Politique économique et économie politique dans l’UE après la crise

par Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak

« Politique économique et économie politique dans l’UE après la crise ». Tel était le thème du 15e Colloque EUROFRAME sur les questions de politique économique dans l’Union européenne, qui s’est tenu le 8 juin 2018 à Milan. EUROFRAME est un réseau d’instituts économiques européens qui regroupe : DIW et IFW (Allemagne), WIFO (Autriche), ETLA (Finlande), OFCE (France), ESRI (Irlande), PROMETEIA (Italie), CPB (Pays-Bas), CASE (Pologne) et NIESR (Royaume-Uni). Depuis 2004, EUROFRAME organise chaque année un colloque sur un sujet important pour les économies européennes. Cette année, 25 contributions de chercheurs ont été présentées, dont la plupart sont disponibles sur la page web du colloque. Cette note fournit un résumé des travaux présentés et discutés lors du colloque.

Comme l’ont souligné Catherine Mathieu (OFCE) et Stefania Tomasini,(PROMETEIA) en introduction, le 15e colloque EUROFRAME est centré sur deux défis auxquels la politique économique européenne est confrontée, un peu plus de 10 ans après le déclenchement de la crise financière 2007 : la normalisation de la politique monétaire et l’économie politique de la politique budgétaire. Les banques centrales envisagent de sortir des politiques non conventionnelles. Cela implique-t-il le retour à des taux d’intérêt réels proches du taux de croissance ? Quel en sera l’impact sur les marchés financiers, les entreprises, les ménages ? Les banques centrales pourront-elles dégonfler leurs bilans ? Dans ce contexte, comment se pose la question de la soutenabilité de la dette publique ? Comment définir un policy mix optimal dans les années à venir : faut-il choisir entre domination monétaire et domination budgétaire ? Après la grande récession, les différents groupes sociaux et les partis politiques tentent de repenser les systèmes nationaux de finances publiques, tant du point de vue de la composition des dépenses et des recettes, que du solde public et de la dette publique. De grandes réformes sont-elles envisageables ?

Les règles budgétaires   

La question des règles budgétaires reste au centre des débats. Katja Riezler (IMK, Düsseldorf) et Achim Truger (Berlin School of Economics and Law et IMK), dans Is the debt brake behind Germany’s successful fiscal consolidation?, analysent l’impact du «frein à la dette » allemand qui a servi de modèle au Traité budgétaire européen. Selon ces auteurs, l’amélioration du solde public allemand depuis 2010 ne s’explique pas par ce frein, mais plutôt par la fin des mesures de stimulation budgétaire, la baisse progressive des transferts aux Länder de l’Est, un environnement macroéconomique favorable et le bas niveau des taux d’intérêt.

Christoph Paetz (Université de Duisburg-Essen et IMK, Düsseldorf), dans : Have fiscal rules made discretionary policy more countercyclical? Evidence from fiscal reactions fonctions for the euro area, estime des fonctions de réaction des politiques budgétaires. L’auteur montre que celles-ci ont été faiblement pro-cycliques, ne pratiquant guère de politiques restrictives en sommet de cycle et ayant tendance à se livrer à des restrictions des dépenses publiques en bas de cycle. L’effet des règles budgétaires semble limité : elles inciteraient à réduire les déficits en haut de cycle, mais aussi en bas de cycle. Les règles portant sur les dépenses semblent permettre une meilleure stabilisation que celles portant sur le solde public ou sur la dette.

Heikki Oksanen (Université d’Helsinki), dans New output gap estimates for assessing fiscal policy with lessons for euro area reform, propose une méthode simple pour estimer l’écart de production : introduire des hypothèses explicites sur la croissance future et lisser le PIB par un filtre HP. Selon l’auteur, cette méthode donnerait des résultats aussi satisfaisants que les méthodes plus élaborées des organismes internationaux (CE, FMI et OCDE). L’auteur reconnaît toutefois que l’estimation de l’écart de production reste soumise à des révisions, qui se répercutent sur l’évaluation de l’effort budgétaire. En étudiant les années 2011-14, il montre qu’une sous-évaluation de la croissance potentielle peut être auto-réalisatrice, induisant une politique budgétaire trop restrictive et donc une baisse de la croissance effective. Il plaide cependant pour des transferts entre pays basés sur les différences d’écarts de production. Il estime que les politiques budgétaires pourraient être plus réactives et plus contra-cycliques si la soutenabilité à long terme des finances publiques était assurée, ce qui nécessiterait des réformes des systèmes publics de retraite et de santé.

Leonardo Augusto Tariffi (Université des Andes, Vénézuela et Université autonome de Barcelone), dans “A threshold multivariate model to explain fiscal multipliers with government debt”, analyse l’impact des dépenses publiques en Italie, Belgique et Royaume-Uni selon le ratio de dette publique/PIB. Au-delà d’un certain niveau de dette publique, le multiplicateur deviendrait négatif.

Tero Kuusi (ETLA, Helsinki), dans Finding the bottom line: A quantitative model of the EU’s fiscal rules and their compliance, décrit l’ensemble compliqué des contraintes auxquelles est soumise la politique budgétaire d’un pays membre (objectif de moyen terme de déficit structurel inférieur à 0,5% du PIB, règles des 3%, des 60%, des 0,5%, des 1/20ème). L’auteur construit un modèle dynamique pour déterminer la trajectoire optimale qui vérifie l’ensemble de ces contraintes en minimisant les ajustements budgétaires nécessaires. Il apparaît nécessaire de prendre en compte l’impact de la politique budgétaire sur l’activité et l’incertitude sur l’environnement économique.

Grzegorz Poniatowski (CASE et Warsaw School of Economics), dans Enhancing credibility and commitment to fiscal rules analyse économétriquement les déterminants du solde budgétaire structurel (selon l’évaluation de la Commission). Il montre que les pays ont tendance à pratiquer des politiques plus restrictives quand des règles budgétaires sont en place ; de ce point de vue, la réforme de 2005 du Pacte de stabilité et de croissance a été contre-productive, contrairement au Traité budgétaire de 2011. L’auteur suggère de traiter la question des relations entre la Commission et les États membres selon un modèle principal-agent ; la Commission devrait mettre en place des incitations fortes, mais différenciées selon les pays, pour que ceux-ci pratiquent des politiques budgétaires de consolidation.

Les déséquilibres internes de la zone euro

Jamel Saadaoui (Université de Strasbourg), dans Internal devaluations and equilibrium exchange rates: New evidences and perspectives for the EMU, évalue les déséquilibres de taux de change réels de 2004 à 2016. En corrigeant les soldes courants pour tenir compte des situations conjoncturelles, il apparaît qu’en 2016, la Chine et les États-Unis ne présentent plus de forts déséquilibres de taux de change ; par contre, l’euro est globalement sous-évalué et la livre sterling est fortement surévaluée. La sous-évaluation de l’euro provient de la sous-évaluation de l’Allemagne, mais aussi maintenant de l’Espagne, de l’Irlande et du Portugal, tandis que la France et l’Italie sont proches du taux de change réel d’équilibre.

Serena Fatica et Wildmer Daniel Gregori (tous deux, Commission européenne – Centre commun de recherche, Italie), dans “Profit shifting by EU banks: Evidence from country-by-country reportingévaluent économétriquement les transferts de profits effectués par les banques multinationales européennes par l’intermédiaire de leurs filiales de façon à être taxées à de faibles taux dans des paradis fiscaux. Les profits exportés sont particulièrement importants pour la France ; en sens inverse, les profits importés sont importants pour Hong Kong et l’Irlande.

Angela Cheptea (INRA, Rennes) et Iuliana Matei (IESEG et Université Paris 1), dans Does political instability matter for sovereign yield spreads in the euro area market?, analysent les déterminants des écarts de taux d’intérêt de 2002 à 2017 entre l’Allemagne et les autres pays européens. Ces écarts s’expliquent par des différences de taux de croissance, de taux d’inflation, de dettes publiques, de solde public et extérieur, mais aussi de risques politiques.

La gouvernance de la zone euro

Riccardo Rovelli (Université de Bologne), dans Completing EMU: A feasible and shared goal ? Economics and political economy of the next EU reforms, pointe deux sources de déséquilibres dans l’UEM : les différentiels d’inflation et de soldes courants. Il en voit l’origine dans les différences de fonctionnement des marchés du travail, en particulier des négociations salariales, sans toutefois estimer que plus de flexibilité des salaires et moins de coordination des négociations salariales suffiraient à résoudre le problème. L’auteur soutient la mise en place de réformes visant à la convergence macroéconomique et salariale, en proposant que ces réformes conditionnent la participation à un système européen d’assurance chômage.

L’article de Sebastian Blesse (ZEW Mannheim), Pierre Boyer (CREST, École Polytechnique), Friedrich Heinemann (ZEW Mannheim), Eckhard Janeba (Université de Mannheim) et Anasuya Raj (CREST, École Polytechnique), European Monetary Union reform preferences of French and German parliamentarians, analyse un sondage effectué auprès de parlementaires allemands et français sur des questions de politique économique européenne. Pour certaines questions, les différences de réponses s’expliquent par les appartenances partisanes : c’est le cas pour la flexibilité du marché du travail (prônée par la droite) et la relance de l’investissement (prônée par la gauche). Pour d’autres questions, la nationalité est aussi un facteur discriminant : c’est le cas pour les achats de titres par la BCE, pour les Euro-obligations, pour l’harmonisation fiscale et pour l’assurance chômage européenne (prônés par les parlementaires de gauche et français) et surtout pour le Traité budgétaire (approuvé les parlementaires de droite et tout particulièrement par les allemands).

L’article de Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak (tous deux, OFCE, Paris), Euro area macroeconomics, where do we stand ?, présente les projets récents de réforme de la zone euro émanent des institutions européennes et des États membres. L’article présente et discute les différents points de vue des économistes, ceux qui font confiance aux marchés financiers pour contrôler les politiques économiques nationales, ceux qui veulent renforcer les règles budgétaires, ceux qui veulent les améliorer, ceux qui veulent organiser des transferts, plus ou moins automatiques, entre les pays membres, ceux qui veulent instaurer un budget et un ministre des Finances de la zone euro, ceux qui veulent aller vers une Europe fédérale démocratisée, ceux qui proposent des mesures originales pour réduire les dettes publiques, ceux enfin qui préconisent une meilleure coordination de politiques budgétaires autonomes dans une optique keynésienne.

Raphaël Lee et Jocelyn Boussard (INSEE-CREST, Paris), dans How different are supply shocks under the zero lower bound and normal times? Empirical investigation of the New-Keynesian model and paradoxes, discutent de l’impact de chocs d’offre positifs dans une situation où les taux d’intérêt sont rigides à la baisse. Les auteurs développent d’abord un modèle théorique dit néo-keynésien dans lequel ces chocs ont effectivement un impact négatif sur l’activité dans cette situation, puisqu’ils induisent une baisse du taux d’inflation, donc une hausse du taux d’intérêt réel. Par contre, ils ne réussissent pas à mettre en évidence un tel effet empiriquement (mais les chocs d’offre sont difficiles à mettre en évidence).

Bas van Aarle (KU, Leuwen), Jacob Engwerda (Tilburg University) et Arie Weeren (Mathworks BV, Eindhoven), dans Effects of debt mutualization in a monetary union with endogenous risk premia: Can eurobonds contribute to debt stabilization ?, comparent le régime où les dettes publiques nationales ne sont pas collectivement garanties et les marchés financiers leur imposent des primes de risque spécifiques et un régime d’euro-obligations où les dettes publiques sont collectivement garanties et où la prime de risque est uniforme. Compte tenu de l’hypothèse de non-linéarité entre la prime de risque et le niveau des dettes publiques, l’introduction d’euro-obligations produit des gains nets pour les pays membres. Toutefois, restent à analyser les questions d’aléa moral et de discipline budgétaire.

Harmen Lehment (IfW Kiel), dans “Fiscal implications of the ECB’s Public Sector Purchase Programme analyse les conséquences budgétaires en terme de gains de seigneuriage du Programme d’Achat de Titres Publics de la BCE. L’auteur montre que, du fait de ce programme, les États se financent par les réserves excédentaires des banques, donc à un taux de court terme sans risque, au lieu de se financer par titres, donc à un taux de long terme incorporant une prime de risque. Le gain est d’autant plus fort que le taux de rémunération des réserves est faible et la prime de risque forte. Pour compenser la future hausse du taux de rémunération des réserves, l’auteur préconise d’augmenter le taux de réserves obligatoires des banques et de ne pas les rémunérer.

Le chômage dans les pays européens

Robert Calvert Jump (University of West England, Bristol) et Engelbert Stockhammer (Kingston University), dans New evidence on unemployment hysteresis in the EU proposent des estimations de l’hystérèse du chômage dans les pays de l’UE. En moyenne, une hausse de 1 point du taux de chômage conjoncturel induirait une hausse de 0,8 point du taux de chômage d’équilibre (le NAIRU) un an plus tard. C’est l’hystérèse qui expliquerait la hausse du NAIRU dans les pays européens, et non des changements dans les institutions du marché du travail. Cela milite pour une politique de gestion de la demande plus active, faute de quoi un cercle vicieux pourrait s’enclencher : la baisse de la demande induisant une hausse du NAIRU, donc de la production potentielle. Mais, le concept de NAIRU a-t-il encore un sens dans cette problématique ?

Markku Lehmus (ETLA, Helsinski), dans The long-term unemployment adjusted NAWRU estimates for selected European countries, propose, de n’incorporer les chômeurs de long terme qu’avec un coefficient de 0,5 dans l’estimation du taux de chômage d’équilibre (le NAWRU, ici). Il montre que le taux de chômage d’équilibre ainsi mesuré apparaît plus stable et que son impact sur la hausse des salaires est plus net. En fin de période, le taux de chômage serait nettement plus élevé que son niveau d’équilibre en Finlande, France et Italie.

La politique monétaire : considérations structurelles

José A. Carresco-Gallego (King Juan Carlos University, Madrid), dans Macroprudential policies interactions, construit un modèle DSGE pour analyser la pertinence des instruments de la politique macro-prudentielle, soit un plafond contra-cyclique pour le ratio crédit/valeur de l’actif pour les prêts aux ménages, soit un plafond contra-cyclique pour le ratio crédit/capital au niveau des banques. Ses simulations montrent que, selon le type de chocs, l’introduction de ces instruments peut être stabilisante ou déstabilisante.

Salvatore Capasso, Oreste Napolitano et Anna Laura Viveros (tous trois, Université de Naples – Parthenope), dans “Banks’ lending technology and the transmission of monetary policy ”, étudient empiriquement les relations entre les banques et les emprunteurs. Les auteurs montrent que des relations étroites diminuent la probabilité de rationnement du crédit, ce qui, selon eux, diminuerait l’impact de la politique monétaire.

Ilkka Kiema (Labour Institute for Economic Research, Helsinki) et Esa Jokivuolle (Banque de Finlande), dans Bank stability and the European deposit insurance scheme analysent l’impact du mécanisme de garantie des dépôts, en faisant l’hypothèse que les déposants anticipent que le gouvernement pourrait choisir de trahir sa promesse, en comparant le coût de la garantie à celui de la perte de réputation. Dans cette optique, le Système européen d’assurance des dépôts augmenterait la stabilité du système bancaire en cas de choc n’affectant qu’un pays membre, mais pourrait être déstabilisant en cas de choc affectant l’ensemble du système bancaire (en augmentant la probabilité de défaut volontaire de l’ensemble des États membres).

La politique monétaire : les politiques non-conventionnelles et la normalisation

Maritta Paloviita, Markus Haavio, Pirkka Jalasjoki et Juha Kilponen (tous, Banque de Finlande) dans What does “below, but close to, two per cent” mean? Assessing the ECB’s reaction function with real time data estiment une fonction de réaction de la BCE à partir de données en temps réel et des projections des services de la BCE. Ils montrent que l’on peut hésiter entre deux interprétations : la BCE a un objectif d’inflation symétrique de l’ordre de 1,65% ou la BCE réagit plus à des taux d’inflation supérieur à 2% qu’à des taux inférieurs. Toutefois, la première interprétation rend mieux compte du taux d’intérêt implicite dans la période de taux zéro.

Huub Meijers et Joan Muysken (tous deux, Maastricht University) dans The impact of quantitative easing on a small open euro area economy: the case of the Netherlands, présentent un modèle stock-flux cohérent de l’économie néerlandaise qui rend compte de ses spécificités (le fort excédent extérieur, les taux d’épargne élevés des ménages et des entreprises, les investissements importants à l’étranger, une faible dette publique). Leurs simulations montrent que l’assouplissement quantitatif n’a pas eu d’impact direct sur la sphère réelle, mais qu’il a aggravé l’exposition du secteur financier aux marchés extérieurs.

Adam Elbourne, Kan Ji et Sem Duijndam (tous CPB, La Haye), dans The effects of unconventionnal monetary policy in the euro area, analysent l’impact de la politique monétaire non conventionnelle, mesurée par le taux d’intérêt fantôme (shadow rate) de la BCE, ceci en utilisant un modèle SVAR. La politique non conventionnelle n’aurait eu que des effets faibles sur la production et imperceptibles sur l’inflation. Les effets seraient plus nets dans les pays où le secteur bancaire était en bonne santé.

Jagjit Chadha et Arno Hantzche (tous deux, NIESR, Londres), dans The impact of the ECB’s QE Programme: Core versus periphery, analysent l’impact des trois programmes lancés par la BCE (SMP en Mai 2010, OMT en juillet 2012 et PSPP en septembre 2014) sur les taux d’intérêt longs des pays de la zone euro. Il apparaît que l’impact est plus fort sur les pays de la périphérie que sur ceux du cœur. À l’avenir, la normalisation de la politique monétaire doit éviter d’accentuer les écarts de taux d’intérêt dans la zone euro, ce qui plaide pour maintenir l’OMT et l’accompagner de réformes structurelles.

Marek Dabrowki (CASE, Varsovie), dans Prospects of monetary policy normalization in major currency areas, estime que les pays de la zone euro se rapprochent de leur production potentielle, que les pressions inflationnistes reviennent (en particulier pour les actifs), que le multiplicateur monétaire peut remonter et donc que la BCE doit renoncer aux mesures non conventionnelles et se préparer à normaliser la politique monétaire.




Une inflation faible pour longtemps ?

Par Thomas Hasenzagl, Filippo Pellegrino, Lucrezia Reichlin et Giovanni Ricco

L’enquête de la BCE auprès des prévisionnistes professionnels confirme le point de vue de la BCE selon lequel l’inflation dans la zone euro se redressera et sera de nouveau dans la fourchette cible de la banque centrale en 2019. Ce billet discute et conteste ce diagnostic. En utilisant un modèle qui formalise l’idée selon laquelle la dynamique de l’inflation est fonction de trois composantes – les anticipations à long terme, la courbe de Phillips et le mouvement du prix du pétrole – elle prévoit une inflation de la zone euro de seulement 1,1% en 2019, un taux proche du taux implicite selon les marchés obligataires[1].

Selon une vision communément admise en économie (voir par exemple, Yellen 2016), trois composantes influent sur la dynamique de l’inflation: une tendance lente reflétant les anticipations à long terme, la courbe de Phillips reliant les variables réelles et nominales et l’impact des fluctuations du pétrole sur les anticipations et les prix. Dans un article récent (Hasenzagl et al., 2018), nous proposons un modèle formalisant ce point de vue. Notre modèle, appliqué à l’inflation américaine, suggère que la courbe de Phillips est bien identifiée et stable, mais que cet effet est souvent dominé par des fluctuations cycliques liées au prix du pétrole qui co-évoluent avec les anticipations d’inflation. Contrairement au modèle standard de la courbe de Phillips avec anticipations rationnelles, ce «cycle pétrolier» n’affecte pas l’écart de production et est transmis aux prix en tant que composante purement anticipative.

Dans ce billet, nous présentons les principaux résultats de l’inflation de la zone euro basés sur le même modèle et les comparons avec ce que nous avons obtenu pour les États-Unis. Nous utilisons ensuite le modèle pour prévoir la hausse de l’HIPC (Indice des prix à la consommation harmonisé) dans la zone euro sur un horizon allant jusqu’à deux ans et décomposons la prévision en trois composantes – les anticipations tendancielles, la courbe de Phillips et l’effet des variations du prix du pétrole – afin d’évaluer la probabilité de revenir à la cible de 2 % dans les deux prochaines années.

Les graphiques 1 et 2 présentent les données sur l’inflation ainsi que l’inflation tendancielle, que nous identifions comme une composante commune aux anticipations d’inflation de long terme et à l’inflation. La différence entre les deux économies est assez prononcée. Historiquement, l’inflation tendancielle aux États-Unis semble a lentement diminué depuis les années 80, avant de se stabiliser dans les années de 2000 à 2010. Depuis, elle baisse légèrement à nouveau. Dans la zone euro, nous décelons un lent déclin historique dû à la préparation à l’entrée dans l’union monétaire et, plus récemment, une dérive à la baisse en 2012. Cette dernière arrive, environ un an après les deux baisses de taux d’intérêt mises en œuvre par la BCE. Ensuite, l’inflation dans la zone Euro s’est stabilisée à un niveau inférieur à partir de 2016.

Graphique 1 : Inflation tendancielle – CPI aux Etats-UnisGR_Inflation_G1

Notes : CPI (prix à la consommation aux Etats-Unis) et inflation tendancielle trimestrielle (en glissement annuel). La période de prévision est indiquée par une zone grisée entre 2017-T4 et 2020-T1. Légende : données ; tendance ; intervalles de confiance à 68 et 90 %. Source : Calculs des auteurs, BLS.
Graphique 2 : Inflation tendancielle – HIPC dans la zone euroGR_Inflation_G2

Note : HIPC trimestriel et tendance trimestrielle. La période de prévision est indiquée par une zone grisée et va de 2017-T4 à 2020-T1. L’HIPC de 1998 est reconstruit à l’aide des données du modèle à l’échelle de la zone (AWM). Légende : données ; tendance ; intervalles de confiance à 68 et 90 %. Source : Calculs des auteurs, AWM, BCE.

 

Les graphiques 3 et 4 montrent les composantes stationnaires de l’inflation telles issues du modèle pour la zone euro et les États-Unis: la courbe de Phillips (ligne bleue), un «cycle du prix du pétrole» (ligne rouge) et une composante stationnaire idiosyncratique non corrélée aux variables réelles et au prix du pétrole (ligne jaune).

Les résultats montrent que, dans les deux économies, les prix du pétrole et l’activité réelle sont tous deux importants pour expliquer les fluctuations temporaires de l’inflation, et que les deux cycles ont des caractéristiques différentes en termes de volatilité et de persistance.

La courbe de Phillips — comprise dans la théorie macroéconomique moderne comme une relation reliant les variables réelles, les variables nominales et les anticipations d’inflation — est bien identifiée et a été relativement stable depuis le début des années 1980. Cependant, ce n’est pas toujours la composante dominante. De grandes fluctuations du prix du pétrole peuvent éloigner les anticipations des consommateurs de la relation nominale-réelle (les «désancrer») et induire des fluctuations des prix dictées par les anticipations. Ce résultat confirme l’intuition de Coibion et Gorodnichenko (2015) pour les États-Unis à partir d’une approche différente qui nous permet de retrouver un effet Phillips indépendant des anticipations liées aux mouvements du prix du pétrole et des prix.

Graphique 3 : Composante stationnaire de l’inflation (CPI) américaineGR_Inflation_G3

Note : Cycle trimestriel de l’inflation (en glissement annuelle). La période de prévision est indiquée par une zone grisée et va de 2017-T4 à 2020-T1. Légende : cycle total, composante cyclique idiosyncratique, composante cyclique liée au prix de l’énergie, effet courbe de Phillips. Source : Calculs des auteurs, BLS.

Graphique 4 : Composante stationnaire de l’inflation (HIPC) de la zone euroGR_Inflation_G4

Note : Cycle trimestriel de l’HIPC annuel. La période de prévision est indiquée par une zone grisée et va de 2017-T4 à 2020-T1. L’HIPC de 1998 est reconstruit à l’aide des données du modèle `Area Wide Model’ (AWM) par la BCE. Légende : cycle total, composante cyclique idiosyncratique, composante cyclique liée au prix de l’énergie, effet courbe de Phillips. Source : Calculs des auteurs, AWM, BCE.

 

Le modèle est ensuite utilisé pour faire des prévisions d’inflation dans la zone euro pour les deux prochaines années. Le graphique 5, compare nos résultats aux prévisions officielles.

Graphique 5. Prévisions pour l’inflation (HIPC) dans la zone euroGR_Inflation_G5

Note : HIPC trimestriel d’une année sur l’autre. La période de prévision est indiquée par une zone grisée et va de 2017-T4 à 2020-T1. L’HIPC de 1998 est reconstruit à l’aide des données du `Area Wide Model’ (AWM) par la BCE. Légende : donnée, prévision, intervalles de confiance à 68 et 90%. Source : calculs des auteurs, AWM, Bloomberg, BCE.

 

En 2018, notre modèle prévoit un taux d’inflation de 1,5%, contre 1,3 % pour la prévision de la BCE. Pour 2019, le modèle prédit une baisse de la progression des prix à 1,1%, en deçà de la prévision d’inflation de la BCE qui s’élève à 1,6% et de la prévision médiane de 1,6% issue de l’enquête réalisée par la BCE auprès des prévisionnistes professionnels (SPF). La projection du modèle est en ligne avec les prévisions de point-mort d’inflation obtenues sur le marché obligataire pour l’Italie et la France et dépasse ce point mort d’inflation pour l’Allemagne. Compte tenu de l’incertitude, le modèle nous indique que la probabilité que l’inflation soit inférieure à 1,6% en 2019 est de 68%.

Les prévisions peuvent être facilement interprétées, en utilisant notre décomposition structurelle.

  • Le modèle ne prévoit pas que les anticipations de tendance se redressent. Ceci est bien sûr en partie la conséquence du fait que l’inflation tendancielle est modélisée comme une marche aléatoire avec dérive constante. Cela pourrait changer en fonction des politiques
  • La composante cyclique expliquée par les prix du pétrole ne devrait pas se redresser, en l’absence de chocs futurs. Ceci est en ligne avec les anticipations implicites sur les marchés à terme. [2]
  • Les conditions économiques réelles ne semblent pas non plus suffisantes pour exercer une pression à la hausse. En fait, notre modèle détecte que le cycle a atteint un sommet et prévoit donc un ralentissement des conditions économiques réelles qui nous ramènera à la tendance d’ici 2019 (voir le graphique 6).

Graphique 6  : Écart de productionGR_Inflation_G6

Note : L’écart de production trimestriel est calculé comme le rapport entre le cycle du PIB et la tendance. La période de prévision est indiquée par une zone grisée et va de 2017-T4 à 2020-T1. Le PIB avant 1995 est reconstruit à l’aide des données du modèle (AWM). Source : calculs des auteurs, AWM, Bloomberg, BCE.

 

L’écart de production estimé par notre modèle implique que l’économie atteint un pic au premier trimestre 2018, et un creux à partir de la deuxième partie de 2019. Les résultats de notre analyse sont cohérents avec l’estimation de Bloomberg de l’écart de production (BCMPOGEA Index). Globalement, la probabilité que l’écart de production devienne négatif à la fin de 2019 est estimée à 57%.

Conclusion 

La prévision des différentes composantes de l’inflation dans la zone euro indique une forte probabilité que l’inflation reste inférieure à 1,6% en 2019. Cette prévision repose sur l’évaluation selon laquelle les anticipations tendancielles resteront au niveau des dix dernières années, que les pressions sur les prix du pétrole resteront modérées, et que l’économie commencerait à ralentir dans la deuxième partie de 2018.

 

Ce billet est paru en anglais sur le site de voxeu : Low inflation for longer

 

Références 

Coibion, O and Y Gorodnichenko (2015), “Is the Phillips Curve Alive and Well after All ? Inflation Expectations and the Missing Disinflation”, American Economic Journal: Macroeconomics 7(1): 197-232.

Hasenzagl, T, F Pellegrino, L Reichlin, and G Ricco (2018), “A Model of the Fed’s View on Inflation”, Sciences Po OFCE Working Paper, n°03, 2018-01-16.

Yellen, J L (2016), “Macroeconomic research after the crisis”, speech at “The Elusive ‘Great’ Recovery: Causes and Implications for Future Business Cycle Dynamics”, 60th Annual Economic Conference, sponsored by the Federal Reserve Bank of Boston.

 

[1] « Le taux d’inflation implicite ou point-mort d’inflation, représente la différence de rendement entre une obligation classique (taux nominal) et son équivalente (même émetteur, même échéance…) indexée sur l’inflation (taux réel). Il représente alors l’inflation moyenne anticipée par les marchés sur la durée de vie de l’obligation.

[2] Au 8 janvier, le prix du pétrole est d’environ 62 $ US / baril. Les contrats à terme sur le pétrole brut pour décembre 2018 se vendent 59 $ / bbl et les contrats à terme sur pétrole pour décembre 2019 se vendent autour de 56 $ / bbl, ce qui laisse entendre que les investisseurs prévoient actuellement une baisse du prix du pétrole au cours des deux prochaines années.




La BCE prépare l’avenir

Par Christophe Blot et Paul Hubert

Lors de la conférence de presse qui a suivi la réunion du Conseil des gouverneurs de la BCE du jeudi 8 juin, Mario Draghi a annoncé la stabilité des taux directeurs de la politique monétaire (soit 0 % pour le taux des opérations principales de refinancement, -0,40 % pour le taux des facilités de dépôts et 0,25 % pour le taux des facilités de prêt). Il a surtout donné de précieuses indications sur l’orientation future de la politique monétaire menée dans la zone euro en modifiant sa communication. Alors qu’il déclarait systématiquement que les taux pourraient être diminués (« at lower levels »), il a déclaré que ceux-ci serait maintenus au niveau actuel (« at present level »), ceci pendant une « période prolongée » et « bien au-delà de la fin du programme d’achat de titres ».

En annonçant qu’il n’y aurait pas de baisse supplémentaire des taux, la BCE juge que l’orientation actuelle de la politique monétaire devrait lui permettre d’atteindre ses objectifs et fait le premier pas vers un resserrement futur des conditions monétaires. On peut toutefois noter que dans le même temps, la BCE n’anticipe pas un retour de l’inflation à sa cible de 2 % d’ici 2019. Les nouvelles projections macroéconomiques de l’Eurosystème publiées pendant la conférence de presse prévoient une inflation à 1,5 % en 2017, 1,3 % en 2018 et 1,6 % en 2019[1]. Certes la reprise se confirme mais l’inflation resterait inférieure à sa cible sur un horizon d’au moins 3 ans, de quoi justifier le maintien d’une politique monétaire expansionniste. En précisant que les taux ne remonteraient pas aussitôt les achats de titres terminés[2], la BCE entend bien continuer à soutenir l’activité.

Vient alors la question de la date de fin du programme d’achats de titres. Selon le discours actuel, les achats se poursuivront jusqu’en décembre 2017 mais ils pourraient se prolonger si la BCE le juge nécessaire. Quelle stratégie adoptera la BCE après cette date ? Il est possible que les achats de titres diminuent progressivement à l’image de ce qu’avait fait la Réserve fédérale en 2014[3]. Dans ce cas, la fin de l’assouplissement quantitatif prendrait encore quelques mois. C’est aujourd’hui l’option la plus probable ce qui repousserait la hausse des taux à la fin de l’année 2018. On peut cependant envisager que des annonces de réduction des achats se fassent d’ici la fin de l’année, ce qui pourrait conduire à mettre un terme au QE dès le début de l’année 2018. Quelle que soit l’option choisie, la BCE prendra très certainement soin de communiquer sa stratégie afin d’orienter progressivement les anticipations sur la première hausse des taux.

Pour autant, s’il s’agit d’un élément important de la stratégie de normalisation de la politique monétaire en zone euro, celle-ci ne se cantonne pas à la question de la remontée des taux. La BCE doit également apporter des éléments sur ses intentions relatives à sa politique de taux négatifs ou encore sur le moment où elle décidera de ne plus satisfaire l’intégralité des demandes de refinancement à taux fixe comme elle le fait depuis octobre 2008. Enfin, elle devra également indiquer à quel rythme, elle envisage ensuite de réduire la taille de son bilan comme a commencé à le faire récemment la Réserve fédérale (voir ici). Sur ces points, la BCE devra également faire preuve de transparence.

[1] Ces anticipations ont même été revues à la baisse depuis mars 2017.

[2] Depuis avril 2017, les achats de titres s’élèvent à 60 milliards par mois contre 80 milliards les mois précédents.

[3] La Réserve fédérale avait étalé la réduction de ces achats de titres entre janvier et octobre.

 

 




Traité de Rome : Une sélection de travaux sur l’Union européenne

Par Paul Hubert

Depuis la création de l’OFCE, les questions européennes ont une place centrale dans ses analyses. A l’occasion du 60e anniversaire de la signature du Traité de Rome le 25 mars 1957, bien qu’il soit difficile de faire une recension complète, nous proposons une sélection, non exhaustive, de travaux qui ont été menés par les économistes de l’OFCE sur les thèmes abordés dans le préambule du Traité.

Ce préambule met l’accent sur différentes problématiques : le progrès économique et social, l’amélioration des conditions de vie et d’emploi, la stabilité dans l’expansion, l’équilibre dans les échanges, la réduction de l’écart entre les différentes régions et du retard des moins favorisées, la suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux.

Jacques Drèze et Edmond Malinvaud proposent un ensemble de politiques de court, moyen et long terme pour répondre au défi économique et social du chômage européen : “Croissance et emploi : l’ambition d’une initiative européenne”, Revue de l’OFCE, 49, 247-288 (1994).

Gérard Cornilleau, Jacques Le Cacheux et Henri Sterdyniak, avec d’autres co-auteurs, évaluent dans quelles mesures l’avènement du marché unique a fait apparaître la nécessité d’une harmonisation de plusieurs impôts : “Vers une fiscalité européenne?”, Revue de l’OFCE, 31(1), 121-189 (1990).

Jean-Paul Fitoussi et ses coauteurs du Groupe international de politique économique de l’OFCE ont publié au début des années 90 lors de l’approfondissement de la construction européenne trois rapports sur les différentes stratégies de croissance en Europe : “La désinflation compétitive, le mark et les politiques budgétaires en Europe”, Editions du Seuil, (1992), “Taux d’intérêt et chômage”, Presses de Sciences Po (1993), “Pour l’emploi et la cohésion sociale”, Presses de Sciences Po (1994).

Jean-Paul Fitoussi discute le rôle de l’acceptation des inégalités dans les choix de politiques macroéconomiques: “Macroeconomic Policies and Institutions”, Document de Travail de l’OFCE, n°2006-06 (2006).

Jacky Fayolle et Anne Lecuyer apportent leur contribution au débat sur le mouvement de la géographie économique européenne au travers des performances économiques entre les régions de l’Union européenne et de leur accès aux fonds structurels européens : “Croissance régionale, appartenance nationale et fonds structurels européens. Un bilan d’étape”, Revue de l’OFCE, 73(1), 165-196 (2000).

Jean-Paul Fitoussi et Francesco Saraceno analysent les arguments contre et en faveur des règles budgétaires et les normes sociales qui les sous-tendent : “Normes sociales et politiques européennes”, Revue de l’OFCE, 102, 283-314 (2007) et  “European Economic Governance: The Berlin-Washington Consensus”, Cambridge Journal of Economics, 37(3), 479–96 (2013).

Jérôme Creel, Eloi Laurent et Jacques Le Cacheux posent la question de la cohérence de la stratégie de Lisbonne entre ses différents objectifs fixés et les moyens déployés La ‘stratégie de Lisbonne’ engluée dans la tactique de Bruxelles”, Lettre de l’OFCE, n°259 (2005).

Eloi Laurent et Jacques Le Cacheux analysent l’économie politique et les conséquences économiques de la Constitution européenne : “What (Economic) Constitution does the EU need?”, Document de Travail de l’OFCE, n°2007-04 (2007).

Frédéric Zumer et Jacques Mélitz examinent la question des transferts budgétaires entre régions européennes et donc du fédéralisme budgétaire : “Partage du risque dans l’Union européenne, Expériences interrégionales et internationales”, Revue de l’OFCE, 83 bis, 299-323 (2002).

Jacques Le Cacheux et Henri Sterdyniak proposent une réflexion critique sur le fonctionnement économique de l’UE et sur l’organisation des instances communautaires à l’aune du rapport Sapir, publié en juillet 2003 : “Comment améliorer les performances économiques de l’Europe?”, Revue de l’OFCE, 87, 227-253 (2003).

Christophe Blot et Fabien Labondance comparent les institutions économiques de la zone euro avec celles des Etats-Unis et de l’empire austro-hongrois : “Réformer la zone euro : un retour d’expériences”, Revue de l’Union européenne, 566, 140-147 (2013).

Jean-Luc Gaffard et Lionel Nesta proposent un cadre visant à permettre la concurrence et la coopération entre les différents acteurs de l’innovation au sein de l’UE : “Competition and innovation, A challenge for the European Union”, Revue de l’OFCE, 134, 231-238 (2014).

Jérôme Creel et Jacques Le Cacheux examinent les stratégies non coopératives que suivent les gouvernements nationaux des pays européens pour renforcer leur compétitivité dans les échanges intra zone et internationaux : “La nouvelle désinflation compétitive européenne”, Revue de l’OFCE, 98 (2006).

Depuis 2013, le projet iAGS, coordonné par Xavier Timbeau, fournit chaque année une alternative indépendante à l’enquête annuelle sur la croissance (Annual Growth Survey, AGS) publiée par la Commission européenne. Ce projet cherche à informer le débat public sur la stratégie économique en Europe sur les questions de divergence nominale, de soutenabilité des dettes publiques, des ajustements budgétaires et stratégies de sortie de crise, de la transition énergétique, des inégalités de genre ou territoriales.

L’OFCE publie aussi chaque année depuis 2016 dans la collection “Repères” L’économie européenne, ouvrage  coordonné par Jérôme Creel. L’ouvrage de 2017 fait un large tour d’horizon des questions que pose le projet d’Union européenne : Brexit, migrations, déséquilibres, inégalités, règles économiques.




La politique de concurrence européenne ou l’extension du domaine de l’intégration

par Sarah Guillou

Le principe de la « loyauté dans la concurrence » est énoncé dans les principes généraux du Préambule du Traité des Communautés Européennes (TCE) de 1957 ainsi que l’engagement que les Etats mettront en œuvre les politiques pour assurer cette loyauté. La politique de la concurrence – assurée par la Direction de la concurrence – est la politique de référence en matière de régulation des marchés mais aussi de stratégies industrielles et assez récemment de régulation fiscale.

Conséquence directe du projet du marché commun, la politique de la concurrence est incontournable en Europe et de nombreuses tentatives de politique industrielle se sont brisées sur l’autel des articles 81 à 89 du TCE (et à présent article 101 à 109 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne) qui instituent la concurrence en régime général. En pratique, les deux politiques sont clairement complémentaires dans l’Union européenne et l’espace accordé à la première se déploie grâce au régime d’exception de la seconde.

La concurrence érigée en régime général dans l’Union européenne

Fondement du marché commun, le respect et le contrôle de la concurrence des marchés est un principe général qui sous-tend toutes les politiques européennes. Plus fondamentalement, la concurrence est assimilable à un principe constitutionnel de l’Union européenne. Elle permet de définir l’espace européen, l’espace commun dont l’existence est conditionnée à un contrôle de la concurrence entre les Etats. Donc le droit de la concurrence européen se construit d’abord pour contrôler la concurrence économique entre les Etats. Il s’agit en effet d’empêcher que les Etats adoptent des politiques qui créent des avantages pour les entreprises de leur territoire qui seraient discriminants à l’égard des entreprises des autres Etats.

Au sein de la Commission européenne, la direction de la concurrence a donc une responsabilité et un poids importants. Le contrôle de la concurrence s’exerce à travers le contrôle des ententes et des fusions d’une part, le contrôle des aides d’Etat d’autre part. Concernant le contrôle des ententes ou autres abus de position dominante, le droit de la concurrence s’exerce ex-post afin de protéger consommateurs et concurrents de comportements prédateurs et de pratiques de prix abusives. Le contrôle des concentrations, lui, s’est surtout développé à partir de la deuxième moitié des années 1980 en parallèle avec l’augmentation de la taille des fusions et des opportunités de rapprochements européens, fruits de la réussite du marché unique. De plus en plus, les projets de fusion-acquisitions font l’objet de négociations entre l’entreprise et la Commission européenne et se concluent par des concessions d’activités. C’est ainsi que le rachat de la branche énergie d’Alstom par l’américain General Electric en 2015 s’est accompagné de cessions d’une partie des activités dans les turbines à gaz à l’italien Ansaldo Energia. La Commission a acquis par ce contrôle un rôle actif dans la structuration du marché, c’est un super pouvoir mais depuis les années 1990, moins de 1% des concentrations notifiées ont conduit à un veto de la Commission.

Le contrôle européen des aides est plus continu car il suppose un exercice permanent de surveillance de la « concurrence non faussée » dans l’espace européen. C’est un outil pour contrôler les distorsions de concurrence induites par des avantages accordés par un Etat membre à ses entreprises et lutter contre une course au « plus-disant » en termes de subventions. C’est ainsi que dès l’article 87, paragraphe 1, du traité instituant la Communauté européenne, les aides d’Etat sont jugées incompatibles avec le marché commun et l’article 88 donne pour mandat à la Commission de contrôler ces aides. Mais l’article 87 précise également les critères qui rendent les aides « contrôlables » par la Commission.

Les aides aux entreprises sont soumises au visa de la Commission si elles dépassent 200 000 € sur trois ans et qu’elles n’entrent pas dans l’ensemble des dispositifs dérogatoires décidés par l’UE. La majeure partie des aides examinées est autorisée (presque 95%). Concernant la France, le pourcentage d’aides refusées sur celles accordées est conforme à la moyenne européenne. Bien sûr, il y a eu quelques décisions retentissantes comme lorsque EDF s’est vu infligé le remboursement de 1,4 milliard d’euros en 2015 à la suite d’une aide fiscale remontant à 1997. Mais par ailleurs, la Commission a récemment accordé l’entrée de l’Etat au capital de PSA (2015). De même, la Commission a autorisé le partenariat public-privé qui sous-tend la construction de la centrale nucléaire d’Hinkley Point en Grande-Bretagne.

Une évolution récente de l’usage de ce contrôle est à noter. La régulation des aides d’Etat a été mobilisée pour examiner les situations d’accords fiscaux négociés par des entreprises auprès de certains gouvernements comme l’Irlande, le Luxembourg ou les Pays-Bas. Mettant en situation de privilège certaines entreprises au détriment de leurs concurrents, ces accords fiscaux créent non seulement des distorsions de concurrence mais également une concurrence entre les Etats pour attirer les profits et emplois des grands groupes multinationaux. C’est ainsi qu’en octobre 2016 la Commissaire à la concurrence, Margarethe Vespager, a qualifié, après investigation, d’aide d’Etat non autorisée, l’accord fiscal dont a bénéficié Apple en Irlande et en conséquence a exigé que le gouvernement irlandais récupère 13 milliards d’euros auprès de la société Apple. Cet usage de la régulation des aides publiques est un tournant de la politique de concurrence en ce qu’il rappelle que l’objet de la politique de concurrence est de veiller à contrôler la concurrence entre les Etats qui romprait l’idée du marché commun.

La politique industrielle s’exprime dans les exceptions de la politique de concurrence

Il faut reconnaître que si la politique de concurrence est bien définie au niveau européen, il existe beaucoup d’acceptions de la politique industrielle en Europe, presqu’autant qu’il y a de membres. Il est donc plus difficile de trouver les compromis politiques préalables à la définition d’une telle politique. De plus les logiques institutionnelles mais aussi économiques ne sont pas les mêmes. Comme on l’a dit, la politique de concurrence a un fort ancrage institutionnel, ce qui n’est pas le cas de la politique industrielle. Même si la Communauté Economique du Charbon et de l’Acier a été à l’origine des Communautés européennes, la politique industrielle n’est pas au cœur du projet européen. De plus la logique économique est différente, la politique de concurrence se définit en référence à l’espace (le marché pertinent), alors que la politique industrielle ne se comprend qu’en intégrant le cycle de vie des entreprises et des industries et donc en référence à l’histoire industrielle de chaque pays. Dans une acception partagée, la politique industrielle se définit comme une politique qui vise à orienter la spécialisation sectorielle et/ou technologique de l’économie. Il est donc aisé de saisir la dépendance d’une telle politique aux préférences nationales. L’outil privilégié par les Etats pour exprimer cette politique sont les aides aux entreprises qu’il s’agisse d’aides directes ou indirectes.

Les aides d’Etat sont classées en fonction de 15 objectifs qui vont de la « conservation de l’héritage » aux aides à « la recherche et développement et à l’innovation ». Les 3 postes les plus alimentés en pourcentage de l’aide totale sont, pour l’ensemble de l’UE : la protection environnementale (dont les aides aux économies d’énergie), les aides régionales et les aides à la R&D et à l’innovation. Les montants mobilisés sont loin d’être négligeables, ils sont en 2014 par exemple de 15 milliards d’euros pour la France et de 39 milliards d’euros pour l’Allemagne. L’augmentation des aides en 2014 est largement due à l’augmentation des aides aux énergies renouvelables en conséquence de l’adoption de la révision des règles concernant ce type d’aide en 2014. L’Allemagne est le pays qui a le plus contribué à cette augmentation. Le soutien des énergies renouvelables est en effet le cœur de sa politique industrielle.

La politique industrielle européenne se déploie dans les dérogations à l’application du contrôle des aides et donc à la politique de concurrence. Ces dérogations sont énoncées dans le règlement général d’exemption par catégorie. Les blocs d’exemption sont nombreux et gravitent autour des cinq thèmes suivants : l’innovation et la R&D, le développement durable, la compétitivité de l’industrie de l’UE, la création d’emplois, et la cohésion sociale et régionale. On voit là que, par le régime des exemptions, le contrôle est également l’expression des choix politiques européens orientant les aides publiques et donc orientant les ressources publiques vers des utilisations en conformité avec ces choix. Ces choix sont le fruit d’un consensus relatif au futur de l’économie européenne qui dessine la politique industrielle. Les postes d’aides les plus alimentés sont principalement la Recherche & Développement et la protection environnementale. En deux mots, l’économie européenne sera technologique et durable. C’est une politique d’orientation et non une politique de moyens et qui se déploie dans le cadre du magistère de la politique de la concurrence.

Quel futur pour la politique de la concurrence européenne ?

Il apparaît qu’étant donné la primauté du principe de concurrence, pilier des fondements européens, la politique de concurrence est le chef d’orchestre des politiques microéconomiques. Elle a su, jusque là, faire preuve de capacité d’adaptation. Ainsi, dans le respect du projet européen, les contraintes économiques et les orientations sociétales ont fait évoluer la définition des dérogations au contrôle des aides qui permettent l’expression de la politique industrielle. De même s’est-elle emparé de l’hyper-différenciation fiscale entre certains Etats qui contrevenait fortement au projet d’intégration et de marché commun.

La politique de la concurrence ne saurait perdre en autorité et en dimension mais elle doit garder sa capacité d’adaptation tant aux orientations industrielles qu’aux déploiements des stratégies des Etats membres pour se faire concurrence. Elle est par ailleurs un contre-pouvoir essentiel au pouvoir grandissant des multinationales et il faut que les gouvernements la soutiennent en ce sens plutôt que de se faire le porte-voix de leurs champions nationaux.

 

 




Le Préambule du Traité de Rome : 60 ans après, que conclure ?

par Éloi Laurent

Le Traité instituant la CEE (le plus emblématique des deux Traités de Rome) a donné vie et corps à l’idéal d’intégration européenne esquissé notamment par Victor Hugo. Soixante ans après sa signature, on propose ici une brève relecture commentée, forcément subjective, du Préambule de ce texte fondateur (les participes passés et présents qui ouvrent chaque alinéa du texte se réfèrent aux six chefs d’Etats et de gouvernement signataires du Traité le 25 mars 1957).

Déterminés à établir les fondements d’une union sans cesse plus étroite entre les peuples européens,

On peut faire au moins deux lectures de l’ambition visée par le premier alinéa du Traité CEE. La première voit dans « l’union » des « peuples » celle de leurs gouvernements, et de ce point de vue il paraît très difficile de contester que depuis 1957 les exécutifs européens se sont fortement rapprochés jusqu’à collaborer étroitement, à mesure que de nouveaux éléments de leur souveraineté étaient mis en commun. Mais ce serait oublier l’injonction de Jean Monnet, un des principaux architectes du Traité : « notre mission n’est pas de coaliser des Etats, mais d’unir des hommes ». Que dire donc de l’union des peuples ? Un certain nombre d’enquêtes plus ou moins anecdotiques semblent indiquer que les stéréotypes ont la vie dure en Europe  et que les Européens se connaissent encore finalement assez mal.

Plus fondamentalement, c’est la confiance placée par les Européens dans leur union qui paraît un indicateur pertinent de la solidité de celle-ci[1]. Et force est de reconnaître qu’elle connaît aujourd’hui un étiage : l’Eurobaromètre de l’automne 2016 (publié en décembre 2016) indique que la confiance dans l’UE est tombée à 36%, près de quinze points en dessous de son niveau de 2004 (selon les données Eurostat, la confiance dans les institutions européennes a quant à elle chuté de 53% en 2000 à 42% en 2014). C’est à partir de 2011 qu’une majorité de citoyens se détournent de l’Union européenne, au moment, on peut le penser, où les Etats membres de l’Union européenne se montrent résolument incapables de proposer une stratégie de sortie de crise coordonnée et efficace et où le bloc régional replonge à nouveau dans la récession. La confiance dans l’UE est plus faible dans la zone euro que dans les pays qui n’en sont pas membres et elle est particulièrement faible au sein des grands pays signataires du Traité CEE : l’Allemagne, la France et l’Italie, où elle ne dépasse pas 30%.

Décidés à assurer par une action commune le progrès économique et social de leur pays en éliminant les barrières qui divisent l’Europe,

L’axe majeur de la stratégie européenne des années d’après-guerre est ici énoncé : en instituant et en consolidant « quatre libertés » de circulation (des biens, des services, des capitaux et des personnes) formant progressivement un marché intérieur européen (appelé à devenir marché unique dans les années 1990), les rédacteurs du texte entendaient favoriser la prospérité des nations et faire tomber les barrières mentales qui ont si profondément divisé les Européens. Le résultat, soixante ans plus tard, est une intégration asymétrique : forte pour les biens et surtout les capitaux, la mobilité demeure faible pour les personnes et les services. L’Article 117 du Traité qui vise « une égalisation dans le progrès » des conditions de vie, envisage que celle-ci se réalisera par le « fonctionnement du marché commun, qui favorisera l’harmonisation des systèmes sociaux ». L’intégration asymétrique européenne a plutôt généré une féroce concurrence fiscale et sociale. Or les Européens sont fortement attachés à leurs modèles sociaux respectifs : selon l’Eurobaromètre, 82 % d’entre eux estiment que « l’économie de marché devrait aller de pair avec un niveau élevé de protection sociale ». Soixante après la signature du Traité de Rome, si l’identité européenne existe, elle consiste dans cet attachement.

Mais alors que la liberté de circulation des personnes, structurellement faible dans l’UE, n’a été que marginalement présente dans les débats européens pendant des décennies, elle a occupé une place centrale dans le choix du Royaume-Uni de sortir de l’UE : tandis que les Britanniques entendaient proposer un arbitrage entre liberté de circulation des biens, des capitaux et des services, qu’ils entendaient conserver, et liberté de circulation des personnes, dont ils ne veulent plus, les institutions et les Etats membres de l’UE ont réaffirmé que les quatre libertés formaient un bloc, à prendre ou à laisser.

Assignant pour but essentiel à leurs efforts l’amélioration constante des conditions de vie et d’emploi de leurs peuples,

Il ne fait guère de doute que les conditions de vie des Européens se sont améliorées depuis 1957 mais « l’amélioration constante » de celles-ci affirmée comme « but essentiel » par le Traité de Rome peut être mise en question empiriquement dans la période récente. A l’aune de l’indicateur de développement humain des Nations Unies (ou IDH)[2], mesure imparfaite qui reflète en partie les conditions de vie des personnes, la situation des pays européens, qui ne peut être appréciée que depuis 1990 (date à laquelle on dispose de données homogènes pour les 28), montre un progrès presque constant en moyenne dans les pays membres jusqu’en 2000, point de basculement à partir duquel le taux de progression de l’IDH ralentit pour devenir presque nul en 2014. Les « conditions d’emploi », dont le taux de chômage est une approximation, se sont également dégradées depuis 2000, le taux de chômage retrouvant en 2016 seulement son niveau de 2000.

Mais l’essentiel est sans doute dans la perception qu’ont les Européens d’aujourd’hui du progrès possible de leurs conditions de vie. L’Eurobaromètre indique à ce sujet que ce sont désormais 56% des Européens qui pensent que leurs enfants auront une vie plus difficile que la leur. Selon les données du Pew Research Center, les Européens sont aujourd’hui les plus pessimistes au monde quant à leur devenir économique.

Reconnaissant que l’élimination des obstacles existants appelle une action concertée en vue de garantir la stabilité dans l’expansion, l’équilibre dans les échanges et la loyauté dans la concurrence,

Soucieux de renforcer l’unité de leurs économies et d’en assurer le développement harmonieux en réduisant l’écart entre les différentes régions et le retard des moins favorisés,

Ces deux alinéas entendaient conjurer deux déséquilibres européens qui se sont en fait renforcés dans la période récente : les déséquilibres de balance courante (contredisant « l’équilibre dans les échanges ») et les déséquilibres géographiques (mettant à mal le « développement harmonieux » des territoires de l’Union européenne). Sur le premier point, les déséquilibres commerciaux entre les Etats membres de l’UE, et de la zone euro plus particulièrement, sont désormais bien connus et documentés, l’Allemagne jouant ici un rôle déstabilisateur majeur. Sur le second point, il convient d’insister sur le caractère paradoxal du succès du marché unique hérité du Traité de Rome, qui a rapproché les Nations mais fait diverger les régions (et plus généralement les territoires). On peut ainsi montrer que dans l’Union européenne l’écart de développement économique entre les régions est plus fort que l’écart entre les nations[3]. Cette fracture spatiale au sein des nations européennes, que l’on retrouve dans d’autres pays en dehors de l’Europe mais que le marché unique a assurément accentué par les puissants effets d’agglomération qu’il engendre, n’est pas sans conséquence sur la polarisation politique géographique observée lors de scrutins récents, au Royaume-Uni, en Autriche ou en France.

Désireux de contribuer, grâce à une politique commerciale commune, à la suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux,

Les rédacteurs du Traité de Rome ont vu juste : la CEE puis l’UE ont fortement contribué à la libéralisation des échanges à la surface de la planète et donc à la mondialisation contemporaine. Si, en 1960, les six pays signataires du Traité CEE représentaient environ un quart du commerce mondial, en 2015, les 28 pays de l’UE représentent environ 34% du commerce mondial. La mondialisation est pour un tiers une européanisation.

Entendant confirmer la solidarité qui lie l’Europe et les pays d’outre-mer, et désirant assurer le développement de leur prospérité, conformément aux principes de la Charte des Nations unies,

Résolus à affermir, par la contribution de cet ensemble de ressources, les sauvegardes de la paix et de la liberté, et appelant les autres peuples de l’Europe qui partagent leur idéal à s’associer à leur effort,

Ont décidé de créer une Communauté économique européenne

Dans ce dernier alinéa tient tout entière la promesse européenne la plus essentielle : la paix par le marché qui repose sur le droit et appelle l’élargissement. Il n’est pas contestable que les libertés civiles et les droits politiques ont progressé sur le continent pour garantir aux Etats membres leur plus longue période de non-guerre depuis le XVIe siècle. En 1957, seuls 12 des 28 Etats membres actuels étaient des démocraties, tous le sont aujourd’hui. Et les démocraties font nettement moins la guerre que les autres régimes politiques. Il n’est pas exagéré de dire que l’Europe est aujourd’hui le continent le plus démocratique au monde, avec près de 90% de ses pays considérés comme libres, comparé à seulement 70% dans les Amériques, 40% en Asie, 20% en Afrique subsaharienne et seulement 1% au Moyen-Orient et en Afrique du Nord (selon les données de Freedom House). Mais le danger a changé de nature : ce n’est plus principalement un conflit international qui menace l’Europe (quoique le nouvel impérialisme russe ne puisse pas être pris à la légère), mais les conflits intérieurs.

L’instabilité politique, évidente en Grèce, progresse en effet dans de nombreux pays, en Autriche, aux Pays-Bas, en Finlande, en Italie et bien entendu en France. L’Union européenne a contribué à nourrir le ressentiment social profond qui alimente les partis sécessionnistes qui entendent la démanteler. La réponse à ce risque de désintégration doit être à la hauteur du Traité de Rome, dont le Préambule affirme des valeurs et pointe des horizons. L’hommage que vient de lui rendre la Commission européenne est de ce point de vue un contre-sens : le Livre Blanc sur l’avenir de l’Europe dévoilé le 1er mars dernier élude la question de ce que les Européens veulent faire ensemble pour se demander comment ils pourraient le faire, ensemble ou séparément. Or, pour la première fois depuis soixante ans, l’Union ne va pas s’élargir mais se rétrécir. Pour la première fois depuis soixante ans, les Européens pensent que leurs enfants vivront moins bien qu’eux. Pour la première fois depuis soixante ans, la démocratie est menacée sur le continent et, circonstance aggravante, elle l’est de l’intérieur. Le plus dangereux pour la construction européenne n’est pas la crise : c’est la complaisance à l’égard de la crise.

 

[1] L’Eurobaromètre, crée au printemps 1974, qui mesure notamment la confiance dans les institutions et l’Union européennes, avait précisément pour ambition de révéler les Européens les uns aux autres à travers l’expression de leur opinion publique respective.

[2] L’IDH agrège à parité des indicateurs de santé, éducation, revenu.

[3] Si on ne tient pas compte du cas particulier du Luxembourg.




L’économie européenne 2017, ou l’UE après le Brexit

par Jérôme Creel

L’économie européenne 2017 permet de faire un large tour d’horizon des questions que pose aujourd’hui le projet d’Union européenne. Brexit, migrations, déséquilibres, inégalités, règles économiques rigides et souples à la fois : l’UE reste une énigme. Elle donne aujourd’hui l’impression d’avoir perdu le fil de sa propre histoire et d’aller à rebours de l’Histoire. Celle, récente, de la crise financière internationale. Celle, plus ancienne, de la Grande Dépression.

Quelques mois après la faillite de la banque Lehman Brothers, les chefs d’Etat et de gouvernement réunis à Londres pour le sommet du G-20 en avril 2009 avaient établi une liste de recommandations pour relancer l’économie mondiale. Parmi celles-ci figuraient la mise en œuvre de politiques budgétaires et monétaires actives, le soutien aux banques assorti d’une meilleure réglementation bancaire, le refus de la tentation protectionniste, la lutte contre les inégalités et la pauvreté et le soutien au développement durable.

Ces recommandations s’opposaient aux politiques mises en œuvre peu après la Grande Dépression, dans les années 30. A l’époque, les politiques économiques avaient commencé par être restrictives, et avaient donc alimenté la crise et la montée des inégalités. A l’époque aussi, le protectionnisme n’avait pas juste été une tentation mais une réalité : des barrières tarifaires et non tarifaires avaient été levées pour tenter de protéger les entreprises locales de la concurrence internationale. On sait ce qui arriva par la suite : une montée des populismes et des extrémismes qui a plongé l’Europe, puis le monde, dans une guerre épouvantable. Les enseignements économiques tirés de la gestion catastrophique de la crise des années 30 ont donc contribué aux recommandations du sommet de Londres.

Que reste-t-il aujourd’hui de ces enseignements en Europe ? Peu de choses finalement, si ce n’est une politique monétaire résolument expansionniste et la mise en place d’une union bancaire. La première a vocation à atténuer la crise actuelle tandis que la seconde a vocation à éviter que survienne une crise bancaire en Europe. Ce n’est pas rien, certes, mais cela repose sur une seule institution, la Banque centrale européenne, et ne répond pas, loin s’en faut, à toutes les difficultés qui traversent l’Europe.

Le Brexit est l’une d’entre elles : premier cas de désintégration européenne, la sortie du Royaume-Uni pose notamment la question des conditions du futur partenariat avec l’Union européenne (UE) et voit resurgir la question du protectionnisme entre Etats européens. La tentation du repli sur soi est également manifeste dans la gestion de la crise des réfugiés qui en appelle pourtant aux valeurs de solidarité qui ont longtemps caractérisé l’UE. Les divergences entre les Etats membres de l’UE en termes d’inégalités, de compétitivité et de fonctionnement des marchés du travail réclameraient des politiques différenciées et coordonnées entre les Etats membres plutôt que les politiques très homogènes et sans vision d’ensemble menées jusque-là. C’est le cas notamment des politiques visant à résorber les déséquilibres commerciaux et de celles s’attachant à réduire les dettes publiques. La gestion des finances publiques par l’application de règles budgétaires, même imparfaitement respectées, et la gestion des déséquilibres économiques et sociaux par le respect de critères quantitatifs font perdre de vue les interdépendances entre les Etats membres : l’austérité budgétaire pèse aussi sur les partenaires, tout comme la recherche d’une meilleure compétitivité-prix. Est-ce bien utile et raisonnable dans une Union européenne prochainement à 27 qui peine à retrouver la voie d’une croissance durable et qui a vu augmenter ses inégalités ?

L’économie européenne 2017 dresse un bilan de l’Union européenne dans une période de fortes tensions et de fortes incertitudes, après une année de conjoncture moyenne et avant que ne s’enclenche véritablement le processus de séparation entre l’UE et le Royaume-Uni. Au cours de cette période, plusieurs élections majeures en Europe serviront aussi de tests de résistance pour l’UE : moins, plus ou « mieux » d’Europe, il va falloir choisir.

 




Le référendum britannique du 23 juin 2016 : le saut dans l’inconnu

Par Catherine Mathieu

Le 23 juin 2016, les Britanniques ont décidé (par 52% contre 48%) de sortir de l’Union européenne. Après avoir longtemps critiqué le fonctionnement de l’UE et les contraintes qu’il faisait porter sur le Royaume-Uni, David Cameron avait obtenu, le 19 février 2016, un accord censé permettre le maintien du Royaume-Uni dans l’UE, mais cela n’a pas suffi à convaincre les électeurs. Dans le Policy Brief de l’OFCE (n°1 du 13/07), nous montrons que plus que des arguments économiques, c’est le souci des Britanniques de préserver (ou de retrouver) leur souveraineté politique qui a compté.

La sortie de l’UE est, pour reprendre l’expression de David Cameron, « un saut dans l’inconnu », et l’on ne peut qu’élaborer des scénarios sur la base d’hypothèses quant à l’issue des négociations qui vont s’engager avec l’Union européenne : scénario rose où les deux parties voudront maintenir au maximum les liens existants, scénario noir où l’UE voudrait faire un exemple et le Royaume-Uni deviendrait un paradis fiscal et réglementaire.

Début juillet, force est de constater que le Royaume-Uni n’a pas encore décidé de sortir formellement de l’UE (en activant l’article 50), et ne le fera vraisemblablement pas avant septembre. Les démissions des leaders du camp du Brexit et l’évolution de la situation politique entretiennent un grand flou sur la mise en place de négociations : la livre a chuté de plus de 10 % par rapport à l’euro, et de 12 % par rapport au dollar et risque de ne pas se stabiliser avant la clarification de la position britannique. Il semble que l’on entre dans un scénario gris dont on ne connaît pas à ce jour les nuances.

A court terme, selon les hypothèses retenues, l’impact d’un Brexit pourrait être légèrement négatif pour l’économie britannique de l’ordre, de -0,2 point de PIB en 2016 selon le NIESR (2016a), mais pourrait atteindre plusieurs points de PIB à l’horizon de deux ans selon les scénarios, le Trésor britannique (2016a) ayant envisagé les scénarios les plus noirs (-3,6 % à -6 %).

A long terme, selon les hypothèses retenues, l’impact économique d’une sortie du Royaume-Uni serait franchement négatif, surtout là-aussi selon le Trésor britannique, mais les hypothèses de forte baisse du commerce britannique sont sans doute exagérées.

 




Brexit : quelles leçons pour l’Europe ?

Par Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak

Le vote britannique pour une sortie de l’UE accentue la crise politique tant en Europe que dans beaucoup de pays européens. La sortie de l’Europe devient une alternative possible pour les peuples européens, ce qui peut encourager les partis souverainistes. Mécaniquement, le départ du Royaume-Uni augmente le poids du couple franco-allemand, ce qui peut déstabiliser l’Europe. Si l’Ecosse quitte le Royaume-Uni pour adhérer à l’UE, des mouvements indépendantistes d’autres régions (Catalogne, Corse, ..) pourraient demander une évolution similaire. Mais la fragilité de l’Europe provient aussi de l’échec de la stratégie « discipline budgétaire/réformes structurelles ».

Le départ du Royaume-Uni, farouche partisan du libéralisme économique, hostile à toute augmentation du budget européen comme à tout accroissement des pouvoirs des institutions européennes, comme à l’Europe sociale pourrait modifier la donne dans les débats européens, mais certains pays de l’Est, les Pays-Bas et l’Allemagne ont toujours eu la même position que le Royaume-Uni. Il ne suffira pas, à lui seul, à provoquer un tournant dans les politiques européennes. Par contre, la libéralisation des services et du secteur financier, que le Royaume-Uni impulse aujourd’hui, pourrait être ralentie. Le Commissaire britannique Jonathan Hill, responsable des services financiers et des marchés de capitaux devra être rapidement remplacé. Se posera la question délicate des fonctionnaires européens britanniques qui, en tout état de cause, ne pourront plus occuper de postes de responsabilité.

Il ouvrira aussi une période d’incertitude économique et financière. Mais il ne faut pas donner trop d’importance aux réactions des marchés financiers, qui n’aiment pas l’incertitude et sont de toute façon très  volatils.  La livre a certes rapidement perdu 10%  par rapport à l’euro, mais elle était sans doute  surévaluée, comme en témoigne le déficit courant britannique de l’ordre de 6,5% de son PIB en 2015.

Selon l’article 50 de la Constitution européenne, un pays qui décide de quitter l’Union doit négocier un accord de retrait, qui fixe la date de sortie[1]. Sinon, au bout de deux ans, le pays est automatiquement en dehors de l’Union. La négociation sera délicate ; elle portera obligatoirement sur l’ensemble des dossiers. Durant cette période, le Royaume-Uni restera dans l’UE. Les pays européens devront choisir entre deux attitudes. L’attitude compréhensive serait de signer rapidement un Traité de libre-échange, se donnant comme objectif de maintenir les relations commerciales et financières avec le Royaume-Uni, en tant que partenaire privilégié de l’Europe. Cela minimiserait les conséquences économiques du Brexit pour l’UE comme pour le Royaume-Uni. Toutefois, il paraît difficile que le Royaume-Uni puisse à la fois jouir d’une liberté totale pour son organisation économique et d’une ouverture totale des marchés européens. Le Royaume-Uni ne devrait pas bénéficier de conditions plus favorables que celles des membres actuels de l’AELE (Norvège, Islande, Liechtenstein) ou de la Suisse ; il devrait sans doute comme eux intégrer la législation du marché unique (en particulier pour la libre circulation des personnes) et contribuer au budget européen. Se poseraient très vite la question de normes, celle du passeport européen des institutions financières (ce passeport est aujourd’hui accordé aux pays de l’AELE, mais pas à la Suisse),  etc. Le Royaume-Uni pourrait avoir à choisir entre se plier à des normes européennes sur lesquelles il n’aura pas son mot à dire ou se voir imposer des barrières réglementaires. Certes, la négociation sera ouverte. Le Royaume-Uni pourra plaider pour une Europe plus ouverte aux pays hors-UE. Mais quel sera son poids une fois sorti ?

L’attitude dure, visant à punir Londres pour faire un exemple et décourager les futurs candidats à la sortie, consisterait au contraire à imposer au Royaume-Uni de renégocier l’ensemble des traités commerciaux en partant de zéro (donc des seules règles de l’OMC) à inciter les entreprises multinationales à relocaliser en Europe continentale leurs usines et sièges sociaux, à fermer l’accès du marché européen aux banques britanniques de façon à les inciter à rapatrier à Paris ou à Francfort l’activité bancaire et financière de la zone euro. Mais, il paraît difficile que l’Europe, partisan de la libre-circulation des marchandises, des services, des personnes, des entreprises, se mette à dresser des obstacles contre le Royaume-Uni.  La zone euro a un excédent courant de 130 milliards d’euros avec le Royaume-Uni : voudra-t-elle le remettre en cause ? Les entreprises européennes qui exportent au Royaume-Uni s’y opposeraient. Les accords de coopération industrielle (Airbus, Armement, Energie, ..) pourraient difficilement être remis en question. Il paraît a priori peu probable que Londres dresse des barrières tarifaires contre les produits européens, sauf en représailles. En sens inverse, Londres pourrait jouer la carte du paradis fiscal et réglementaire, en particulier en matière financière. Mais, il ne pourrait guère s’abstraire de contraintes internationales (les accords de la COP21, ceux sur la lutte contre l’optimisation fiscale, ceux sur l’échange international d’informations fiscales et bancaires). Le risque est de rentrer dans un coûteux jeu de représailles réciproques (que l’Europe, divisée entre des pays à intérêts différents, aura du mal à mener).

En cas de sortie de l’UE, le Royaume-Uni, contributeur net à l’UE, économiserait  a priori environ 9 milliards d’euros par an, soit 0,35% de son PIB. Toutefois, les pays de l’AELE et la Suisse contribuent au budget européen dans le cadre du marché unique. Là encore, tout dépendra de la négociation. On peut penser que le gain pour le Royaume-Uni ne sera que de l’ordre de 4,5 milliards d’euros, que les autres pays membres devront prendre en charge (soit un coût de l’ordre de 0,5 milliard d’euros pour la France).

Compte tenu des incertitudes sur la négociation (et sur l’évolution du taux de change),  toutes les évaluations sur l’impact du Brexit sur les autres pays de l’UE ne peuvent être que très problématiques. Par ailleurs, l’effet pour les pays de l’UE est forcément de second ordre : si des barrières tarifaires ou non tarifaires réduisent les exportations de voitures françaises vers le Royaume-Uni et des voitures britanniques vers la France, les producteurs français pourront fournir leur marché national avec moins de concurrence et pourront aussi se tourner vers les pays tiers. Un ordre de grandeur est cependant utile : les exportations de la France (de l’UE) vers le Royaume-Uni représentaient en 2015 1,45% de son PIB (2,2%) ; les exportations du Royaume-Uni vers l’UE représentaient 7,1% de son PIB. A priori, un choc équivalent sur le commerce RU/UE a 3,2 fois moins d’impact sur l’UE que le Royaume-Uni.

Ainsi, selon l’OCDE[2], la baisse du PIB de l’UE serait à terme, en 2023, de 0,8% (contre 2,5% pour le Royaume-Uni), tandis que rester dans l’UE, participer à l’approfondissement du marché unique et signer des accords de libre-échange avec le reste du monde permettrait une hausse du PIB pour tous les pays de l’UE. Mais quelle est la crédibilité de cette dernière affirmation, compte tenu des mauvaises performances actuelles de la zone euro et du coût de l’ouverture des frontières pour la cohésion économique et sociale des pays européens ? Beaucoup des canaux évoqués par l’OCDE sont contestables : le Brexit affaiblirait la croissance en augmentant l’incertitude économique et en affaiblissant les perspectives économiques. Mais si l’Europe fonctionne mal, la quitter devrait améliorer les perspectives des marchés. Le Royaume-Uni subirait une contraction de son commerce extérieur, qui nuirait durablement à sa productivité, mais, malgré l’ouverture de son économie, la productivité de l’économie britannique est déjà faible. L’OCDE ne pose pas la question de principe : un pays doit-il abandonner sa souveraineté politique pour bénéficier des éventuels effets positifs de la libéralisation commerciale ?

Selon la fondation Bertelsmann[3], la baisse du PIB de l’UE (hors RU) en 2030 irait de 0,10% dans le cas d’une sortie douce (le Royaume-Uni ayant un statut similaire à celui de la Norvège)  à 0,36% dans le cas défavorable (le Royaume-Uni devant renégocier tous ses traités commerciaux), la France étant peu touchée (-0,06 % et -0,27%), l’Irlande, la Belgique et le Luxembourg beaucoup plus. Puis l’étude multiplie ces chiffres par cinq pour intégrer des effets dynamiques de moyen terme, la baisse du commerce extérieur étant censée avoir des effets défavorables sur la productivité.

Euler-Hermès aboutit aussi à des chiffres très faibles pour les pays de l’UE : une baisse de 0,4% du PIB avec un accord de libre-échange ; de 0,6 % sans accord. L’impact est plus important pour les Pays-Bas, l’Irlande et la Belgique.

Un rebond de l’Europe, avec ou sans le Royaume-Uni…

L’Europe devra tirer les leçons de la crise britannique, qui vient après la crise des dettes des pays du Sud, la crise grecque, les politiques d’austérité, en même temps que celle des migrants. Ce ne sera pas une tâche aisée. Il faudra à la fois repenser le contenu des politiques et leur cadre institutionnel. L’UE en aura-t-elle la capacité ?

Les déséquilibres entre pays membres se sont accrus de 1999 à 2007. Depuis 2010, la zone euro n’a pas été capable de mettre en place une stratégie coordonnée permettant le retour vers un niveau satisfaisant d’emploi et la résorption des déséquilibres entre Etats membres. Les performances économiques sont médiocres pour de nombreux pays de la zone euro et catastrophiques pour les pays du Sud.  La stratégie mise en œuvre  dans la zone euro depuis 1999, renforcée depuis 2010 : « discipline budgétaire/réformes structurelles » n’a guère donné des résultats satisfaisants sur les plans économiques et sociaux. Par contre, elle donne aux peuples l’impression d’être dépossédés de tout pouvoir démocratique. C’est encore plus vrai pour les pays qui ont bénéficié de l’assistance de la troïka (Grèce, Portugal, Irlande) ou de la BCE (Italie, Espagne). Depuis 2015, le plan Juncker destiné à relancer l’investissement en Europe a marqué un certain tournant, mais celui-ci demeure timide et mal assumé : il ne s’accompagne pas d’une réflexion sur la stratégie macroéconomique et structurelle. Les désaccords sont importants en Europe tant entre les nations qu’entre les forces politiques et sociales. Dans la situation actuelle, l’Europe a besoin d’une stratégie économique forte, mais celle-ci ne peut pas être aujourd’hui décidée collectivement en Europe.

Ce marasme a selon nous deux causes fondamentales. La première concerne l’ensemble des pays développés. Il apparaît de plus en plus que la mondialisation creuse un fossé  profond entre ceux qui y gagnent et ceux qui y perdent[4]. Les inégalités de revenus et de statuts se creusent. Les emplois stables, correctement rémunérés disparaissent. Les classes populaires sont les victimes directes de la concurrence des pays à bas salaires (que ce soient les pays asiatiques ou les anciennes démocraties populaires). On leur demande d’accepter des baisses de salaires, de prestations sociales, de droits du travail. Dans cette situation, les élites et les classes dirigeantes peuvent être ouvertes, mondialistes et pro-européennes tandis que le peuple est protectionniste et nationaliste. C’est le même phénomène qui explique la poussée du Front National de l’AfD, de l’UKIP, et aussi aux Etats-Unis de Donald Trump chez les Républicains.

L’Europe est actuellement gérée par un fédéralisme libéral et technocratique, qui veut imposer aux peuples des politiques ou des réformes, que ceux-ci refusent, pour des raisons parfois légitimes, parfois discutables, parfois contradictoires. Le fait est que l’Europe, telle qu’elle est actuellement, affaiblit les solidarités et cohésions nationales, ne permet pas aux pays de choisir une stratégie spécifique.  Le retour à la souveraineté nationale est une tentation générale.

Par ailleurs l’Europe n’est pas un pays. Il existe entre les peuples des divergences importantes d’intérêt, de situations, d’institutions, d’idéologies qui rendent tout progrès difficile. En raison de la disparité des situations nationales, de nombreux dispositifs (que ce soit la politique monétaire unique, la liberté de circulation des capitaux et des personnes), posent problème. Des règles sans fondement économique ont été introduites dans le Pacte de Stabilité ou le Traité Budgétaire : elles n’ont pas été remises en cause après la crise financière.  Dans nombre de pays, les classes dirigeantes, les responsables politiques, les hauts-fonctionnaires ont choisi de minimiser ces problèmes, pour ne pas contrarier la construction européenne. Des questions cruciales d’harmonisation fiscale, sociale, salariale, réglementaire ont été volontairement oubliées. Comment faire converger vers une Europe sociale ou une Europe fiscale des pays dont les peuples sont attachés à des systèmes structurellement différents ? Après les difficultés de l’Europe monétaire, qui peut souhaiter une Europe budgétaire, qui éloignera encore l’Europe de la démocratie ?

Dans l’accord du 19 février, le Royaume-Uni a fait rappeler les principes de subsidiarité. Il est compréhensible que des pays, soucieux de souveraineté nationale, soient agacés (pour ne pas dire plus) par les intrusions incessantes de l’UE dans des domaines qui relèvent de la compétence nationale, où les interventions européennes n’apportent guère de valeur ajoutée. Il est compréhensible que ces pays refusent de devoir en permanence se justifier à Bruxelles sur leurs politiques économiques ou sur leurs règles économiques, sociales ou juridiques même quand celles-ci n’ont aucune conséquence sur les autres Etats membres. Le Royaume-Uni a fait noter que les questions de justice, de sécurité, de libertés restaient de compétence nationale. L’Europe devra tenir compte de ce sentiment d’exaspération. Après le départ britannique, il faudra arbitrer entre deux stratégies : renforcer l’Europe au risque d’accroître encore le sentiment de dépossession des peuples ou réduire l’ambition de la construction européenne.

Le départ du Royaume-Uni, l’éloignement de fait de certains pays d’Europe centrale  (Pologne, Hongrie), les réticences du Danemark et de la Suède pourraient pousser à passer explicitement à une Union à deux vitesses. Beaucoup d’intellectuels et de personnalités politiques, nationaux ou européens, pensent que la présente crise pourrait en être l’occasion. L’Europe serait explicitement partagée en trois cercles. Le premier regrouperait les pays de la zone euro qui, tous, accepteraient de nouveaux transferts de souveraineté et bâtiraient une union budgétaire, fiscale, sociale et politique poussée. Un deuxième regrouperait les pays européens qui ne souhaiteraient pas participer à cette union. Enfin, le dernier cercle regrouperait les pays liés à l’Europe par un accord de libre-échange (Norvège, Islande, Liechtenstein, Suisse aujourd’hui, d’autres pays et le Royaume-Uni demain)

Ce projet pose cependant de nombreux problèmes. Les institutions européennes devraient être dédoublées entre des institutions zone euro fonctionnant sur le mode fédéral (qu’il faudrait rendre plus démocratique) et des institutions de l’UE continuant à fonctionner sur le mode Union des Etats membres. Beaucoup de pays actuellement en dehors de la zone euro sont hostiles à cette évolution qui, selon eux, les marginaliserait en membre de ‘seconde zone’. Elle compliquerait encore le fonctionnement de l’Europe s’il y a un Parlement européen et un Parlement de la zone euro, des commissaires zone euro, des transferts financiers zone euro et des transferts UE, etc. C’est déjà le cas, par exemple, avec l’Agence bancaire européenne et la BCE. De nombreuses questions devraient être tranchées deux ou trois  fois (une fois au niveau de la zone euro, une fois au niveau de l’UE, une fois au niveau de la zone de libre-échange).

Selon la question, le pays membre pourrait choisir son cercle, on irait vite vers une union à la carte. Cela est difficilement compatible avec une démocratisation de l’Europe puisqu’il faudrait vite un Parlement par question.

Les membres du troisième cercle seraient eux dans une situation encore plus difficile, obligés de se plier à des réglementations sur lesquels ils n’auront aucun pouvoir. Faut-il placer nos pays partenaires devant le dilemme : accepter  de lourdes pertes de souveraineté (en matière politique et sociale) ou se voir priver des avantages du libre-échange ?

Il n’y a sans doute pas d’accord des peuples européens, même au sein de la zone euro, pour aller vers une Europe fédérale, avec toutes les convergences que cela supposerait. Dans la période récente, les cinq présidents et la Commission ont proposé de nouveaux pas vers le fédéralisme européen : création d’un Comité budgétaire européen, création de Conseils indépendants de compétitivité, conditionnement de l’octroi des fonds structurels au respect de la discipline budgétaire et à la réalisation des réformes structurelles, création d’un Trésor européen et d’un ministre des finances de la zone euro, évolution vers une Union financière, unification partielle des systèmes d’assurance chômage. Cette évolution renforcerait le pouvoir d’organismes technocratiques au détriment des gouvernements démocratiquement élus. Il serait déplaisant qu’elle soit mise en œuvre, comme c’est déjà le cas en partie, sans que les peuples soient consultés.

Par ailleurs, nul ne sait comment se ferait la convergence en matières fiscale ou sociale. Vers le haut ou vers le bas ? Certains proposent une union politique où les décisions seraient prises démocratiquement par un gouvernement et un parlement de la zone euro. Mais peut-on imaginer un pouvoir fédéral, même démocratique, capable de prendre en compte les spécificités nationales dans une Europe composée de pays hétérogènes ? Peut-on imaginer les décisions concernant le système de retraite français prises par un Parlement européen ? Ou un ministre des finances de la zone imposant des baisses de dépenses sociales aux pays membres (comme la troïka le fait pour la Grèce) ? ou des normes automatiques de déficit public ? Selon nous, compte tenu de la disparité actuelle en Europe, les politiques économiques doivent être coordonnées entre pays et non décidées par une autorité centrale.

L’Europe devra engager une réflexion sur son avenir. Utiliser la crise actuelle pour progresser sans réflexion vers « une union toujours plus étroite » serait dangereux. L’Europe doit vivre avec une contradiction : les souverainetés nationales auxquelles les peuples sont attachés doivent être respectées tant que faire se peut ; l’Europe doit mettre en œuvre une stratégie macroéconomique et sociale, forte et cohérente. L’Europe n’a pas de sens en elle-même, elle n’en a que si elle met en œuvre en projet, défendre un modèle spécifique de société, la faire évoluer pour intégrer la transition écologique, éradiquer  le chômage de masse, résoudre les déséquilibres européens de façon concertée et solidaire. Mais il n’y a pas d’accord en Europe sur la stratégie à mener pour atteindre ces objectifs. L’Europe, incapable de sortir globalement les pays membres de la récession, de mettre en œuvre une stratégie cohérente face à la mondialisation, est devenue impopulaire. Ce n’est qu’après un changement réussi de politiques qu’elle pourra retrouver l’appui des peuples et que des progrès institutionnels pourraient être mis en œuvre.

[1] Voir, en particulier le rapport du Sénat ; Albéric de Montgolfier : Les conséquences économiques et budgétaires d’une éventuelle sortie du Royaume-Uni de l’Union Européenne,  juin 2016.

[2] OCDE, 2016, The Economic Consequences of Brexit: A Taxing Decision, avril. Notons qu’assimiler la sortie de l’Euro à une hausse des impôts est n’a pas de sens économique et est une communication peu digne de l’OCDE.

[3] Brexit –potential economic consequences if the EU exit the EU,, Policy Brief, 2015/05.

[4] Voir par exemple, Joseph E. Stiglitz, 2014,  « Le prix de l’inégalité », Les Liens qui libèrent, Paris.




Labour Market Flexibility: More a Source of Macroeconomic Fragility than a Recipe for Growth

par G. Dosi (Scuola Superiore Sant’Anna, gdosi@sssup.it), M. C. Pereira (University of Campinas, marcelocpereira@uol.com.br), A. Roventini (OFCE et Scuola Superiore Sant’Anna, a.roventini@sssup.it), and M. E. Virgillito (Scuola Superiore Sant’Anna, m.virgillito@sssup.it)

During the years of the recent European crisis (and also before), the economic policy debate has been marked by the need of labour market structural reforms to boost productivity and GDP growth. This rhetoric has been particularly vivid in the European Union, especially during the current Euro crisis. And the  call for such reforms  finds support  in the  consensus among “mainstream” macroeconomists on the idea that labour market rigidities are the source of unemployment. The well-known OECD (1994) Jobs Study was among the first to advocate the benefits from labour market liberalization. The report and a series of subsequent papers basically argued that the roots of unemployment rest in social institutions and policies such as unions, unemployment benefits, employment protection legislation.

There is an alternative view, however, which we believe to be well in tune with Keynes himself, according to  which, involuntary  unemployment  is  the  outcome  of systematic  coordination failures – in the  current  economic jargon –, whereby “bad equilibria”, characterized by insufficient  level of aggregate demand, are self-fulfilling  in decentralised economies.  In fact, wages are an element of cost affecting the competitiveness of individual firms.  But the wage bill is also a crucial element of aggregate demand. Hence it could be that more flexible and “fluid” labour markets, while allowing for faster inter-firm reallocation of labour and lowering costs, may also render the whole economic system more fragile, more prone to recession, more volatile. In a recent work (“When more Flexibility Yields more Fragility. The Microfoundation of Keynesian Aggregate Unemployment”, OFCE Working Paper No. 2016-07, we investigate the conditions under which such a conjecture applies, by exploring to what extent labor market flexibility can led to coordination failures trapping the economy in stagnation.

The model we develop is built upon the Agent Based “Keynes meets Schumpeter” family of models (Dosi et al., 2010, Napoletano et al., 2012, Dosi et al., 2013, Dosi et al., 2015), explicitly incorporating different  microfounded labour market regimes, populated by heterogeneous  firms and workers  who behave according to boundedly rational behavioural rules. We comparatively study two archetypical types of decentralised labour markets, which we shall call the Fordist and the Competitive, and variations thereof. Under the Fordist regime wages are insensitive to labour market conditions but indexed to productivity. There is a sort of lifetime employment (firms fire only when their profits are negative) matched by the loyalty of the workers to their employers (employed workers do not seek for alternative occupations). Labour market institutions contemplate a minimum wage indexed on productivity and unemployment benefits.  Such a regime corresponds to the one experienced by France, among other Western industrial countries, during the “Trente Glorieuses”. Conversely under (different shades of ) the Competitive regime, wage changes respond to unemployment.  Also employed worker with some probability search for notionally more rewarding jobs. Firms fire their excess workforce given their planned production. Minimum wages are only partially indexed to productivity, if at all and unemployment benefits might or might not be there. The Competitive regime tries to capture the process of flexibilization of the labor market occurred in most Anglo-Saxon countries and in some continental European countries (e.g. the Netherlands) since the eighties.

First,  we compare  the  Fordist regime with  the  most extreme  version  of the Competitive  one, basically institution-free, with  no employment  protection  and also with  no minimum wage and no unemployment benefits. Note that the latter is the nearest to textbooks “market perfection”. Well, we find that under such perfection the whole system is always near to collapse: the long-term rate of growth is close to zero and the short-run dynamics is equally dismal, with extremely high unemployment rates, higher overall volatility and higher inequality.

Next, we compare the Fordist regime with other milder forms of Competitive regimes, embedded nonetheless into institution of wage and income support. The Competitive set-ups show still an overall fragile and more prone to crises dynamics when compared to the Fordist, even in presence of active welfare policies. In fact, volatility of GDP, unemployment rate, likelihood of crises are significantly higher in the competitive scenarios. Conversely, the Fordist case is in full employment for about 60% of the simulation time. Finally, in the Competitive regimes with milder forms of welfare policies – lower (or zero) indexation of minimum wage on productivity growth and absence of unemployment benefits – productivity growth is significantly lower and inequality even among workers is higher, and the more so the lower the constraints in wage settings.

The  model robustly  shows that  more flexibility  in terms  of variations of monetary wages and labour mobility  is prone to induce  systematic  coordination failures, higher macro volatility,  higher unemployment, and higher frequency of crises. In fact, it is precisely the downward flexibility of wages and employment – as profitable as it might be for individual firms – and the related higher degrees of inequality that lead recurrently to small and big aggregate demand failures. This property, we suggest, is also at the heart of both the 1929 and 2008 crises, no matter what the triggering factors (often to be found at the financial level). Only when flexibility in wages and employment is accompanied by policy measures which mitigates the recurrent downward pressures, such as unemployment subsidies and minimum wage, the system does not collapse. Furthermore, contrary to the argument that higher labour flexibility  fosters productivity  growth, our model clearly  shows the opposite: productivity in the  Competitive  regime grows, at best,  at the  same rate  as in the  Fordist one, but with  higher volatility,  unemployment and incidence of crises. Our results cast serious doubts on the agenda of structural reforms in labor markets advocated by the European Union and pursued by many European countries: more employment  guarantees,  more rigidities  in firing rules, less  wage inequality,  more welfare protection are not only good for the workers’ concern, but also for the economy  as a whole.

 

References:

Dosi, G., G. Fagiolo, M. Napoletano, and A. Roventini (2013), “Income distribution, credit and fiscal policies in an agent-based Keynesian model”, Journal of Economic Dynamics  and Control, 37/8, 1598-1625.

Dosi, G., G. Fagiolo, and A. Roventini (2010), “Schumpeter meeting Keynes: A policy-friendly model of endogenous growth and business cycles”,  Journal of Economic Dynamics  and Control,  34/9, 1748-1767.

Dosi, Giovanni, G. Fagiolo, M. Napoletano, A. Roventini, and T. Treibich (2015), “Fiscal and monetary policies in complex evolving economies”, Journal of Economic Dynamics and Control, 52, 166-189.

Napoletano, Mauro, Giovanni Dosi, Giorgio Fagiolo, and Andrea Roventini (2012), “Wage formation, investment behavior and growth regimes: An agent-based analysis”, Revue de l’OFCE, 5/124, 235-261.

OECD (1994), OECD Jobs Study. Tech. rep., Organization for Economic Cooperation and Development.