Filières ou clusters : quel outil pour la politique industrielle ?

image_pdfimage_print

par Jean-Luc Gaffard

La notion de filière est revenue sur le devant de la scène et fait figure d’instrument de la nouvelle politique industrielle. Le document de travail de la Fabrique de l’Industrie, ‘A quoi servent les filières’, (Bidet-Mayer et Toubal, 2013) lui reconnaît la vertu d’avoir permis de recenser et d’étendre l’application de bonnes pratiques dans les relations entre entreprises comme entre entreprises et pouvoirs publics. Pourtant, ce même document conclut en forme d’interrogation sur le bien-fondé d’une notion qui privilégie davantage une approche plus techniciste qu’entrepreneuriale de l’organisation industrielle.

Notre propos ici est d’approfondir cette interrogation et de contester la pertinence de la notion de filière pour lui substituer celle de cluster qui semble mieux correspondre à la nécessité – pour la politique industrielle – de reconnaître le rôle prééminent de l’entreprise dans la définition des choix stratégiques.

La filière : une notion trop simple

La filière, dans son acception ancienne mais rigoureuse, est constituée de tout ou partie des stades successifs de production qui vont de la matière première à un produit final. Cette chaîne de produits, qui va de l’amont à l’aval, est faite de relations techniques, identifiables grâce à des coefficients techniques de production. Il s’agit de sous-ensembles de tableaux d’entrées–sorties (ou inputoutput) caractérisés par l’existence d’effets d’entraînement ou de dominance élevés qui viennent du fait que certains secteurs sont des nœuds de relations plus intenses que d’autres (Mougeot, Auray et Duru, 1977).

Ainsi définie, la filière ne dit évidemment rien sur l’organisation industrielle proprement dite, c’est-à-dire sur la façon dont les entreprises fixent les limites de leur activité. Les entreprises concernées peuvent choisir d’intégrer ces différents stades ou au contraire de rester sur l’un d’entre eux et de nouer de pures relations de marché en amont comme en aval. Elles peuvent aussi décider d’une forme relationnelle qualifiée d’hybride et de nouer avec l’amont et l’aval des relations contractuelles de moyen terme.

Ce choix organisationnel s’entend, alors, dans un contexte technique donné, et procède de la comparaison entre les coûts de passer par le marché, par des contrats ou par des transactions internes (Coase, 1937 ; Williamson, 1975). Les propriétés techniques s’effacent derrière les coûts de transaction et ont une importance toute relative. La spécificité des actifs, qui a une dimension technique, entre en ligne de compte dans la détermination de ce choix, mais avant tout en raison de la possibilité de comportements opportunistes (de prise d’otage) qu’elle autorise.

La désignation d’une filière ainsi définie comme outil de politique industrielle, en reposant sur la stabilité des relations techniques, fait l’impasse sur l’activité d’innovation dont la caractéristique majeure est de bouleverser les relations interindustrielles et donc la structuration des filières. En fait, l’usage de cette notion de filière n’a véritablement d’intérêt que dans une perspective de court terme quand il s’agit de mesurer les effets de transmission des variations conjoncturelles au sein d’une structure productive techniquement stable (Mougeot, Auray et Duru, 1977).

Les mesures de politique industrielle, qui en découlent, sont susceptibles d’affecter la façon dont les entreprises définissent leur périmètre d’action en agissant sur les coûts de transaction. Il en est ainsi des règles qui régissent les relations de donneurs d’ordre à sous-traitants. Mais, elles jouent quelque peu à l’aveugle quant à l’impact attendu sur les capacités d’innovation des entreprises concernées.

La simplicité de la notion de filière, en même temps que ses limites, rendent l’usage qui en est fait (1) dangereux, si le caractère figé de la technique est pris au pied de la lettre (comme cela a pu être le cas dans le passé), (2) ambigu, si l’on entend néanmoins traiter des changements techniques et organisationnels inhérents à une économie de marché. Pour preuve de cette ambiguïté, la liste aujourd’hui établie de ces filières qui se réfère à des objets comme l’automobile, le train ou l’avion, à un groupe d’objets de luxe ayant surtout en commun d’être destinés à une clientèle très riche, à des technologies génériques, en l’occurrence les technologies de l’information et de la communication, à des enjeux sociaux comme la santé ou la transition écologique, pour ne pas parler du fourre-tout que sont les biens de consommation.

Si la notion de filière, c’est-à-dire de groupe d’industries techniquement liées, est quelque peu tombée en désuétude à partir des années 1980, c’est précisément parce que les choix stratégiques des entreprises sont loin d’être dominés par la technique, qui plus est une technique figée. La structuration du tissu industriel évolue en permanence sous l’effet de ces choix et des contraintes qui les déterminent. En d’autres termes, les filières sont davantage le résultat de processus d’innovation que de cadres techniques commandant les choix stratégiques.

Il ne faut pas s’étonner, alors, que la politique industrielle  au sens étroit d’aides directes aux entreprises dans des secteurs déterminés, soit elle-même tombée en désuétude pour faire place aux politiques de concurrence et de régulation entendue comme des tentatives de se rapprocher de l’état de pleine concurrence.

L’entreprise : la référence nécessaire

Ce constat ne signifie pas que les relations intra-et inter-industrielles n’ont pas d’importance et que seules comptent les incitations de marché. Les entreprises ne sont pas des îlots de coordination planifiée dans un océan de relations de marché. Elles nouent des accords techniques, de distribution ou de marketing entre elles, développent des relations de sous-traitance ou créent des filiales communes (Richardson, 1972). Il y a une raison majeure à cela. L’entreprise, pour investir, a un besoin de coordination qui n’est pas solutionné par le seul marché concurrentiel, mais bien grâce à l’émergence de formes de coopération signant l’appartenance à un groupe particulier. Cette même entreprise se caractérise par sa mobilité qui l’amène à introduire de nouveaux produits, voire à changer de secteur d’activité, donc à bouleverser les relations nouées avec d’autres, mais toujours dans une direction commandée par les compétences dont elle dispose.

De manière générale, les entreprises interagissent et doivent résoudre des difficultés de coordination dues au manque d’information. Il ne s’agit pas tant du manque d’information technique que du manque d’information sur les conditions de marché quand on entend par là la configuration de la demande mais aussi celle de l’offre concurrente et complémentaire (Richardson, 1960).

En fait, les entreprises sont confrontées à deux délais : le délai de gestation d’investissements irréversibles, y compris les investissements dans l’immatériel, et le délai d’acquisition de l’information de marché. Pour y faire face et décider d’investir effectivement, les entreprises ont besoin de connaître, avec un certain degré de confiance, le niveau des investissements concurrents et celui des investissements complémentaires. La coordination nécessaire n’est pas assurée par les seuls signaux du marché ou plus exactement par les seuls signaux de prix. Elle requiert que des relations de coopération entre entreprises viennent compléter les relations de concurrence (Richardson, 1960). Ces relations sont constitutives de réseaux d’entreprises pour lesquels la qualification de filière est certainement trop étroite, même si les proximités ou les complémentarités techniques jouent leur rôle. L’appartenance à un groupe, caractérisé par une proximité de compétences ou de qualifications, plus qu’à une industrie ou à une filière relève de ces relations sécurisant les investissements de chaque membre du groupe.

Les entreprises qui cherchent à innover ne sont pas, principalement, confrontées à l’existence de barrières à l’entrée (du fait des comportements de prix ou d’investissement des entreprises installées) ou à des obstacles à la création d’entreprise. Elles doivent surtout faire face à l’existence de barrières à la croissance qui ont trait à leur capacité d’être mobile (Caves et Porter, 1977). Il est forcément difficile pour des entreprises de pénétrer de nouvelles activités ou simplement d’augmenter significativement de taille. Elles franchissent un seuil de taille avec succès dès lors qu’elles peuvent acquérir les nouvelles capacités managériales et s’assurer du contrôle de leur capital. Elles entrent dans une nouvelle activité, éventuellement très différente de leur activité actuelle en termes de marchés servis, à la condition que les compétences techniques et managériales requises dans l’une soient utilisables dans l’autre. Ainsi se constituent des groupes d’entreprises organisés autour de compétences similaires ou complémentaires, qui transcendent les découpages en branches ou en filières. Ces groupes sont les lieux où s’exerce la concurrence. Leur nature même limite, à défaut d’empêcher, le développement de consensus oligopolistiques. En raison de leurs similitudes structurelles, chaque membre d’un groupe répond de la même manière aux perturbations internes et externes et anticipent assez précisément les réactions des autres  (Caves et Porter, 1977). Une forme de coordination et de dépendance mutuelle prend ainsi place au sein de chaque groupe.

De ce double constat d’une exigence de coordination et de mobilité, il résulte que le tissu industriel est complexe et peut difficilement être réduit à des filières dans leur acception originelle. La politique industrielle s’en trouve nécessairement affectée, ne pouvant être réduite ni à des aides directes à des entreprises, des secteurs, voire des technologies, ni d’ailleurs à l’application des règles d’une concurrence réputée parfaite.

Les clusters : une réponse adéquate

La nature du tissu productif requiert de pratiquer une politique industrielle horizontale, qui consiste notamment à subventionner la R&D et la formation professionnelle, mais qui n’a de sens que si ce type d’aide est subordonné à la réalisation de l’objectif de mobilité des entreprises et de coopération verticale comme horizontale entre entreprises.

C’est au regard de cet objectif que la création et le développement de clusters doit être privilégiée, étant entendu que l’on entend par là des regroupements ou réseaux d’entreprises et des structures institutionnelles qui ont, certes, une dimension géographique, mais ne se réduisent pas nécessairement à un territoire strictement délimité. Un cluster est avant tout un outil qui vise à développer une coopération volontaire entre entreprises et qui constitue un réseau de compétences. Sa configuration reste déterminée par les entreprises. La création de compétences née de l’organisation en réseau favorise la capillarité et l’entrée progressive de ses différents membres dans de nouveaux champs d’activité.

En toute logique, l’initiative de ces clusters devrait revenir aux entreprises elles-mêmes, les pouvoirs publics ayant pour rôle d’y inciter, précisément, en subordonnant leurs aides à la réalité des coopérations engagées. S’assurer de cette réalité requiert que le financement public soit conditionné à un abondement en fonds privés. Le mode de gouvernance doit reconnaître aux acteurs de l’industrie une place prééminente. C’est ce qui fait le succès de l’industrie allemande qu’il est, pour le moins hasardeux d’attribuer à des gains de compétitivité autorisés par les réformes du marché du travail (Duval, 2013).

Dès lors, réussites et échecs de la politique de filières n’ont rien qui doive étonner. Quand ces dernières ont la caractéristique de clusters au sens retenu ici, qu’il s’agisse de l’aéronautique, de l’automobile ou du ferroviaire, le dispositif mis en œuvre permet de faire émerger des projets crédibles, porteurs d’accroissement de compétitivité. Quand les filières imaginées sont peu ou pas structurées et ne correspondent en rien à des clusters, les échecs sont patents parce qu’il n’y a pas de projets éligibles dans le cadre des procédures publiques existantes et surtout en raison de la faible implication des petites et moyennes entreprises dans les projets collaboratifs.

Le fait que les filières retenues couvrent la quasi-totalité de l’industrie interdit, d’ailleurs, une véritable discrimination entre les formes d’organisation industrielle. Le risque de gaspillage des fonds publics est, alors, bien réel. Certains groupes, habitués à traiter avec les pouvoirs publics, capteront des aides pour des projets qu’ils auraient de toute façon réalisés, alors que, dans le même temps, des entreprises engagées dans des activités innovantes ne seront pas soutenues, faute d’entrer dans le cadre prédéfini.

Retour sur la question de la taille des entreprises

Il existe une relation fonctionnelle entre l’efficacité organisationnelle et le taux de croissance, la première déclinant quand le second augmente au-delà d’un certain seuil (Richardson, 1964). L’exploitation de nouvelles opportunités d’investissement revient normalement aux entreprises qui disposent de l’expérience de production, des contacts commerciaux et des compétences en marketing les plus appropriées. Ces capacités sont affaire de degré. Le degré de contrainte organisationnelle dépendra, non seulement, du taux d’expansion, mais aussi de la direction dans laquelle cette expansion prend place. Il sera d’autant plus limité que l’entreprise concernée peut acquérir les compétences, notamment managériales, requises pour être mobile sans avoir à subir de coûts excessifs (Richardson, 1964). L’organisation en cluster doit pouvoir y aider.

De fait, le cluster est un lieu d’échanges et de transferts de compétences facilitant l’entrée des entreprises dans de nouveaux champs d’activités ne serait-ce que géographiques, qui permettent aux plus petites d’entre elles d’augmenter de taille. L’organisation en cluster peut, en outre, promouvoir des mécanismes qui facilitent un accès des petites entreprises aux moyens de financement requis par l’investissement, mais surtout leur permettent de conserver le contrôle de leur capital et donc leur identité.

En guise de conclusion

On l’aura compris la politique industrielle ne saurait répondre à une sorte de planification basée sur une approche exclusivement technique de l’organisation industrielle dont la filière peut être l’expression et qui deviendrait l’otage de lobbys locaux ou nationaux. Elle ne saurait davantage être réduite à des politiques de régulation et de concurrence conçue pour un monde virtuel où les entreprises n’auraient entre elles que des relations de marchés. Elle doit être entendue comme le moyen de stimuler la création et le développement de clusters conçus comme des réseaux opérationnels de compétences, dont la gouvernance doit être assurée dans des conditions qui privilégient des choix entrepreneuriaux et non les choix bureaucratiques.

 

Bibliographie

Bidet-Mayer T. et L. Toubal (2013) : A quoi servent les filières ?, Document de travail, La Fabrique de l’Industrie

http://www.la-fabrique.fr/Chantier/a-quoi-servent-les-filieres-document-de-travail

Duval G. (2013) : Made in Germany : le modèle allemand au delà du mythe, Paris : Le Seuil.

Mougeot M., Auray J-P et G. Duru (1977) : La structure productive française, Paris : Economica.

Richardson G.B. (1960) : Information and Investment, Oxford : Clarendon Press (Reed. 1990).

Williamson 0. (1975) : Markets and Hierarchies,  Analysis and Anti-Trust Implications, New-York : Free Press.