarisation sont envisageables. La dollarisation « exclusive » consiste pour un État souverain à donner cours légal exclusivement à une monnaie émise par un État étranger (par commodité, on évoquera les États-Unis comme le pays émetteur et leur monnaie, le dollar). En particulier, l’État « dollarisé » renonce à émettre sa propre monnaie et à exercer ainsi sa souveraineté monétaire. Toutes les transactions doivent être exécutées en dollars, tous les contrats passés entre agents doivent être libellés exclusivement en dollars, tous les comptes bancaires et financiers sont par conséquent tenus en dollars. La banque centrale elle-même n’effectue d’opérations qu’en dollars, en fonction des réserves dont elle dispose. Comme elle n’a aucune part à la politique monétaire décidée par le pays émetteur du dollar mais que cette monnaie circule librement entre les deux pays, il s’agit d’une union monétaire asymétrique[2]. La dollarisation « non-exclusive » (ou encore la substitution des monnaies) consiste pour un État à autoriser que certaines transactions soient effectuées dans une autre monnaie que celle qu’il émet et qu’il contrôle, et donc qu’une partie des patrimoines des agents résidents soit détenue dans une devise étrangère. Les cas de dollarisation non-exclusive sont nombreux (voir notamment Calvo & Gramont, 1992).

La proposition du président argentin nouvellement élu porte sur une dollarisation exclusive de l’économie monétaire argentine comme solution à l’hyperinflation endémique dont souffre l’Argentine depuis la deuxième moitié du XX° siècle.

En négligeant les coûts de la transition et en supposant que la dollarisation devienne pérenne, le gain attendu d’une telle mesure est connu, et c’est celui que recherche le président Milei. C’est la fin de l’hyperinflation puisque l’émission de monnaie domestique est supprimée, en admettant que le pays émetteur est caractérisé par une inflation faible et aisément anticipable et une croissance mesurée des différentes masses de moyens de paiement. La dollarisation est donc envisagée comme une solution extrême à une solution jugée incontrôlable.

Les coûts de la dollarisation sont non-négligeables. Le premier résulte de la renonciation à toute politique monétaire autonome, donc de la perte d’un instrument macroéconomique contribuant à la stabilisation du cycle économique et en particulier capable de gérer les chocs, intérieurs ou venus de l’extérieur. Le second, conséquence du premier, est la plus grande exposition aux chocs extérieurs puisque les chocs subis par le pays émetteur sont « amplifiés » dans le pays dollarisé à cause de la politique monétaire du pays émetteur qui ne correspond pas à sa situation spécifique. Le troisième est la perte des revenus du seigneuriage[3] pour le pays dollarisé, donc un accroissement de ses difficultés budgétaires. Le dernier enfin est la disparition du prêteur en dernier ressort, en cas de difficulté bancaire circonscrite à une banque ou systémique, puisque la banque centrale ne contrôle plus l’émission de moyens de paiement. Plus généralement, la politique prudentielle est rendue plus difficile puisque les banques domestiques sont mises en compétition directe avec les banques du pays émetteur (voir Berg & Borensztein, 2001).

Enfin, il faut rappeler les conditions de succès de la dollarisation : l’existence de réserves en dollar suffisantes et convenablement réparties dans la population. Si elles sont insuffisantes, l’inflation (des prix exprimés en monnaie domestiques) dans l’intervalle entre l’annonce de la dollarisation et sa mise en place sera positive et inversement proportionnelle à la quantité de réserves en dollar (Voir Caravello & alii, 2023). Enfin, si les réserves sont très inégalement réparties en fonction des revenus, le risque est grand que la partie la plus pauvre de la population se trouve brutalement sans moyens de paiement et donc soit poussée à des actions extrêmes pour subvenir à ses besoins. L’agitation sociale, pouvant être violente, déboucherait sur une crise politique dont la dollarisation serait la première victime.

La justification d’une politique de dollarisation en Argentine se trouve dans la situation d’inflation chronique et souvent très élevée dont ce pays n’arrive pas à sortir depuis les années 1950, et en particulier depuis la fin de la dictature militaire (1983). Devant l’incapacité des différents gouvernements à maîtriser l’inflation, il est logique qu’une solution extrême comme la dollarisation qui consiste à s’interdire toute manipulation monétaire apparaisse comme séduisante et raisonnable. Mais on peut s’interroger sur le fait de savoir s’il s’agit d’un pari audacieux ou d’un mirage de plus.

Pour répondre à cette question, il est utile de rappeler le précédent du système de caisse d’émission (« Currency board »)[4]  mis en place à l’instigation du président argentin Carlos Menem en 1991. Le principe de la caisse d’émission est d’empêcher toute création discrétionnaire de liquidité en adossant l’émission de monnaie banque centrale sur ses réserves en devises, essentiellement en dollar. Le système n’empêche donc pas la circulation et l’usage d’une monnaie nationale, le peso dans le cas argentin. Il implique la détermination d’un taux de change fixe avec le dollar, l’adossement de toute l’émission monétaire interne sur des actifs libellés en dollars, et l’interdiction pour la Banque centrale de stériliser les mouvements de capitaux en balance des paiements. De fait, le peso est devenu quasi parfaitement substituable au dollar dans les années 1990, les coûts de conversion des deux devises étant extrêmement faibles et le dollar accepté comme moyen de paiement et unité de compte dans les opérations internes à l’Argentine. C’est en ce sens que la caisse d’émission est une forme atténuée de dollarisation. Le projet actuel de dollarisation peut donc se lire comme une nouvelle tentative de réformer le régime monétaire, bancaire et financier argentin par un ancrage plus strict encore sur le dollar.

L’expérience des années 1990 s’est terminée par une crise économique majeure préludant à son abandon en 2001 (voir Sgard, 2004). L’expérience a d’abord été réussie : les déficits publics ont été fortement réduits, des réformes importantes ont été adoptées. Mais la situation s’est progressivement dégradée jusqu’à la crise de 2001. L’échec s’explique par une combinaison de facteurs : l’irresponsabilité fiscale dont ont fait preuve tant les gouvernements des provinces argentines (qui ont émis des quasi-monnaies pour financer leurs déficits) que le gouvernement central qui, pris dans le jeu électoral, a laissé faire et a à son tour adopté une politique budgétaire laxiste conduisant à des déficits croissants, atteignant 6 % du PIB en 2000, donc un endettement extérieur croissant ; les crises de change connues par les pays voisins et la faiblesse des cours des produits agricoles exportés par l’Argentine à la fin de la décennie 1990. La perte de l’autonomie monétaire n’a pas permis de contrer ces tendances et a rendu le dispositif intenable, poussant l’Argentine vers le défaut souverain. La seule option était alors de modifier sévèrement le taux de change en sortant du système de caisse d’émission. Rien ne permet de penser que ces excès et ces mauvaises fortunes ne se répéteront pas.

La proposition de dollarisation témoigne d’une défiance renouvelée à l’égard du système de gouvernement politique argentin, les décideurs publics étant jugés incapable de se réfréner et d’adopter des règles de bonne conduite financière comme l’ont montré d’abord l’écroulement du currency board puis les manipulations monétaires pratiquées sous la présidence Kirchner et les erreurs de gestion du président Macri et de ses équipes. Cette défiance est largement partagée par la population, depuis longtemps dollarisée de facto (surtout les possédants, ayant accès à des marchés de capitaux internationaux), ce qui au demeurant facilite la transition vers une dollarisation exclusive. Face à ces errements, le choix de la dollarisation apparaît comme une forme paradoxale de pré-engagement pour gagner de la crédibilité dans la lutte contre les tentations inflationnistes. Il s’agit d’un pré-engagement asymétrique puisque cette politique s’effectue sans le concours des autorités américaines. L’Argentine n’a pas de soutien extérieur à sa politique à attendre. Dans ces conditions, la dollarisation crée une extrême vulnérabilité aux circonstances extérieures pour échapper à la vulnérabilité interne qui résulte de la tentation du financement monétaire des déficits publics, tout en créant de nouvelles formes de vulnérabilité interne.

Derrière les conditions techniques de son succès, la dollarisation ne peut fonctionner que si elle bénéficie d’un fort soutien interne à cette forme de pré-engagement qui n’a rien d’acquis. Que les agents privés ou les acteurs publics se défient progressivement ou brutalement de la solidité de la dollarisation ou qu’ils cherchent à échapper à ses contraintes, et ils trouveront les moyens de contourner l’obligation d’utiliser exclusivement le dollar dans leurs transactions. De plus, la dollarisation ne peut fonctionner que si elle dispose également d’un soutien externe des marchés financiers internationaux puisque les chocs externes ne peuvent plus être librement gérés par la politique macroéconomique / monétaire intérieure. Les déficits extérieurs éventuels ne pouvant être gérés par une politique monétaire visant à manipuler les taux de change doivent être financés par appel à des financements externes. Or l’économie argentine est particulièrement sujette à des chocs étant donné sa dépendance à l’égard des phénomènes météorologiques qui conditionnent sa capacité à obtenir les dollars en contrepartie de ses exportations de produits agricoles. De surcroît, ces chocs sont peu corrélés aux chocs qui affectent l’économie américaine et aux réponses des politiques macroéconomiques américaines qui y répondent. L’Argentine est ainsi vouée à subir la conjoncture américaine sans pouvoir répondre à ses propres chocs. Elle devient très dépendante de financements externes et de leurs modalités. Les partenaires extérieurs doivent être convaincus de la solidité de la dollarisation argentine pour la soutenir par leurs prêts en dollars. Leur défiance éventuelle se traduira par une augmentation des taux d’intérêt prêteurs qui rendront la situation macroéconomique plus fragile.

Apparaît ainsi un premier paradoxe : la dollarisation doit être soutenue à l’intérieur comme à l’extérieur pour être crédible, mais elle ne peut être soutenue que si elle est crédible. La notion de pré-engagement est justement là pour exprimer cette crédibilité. Or les pré-engagements ne sont quasiment jamais absolus mais sont le plus souvent limités (par des clauses de sauvegarde, par des bouleversements imprévus, par des configurations de jeu non prévues). Rien n’assure alors que la coordination des anticipations des multiples parties prenantes se produise dans le sens désiré. La dollarisation tient ainsi autant de la méthode Coué que du pré-engagement indestructible.

Ceci fait apparaître un deuxième paradoxe : si le soutien interne à la dollarisation comme forme de pré-engagement existe, il est raisonnable de penser que la société est en mesure d’admettre d’autres formes de pré-engagement, moins coûteuses que la dollarisation. Il devrait être possible de mettre en place des institutions (des formes de pré-engagement) plus adaptées aux particularités sociales et économiques argentines et plus à même de résoudre les problèmes qui sont à l’origine des phases d’hyperinflation que connaît de façon récurrente l’Argentine : l’irresponsabilité budgétaire des gouvernements provinciaux et national, à l’origine des déficits publics massifs, l’indépendance du judiciaire, le contrôle correct et non-partisan de la constitutionnalité des lois et des politiques publiques. L’idée que la dollarisation est la seule politique qui permet d’assurer la crédibilité d’un engagement de casser l’inflation, au prix d’un abandon d’une bonne part des capacités d’action de l’État, doit être remise en cause. Si les conditions d’ensemble font que la dollarisation est possible et viable, celle-ci ne peut être désirée puisque d’autres politiques sont alors moins coûteuses pour un même résultat, la maîtrise durable du processus inflationniste.

Des formes de pré-engagement allant plus directement au cœur du problème et probablement plus saines que la dollarisation car n’obérant pas la capacité de mener des politiques macroéconomiques actives (voire discrétionnaires) pour stabiliser le cycle, orienter le processus de croissance ou mettre en place des programmes de redistribution sont possibles si la dollarisation est possible, c’est-à-dire acceptée socialement et politiquement. En d’autres termes, c’est moins dans l’abandon de la souveraineté monétaire que dans la maîtrise des comptes publics et de l’ampleur des déficits publics que se trouve la clé du contrôle de l’inflation. Le président Milei devrait s’apercevoir bien vite qu’il ne suffit pas de se revendiquer libertarien pour mettre fin à la gabegie budgétaire argentine mais qu’il faut gérer au plus près les multiples canaux d’abus qui prospèrent dans le labyrinthe fiscal argentin (Voir Saiegh & Tommasi, 1999). Il s’agit moins de vouloir démanteler l’État (tâche irréaliste) que de le réformer en profondeur par la mise en place d’institutions et de dispositifs interdisant ces abus.


[1]Une présentation synthétique de la problématique macroéconomique argentine, suivie d’une analyse innovante de la dollarisation est donnée par Ivan Werning sur le site Markus’ academy (géré par Markus Brunnermeier, professeur à Princeton).

[2] Voir Kempf H., Economie des unions monétaires, Economica : 2019, chapitre 1. Voir également Hanke S. (2023), pour une liste des cas de dollarisation exclusive.

[3]  Les revenus de seigneuriage sont les revenus que tire l’émetteur de moyens de paiement de leur création.

[4] Voir Chauvin, S., & Villa, P. (2003) et De la Torre A., Levy Yeyati E., Schmuckler S. (2003), « Living and Dying with Hard Pegs : the Rise and Fall of Argentina’s Currrency Board », Economía,  Vol. 3, No. 2, pp. 43-107. 8




Pourquoi – et comment – pérenniser Next Generation EU

Frédéric Allemand, Jérôme Creel, Nicolas Leron, Sandrine Levasseur et Francesco Saraceno

L’instrument Next Generation EU (NGEU) a été créé pendant la pandémie afin de financer la relance et surtout d’assurer la capacité de résilience de l’Union européenne (UE). Depuis lors, avec la guerre en Ukraine et son lot de conséquences, les chocs qui frappent l’UE ne cessent de s’accumuler et ce, dans un contexte où il faut aussi accélérer la transition écologique et la digitalisation de l’économie. L’invasion de l’Ukraine par la Russie a remis les questions de défense au premier plan des préoccupations tandis que l’inflation donne lieu à des réactions hétérogènes des États membres, ce qui ne favorise pas la convergence économique, sans compter les resserrements monétaires qui déstabilisent certaines banques. Les subventions de l’administration Biden à l’industrie américaine ont tous les traits d’un nouvel épisode de guerre commerciale auquel la Commission européenne a répondu par un assouplissement temporaire des règles des aides d’États. Dans cet environnement empreint d’incertitudes et dans lequel les chocs se succèdent, l’idée de transformer NGEU d’instrument temporaire en instrument permanent a fait son chemin. Á titre d’exemple, le Commissaire européen P. Gentiloni évoque cette idée dès 2021 ; elle est mentionnée lors d’une conférence de l’Official Monetary and Financial Institutions Forum en 2022 ; elle figure en conclusion d’un article de Schramm et de Witte, publié dans Journal of Common Market Studies en 2022 ; et elle est évoquée publiquement par Christine Lagarde en 2022. Elle ne fait guère l’unanimité cependant : en Allemagne notamment, où après la décision favorable à NGEU de la Cour constitutionnelle du 6 décembre 2022, le ministre des Finances, Christian Lindner, rappelle que l’émission de dette commune (au cœur de NGEU) doit rester une « exception ». Le débat restant ouvert, nous avons évalué dans une étude récente pour la Fondation for European Progressive Studies (FEPS) la pertinence économique, mais aussi politique, et les difficultés techniques et juridiques que la mise en œuvre d’un instrument permanent de type NGEU engendrerait.



La mise en œuvre de NGEU a d’ores et déjà soulevé des questions délicates de coordination entre les États membres à propos de l’allocation des fonds envers les différentes priorités structurelles de la Commission (quelle part vers la transition écologique ? quelle part vers la digitalisation ?) et entre les pays eux-mêmes car la question du « juste retour » ne manque jamais de resurgir dans le cadre des négociations. À ces difficultés de coordination, la première partie de l’étude ajoute la question de la légitimité démocratique des politiques de l’UE lorsque des priorités supranationales limitent l’autonomie des parlements nationaux, à commencer par la politique budgétaire, « cœur matériel » de la démocratie. Le problème de la responsabilité démocratique n’est pas nouveau si l’on considère que les règles supranationales, telles que le Pacte de stabilité et de croissance, imposent des limites au pouvoir des parlements de « taxer et dépenser ». En fait, la logique intrinsèque de la coordination est de forcer le pouvoir politique à se conformer aux impératifs fonctionnels (macroéconomiques), ce qui produit inévitablement une forme de dépolitisation de la politique budgétaire et fiscale. La pérennisation de NGEU doit donc être vue comme une opportunité, celle de remédier à la dépolitisation des politiques de l’UE et de tendre vers une « Europe politique » en instaurant un échelon supranational à la mise en œuvre d’une politique budgétaire européenne.

Cette partie de l’étude rappelle aussi que si la mise en œuvre de NGEU a été d’une importance capitale pour stimuler la reprise post-pandémique, avec des résultats économiques encore incertains car les fonds n’ont été allouées que relativement récemment[1], elle révèle aussi un changement d’état d’esprit des décideurs politiques de l’UE. Pour la première fois, l’emprunt commun et un certain partage des risques sont devenus des caractéristiques d’un plan budgétaire européen. Il est cependant erroné de considérer, à ce stade, NGEU comme un moment « hamiltonien » ou comme l’acte fondateur d’une Europe fédérale : NGEU est limité dans sa portée et dans sa durée ; il ne reprend pas les dettes passées des États membres et il n’a pas créé de capacité de dépenses (d’investissements) communes. Et c’est peut-être bien là que réside sa principale faiblesse et sa principale voie d’amélioration. La pandémie et la réponse économique forte que lui ont apportée les États européens ont indiqué qu’ils pouvaient partager des objectifs communs et cruciaux : la relance, la résilience, la transition écologique et la digitalisation. Il manque cependant une capacité budgétaire centrale pour mieux relier les défis de long terme avec un instrument adapté à cet horizon. D’où l’idée de pérenniser NGEU.

En guise de préambule à une éventuelle pérennisation de NGEU, une autre partie de l’étude pose la question de savoir quelle serait la tâche principale confiée à un instrument budgétaire central permanent. Une réponse évidente est la fourniture et le financement des biens publics européens (définis au sens large pour englober les notions de sécurité et de protection de l’environnement) que les États membres peuvent ne pas fournir en quantité suffisante, en raison d’un manque de ressources et/ou d’externalités. Concernant la fourniture de biens publics, il faut rappeler que les préférences des citoyens sont assez homogènes au sein de l’UE et qu’il existe une demande croissante pour que certains d’entre eux soient fournis au niveau de l’UE. À titre d’exemple, 86 % des citoyens de l’UE sont en accord avec la réalisation d’investissements dans les énergies renouvelables menés au niveau de l’UE. Même la production d’équipements militaires par l’UE remporte de plus en plus l’adhésion des citoyens avec 69 % d’entre eux « d’accord ou tout à fait d’accord ». Une fourniture de biens publics au niveau européen plutôt que national permet en outre la réalisation d’économies d’échelle clairement palpables, par exemple, dans le domaine des infrastructures. Last but not the least, elle trouve une justification dans sa capacité à « faire l’Europe » par des actions concrètes et à renforcer le sentiment européen. Bien évidemment, le débat sur une capacité budgétaire centrale devra être mené parallèlement à celui sur la réforme du Pacte de stabilité et de croissance afin de garantir la création d’un espace budgétaire (ou de marges de manœuvre complémentaire) dans l’UE.

L’étude souligne alors qu’il existe peu d’options pour créer une capacité budgétaire centrale dans le cadre institutionnel actuel. Les traités définissent un cadre budgétaire (centré sur le cadre financier pluriannuel, CFP) pour l’UE qui lie les dépenses à la capacité de lever des ressources, limitant ainsi fortement, en temps normal, la capacité de lever de la dette. La création d’instruments financiers spéciaux et la décision de dépenser au-delà des plafonds du CFP sont explicitement liées à des circonstances exceptionnelles et ne peuvent constituer une solution pour la fourniture récurrente de biens publics. Le relèvement du plafond des ressources propres de 0,6 point, pour le porter à 2 % du RNB [2] a permis de garantir que les opérations d’emprunt d’un montant sans précédent respectent le principe constitutionnel d’équilibre budgétaire.

Cependant, cette augmentation n’a été approuvée qu’en raison de son caractère exceptionnel et temporaire, le plafond des ressources propres pour les paiements devant être ramené à 1,40 % du RNB dès lors que les fonds auront été remboursés et que les engagements auront cessé d’exister. Même si un financement pérenne devait être attribué à l’instrument NGEU, sa capacité d’intervention resterait limitée. Conformément à sa base juridique (article 122 TFUE), NGEU est un instrument de gestion de crise dont l’activation est liée à la survenance ou au risque de circonstances exceptionnelles. La législation européenne interdit, par principe, à l’UE d’utiliser des fonds empruntés sur les marchés des capitaux pour financer des dépenses opérationnelles.

L’étude examine d’autres dispositions juridiques qui pourraient contribuer au financement des biens publics mais quelle que soit la base juridique choisie, (a) l’UE ne dispose pas d’un instrument financier général polyvalent qu’elle pourrait activer, en plus du budget général, pour financer des actions et des projets sur une longue période ; et (b) l’UE ne peut pas accorder de fonds pour financer des actions en dehors de son domaine de compétence, c’est-à-dire se substituer aux États membres dans des domaines où ceux-ci conservent la compétence de leurs politiques. Par conséquent, la révision des traités ou la mise en place de nouveaux accords intergouvernementaux (sur le modèle du Mécanisme européen de stabilité) semble inévitable si l’on veut créer une capacité budgétaire centrale.

Partant de la seconde option, l’étude propose qu’une agence européenne de l’investissement public voie le jour, comme première étape vers la création d’une capacité budgétaire centrale. Cette agence aurait pour fonction de planifier des projets d’investissement et de les mettre en œuvre, en coopération avec les États membres. En raison de la législation européenne, l’agence n’aurait pas un contrôle total sur les choix stratégiques mais agirait principalement dans les limites fixées par les feuilles de route des institutions de l’UE. Néanmoins, elle aurait la capacité administrative de concevoir des projets d’investissement public qui font actuellement défaut à la Commission et elle pourrait se voir confier le contrôle de l’attribution des subventions, des lignes directrices techniques, du suivi de la conditionnalité, etc.

La dernière partie de l’étude rappelle cependant que même des progrès substantiels en matière de capacité budgétaire centrale ne devraient pas occulter la nécessité que des politiques budgétaires nationales soient elles aussi mises en œuvre et qu’une coordination étroite entre elles soit assurée. Alors que des pouvoirs croissants sont transférés au niveau européen en matière de biens publics, comme on peut le constater par exemple avec le Pacte vert européen et avec le ciblage des dépenses allouées au titre de NGEU vers le verdissement et la digitalisation, la question de la coordination des politiques des gouvernements nationaux entre eux et avec les politiques mises en œuvre au niveau central demeure. La coordination des politiques, qui limite nécessairement l’autonomie des parlements nationaux, soulève la question de la légitimité démocratique des politiques de l’UE et peut entraîner une forme de dépolitisation de la politique budgétaire. Cela deviendrait encore plus problématique si l’UE transférait, au niveau supranational, certaines des décisions concernant les biens publics à fournir et auprès de qui les financer. Pour éviter une telle déconnexion entre le renforcement macroéconomique européen autour des biens publics et la dimension démocratique de cette orientation, il ne faut sans doute rien de moins qu’un bond en avant dans la création d’une Europe politique à deux niveaux démocratiques avec une démocratie européenne authentique – car fondée sur un véritable pouvoir budgétaire parlementaire européen lui-même relié aux préférences des électeurs européens – mais pleinement articulée avec les démocraties nationales aux marges budgétaires recouvrées.


[1] L’incohérence entre la nécessité de relancer l’économie européenne après la pandémie et un versement très graduel des fonds est discutée par Creel (2020).

[2] RNB : Revenu national brut défini comme le PIB plus les revenus nets reçus de l’étranger au titre de la rémunération des salariés, de la propriété, des impôts et subventions nets sur la production.




La souveraineté alimentaire

Compte rendu du séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », Cevipof-OFCE, séance n° 9 du 9 décembre 2022

Intervenants : Clément JAUBERTIE (Commission européenne), Thierry POUCH (Chambres d’agriculture France, Laboratoire REGARDS de l’Université de Reims) et Édouard GAUDOT (Green European Journal).

Le séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », organisé conjointement par le Cevipof et l’OFCE (Sciences Po), vise à interroger, au travers d’une démarche pluridisciplinaire systématique, la place de la puissance publique en Europe, à l’heure du réordonnancement de l’ordre géopolitique mondial, d’un capitalisme néolibéral arrivé en fin du cycle et du délitement des équilibres démocratiques face aux urgences du changement climatique. La théorie politique doit être le vecteur d’une pensée d’ensemble des soutenabilités écologiques, sociales, démocratiques et géopolitiques, source de propositions normatives tout autant qu’opérationnelles pour être utile aux sociétés. Elle doit engager un dialogue étroit avec l’économie qui elle-même, en retour, doit également intégrer une réflexivité socio-politique à ses analyses et propositions macroéconomiques, tout en gardant en vue les contraintes du cadre juridique.

Réunissant des chercheurs d’horizons disciplinaires divers, mais également des acteurs de l’intégration européenne (diplomates, hauts fonctionnaires, prospectivistes, avocats, industriels etc.), chaque séance du séminaire donnera lieu à un compte rendu publié sur les sites du Cevipof et de l’OFCE.



1. La perspective économique : le renouveau de l’autonomie alimentaire à l’épreuve des limites de la mondialisation

Thierry Pouch, chef économiste de Chambres d’agriculture France et membre du laboratoire REGARDS de l’Université de Reims, observe le retour de la thématique de la souveraineté alimentaire – car il s’agit bien d’un retour. La mondialisation portait en elle l’effacement des frontières et des États, et donc l’amoindrissement de la souveraineté alimentaire. Nous sommes actuellement dans une phase assez approfondie de segmentation des processus de production (internationalisation des chaînes de valeur) au moyen d’accords de libre-échange afin de tirer vers le bas le prix des produits importés et les coûts de production. La souveraineté alimentaire s’est ainsi retrouvée reléguée au second plan. Les produits agricoles bénéficient, en effet, d’un mouvement général de diminution des droits de douane (du GATT de 1947 au cycle d’Uruguay, 1986-1994, et la naissance de l’OMC) qui vient brouiller la notion de souveraineté alimentaire affichée par les État dans les années 1950-60. Le Sommet mondial de l’alimentation de 1996 à Rome, impulsé par la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) fait pourtant ressurgir la notion de souveraineté alimentaire quand l’organisation non gouvernementale Via Campesina[1] soulève le sujet pour les pays en voie de développement. La thématique, toutefois, ne trouve pas beaucoup d’écho parmi les acteurs agricoles européens.

La crise financière de 2008 rebat les cartes avec le retour de problématique de la souveraineté alimentaire (émeutes de la faim), retour confirmé par la pandémie du Covid-19 et la guerre en Ukraine. La France prend alors conscience du degré élevé de sa dépendance en matière de protéines végétaless (pour l’alimentation des animaux d’élevage) ainsi que de l’accélération des importations de viande et de volaille, de son déficit désormais structurel en fruits, légumes et engrais et autres intrants (fabriqués à partir du gaz, la Russie détient 16 à 18% du marché mondial des engrais). Le thème de la souveraineté alimentaire a été directement repris dans le discours de la Sorbonne d’Emmanuel Macron (2017) ainsi que celui de Rungis (États Généraux de l’Alimentation, 2017) ou, plus récemment, dans le cadre de la Présidence française de l’Union européenne. Les Chambres d’agriculture françaises réaffirment de même le besoin de restaurer la souveraineté alimentaire, consubstantielle de l’autonomie stratégique nationale et européenne. Rappelons que la France demeure le premier pays agricole de l’UE (19% de la production agricole de l’UE).

La souveraineté alimentaire peut se définir comme la faculté de déterminer librement pour un Etat ou un peuple ce qu’il doit produire sur le plan alimentaire. La notion établit un lien entre peuple souverain et production agricole. Le droit à l’alimentation peut se lire ainsi comme une manifestation du retour de l’État-nation souverain.

Trois difficultés se présentent pour la souveraineté alimentaire européenne :

1/ Savoir si l’ensemble des États membres de l’UE convergent pour construire ou réhabiliter une souveraineté alimentaire. Ce processus pourrait-il conduire à franchir une première marche vers l’Europe fédérale ? Au niveau français, s’agit-il d’une souveraineté alimentaire globale (toutes les filières) ou ne concernant que certaines filières en difficulté (fruits et légumes, dont la balance commerciale française est en déficit structurel), quitte à laisser tomber certains secteurs selon une logique d’avantage comparatif ;

2/ Desserrer un certain nombre de contraintes d’approvisionnement (notamment les protéines végétales importées du Brésil et des États-Unis pour le soja et le tourteau de tournesol, d’où l’enjeu de mettre en place un plan protéine visant l’autonomie protéique). Mais selon quelles modalités agronomiques et quels régimes d’aides agricoles ? Personne n’a oublié l’accord avec les États-Unis du début des années 1960 permettant au soja américain de pénétrer le marché commun européen. L’accord n’a jamais été remis en cause du fait qu’il constitue une contrepartie à l’acceptation américaine de la politique agricole commune européenne ;

3/ Articuler souveraineté alimentaire et accords commerciaux de l’UE. Faut-il rouvrir les textes signés, voire les remiser dans les tiroirs pour négocier de nouveaux accords intégrant la souveraineté alimentaire ?

Les chocs de cette dernière décennie (crise financière, pandémie du Covid-19, guerre en Ukraine) ont déclenché une réflexion sur les limites de la mondialisation et l’importance de l’autonomie alimentaire, ouvrant un nouveau processus politique nécessairement long.

2. La perspective des acteurs institutionnels : concilier l’objectif de durabilité du système alimentaire européen avec l’enjeu d’accessibilité alimentaire des ménages vulnérables

Clément Jaubertie, expert national détaché, analyste de données économiques et politiques à la Direction générale de l’Agriculture et du Développement rural de la Commission européenne, partage le constat du retour de la notion de souveraineté alimentaire, surtout au prisme de la sécurité alimentaire dans ses deux dimensions : 1/ la disponibilité alimentaire (quantité disponible de nourriture), 2/ l’accessibilité alimentaire (accès à une alimentation de qualité à un prix stable). Ces dimensions de sécurité alimentaire sont déjà présentes dans les traités européens, en particulier avec l’article 39 du traité sur le fonctionnement de l’UE relatif à la politique agricole commune dont le but est de garantir l’accès à l’alimentation à des prix raisonnables pour le consommateur[2]. Elles sous-tendent la notion de stabilité et de durabilité dans le temps de la sécurité alimentaire européenne.

Les constats pour la France s’appliquent aussi au niveau de l’UE. Si l’UE est un grand producteur, elle connaît des fortes dépendances aux importations de protéines végétales importées et d’engrais minéraux et azotés, ainsi qu’aux coûts de l’énergie, en particulier du gaz naturel. La pandémie du Covid-19 et la guerre en Ukraine ont révélé la nécessité de renforcer l’autonomie européenne énergétique et des intrants agricoles. S’il n’y a jamais eu en soi de réelles difficultés d’accès général à l’alimentation pour les Européens, il reste l’enjeu (à court terme) de l’accessibilité de l’alimentation pour les ménages européens vulnérables en raison de la hausse des prix (+20 % en 2022).

L’agenda politique européen en matière de sécurité alimentaire doit ainsi articuler des défis de long terme (le « Green Deal » qui pose l’objectif d’un système alimentaire écologiquement durable) avec ces défis de court terme. La durabilité du système alimentaire européenne exige d’être plus économe en intrants agricoles tout en intégrant les facteurs biophysiques de long terme (climat et biodiversité). Elle dépend également des politiques de consommation qui doivent évoluer vers la sobriété et la lutte contre le gaspillage.

Enfin, le maintien d’une population agricole constitue un autre défi de moyen-long terme. En France, en 2020, le nombre d’exploitations agricoles a diminué d’un quart par rapport à 2010 (416 054 exploitations agricoles actives en 2020 contre 514 964 en 2010). Comment attirer de nouveaux agriculteurs afin de maintenir notre capacité de production agricole, alors que la population agricole vieillit (seul 1/5 des chefs d’exploitation agricole ont moins de 40 ans) ? Comment assurer le renouvellement générationnel des agriculteurs ?

3. La perspective politique : parlons de sécurité alimentaire plutôt que de souveraineté alimentaire

Édouard Gaudot, membre du comité de rédaction de Green European Journal, rappelle que les questions agricoles sont depuis longtemps au cœur d’affrontements politiques plus ou moins explicites. Ils font partie des sujets qui avaient été longuement dépolitisés, comme la question des échanges commerciaux – question re-politisée à partir de la fin des années 1990 au travers des grandes manifestations altermondialistes comme Seattle en marge de la conférence ministérielle de l’OMC. Alors que l’intégration mondiale des marchés agricoles progressait malgré les résistances, la transformation des productions agricoles en « matières premières » (« commodification » en anglais) rehausse l’enjeu politique. Derrière les enjeux purement commerciaux se révèlent aussi des enjeux de souveraineté et d’autonomie alimentaires et de modes de vie.

Quatre points de réflexion méritent notre attention :

1/ Doit-on parler de souveraineté ou de sécurité alimentaire, nationale ou européenne ? Il nous faut adopter une vision moins nationale et beaucoup plus supranationale car beaucoup de défis nationaux relèvent de défis à l’échelle européenne qui ne peuvent être réglés pleinement à l’échelle nationale. Édouard Gaudot défend une vision au niveau des acteurs, et moins une vision statistique. Il attire également l’attention sur le phénomène d’accaparement des terres : phénomène diffus en Europe qui ne concerne pas seulement l’achat de terre par des acteurs non européens, mais également la concentration de la terre aux mains de grandes sociétés dont les activités peuvent être autres que l’agro-industrie (comme les champs de lavande pour l’industrie du luxe) ;

2/ Il est préférable de parler de sécurité alimentaire (au lieu de souveraineté alimentaire), angle qui permet de mieux comprendre les enjeux en présence : la sécurisation des écosystèmes. Toutes les études sérieuses démontrent un épuisement des sols, entraînant une baisse des rendements agricoles. Nous sommes prisonniers des techniques agricoles actuelles et d’une rationalité économique entièrement fondée sur le rendement, dont la sortie ne peut pas se faire du jour au lendemain (exemple du glyphosate, pourtant toxique, dont on peine à se passer en raison du mode de production agricole en vigueur). Il s’agit également de sécurité des territoires : les routes d’approvisionnement, les stocks disponibles en cas de tensions sur une denrée alimentaire (tensions qui peuvent rapidement mener à des situations d’insécurité civile). Prenons l’exemple de l’autonomie alimentaire d’une ville comme Paris qui n’est que de 72 heures. Quelles seraient les conséquences en matière de sécurité civile en cas de problèmes graves d’approvisionnement ?

3/ Il nous faut repenser la PAC (politique agricole commune) en intégrant les contraintes écologiques comme commerciales. Quel doit être le rôle de la PAC : nourrir les Européens ou seulement profiter à une poignée de bénéficiaires des aides financières ? 80% des aides bénéficient à seulement 20% des bénéficiaires (situation qui est encore plus vraie pour l’Europe centrale, comme en Hongrie qui détourne l’argent de la PAC à des fins de clientélisme politique). Il faut ainsi réfléchir à un plafonnement des aides ainsi qu’à une réorganisation de la production agricole européenne. Certes, les résistances à ces réformes sont légitimes car on ne bouleverse pas du jour au lendemain un tel système (par exemple, le gouvernement néerlandais a été confronté à de très vives réactions, jusqu’à des actes de violence, de la filière agricole à l’encontre de nouvelles législations qui transposaient les règles européennes en matière de pollution au nitrate et de changement climatique), mais ces résistances au changement posent toutefois un problème de durabilité à terme du système agricole européen.

4/ La souveraineté alimentaire renvoie à notre sécurité individuelle (du consommateur mais aussi de l’ensemble des gens qui vivent du secteur). Elle engage notre rapport à l’alimentation et plus encore notre rapport à nous-mêmes.


[1] Fondée en 1993 et coordonnant des organisations de petits et moyens paysans, de travailleurs agricoles, de fermes rurales, de communautés indigènes d’Asie, des Amériques, d’Europe et d’Afrique, la Via Campesina est un mouvement international qui milite en faveur du droit à la souveraineté alimentaire et pour le respect des petites et moyennes structures paysannes.

[2] Article 39 TFUE (ex-article 33 du traité sur la Communauté européenne) : « 1. La politique agricole commune a pour but : a) d’accroître la productivité de l’agriculture en développant le progrès technique, en assurant le développement rationnel de la production agricole ainsi qu’un emploi optimum des facteurs de production, notamment de la main-d’œuvre, b) d’assurer ainsi un niveau de vie équitable à la population agricole, notamment par le relèvement du revenu individuel de ceux qui travaillent dans l’agriculture, c) de stabiliser les marchés, d) de garantir la sécurité des approvisionnements, e) d’assurer des prix raisonnables dans les livraisons aux consommateurs. 2. Dans l’élaboration de la politique agricole commune et des méthodes spéciales qu’elle peut impliquer, il sera tenu compte : a) du caractère particulier de l’activité agricole, découlant de la structure sociale de l’agriculture et des disparités structurelles et naturelles entre les diverses régions agricoles, b) de la nécessité d’opérer graduellement les ajustements opportuns, c) du fait que, dans les États membres, l’agriculture constitue un secteur intimement lié à l’ensemble de l’économie. »