Eclairage sur le négationnisme économique
Par Pierre Cahuc et André Zylberberg
Nous remercions Xavier Ragot de nous permettre de répondre à son commentaire sur notre ouvrage, Le Négationnisme économique. Comme beaucoup de contradicteurs, Xavier Ragot estime que
1/ « le titre même du livre procède d’une grande violence. Ce livre témoigne d’une pente dangereuse du débat intellectuel qui va à la fois vers une caricature du débat et une violence verbale »,
2/ notre ouvrage relève « d’une approche scientiste et réductrice » qui « affirme une foi dans le savoir issue des expériences naturelles qui ne lui semble pas faire consensus en économie»,
3/ nous voulons « importer dans le débat public la hiérarchie du débat académique ».
Nous répondons ci-dessus à ces trois assertions avec lesquelles nous sommes en désaccord.
1/ Sur le négationnisme économique
L’expression « négationnisme économique » ne caricature pas le débat. Nous l’avons choisie car la notion de « négationnisme scientifique » est une expression consacrée dans les débats sur la science, et nous parlons ici de science. Cette expression est couramment usitée notamment sur le blog scientifique du journal Le Monde, « Passeurs de Sciences », primé meilleur blog dans le domaine scientifique. Notre ouvrage en rappelle la signification, dès l’introduction, et la développe dans le chapitre 7. Nous rappelons que le négationnisme scientifique est une stratégie qui repose sur quatre piliers :
1/ Semer le doute et fustiger « la pensée unique » ;
2/ Dénoncer des intérêts mercantiles ou idéologiques ;
3/ Condamner la science car elle n’explique pas tout ;
4/ Promouvoir des sociétés savantes « alternatives » ;
Cette stratégie a pour but de discréditer des chercheurs qui obtiennent des résultats jugés gênants. Elle affecte toutes les disciplines à plus ou moins grande échelle, comme l’ont montré les ouvrages de Robert Proctor[1] et de Naomi Oreske et Erik Conway[2]. C’est précisément cette stratégie qui est adoptée dans les deux manifestes des Economistes Atterrés[3] et dans l’ouvrage intitulé A quoi servent les économistes s’ils disent tous la même chose[4]. Ces textes s’appuient sur les quatre piliers du négationnisme scientifique rappelé ci-dessus. Ils annoncent haut et fort l’existence d’une pensée unique (pilier 1) cédant peu ou prou aux exigences des marchés financiers (pilier 2), donc incapable de prévoir les crises financières (pilier 3), il en résulte la nécessité de créer des sociétés savantes alternatives (l’AFEP existe déjà mais il est réclamé en plus l’ouverture d’une nouvelle section d’économie à l’Université…) (pilier 4).
Cette stratégie ne nourrit pas le débat. Elle l’annihile. Elle ne vise qu’à discréditer des chercheurs anonymes ou reconnus. Jean Tirole a été récemment la victime d’un tel discrédit de la part de certains économistes auto-proclamés « hétérodoxes ».
2/ Sur l’approche scientiste et réductrice.
Xavier Ragot affirme que « la promotion au statut de vérité du consensus des économistes (Cahuc, Zylberberg, p. 185), est gênante, car elle ne tient pas compte des contributions de travaux « minoritaires ». Nous n’érigeons nullement le consensus en vérité, nous disons très précisément (p. 185) que le consensus, lorsqu’il existe, est la meilleure approximation de la « vérité ». L’usage des guillemets sur le mot vérité et la qualification de meilleure approximation montrent bien que nous ne sommes pas du tout dans l’idée d’un absolutisme scientiste. Notre usage des termes consensus et vérité nous semblent correspondre à l’usage habituel dans la démarche scientifique.
Pour conforter notre position sur ce point, citons encore notre ouvrage pages 184-185 : « Faire confiance à une communauté constituée de milliers de chercheurs reste la meilleure option pour avoir une opinion éclairée sur les sujets que nous ne connaissons pas. C’est néanmoins une forme de pari, car même si la science constitue le moyen le plus fiable de produire des connaissances, elle peut se tromper. Mais douter systématiquement des résultats obtenus par les scientifiques spécialistes de la question posée et préférer se fier à des experts auto-proclamés est bien plus risqué» ; et page 186 : « L’élaboration du savoir est une œuvre collective où chaque chercheur produit des résultats dont la robustesse est testée par d’autres chercheurs. La « connaissance scientifique » est la photographie de cette œuvre collective à un moment donné. C’est l’image la plus fiable de ce que nous savons sur l’état du monde. Cette image n’est pas fixe, elle est même en constante évolution ».
Ainsi, lorsqu’aucune étude empirique sur la réduction de la durée légale ou conventionnelle du travail (hors abaissement de charges) ne trouve d’effet positif sur l’emploi, rien ne permet d’affirmer que réduire la durée du travail puisse créer des emplois… tant qu’aucune étude publiée ne trouve le contraire. Le négationnisme économique consiste à nier ces résultats en affirmant qu’ils procèdent d’une pensée unique guidée par l’ignorance du monde réel ou par une conspiration. Nous affirmons donc que le débat est toujours nécessaire, mais qu’il doit respecter des règles pour être constructif : les arguments avancés doivent s’appuyer sur des contributions qui ont passé la « critique des pairs » pour que leur pertinence soit certifiée. Bien évidemment, sur de nombreux sujets, les études disponibles ne permettent pas de dégager des résultats convergents. Dans ce cas, il faut savoir le reconnaître. Plusieurs exemples illustrent cette situation dans notre ouvrage.
3/ Sur nos recommandations pour ouvrir le débat et le rendre transparent
Comme nous l’avons évoqué auparavant, notre objectif n’est pas de clore le « débat intellectuel », accessible au public non spécialiste, mais de le rendre plus constructif et plus informatif. Les débats en économie, même lorsqu’il s’agit simplement de présenter des faits, sont souvent assimilés à des confrontations politiques, ou des pugilats entre divers courants de pensées. Nous disons simplement que pour organiser des débats informatifs (page 209) « les journalistes devraient cesser de faire systématiquement appel aux mêmes intervenants, surtout lorsqu’ils n’ont aucune activité de recherche avérée tout en étant néanmoins capables de s’exprimer sur tous les sujets. Ils devraient plutôt solliciter d’authentiques spécialistes. Le classement de plus de 800 économistes en France sur le site IDEAS peut les aider à sélectionner des intervenants pertinents. Dans tous les cas, il faut consulter les pages web des chercheurs afin de s’assurer que leurs publications figurent dans des revues scientifiques de bon niveau, dont la liste est disponible sur le même site IDEAS. Si un économiste n’a aucune publication au cours des cinq dernières années dans les 1700 revues répertoriées sur ce site on peut en conclure que ce n’est plus un chercheur actif depuis un bon moment, et il est préférable de s’adresser à quelqu’un d’autre pour avoir un avis éclairé. Les journalistes devraient aussi demander systématiquement les références des articles sur lesquels les chercheurs s’appuient pour fonder leurs jugements et, le cas échéant, réclamer que ces articles soient mis en ligne à la disposition des lecteurs, auditeurs ou téléspectateurs ».
Ainsi, loin de vouloir « importer dans le débat public la hiérarchie du débat académique » selon les mots de Xavier Ragot, nous voudrions simplement que le débat académique soit mieux portée à la connaissance des non-spécialistes afin qu’ils puissent distinguer ce qui relève des incertitudes (ou des consensus) entre chercheurs de ce qui relève des options politiques des intervenants.
[1] Golden Holocaust : La Conspiration des industriels du tabac, Sainte Marguerite sur Mer, Équateurs, 2014.
[2] Les Marchands de doute. Ou comment une poignée de scientifiques ont masqué la vérité sur des enjeux de société́ tels que le tabagisme et le réchauffement climatique, Paris, Editions le Pommier, 2012.
[3] Manifeste des économistes atterrés (2010) et Nouveau manifeste des économistes atterrés (2015), éditions LLL.
[4] Editions LLL 2015.