Les Allemandes travaillent moins que les Françaises

par Hélène Périvier et Gregory Verdugo

Vues depuis le taux d’emploi, les femmes françaises travaillent moins que les femmes allemandes : en 2017 le taux d’emploi des femmes âgées de 15 à 64 ans était de 67,2% en France contre 75,2% en Allemagne. Mais cet indicateur couramment utilisé ignore que les femmes allemandes mobilisent plus le temps partiel que les françaises pour articuler leurs temps. Ceci tient au fait que le sous-emploi et la régulation du marché du travail diffèrent dans les deux pays, avec en particulier une offre abondante de mini jobs à temps partiel en Allemagne qui affecte davantage les femmes que les hommes. Par ailleurs, les différences en termes de politiques d’articulation vie familiale-vie professionnelle dans les deux pays permettent une prise en charge de la petite enfance plus étendue en France qu’en Allemagne et induisent un recours au temps partiel par les Allemandes.

Pour comparer la situation de l’emploi des femmes en France et en Allemagne, nous utilisons des indicateurs qui prennent en compte le temps de travail, que nous calculons par âge pour illustrer une perspective de cycle de vie[1]. Les résultats confirment que les Allemandes travaillent davantage à temps partiel que leurs homologues françaises et ceci est particulièrement marqué aux âges de la maternité. Ces différences de temps de travail des femmes expliquent que les écarts de salaires hommes/femmes soient plus élevés en Allemagne qu’en France.

Taux d’emploi et taux d’emploi en équivalent temps plein par âge

Comparer les taux d’emploi et taux d’emploi en équivalent temps plein au cours du cycle de vie met en évidence les différences importantes entre les deux pays en ce qui concerne la baisse du temps de travail des femmes aux âges pendant lesquels la contrainte familiale est la plus forte entre 30 et 40 ans. Les graphiques 1a et 1b montrent les taux d’emploi et taux d’emploi en équivalent temps plein par âge pour les femmes en 2010, date à laquelle les pays européens devaient avoir atteint un taux d’emploi des femmes de 60% selon la Stratégie européenne de l’emploi (SEE). Les graphiques 2a et 2b montrent ces mêmes indicateurs pour les hommes.

Si l’on se restreint aux taux d’emploi, les modèles semblent similaires dans les deux pays : l’évolution des taux d’emploi sur le cycle de vie pour les femmes est assez proche, il en est de même pour les hommes (à l’exception des âges d’entrée et de sortie dans la vie active qui diffèrent pour les deux sexes entre les deux pays). En Allemagne comme en France, le taux d’emploi des femmes est élevé mais l’écart avec celui des hommes augmente entre 30 et 40 ans (courbes en trait plein).

Dès lors que l’on tient compte du temps partiel, il apparaît que la division sexuée du travail est beaucoup plus marquée en Allemagne comparée à la France (courbes en pointillés) [2].

À tous les âges, le taux d’emploi en équivalent temps plein des femmes est plus faible en Allemagne qu’en France (alors que pour les hommes il est proche du taux d’emploi et ceci pour les deux pays). À partir de 30 ans, le taux d’emploi en équivalent temps plein des femmes passe sous la barre des 60% en Allemagne alors qu’en France il est supérieur à 65%. Les Allemandes ajustent donc d’avantage leur temps de travail au moment où les contraintes familiales sont fortes. Pour les hommes, les taux d’emploi en équivalent temps plein sont proches des taux d’emploi à tous les âges dans les deux pays.

Graphes1a-1b_post04-02

Graphes2a-2b_post04-02Écart de salaire global : le poids du temps de travail

Le recours massif au temps partiel par les femmes en Allemagne relativement à la France explique une part importante des écarts de salaires qui y sont plus élevés. L’indicateur global d’écart de salaire calculé par Eurostat[3] montre que l’écart de salaire global est beaucoup élevé en Allemagne (45% contre 31% en France), et que ceci est principalement dû aux écarts de temps de travail. En moyenne les Allemandes travaillent 122 heures par mois contre 144 pour les Françaises ; le taux de salaire horaire moyen étant comparable (tableau)

Tabe_post04-02-2019Ainsi les politiques visant l’égalité professionnelle ne peuvent pas laisser de côté la question du temps de travail et de la qualité des emplois occupés par les femmes. Il semble que de ce point de vue la France soit meilleure élève que l’Allemagne, même si beaucoup reste à faire en la matière.

 

 

[1] Ce post de blog est tiré de : « La stratégie de l’Union européenne pour promouvoir l’égalité professionnelle est-elle efficace ? », Périvier H. et G. Verdugo, Revue de l’OFCE, n°158, 2018.

[2] Les taux d’emploi en équivalent temps plein ont été calculés à partir des Enquêtes sur les forces de travail européennes. Chaque emploi est pondéré par le nombre d’heures travaillées. Un emploi à temps plein est défini comme un emploi dont le nombre d’heures travaillées est supérieur ou égal à 35. Si le nombre d’heures est compris entre 25 et 34, nous assignons un poids de 75% d’un emploi à temps plein, un poids de 50% si le nombre d’heures est compris entre 15 et 24, et un poids de 25% si le nombre d’heures est inférieur à 14 heures de travail.

[3] L’ERG calculé par Eurostat correspond à l’écart de rémunération moyen pour l’ensemble de la population.




Salaire minimum : du coût salarial au niveau de vie. Une comparaison France, Allemagne et Royaume-Uni

par Odile Chagny, IRES, Sabine Le Bayon, Catherine Mathieu, Henri Sterdyniak, OFCE

La plupart des pays développés ont aujourd’hui un salaire minimum, en particulier 22 des 28 pays de l’UE. La France a longtemps fait figure d’exception, avec un salaire minimum relativement élevé. Mais, en 1999, le Royaume-Uni a mis en place un salaire minimum, et l’objectif du gouvernement britannique est de porter ce salaire à 60 % du salaire médian d’ici 2020, ce qui le placerait au niveau de la France dans le haut du classement des pays de l’OCDE. Plus récemment, en 2015, l’Allemagne a introduit un salaire minimum.

Toutefois, le salaire brut est une notion juridique. Ce qui importe du point de vue économique est le coût du travail pour l’entreprise, et le revenu disponible (tenant compte des prestations et des impôts) des ménages de salariés payés au salaire minimum.

Nous présentons dans le Policy Brief n° 34 une comparaison des salaires minima en vigueur en 2017 dans ces trois pays, à l’aide de cas-type, du point de vue du coût du travail, puis du niveau de vie des salariés.

Il apparaît que le coût du travail est un peu plus élevé en Allemagne qu’en France et nettement plus qu’au Royaume-Uni, et que les réformes annoncées en France pour 2019 (baisse des cotisations) renforceront l’avantage compétitif de la France vis-à-vis de l’Allemagne. Le coût du travail au salaire minimum n’est donc pas particulièrement élevé en France (tableau).

Tabe_post23-3En ce qui concerne le revenu disponible, la comparaison de différentes configurations de temps de travail et de situations familiales met en évidence des logiques différentes dans les trois pays. En Allemagne, la logique sous-jacente est de protéger les familles de la pauvreté, quelles que soient les modalités de travail des parents. A contrario, en France, une famille avec deux enfants doit cumuler deux temps complets au SMIC pour échapper à la pauvreté, le système socialo-fiscal voulant inciter à l’insertion des femmes dans le marché du travail. La France est ainsi le seul des trois pays où une famille mono-active avec deux enfants dont l’un des parents travaille à temps complet au salaire minimum est en dessous du seuil de pauvreté monétaire (graphique).

Graphe_post23-3Du point de vue de la position relative des salariés au salaire minimum par rapport à l’ensemble de la population, notre étude met en évidence la situation plutôt favorable du Royaume-Uni. Le niveau de vie y est comparativement élevé : toutes les familles considérées dans nos cas types ont un niveau de vie supérieur au seuil de pauvreté, de l’ordre de 30% pour une famille où les deux parents travaillent au salaire minimum à temps complet. Le gain à la reprise d’un emploi y est, comme en France, élevé, alors qu’il est bas en Allemagne dans toutes les configurations.

Enfin, notre analyse contribue au débat sur la mise en place d’un salaire minimum en Europe. Une politique d’harmonisation des salaires minima en Europe telle que celle qui est proposée par la Confédération européenne des syndicats et soutenue par la France, ne peut se concevoir uniquement en termes de revenus salariaux, mais doit aussi tenir compte des objectifs visés en termes de niveaux de vie, tout particulièrement pour les familles.

 




Quel premier bilan tirer du salaire minimum allemand ?

Par Odile Chagny (IRES) et Sabine Le Bayon

Un an et demi après l’introduction d’un salaire minimum interprofessionnel légal, la Commission chargée tous les deux ans de son ajustement a décidé le 28 juin dernier de l’augmenter de 4 %. Au 1er janvier 2017, il passera ainsi de 8,50 à 8,84 euros de l’heure. Ce billet propose un premier point d’étape sur la mise en œuvre de ce salaire minimum en Allemagne. Il met en évidence que le salaire minimum produit bien les effets qui en étaient attendus, contribuant à réduire les disparités salariales entre anciens et nouveaux Länder, ainsi qu’entre les plus qualifiés et les moins qualifiés. En établissant une reconnaissance de la valeur salariale des boulots « d’appoint » (ie les mini-jobs), le salaire minimum  a rendu ces formes marginales d’emploi beaucoup moins attractives pour les employeurs, une rupture majeure au sein de l’Etat social. Mais le salaire minimum a eu aussi des effets moins heureux. En lien vraisemblablement avec un aplatissement des grilles salariales au niveau du salaire minimum, certaines catégories de salariés dans les anciens Länder auraient en effet pâti de la modération salariale qui leur a été imposée juste avant l’introduction du salaire minimum. Les entreprises auraient ainsi limité l’effet du salaire minimum sur leurs coûts salariaux totaux.

A la différence de la France, il n’existe pas de règles de revalorisation automatique annuelle du salaire minimum en Allemagne. C’est seulement tous les deux ans après décision d’une commission que le salaire minimum est revalorisé. La décision prise le 28 juin 2016 sera effective au 1er janvier 2017. Ensuite, il faudra attendre 2019 pour une éventuelle nouvelle revalorisation décidée en juin 2018.

A première vue, la revalorisation est assez conséquente (+4 % au 1er janvier 2017, soit 2 % en rythme annuel) si on la compare aux évolutions récentes du salaire minimum en France, où le SMIC a augmenté de +1 % par an sur les quatre dernières années. Cela s’explique par le fait que, conformément à la loi qui a instauré le salaire minimum, il est prévu que la revalorisation en Allemagne s’oriente en fonction des augmentations conclues dans le cadre des conventions collectives[1], garantissant ainsi des gains de pouvoir d’achat équivalents avec l’ensemble des salariés couverts par une convention collective. La progression des salaires négociés étant relativement dynamique depuis 2012 (+2,7 % en rythme annuel pour l’indice de salaire horaire de base négocié entre 2011 et 2015, contre +1,6 % pour le salaire mensuel de base en France sur la même période), cela se répercute automatiquement sur le salaire minimum[2].

Pour autant, le niveau du salaire minimum demeure faible, et il le restera vraisemblablement. Son niveau est bien inférieur à celui en vigueur actuellement en France (9,67 euros depuis janvier 2016). Il représentait 34 % du salaire horaire moyen en 2015 (47% en France) sur la base des comptes nationaux et 48 % du salaire médian des salariés à temps complet de 2014 (61 % en France), ce qui place l’Allemagne dans la fourchette plutôt basse parmi les grandes économies européennes[3].

Il reste que, même fixé à un niveau relativement bas, beaucoup était attendu de la capacité du salaire minimum à corriger la très forte segmentation salariale en Allemagne[4], ce qui incite à porter une attention particulière aux catégories de salariés qui en ont bénéficié.

Entre 4 et 5,8 millions de salariés potentiellement concernés par l’introduction du salaire minimum en 2015

Assez paradoxalement, il est difficile d’avoir une idée claire du nombre effectif de salariés qui percevaient moins de 8,50 euros au moment de la mise en œuvre du salaire minimum. Les estimations les plus récentes varient ainsi entre 4 millions selon Destatis et une fourchette allant de 4,8 à 5,4 millions selon l’institut WSI (soit entre 10 et 16 % des effectifs salariés totaux[5]). Cela tient au fait que la loi instaurant le salaire minimum a laissé subsister un certain nombre d’incertitudes quant à son application concrète. La loi stipule ainsi que le salaire minimum de 8,5 euros par heure s’applique en tenant compte de la durée effective du travail (sachant qu’il n’existe pas de durée légale du travail en Allemagne), et ne donne pas de définition précise des éléments de rémunération à prendre en compte (primes de fin d’année, 13ème mois, primes diverses). Concernant ce point, la Cour fédérale du travail a statué le 25 mai 2016, suite à la plainte d’une salariée, qu’une prime versée précédemment une fois par an peut être inclue dans le calcul du salaire minimum quand elle est dorénavant versée de façon fractionnée chaque mois et que cela a été validé par un accord d’établissement. Cela conduit mécaniquement à diminuer le nombre de bénéficiaires potentiels.

Si le chiffrage du nombre de personnes percevant moins de 8,50 euros est délicat, les estimations s’accordent tout de même relativement bien sur le fait que les salariés occupant des mini-jobs et ceux des nouveaux Länder étaient, juste avant l’introduction du salaire minimum, les principaux concernés. Ainsi, selon Destatis, 55 % des effectifs concernés étaient des « minijobeurs », essentiellement dans les anciens Länder où ils sont les plus nombreux. Dans les nouveaux Länder, la proportion de personnes percevant moins de 8,50 euros était deux fois plus élevée que dans les anciens Länder (un peu plus de 20 % des salariés, autour de 10 % dans les anciens Länder). Sans surprise, plus de 80% des salariés rémunérés moins de 8,50 euros travaillaient dans des entreprises non couvertes par des conventions collectives et les femmes étaient deux fois plus concernées que les hommes. Enfin, les secteurs de la restauration et du commerce de détail étaient parmi les plus touchés puisqu’ils comptaient respectivement environ 50 % et 30 % de leurs salariés sous la barre des 8,50 euros, selon WSI en 2014.

1,9 million de personnes ont touché le salaire minimum en avril 2015 selon Destatis

Le salaire minimum a bien en partie rempli sa mission en assurant un salaire « décent » aux populations les plus fragiles. Si l’on s’en tient à l’estimation de Destatis, alors que 4 millions de personnes percevaient en avril 2014 un salaire inférieur à 8,50 euros, ils n’étaient « plus que » 1 million un an plus tard. De plus, parmi les 1,9 million de salariés qui percevaient 8,5 euros en avril 2015, parmi lesquels probablement la très grande majorité gagnait moins avant l’entrée en vigueur du salaire minimum, 91 % travaillaient dans des entreprises non couvertes par une convention collective et 56 % occupaient des mini-jobs.

Une hausse sensible des salaires dans les nouveaux Länder et pour les mini-jobs

Il est évidemment trop tôt pour que l’on dispose d’enquêtes micro-économiques permettant d’avoir des informations précises sur l’évolution des salaires des personnes concernées par l’introduction du salaire minimum, et la principale source mobilisée est l’enquête trimestrielle sur les salaires[6] qui fournit des données pour les différents statuts d’emplois (emplois classiques – ie soumis à cotisations sociales – et mini-jobs) et niveaux de qualifications.

Sur la base de cette enquête, force est de constater que l’entrée en vigueur du salaire minimum a incontestablement conduit à relever les salaires mensuels de certaines catégories de salariés en 2015 : pour les emplois classiques[7] dans les nouveaux Länder et pour les mini-jobs dans les anciens Länder (tableau 1).

L’accélération des salaires horaires dans les nouveaux Länder en 2015 a été particulièrement nette pour les non qualifiés (+8,6 %) et les semi-qualifiés (+5,8 %) par rapport à la moyenne des qualifications (4 %), contribuant à la réduction des inégalités de salaires dans ces Länder. En revanche, rien n’est visible quel que soit le niveau de qualification dans les anciens Länder.

Table1_OC_SLB

Une remise en cause de la logique des mini-jobs

Dans la mesure où 60 % environ des salariés occupant des mini-jobs percevaient moins de 8,5 euros de l’heure en 2014, on aurait pu s’attendre à une accélération plus marquée de la rémunération moyenne de cette catégorie de salariés. Si cela n’a pas été le cas, c’est fort probablement parce que l’entrée en vigueur du salaire minimum a de facto rendu ces emplois beaucoup moins attractifs pour les employeurs et induit une baisse des effectifs et probablement des heures travaillées.

En effet, si les mini-jobs se caractérisent par l’absence de cotisations à la charge des salariés et la moindre acquisition de droits sociaux, ils sont néanmoins soumis à des prélèvements à la charge des employeurs (cotisations sociales, taux forfaitaire d’imposition sur le revenu principalement) plus élevés que dans le cas d’un emploi classique. Il en résulte que l’attrait pour un employeur résultait, avant l’introduction du salaire minimum, principalement dans la flexibilité offerte par ce type d’emploi, ainsi que par la possibilité de pratiquer des salaires horaires faibles[8], car sans limitation de durée du travail (la seule contrainte étant le plafond de 450 euros mensuels).

Or en intégrant les mini-jobs dans le champ d’application du salaire minimum, la loi les a rendus beaucoup moins intéressants financièrement pour les employeurs car leur coût horaire est dorénavant supérieur à celui d’un emploi classique, y compris en midi-job[9] (voir tableau 2), avec un nombre d’heures implicitement plafonné (à 12 heures hebdomadaires compte tenu du plafond mensuel de 450 euros)[10].

On pouvait dès lors s’attendre à une réduction du nombre de ces emplois, via des destructions simples ou des requalifications en emplois classiques[11]. De fait, on a effectivement assisté à une forte diminution du nombre de mini-jobs depuis le début de l’année 2015, tout particulièrement pour les mini-jobs occupés à titre d’activité principale et à une accélération des créations d’emplois classiques à temps partiel (graphique). La conversion en emplois classiques parait évidente dans les branches de l’hôtellerie, de la restauration ou du commerce de détail, fortes pourvoyeuses de mini-jobs, où les créations d’emplois classiques ont été particulièrement importantes. Mais ces conversions de mini-jobs en emplois classiques, bien que relativement élevées, n’ont pas été massives, ce qui est vraisemblablement dû tant à une baisse des heures effectives travaillées pour rester sous le plafond des mini-jobs (et qui a atténué pour le salarié l’impact de l’augmentation de son salaire horaire), qu’à une documentation incorrecte du temps de travail par l’employeur avec une sous-estimation des heures travaillées[12]. Les conditions d’application de la loi pour ces emplois sont d’autant moins assurées qu’il faut rappeler que le salarié peut, lui aussi, avoir intérêt financièrement au non respect du salaire minimum, en acceptant une sous-estimation du nombre d’heures de travail comptabilisées pour que le salaire mensuel reste inférieur au plafond de 450 euros. Il perçoit ainsi un salaire net égal au salaire brut, ce qui n’est plus le cas s’il dépasse 450 euros et occupe un midi-job, puisque le taux de cotisation salarié est alors progressif et qu’il est soumis à l’imposition classique (qui dépend de ses caractéristiques familiales).

graph-le-bayon

 

Graph_OC_SLB

 Au printemps 2015, 1 million de personnes percevaient toujours un salaire inférieur au salaire minimum

L’ampleur des effectifs qui touchaient encore un salaire inférieur à 8,5 euros après l’entrée en vigueur du salaire minimum soulève plusieurs interrogations. Certes, cela peut s’expliquer par les délais de mise en œuvre, ainsi que par le fait que différentes exemptions sont prévues (chômeurs de longue durée pendant les 6 premiers mois d’emploi, salariés travaillant dans des secteurs prévoyant une période transitoire d’adaptation – livreurs de journaux, intérim, industrie de la viande, coiffure, agriculture, textile, blanchisserie).

Mais on peut aussi s’interroger sur la capacité de mise en œuvre effective du salaire minimum dans les « zones grises » du système de négociation collective[13]. Parmi ces 1 million, près de 80% travaillaient en effet dans des entreprises non couvertes par des conventions collectives et 47% occupaient des mini-jobs.

Cela souligne l’importance des contrôles officiels pour le respect de la loi, et ce d’autant plus que les modalités de calcul du salaire horaire tel que définies par la loi et la jurisprudence restent délicates[14]. Le législateur a prévu une obligation de déclaration des horaires mais qui ne concerne pas tous les salariés. Certes, pour tous les mini-jobs et en-deçà d’un certain seuil de salaire[15] dans plusieurs secteurs particulièrement touchés par le travail illégal (bâtiment, restauration, transport de personnes, logistique, nettoyage industriel, industrie de la viande…), l’employeur a désormais l’obligation de consigner le début et la fin de chaque journée de travail et la durée de travail et de conserver ces documents pendant deux ans pour éviter le contournement de la loi via des heures supplémentaires non rémunérées. Mais le nombre de contrôles est faible et a même diminué d’environ 1/3 en 2015 par rapport à 2014, alors même que le nombre de personnes concernées par le salaire minimum a explosé.

Un impact sur le salaire moyen des emplois classiques assez modéré

De manière plus inattendue, il semblerait que certaines entreprises aient anticipé l’entrée en vigueur du salaire minimum en freinant l’augmentation des salaires des non qualifiés dans les mois qui ont précédé l’entrée en vigueur de la loi (pour mémoire les élections législatives ont eu lieu en octobre 2013, l’entrée en vigueur du salaire minimum a eu lieu en janvier 2015). L’année 2014 a en effet été caractérisée par un net coup d’arrêt de la croissance des salaires des moins qualifiés, et ce tant dans les anciens que les nouveaux Länder sans que des raisons objectives liées à la conjoncture ne permettent de l’expliquer. Il en résulte étonnamment que certaines catégories de salariés auraient globalement bénéficié d’augmentations salariales plus importantes en l’absence de l’introduction du salaire minimum.

Pour en juger, nous simulons les salaires horaires de 2014 et 2015 des emplois classiques sur la base de la tendance 2010-2013 (i.e. avant que le salaire minimum n’ait été acté lors de l’accord de coalition de l’automne 2013) et nous comparons fin 2015 le salaire observé et celui simulé par type de qualifications et Länder pour voir quels salariés sont globalement perdants ou gagnants (tableau 3).

Si dans les nouveaux Länder, en moyenne, toutes les catégories de salariés ont bénéficié de l’entrée en vigueur du salaire minimum, avec un effet de diffusion du salaire minimum sur les salaires immédiatement supérieurs à 8,50 euros (et une revalorisation de l’ensemble des grilles salariales), il semblerait bien que dans les anciens Länder, les catégories les moins qualifiées aient pâti de cette introduction. En d’autres termes, ceux dont le salaire était un peu au-dessus du salaire minimum avant l’entrée en vigueur de la loi auraient bénéficié d’un salaire horaire plus élevé début 2016 sur la base de la tendance passée !

Cet effet de freinage est tel qu’au niveau de l’ensemble de l’Allemagne, et compte tenu du poids des anciens Länder dans les effectifs (81 % de l’emploi salarié classique), les non qualifiés et les semi-qualifiés auraient donc globalement pâti de l’introduction du salaire minimum, une situation pour le moins paradoxale, que la plupart de observateurs omettent de mettre en évidence, en se concentrant sur l’analyse des évolutions postérieures à l’entrée en vigueur du salaire minimum.

Table3_OC_SLB

Si l’objectif affiché de la loi introduisant un salaire minimum en Allemagne a bien été atteint, à savoir sortir d’une situation de salaires extrêmement faibles un nombre significatif de salariés, il reste tout de même 1 million de personnes qui n’en bénéficient pas encore, soit un quart des effectifs qui étaient potentiellement concernés. Il semblerait par ailleurs que de nombreuses entreprises ont anticipé la mise en place du salaire minimum l’année précédant son introduction en opérant des arbitrages dans leur politique salariale, afin d’en limiter les effets sur leurs coûts. Il en résulte que tous les salariés ne sont pas sortis gagnants de l’introduction du salaire minimum. Ainsi s’est opérée en Allemagne, tout particulièrement dans les anciens Länder, une forme de redistribution au sein des salariés non qualifiés entre ceux qui ont bénéficié de la loi[16] et ceux gagnant un peu plus que le salaire minimum, qui ont connu deux années de modération salariale.

[1] Pour cette première réévaluation, la commission s’est basée sur l’évolution des salaires horaires négociés (hors primes) entre décembre 2014 et juin 2016, qui a été de 4 %, en incluant l’effet rétroactif de la dernière convention collective signée dans la fonction publique.

[2] Ainsi que sur son pouvoir d’achat, les rythmes d’inflation ayant été très proches sur la même période entre la France et l’Allemagne : +1,1 % en rythme annuel sur 2011-2015 en Allemagne, +0,9 % en France pour l’IPCH.

[3] M. Amlinger, R. Bispinck, T. Schulten, 2016 : “The German Minimum Wage : experiences and perspectives after one year”; WSI-Report No. 28e, 1/2016.

[4] O. Chagny, F. Lainé 2015 : « Comment se comparent les salaires entre la France et l’Allemagne ? », Note d’analyse n°33, France Stratégie.

[5] En enlevant les exceptions : stagiaires, apprentis et moins de 18 ans.

[6] Elle est menée auprès d’environ 40 milles entreprises de plus de 10 employés (5 dans certains secteurs comme le commerce de détail ou la restauration pour tenir compte des caractéristiques spécifiques à ces secteurs) dans l’industrie et les services.

[7] Ce constat est vrai que l’on s’intéresse au salaire mensuel total (y compris primes) ou au salaire horaire hors primes, avec respectivement des augmentations de salaires de 3,4 % et 4 % en 2015.

[8] B. Lestrade, 2013 : « Minijobs en Allemagne. Une forme de travail à temps partiel très répandue mais contestée », Revue française des affaires sociales, 2013/4.

[9] Pour ces contrats rémunérés entre 450 et 850 euros, le taux de cotisation pour l’employeur est celui d’un emploi classique, tandis que le taux de cotisations pour le salarié est progressif, allant de 10,9% à 20,425% en fonction du salaire.

[10] Pour mémoire, la durée moyenne en 2008 pour ces emplois était de 12,8 heures par semaine (D. Voss et C. Weinkopf, 2012, « Niedriglohnfalle Minijob » , WSI Mitteilungen 1/2012).

[11] En midi-job si le salarié travaille entre 12 et 23 heures hebdomadaires, en emploi classique au-delà de 23 heures.

[12] Les stratégies les plus répandues de contournement de la loi en termes de temps de travail sont les suivantes : des heures supplémentaires non rémunérées, un paiement à la tâche sans temps de travail fixé et une mauvaise prise en compte du temps de travail (temps de garde…). Pour plus de détails, voir T. Schulten, 2014, « Umsetzung und Kontrolle von Mindestlöhnen », Arbeitspapiere 49, GIB, novembre 2014.

[13] Pour plus de détails, voir : « Allemagne. L’introduction d’un salaire minimum légal : genèse et portée d’une rupture majeure », O. Chagny et S. Le Bayon, Chronique internationale de l’IRES, n°146, juin 2014.

[14] Voir : « Die Einführung des gesetzlichen Mindestlohns – eine erste Zwischenbilanz“, T. Schulten et C. Weinkopf, in: Körzell, Stefan / Falk, Claudia (Hrsg.): Kommt der Mindestlohn überall an? Eine Zwischenbilanz. Hamburg: VSA, 2015.

[15] 2000 euros mensuels si le salaire a été versé de façon continue par le même employeur durant les douze derniers mois, 2958 euros dans le cas contraire. Ces seuils ont été définis par décret le 29 juillet 2015 suite aux critiques du patronat qui souhaitait un assouplissement de l’enregistrement.

[16] Selon Destatis, au regard du salaire moyen des personnes concernées par la loi, à savoir 7,20 euros en 2014, la revalorisation moyenne en 2015 induite par l’entrée en vigueur du salaire minimum aurait été de l’ordre de 18%.




Le ralentissement de la croissance : du côté de l’offre ?

par Jérôme Creel et Xavier Ragot

La faiblesse de la reprise en 2014 et 2015 nécessite une réflexion structurelle sur l’état du tissu productif en France. En effet, l’analyse de la dynamique de l’investissement, de la balance commerciale, des gains de productivité ou du taux de marge des entreprises, et dans une moindre mesure de leur accès au crédit, indique l’existence de tendances inquiétantes depuis le début des années 2000. De plus, la persistance de la crise conduit inéluctablement à la question de l’érosion du tissu productif français depuis 2007 du fait de la faible croissance, du faible investissement et du nombre élevé de faillites.

Les contributions rassemblées dans la Revue de l’OFCE n°142 ont une double ambition : celle de mettre les entreprises et les secteurs au cœur de la réflexion sur les tenants et les aboutissants du ralentissement actuel de la croissance, et celle de questionner le bien-fondé des analyses théoriques sur la croissance future à l’aune des situations française et européenne. De ces contributions, neuf conclusions se dégagent :

1) La croissance potentielle, notion qui vise à mesurer les capacités productives d’une économie à moyen terme, a fléchi en France depuis la crise. Si le niveau de croissance potentielle sur longue période est élevé, de l’ordre de 1,8 %, la croissance potentielle fléchit depuis la crise de l’ordre de 0,4 point, selon la nouvelle mesure donnée par Eric Heyer et Xavier Timbeau.

2) La question centrale consiste à savoir si ce ralentissement est transitoire ou permanent. Cette question est importante pour les prévisions de croissance mais aussi pour les engagements européens de la France, qui dépendent de la croissance potentielle. Une conclusion importante de ce numéro est qu’une très grande partie de ce ralentissement est transitoire et liée à la politique économique menée en France. Comme le montrent Bruno Ducoudré et Mathieu Plane, le faible niveau d’investissement et d’emploi peut s’expliquer par l’environnement macroéconomique et, notamment, par la faiblesse actuelle de l’activité. Le comportement des entreprises ne semble pas avoir changé dans la crise. L’analyse de Ducoudré et Plane montre, par ailleurs, que les déterminants de l’investissement sont différents à court et à long terme. Une hausse de 1 % de l’activité économique augmente l’investissement de 1,4 % après un trimestre alors qu’une hausse de 1 % du taux de marge n’a qu’un impact très faible à cet horizon. Cependant à long terme (10 ans), une hausse de 1 % de l’activité augmente l’investissement de l’ordre de 1 %, alors qu’une hausse de 1 % du taux de marge augmente l’investissement de 2%. Ainsi, le soutien à l’investissement passe par un soutien à l’activité économique à court terme, tandis que le rétablissement des marges aura un effet de long terme.

3) Le tissu productif français va mettre du temps à se rétablir des effets de la crise du fait de trois puissants freins : la faiblesse de l’investissement, certes, mais aussi la baisse de la qualité de l’investissement et enfin la désorganisation productive consécutive à la mauvaise allocation du capital durant la crise, y compris dans sa dimension territoriale. Sarah Guillou et Lionel Nesta montrent que le faible niveau d’investissement, parce qu’il ne permet pas de monter en gamme, génère moins de progrès technique depuis la crise. Ensuite, Jean-Luc Gaffard et Lionel Nesta montrent que la convergence des territoires s’est ralentie depuis la crise et que l’activité a plutôt décru dans les territoires les plus productifs.

4) La notion de croissance potentielle sort profondément fragilisée de la crise comme outil de pilotage macroéconomique. Les révisions continues (quelles que soient les méthodes) de la croissance potentielle rendent dangereuse l’idée d’un pilotage européen en fonction de règles, comme le montre Henri Sterdyniak. Il faut donc retrouver une politique économique européenne qui assume son caractère discrétionnaire. En outre, une politique budgétaire plus contingente aux conditions macroéconomiques et financières, doit être mieux coordonnée avec la question climatique, comme l’argumentent Jérôme Creel et Eloi Laurent.

5) La notion de stagnation séculaire, c’est-à-dire un affaiblissement durable de la croissance donne lieu à d’intenses débats. Deux visions de la stagnation séculaire sont débattues. La première, celle de Robert Gordon, insiste sur l’épuisement du progrès technique. La seconde, dans la continuité des analyses de Larry Summers, insiste sur la possibilité d’un déficit permanent de demande. Jérôme Creel et Eloi Laurent montrent les limites de l’analyse de Robert Gordon pour la France ; en particulier, la démographie française est plus un avantage qu’un frein à la croissance française. Gilles Le Garrec et Vincent Touzé montrent la possibilité d’un déficit durable de demande, qui pèse sur l’accumulation du capital, du fait de l’impuissance de la Banque centrale à baisser encore ses taux d’intérêt. Dans un tel environnement, un soutien à la demande est nécessaire pour sortir d’un mauvais équilibre d’inflation basse et de chômage élevé, qui conduit à une perception négative du potentiel de croissance. Changer les anticipations peut demander des politiques de stimulation de l’activité économique de grande ampleur, tout comme l’acceptation d’une inflation durablement élevée.

6) Ainsi, les analyses présentées ici reconnaissent les profondes difficultés du tissu productif en France et recommandent une meilleure  coordination des politiques publiques. Il faut un soutien rapide à la demande afin de rétablir l’investissement, puis une politique continue et progressive de rétablissement des marges des entreprises exposées à la concurrence internationale. Pas de choc de compétitivité donc, mais un soutien aux entreprises qui prenne en compte le profil temporel de l’investissement productif, selon Jean-Luc Gaffard et Francesco Saraceno.

7) A plus long terme, une partie du problème français qualifiée d’offre est le résultat des désajustements européens, notamment de la divergence des salaires entre les grandes économies européennes. La divergence entre la France et l’Allemagne est impressionnante depuis le milieu des années 1990. Mathilde Le Moigne et Xavier Ragot montrent que la modération salariale allemande est une singularité parmi les pays européens. Ils proposent une quantification de l’effet de cette modération salariale sur le commerce extérieur et l’activité économique en France. La modération salariale allemande contribue à une hausse de plus de 2 points du taux de chômage français. La politique de l’offre porte un autre nom : celui de politique de reconvergence européenne.

8) La modernisation profonde du tissu productif reposera sur des espaces de coopération, d’apprentissage collectif et de collaboration permettant de la créativité rendue possible par les nouvelles technologies. Ces espaces doivent reconnaître l’importance des actifs intangibles, qui sont si difficiles à valoriser. Dans des économies dont la population active vieillit, les progrès de la robotique et de l’intelligence artificielle doivent engendrer une amélioration du potentiel de productivité, selon Sandrine Levasseur. Il faut aussi renforcer la coopération au sein de deux espaces : l’entreprise et le territoire. Au sein de l’entreprise, une gouvernance partenariale doit permettre de limiter les tendances financières court-termistes. Au sein des territoires, la définition de systèmes territoriaux d’innovation doit être l’enjeu d’une politique industrielle moderne, selon Michel Aglietta et Xavier Ragot.

9) Pour conclure, ce n’est pas tant le niveau de la production qui inquiète que l’inéquitable répartition des fruits de la croissance, si faible soit-elle, comme le montre Guillaume Allègre. Le consensus naissant à propos de l’impact négatif des inégalités sur la croissance économique ne doit pas masquer le vrai débat, qui ne porte pas uniquement sur les écarts de revenus, mais aussi sur ce que ces revenus permettent de consommer, donc sur l’accès à des biens et services de qualité égale. La question essentielle devient alors celle du contenu de la production, avant celle de sa croissance.




La modération salariale en Allemagne à l’origine des difficultés économiques de la France

par Xavier Ragot, président de l’OFCE et CNRS-PSE et Mathilde Le Moigne, ENS

Si l’avenir de la zone euro dépend de la coopération politique entre la France et l’Allemagne, la divergence économique entre les deux pays doit inquiéter. Il faut en prendre la mesure et souligner une triple divergence, qui porte sur le taux de chômage, la balance commerciale et la dette publique. Le taux de chômage allemand baisse régulièrement ; il se situait en juin sous la barre des 5 %, ce qui est presque le plein emploi, alors que le taux de chômage français dépasse les 10 %. Ce taux de chômage faible ne provient pas du dynamisme de la consommation des ménages allemands, mais de la capacité exportatrice de l’Allemagne. Alors que la balance commerciale de la France reste négative (la France important plus qu’elle n’exporte), l’Allemagne est aujourd’hui le premier pays exportateur mondial, devant la Chine, avec un excédent de la balance commerciale qui sera proche des 8 % en 2015. Enfin, le déficit public de la France sera de l’ordre de 3,8 % en 2015, alors que le budget de l’Allemagne atteint maintenant un excédent. La conséquence est impressionnante quant à l’évolution de la dette publique des deux pays. Elles étaient comparables en 2010, proches de 80 % du PIB. En revanche, la dette publique allemande est passée sous les 75 % en 2014 et continue de décroître alors que la dette publique française continue de croître pour atteindre les 97 %. Un tel écart est inédit sur une période récente, il est lourd de tensions à venir sur la conduite de la politique monétaire.

Cette triple divergence conduit inéluctablement à des différences de réaction politique, quant à la capacité des populations à accepter des migrants, à la compréhension de pays ayant des difficultés économiques, comme la Grèce, mais aussi quant à la capacité à faire face à des crises économiques futures. La divergence économique va devenir divergence politique. Il ne s’agit pas d’idéaliser la situation allemande, caractérisée par un grand nombre de travailleurs qui n’ont pas bénéficié des fruits de la croissance, comme le montre une étude récente de France Stratégie, et par une population en décroissance rapide. Cela ne doit pas empêcher de regarder lucidement l’éloignement économique des deux pays.

Quelles sont les causes du succès commercial allemand ?

De nombreuses explications ont été avancées pour justifier une telle divergence entre les deux pays voisins : la stratégie allemande pour les uns  — externalisation des chaînes de valeurs, modération salariale agressive, renforcement de la concurrence entre les entreprises —, les faiblesses françaises pour les autres : mauvaise spécialisation géographique et/ou sectorielle, insuffisance des aides publiques aux exportateurs, défaut de concurrence dans certains secteurs. Notre étude récente met l’accent sur l’effet différé de la modération salariale allemande et suggère qu’elle pourrait expliquer près de la moitié de la divergence franco-allemande. Pour bien comprendre les mécanismes en jeu, il faut distinguer les secteurs exposés à la concurrence internationale des secteurs qui en sont abrités. Les secteurs exposés regroupent l’industrie mais aussi l’agriculture dont l’élevage, qui fait aujourd’hui l’actualité, et une partie des services qui sont de fait échangeables. Le secteur abrité est composé du transport, de l’immobilier, du commerce et d’une grande partie des services à la personne.

Alors qu’en France les coûts salariaux unitaires ont augmenté régulièrement et de manière comparable dans les deux secteurs susmentionnés, ils sont restés extraordinairement stables en Allemagne, sur près de dix ans. Cette modération salariale est la conséquence à la fois d’une mauvaise gestion de la réunification allemande, qui a renversé le rapport de forces pour les négociations salariales en faveur des employeurs, et dans une bien moindre mesure de la mise en place des lois Hartz en 2003-2005, visant à la création d’emplois peu rémunérés dans les secteurs les moins compétitifs (en particulier le secteur abrité). Le coût de la réunification allemande est estimé à 900 milliards d’euros en termes de transferts de l’ex-Allemagne de l’Ouest, soit un peu moins de trois fois la dette grecque. Face à de tels enjeux, la modération salariale, commencée en 1993, a été une stratégie de re-convergence des deux parties de l’Allemagne. En 2012, les salaires nominaux allemands sont 20 % inférieurs aux salaires français dans le secteur exposé, et 30 % inférieurs dans le secteur abrité, en comparaison des niveaux de 1993. L’observation des taux de marges français et allemands révèle que dans le secteur exposé, les exportateurs français ont fait des efforts considérables en réduisant leurs marges afin de maintenir leur compétitivité-prix. Dans le secteur abrité, les taux de marge français sont en moyenne 6 % supérieurs aux taux de marge allemands. L’essentiel de la perte de compétitivité-prix de la France est donc une perte de compétitivité-coût.

Quelle est la contribution de ces différences au chômage et à la balance commerciale des deux pays ? Notre analyse quantitative indique que si la modération salariale allemande n’avait pas eu lieu entre 1993 et 2012, l’écart de 8 % des balances commerciales observées aujourd’hui serait de 4,7 % (dont 2,2 % expliqués par la seule modération salariale dans le secteur abrité allemand). Ainsi, la modération salariale allemande explique près de 40 % de l’écart de performances commerciales entre la France et l’Allemagne. Nous trouvons par ailleurs que cette modération salariale est responsable de plus de 2 points de chômage en France.

L’écart de compétitivité hors-prix

Près de 60 % de l’écart des balances commerciales française et allemande restent à expliquer. Notre étude suggère que cet écart est dû à la qualité des biens produits, ce que l’on appelle la compétitivité hors-prix. Entre 1993 et 2012, le rapport qualité-prix allemand a augmenté de l’ordre de 19 % par rapport à celui de la France, et a ainsi plus que compensé la hausse des prix allemands à l’exportation relativement aux prix français. On distingue dans cet écart de compétitivité hors-prix un effet « qualité » indéniable : l’Allemagne produit du « haut de gamme » et offre des biens plus innovants que la France dans les mêmes secteurs. On distingue également un effet dû à l’externalisation d’une partie de la production allemande (pour près de 52 % du volume de production en 2012) vers des pays à moindre coût : l’Allemagne est aujourd’hui un centre de conception et d’assemblage, ce qui lui permet d’économiser sur ses coûts intermédiaires pour investir davantage dans l’effort de montée en gamme et de stratégie de marque.

Cet effet est néanmoins probablement endogène, c’est-à-dire qu’il découle pour partie de l’avantage compétitivité-coût de l’Allemagne. La faiblesse des coûts salariaux a permis aux exportateurs allemands de maintenir leurs marges face à la concurrence extérieure. Ces fonds dégagés ont permis des investissements que les entreprises françaises ont dû probablement abandonner pour maintenir leur compétitivité-prix, perdant ainsi l’opportunité de rattraper les produits allemands en termes de compétitivité hors-prix sur le plus long-terme.

Une sortie par le haut

La cause profonde de l’écart de performances économiques entre la France et l’Allemagne réside donc dans la divergence nominale observée entre les deux pays depuis le début des années 1990. Une des façons de résorber ces écarts serait ainsi de favoriser la convergence des salaires, et plus généralement des marchés du travail en Europe. L’Allemagne doit permettre une inflation salariale plus importante que dans les pays de la périphérie, et faire face ainsi à la montée des inégalités sociales en Allemagne, tandis que la France ne doit pas tomber dans le piège d’une déflation compétitive qui annihilerait sa demande interne, mais doit maîtriser l’évolution des salaires.  À cet égard, le rapport des cinq présidents présenté par la Commission européenne le 22 juin 2015 propose la mise en place d’autorités nationales de la compétitivité dont il faut espérer qu’elles permettent une plus grande coopération dans le domaine social et de l’emploi.

La divergence des salaires entre la France et l’Allemagne a des conséquences profondes au regard de la pensée économique. L’intégration commerciale accrue après la mise en place de l’euro n’a pas conduit à une convergence mais à une divergence des marchés du travail. C’est à chaque Etat de refaire converger les économies tout en préservant l’activité économique. Cette intervention de l’Etat dans l’économie est plus complexe que le simple cadre keynésien de gestion de la demande agrégée, et concerne maintenant la convergence des marchés du travail. A ce jour, la réponse européenne a été des baisses systématiques des coûts salariaux alors qu’il faut plutôt augmenter les salaires dans les pays en surplus, comme l’Allemagne, en utilisant par exemple le salaire minimum comme instrument. Tout cela est certes de l’économie. La politique commence lorsque l’on réalise que seule la coopération de long terme peut faire converger les intérêts nationaux.




L’éternel débat sur le « modèle » allemand

par Christophe Blot, Odile Chagny et Sabine Le Bayon

Le modèle économique et social allemand suscite bien souvent les passions dans le débat économique français. Les regards portés sur notre voisin oscillent entre une vision panégyrique et la critique d’un modèle supposé mercantiliste qui conduirait l’Europe à l’abîme. Mais qu’est-ce qu’un modèle économique et social ? Il s’agit d’une notion complexe qui ne peut se réduire à quelques chiffres ou quelques décisions de politiques économiques. Un modèle est la résultante d’institutions, d’une histoire économique et sociale. Dans un ouvrage paru récemment, nous proposons une analyse des évolutions récentes et des transformations qu’a connues l’Allemagne au cours des dernières décennies. Comprendre la situation présente et les positions allemandes dans le débat de politique économique nécessite un examen de l’histoire économique et sociale récente, des contraintes auxquelles le pays a fait face et des défis qui émergent pour demain. Notre objectif est d’améliorer notre compréhension du modèle allemand en insistant notamment sur les similitudes et les différences de ce modèle avec celui de la France. Et puisque notre voisin tient une place importante dans le débat public, il nous semble nécessaire non pas de réfléchir à la transposition de telle ou telle réforme, de reproduire telle ou telle caractéristique, mais d’expliciter l’inhérente complexité d’un pays. C’est la condition indispensable pour éclairer le débat politique, économique et social.

Notre analyse rappelle que la position de l’Allemagne au sein de l’Europe n’a pas toujours été favorable. L’économie allemande fut en effet fragilisée par trois changements majeurs – les politiques de désinflation compétitive menées en Europe à partir des années 1980, la réunification et la mondialisation – qui se sont traduits par une détérioration relative de la position de l’Allemagne, qui fut alors qualifiée d’homme malade de l’Europe à la fin des années 1990. C’est dans ce contexte très particulier que fut adopté l’Agenda 2010. Mais si la vague de réformes qui l’ont accompagné témoigne bien d’une rupture, celle-ci est probablement plus politique qu’économique. Bien que le retour de la croissance et la réduction du taux de chômage coïncident avec l’adoption des réformes, l’amélioration des performances économiques est avant tout liée à la mutation opérée au sein du modèle avant la mise en œuvre de ces réformes. Il en a résulté une modération salariale de long terme facilitée par l’autonomie des partenaires sociaux en matière de conditions de travail. En outre, cette mutation est intervenue dans un contexte marqué par une demande accrue de la part des pays émergents dont les entreprises allemandes ont sans doute mieux tiré profit que leurs homologues européennes. Enfin, les ressorts de l’industrie et de la compétitivité de l’Allemagne s’appuient également sur une forte dimension microéconomique liée à un tissu productif dont la gouvernance est orientée vers le long terme et qui contribue à faire de l’Allemagne une hyperpuissance économique. Ce mouvement s’est toutefois accompagné, voire a bénéficié, d’une montée des inégalités sans précédent dans le pays. Dix ans après les réformes Hartz du marché du travail, le débat porte sur la nécessité de renforcer l’État social, comme l’illustre l’adoption, en juillet 2014, de la loi sur le salaire minimum qui constitue une autre forme de rupture dans un pays profondément attaché à l’autonomie des partenaires sociaux en matière de détermination des conditions de travail. Au-delà, le débat sur l’Etat social doit permettre de créer ou recréer des espaces de solidarité entre les gagnants et les perdants de l’hyper puissance industrielle et exportatrice allemande, héritée des transformations de ces deux dernières décennies.




Les comportements d’investissement dans la crise : une analyse comparée des principales économies avancées

Par Bruno Ducoudré, Mathieu Plane et Sébastien Villemot

Ce texte renvoie à l’étude spéciale « Équations d’investissement : une comparaison internationale dans la crise » qui accompagne les Perspectives 2015-2016 pour la zone euro et le reste du monde.

L’effondrement de la croissance consécutif à la crise des subprime fin 2008 s’est traduit par une chute de l’investissement des entreprises, la plus importante depuis la Seconde Guerre mondiale dans les économies avancées. Les plans de relance et les politiques monétaires accommodantes mises en œuvre en 2009-2010 ont toutefois permis de stopper l’effondrement de la demande ; et l’investissement des entreprises s’est redressé de façon significative dans tous les pays jusqu’à la fin 2011. Mais depuis 2011, l’investissement a été marqué par des dynamiques très différenciées selon les pays, en témoignent les écarts entre d’un côté les Etats-Unis et le Royaume-Uni et de l’autre les pays de la zone  euro, en particulier l’Italie et l’Espagne. Fin 2014, l’investissement des entreprises se situait encore 27 % en-dessous de son pic d’avant-crise en Italie, 23 % en Espagne, 7 % en France et 3 % en Allemagne. Aux États-Unis et au Royaume-Uni, l’investissement des entreprises était respectivement 7 % et 5 % au-dessus de son pic d’avant-crise (cf. graphique).

En estimant des équations d’investissement pour six grands pays (Allemagne, France, Italie, Espagne, Royaume-Uni et Etats-Unis), notre étude vise à expliquer les mouvements de l’investissement sur longue période, en portant une attention toute particulière à la crise.  Les résultats montrent que les déterminants traditionnels de l’investissement des entreprises – le coût du capital, le taux de profit, le taux d’utilisation des capacités de production et l’activité attendue par les entreprises – permettent de capter les principales évolutions de l’investissement pour chacun des pays au cours des dernières décennies, y compris depuis 2008.

Ainsi, depuis le début de la crise, les différences en matière de choix fiscaux, la mise en place de politiques budgétaires plus ou moins restrictives et la pratique de politiques monétaires plus ou moins expansives ont conduit à des dynamiques d’activité, de coût réel du capital ou de taux de profit différentes selon les pays qui expliquent aujourd’hui les disparités observées sur l’investissement des entreprises.

Graphe-post17-06_invest




Érosion du tissu productif en France : causes et remèdes

Xavier Ragot, Président de l’OFCE et CNRS

La désindustrialisation de la France, et plus généralement les difficultés des secteurs exposés à la concurrence internationale, révèlent des tendances œuvrant en France et en Europe depuis plus de dix ans. En effet, si le moment proprement financier de la crise commençant en 2007 est le résultat de l’explosion de la bulle immobilière américaine, l’ampleur de son impact sur l’économie européenne ne peut se comprendre que par des fragilités auparavant ignorées.

Dans « Érosion du tissu productif en France : Causes et remèdes », Document de travail de l’OFCE n°2015-04, écrit avec Michel Aglietta, nous proposons une synthèse des facteurs à la fois macroéconomiques et microéconomiques de cette dérive productive. Cette synthèse est nécessaire. En effet, avant de proposer des changements de politique pour la France, il convient de construire un diagnostic cohérent sur les grandes tendances des échanges internationaux mais aussi sur la réalité du tissu productif français.

Les divergences européennes

Le point de départ est l’étonnante divergence européenne. Les deux plus grands pays de la zone euro, l’Allemagne et la France, ont connu une divergence inédite depuis le milieu des années 1990.  Les prix immobiliers ont été multipliés par 2,5 en France alors qu’ils sont restés stables en Allemagne, avec deux conséquences négatives côté français : un coût de la vie élevé pour les salariés et un investissement immobilier des entreprises en chute libre. Les salaires allemands sont aujourd’hui 20% plus bas que les salaires français du fait de la modération salariale instaurée outre-Rhin afin d’y gérer les conséquences de la réunification. Enfin, jusqu’à la crise, les taux d’intérêt réels de court terme (qui tiennent compte des écarts d’inflation) ont été plus faibles en France ou en Espagne d’environ 1 point de pourcentage par rapport à l’Allemagne. Ce changement du prix des facteurs de production (taux d’intérêt réel plus élevés et salaires plus bas en Allemagne par rapport à la France) n’a pas entraîné une substitution plus importante du capital au travail en France. Le taux d’investissement diffère peu entre la France et l’Allemagne, et il est plutôt stable dans les deux pays. De plus, d’autres indicateurs, comme le nombre de robots, indiquent au contraire la moindre modernisation du tissu productif français. Ainsi, ces changements dans le prix des facteurs ne se sont pas traduits par un ajustement des tissus productifs, mais par une divergence insoutenable des balances courantes.

Les balances courantes sont des notions essentielles pour mesurer les déséquilibres européens. Une balance courante positive signifie qu’un pays prête au reste du monde, alors qu’une balance courante négative signifie qu’un pays s’endette auprès du reste du monde. Alors que les règles européennes ont orienté le regard vers le seul déficit public, la bonne mesure de l’endettement d’un pays est la balance courante, somme des endettements public et privé. Selon cette mesure, la balance courante de l’Allemagne est l’une des plus positives du monde et elle prête donc massivement aux autres pays. Si l’on assiste depuis trois ans à une réduction des différences entre les balances courantes européennes, celle-ci est plus le résultat de la contraction de l’activité du fait des mesures d’austérité que de la modernisation du tissu productif des pays avec des balances courantes négatives. Le cadre européen d’analyse des déséquilibres macroéconomiques comporte certes de nombreux indicateurs, parmi lesquels la balance courante. Cependant, la multiplicité des indicateurs donne de fait un rôle essentiel aux objectifs chiffrés de déficit public. Ainsi, bien que le cadre de surveillance européen semble très général dans son appréciation des déséquilibres économiques, c’est bien le seul aspect budgétaire de court terme qui domine l’analyse. Rappelons que la dette publique de l’Espagne publique était de moins de 40% du PIB en 2007, et à plus de 90% du PIB en 2013. Ainsi, les dettes publiques faibles ne sont pas une condition suffisante pour la stabilité macroéconomique, comme des dettes publiques temporairement élevées ne sont pas forcément le signe de problèmes structurels.

La fragilité du tissu productif en France

En ce sens, les données d’entreprises permettent de mieux comprendre l’évolution de l’économie française. Certes, les entreprises françaises ont connu une baisse du taux de marge, mais celle-ci concerne surtout les secteurs exposés à la concurrence internationale. Ensuite, la rentabilité des entreprises (qui finance le paiement des dividendes, des intérêts et contribue en partie à l’investissement) a baissé, passant de 6,2% en 2000 à moins de 5% en 2012. En dépit de cette baisse, le taux d’investissement s’est maintenu dans toutes les catégories d’entreprises sur la période, financé partiellement par l’épargne des entreprises, dont le taux s’est réduit de 16% en 2000 à 13% en 2012. Le résultat est une hausse considérable de l’endettement des entreprises, sans que cela ne se traduise à ce jour par une hausse du coût de la dette, du fait de la baisse des taux d’intérêt. Ces éléments ne peuvent que susciter des inquiétudes sur la santé de notre tissu productif: les entreprises françaises ont réagi aux difficultés économiques, non par l’innovation, mais par une financiarisation du bilan et l’accroissement de l’endettement.

Vers une gouvernance partenariale

L’innovation, l’investissement, la montée en gamme des entreprises en France comme ailleurs exige un effort de long terme, seul compatible avec un processus de reconvergence en Europe. Il ne s’agit pas de maximiser les rendements financiers à court terme, par des distributions excessives de dividendes par exemple, mais au contraire d’investir sur des horizons habituellement considérés comme (trop) longs par les entreprises. De ce fait, une évolution de la gouvernance des entreprises vers un modèle plus partenarial et patient permettant d’investir dans les compétences et qualifications des salariés, dans les actifs intangibles, dans les nouvelles technologies, constitue une condition nécessaire de l’amélioration du tissu productif français. Le dialogue social ne concerne pas seulement la répartition du revenu et la réforme de la fiscalité, c’est aussi la condition, au sein des entreprises, de la mobilisation des seules richesses productives, que sont les hommes et les femmes qui s’investissent dans leur travail.

 




Faut-il sanctionner les excédents allemands ?

par Henri Sterdyniak

De la procédure pour déséquilibres macroéconomiques

Depuis 2012, la Commission européenne analyse chaque année les déséquilibres macroéconomiques en Europe : en novembre, un mécanisme d’alerte signale, pays par pays, les déséquilibres éventuels. Les pays qui présentent des déséquilibres sont alors soumis à une évaluation approfondie qui aboutit à des recommandations du Conseil européen, sur proposition de la Commission. Pour les pays de la zone euro, si les déséquilibres sont jugés excessifs, l’Etat membre est soumis à une Procédure de déséquilibres macroéconomiques (PDM) et doit présenter un plan de mesures correctives, qui doit être avalisé par le Conseil.

Le mécanisme d’alerte est basé sur un tableau de bord comportant cinq indicateurs de déséquilibres extérieurs[1] (solde courant, position extérieure, évolution du taux de change effectif réel, évolution des parts de marché à l’exportation et évolution des coûts salariaux unitaires nominaux) et six indicateurs de déséquilibres internes (taux de chômage, variation des prix du logement, dette publique, dette privée, variation du passif des institutions financières, flux de crédit au secteur privé). L’alerte est donnée quand l’indicateur dépasse une valeur seuil, par exemple 60 % du PIB pour la dette publique, 10 % pour le taux de chômage, -4 % (respectivement +6 %) pour un déficit (respectivement excédent) courant.

D’un côté, ce processus tire les leçons de la montée des déséquilibres enregistrée avant la crise. Au moment du Traité de Maastricht, les négociateurs étaient persuadés que les déséquilibres économiques ne pouvaient provenir que du comportement de l’Etat ; il suffisait donc de fixer des limites aux déficits et dettes publics. Cependant, de 1999 à 2007, la zone euro a connu une forte montée des déséquilibres issus principalement des comportements privés : exubérance financière, bulles mobilières et immobilières, gonflement des déficits extérieurs dans les pays du Sud, recherche effrénée de compétitivité en Allemagne. Ces déséquilibres sont devenus intolérables après la crise financière et demandent des ajustements pénibles. Aussi, la PDM cherche-t-elle à éviter que de tels errements se reproduisent.

D’un autre côté, l’analyse et les recommandations sont effectuées sur une base purement nationale. La Commission ne propose pas de stratégie européenne permettant aux pays de se rapprocher du plein-emploi tout en résorbant les déséquilibres intra-zone. Elle ne tient pas compte des interactions entre pays quand elle demande à chacun d’améliorer sa compétitivité tout en réduisant son déficit public. Ses préconisations ont un aspect de « mouche du coche » quand elle énonce que l’Espagne devrait réduire son chômage, la France améliorer sa compétitivité, etc. Ses propositions reposent sur un mythe : il est possible de pratiquer des politiques de réduction des déficits et dettes publics, d’austérité salariale, de désendettement privé, en compensant leurs effets dépressifs sur la croissance et sur l’emploi par des réformes structurelles qui sont le deus ex machina de la pièce. Cette année, s’y ajoute heureusement le Fonds européen pour les investissements stratégiques (les 315 milliards du plan Juncker), de sorte que la Commission peut prétendre donner « un coup de fouet coordonné à l’investissement », mais ce plan ne représente au mieux que 0,6 % du PIB pendant 3 ans ; son ampleur effective reste problématique.

Pour l’exercice 2015, tous les pays de l’Union européenne présentent au moins un déséquilibre au sens du tableau de bord[2] (voir ici). La France aurait trop perdu de parts de marché à l’exportation, aurait une dette publique et une dette privée excessives. L’Allemagne aurait, elle aussi, perdu trop de parts de marché à l’exportation, sa dette publique serait excessive et surtout sa balance courante serait trop excédentaire. Des 19 pays de la zone euro, 7 ont, cependant, été absous par la Commission et 12 sont soumis à une évaluation approfondie, qui doit être publiée fin février. Penchons-nous un peu plus sur le cas allemand.

A propos des excédents allemands

La monnaie unique aboutit à ce que la situation et la politique économiques de chaque pays puissent avoir des conséquences sur ses partenaires. Ainsi, un pays dont la demande est excessive (du fait de sa politique budgétaire ou d’une exubérance financière aboutissant à un excès de crédit privé) connaît de l’inflation (ce qui peut induire une hausse du taux d’intérêt de la BCE), creuse le déficit extérieur de la zone (ce qui peut contribuer à la baisse de l’euro), oblige ses partenaires à le refinancer plus ou moins automatiquement (en particulier via Target 2, le système de transfert automatique entre les banques centrales de la zone euro) ;  son endettement peut alors devenir problématique.

Ceci amène à deux réflexions :

1. Plus un pays est grand, plus il peut avoir un impact nuisible sur l’ensemble de la zone mais plus il est aussi davantage en mesure de résister aux pressions de la Commission et de ses partenaires.

2. La nuisance doit être effective. Ainsi, un pays qui a un déficit public important ne nuira pas à ses partenaires, bien au contraire, si ce déficit compense une défaillance de sa demande privée.

Imaginons qu’un pays de la zone euro (mettons, l’Allemagne) se lance dans une politique de recherche de compétitivité en bloquant ses salaires ou en les faisant progresser nettement moins vite que la productivité du travail ; il gagne des parts de marché qui lui permettent d’impulser sa croissance grâce à sa balance extérieure tout en bridant sa demande intérieure, ceci au détriment de ses partenaires de la zone euro. Ceux-ci voient leur compétitivité se dégrader, leur déficit extérieur se creuser, leur PIB se réduire. Ils ont alors le choix entre deux stratégies : imiter l’Allemagne, ce qui plonge l’Europe en dépression par un déficit de demande ; soutenir leur demande, ce qui aboutit à creuser un fort déficit extérieur. Plus un pays réussit à brider ses salaires, plus il apparaît gagnant. Ainsi, le pays trop excédentaire peut-il se vanter d’obtenir des très bonnes performances économiques sur le plan de l’emploi, des soldes public et extérieur. Comme il prête aux autres pays membres, il est en position de force pour imposer ses choix à l’Europe. Un pays qui accumule les déficits se heurte tôt ou tard à la méfiance des marchés financiers, qui lui imposent des taux d’intérêt élevés ; ses partenaires peuvent refuser de lui prêter. Mais rien ne fait obstacle à un pays qui accumule les excédents. En monnaie unique, il n’a pas à craindre une appréciation de sa monnaie ; ce mécanisme correctif est bloqué.

Ainsi, l’Allemagne peut jouer un rôle dominant en Europe sans avoir la politique   économique qui corresponde à ce rôle. Les Etats-Unis ont joué un rôle hégémonique à l’échelle mondiale en ayant un fort déficit courant qui compensait les déficits des pays exportateurs de pétrole et des pays d’Asie à croissance rapide, en particulier la Chine ; ils équilibraient la croissance mondiale en jouant le rôle de « consommateur en dernier ressort ». L’Allemagne fait l’inverse, ce qui déstabilise la zone euro. Elle devient automatiquement le « prêteur en dernier ressort ». Le fait est que l’accumulation d’excédents allemands doit se traduire ailleurs par l’accumulation de dettes ; elle est donc insoutenable.

Pire, l’Allemagne veut continuer à être excédentaire tout en demandant aux pays du Sud de rembourser leurs dettes. Cela est logiquement impossible. Les pays du Sud ne peuvent rembourser leurs dettes que s’ils deviennent excédentaires, que si l’Allemagne accepte d’être remboursée, donc devenir déficitaire, ce qu’elle refuse aujourd’hui. Voilà pourquoi il est légitime que l’Allemagne soit soumise à une PDM. Et cette PDM doit être contraignante.

La situation actuelle

En 2014, l’excédent courant de l’Allemagne représentait 7,7% de son PIB (tableau 1, soit 295 milliards de dollars, tableau 1) ; celui des Pays-Bas représentait, lui, 8,5% du PIB. Ces pays représentent une exception en continuant à avoir un fort excédent extérieur alors que la plupart des pays se sont fortement rapprochés de l’équilibre par rapport à la situation de 2007. C’est en particulier le cas de la Chine ou du Japon. Ainsi, l’Allemagne est aujourd’hui le pays du monde ayant le plus fort excédent courant. Cet excédent serait encore plus élevé de 1,5 point du PIB si les pays de la zone euro (en particulier ceux de l’Europe du Sud) étaient plus proches de leurs productions potentielles. Grâce à l’Allemagne et aux Pays-Bas, la zone euro, pourtant en dépression et en fort chômage, présente un excédent de 373 milliards de dollars contre un déficit de 438 milliards pour les Etats-Unis : en toute logique, l’Europe ne devrait pas chercher un surplus de croissance par une dépréciation de l’euro par rapport au dollar qui creuserait encore la disparité de soldes extérieurs entre la zone euro et les Etats-Unis mais par une forte relance de sa demande interne. Si l’Allemagne doit cet excédent à sa politique de compétitivité, elle bénéficie aussi de l’existence de la monnaie unique, ce qui lui permet d’éviter une envolée de sa monnaie ou une dépréciation de celle de ses partenaires européens. La contrepartie de cette situation est que l’Allemagne se trouve devoir prêter à ses partenaires européens pour qu’ils restent dans l’euro.

tab1_post-Sterdy

Trois points de vue sont alors possibles. Pour les optimistes, l’excédent allemand ne pose aucun problème ; les Allemands, du fait d’une population vieillissante, préparent leur retraite en accumulant des actifs extérieurs. Ils financeront leur retraite avec les revenus de ces actifs. Mais les Allemands préfèrent ainsi des placements à l’étranger à des placements en Allemagne, qu’ils semblent juger moins rentables. Ces placements ont nourri la spéculation financière internationale (beaucoup d’institutions financières allemandes ont subi des pertes importantes durant la crise financière du fait de placement aventureux sur les marchés américains ou sur le marché immobilier espagnol) ; ils nourrissent maintenant l’endettement européen. Ainsi, par l’intermédiaire du système Target 2, les banques allemandes prêtent indirectement pour 515 milliards d’euros aux autres banques européennes, à un taux pratiquement nul. Sur 300 milliards d’excédent, l’Allemagne n’en consacre que 30 au solde net d’investissements directs.  Aussi, serait-il nécessaire que l’Allemagne ait une politique plus cohérente, utilisant ses excédents courants à effectuer des placements productifs en Allemagne,  en Europe ou dans le monde.

Un autre point de vue optimiste est que l’excédent allemand se réduira automatiquement. La baisse du chômage créerait des tensions sur le marché du travail, entrainerait des hausses de salaire qui seraient aussi impulsées par la création du SMIC en janvier 2015. Certes, ces dernières années, la croissance allemande est plus tirée par la demande interne et moins par le solde extérieur qu’avant la crise (tableau 2) : en 2014, le PIB a progressé de 1,2 % en Allemagne (contre 0,7 % en France et 0,8 % pour la zone euro), mais ce rythme est insuffisant pour une franche reprise. L’introduction du SMIC, malgré ses limites (voir Salaire minimum en Allemagne : un petit pas pour l’Europe, un grand pas pour l’Allemagne) induirait une hausse de 3 % de la masse salariale en Allemagne et réduirait pour certains secteurs les gains de compétitivité induits par l’emploi de travailleurs en provenance de l’Europe de l’Est. Reste qu’en 2007 (relativement à 1997) l’Allemagne avait gagné 16,3 % de compétitivité par rapport à la France (26,1% par rapport à l’Espagne, tableau 3) ; en 2014, le gain reste de 13,5% par rapport à la France (de 14,7% par rapport à l’Espagne). Le rééquilibrage est donc très lent. Et, à moyen terme, pour des raisons démographiques, les besoins de croissance de l’Allemagne sont inférieurs d’environ 0,9 point à ceux de la France.

tab2_post-Sterdy

 

tab3_post-Sterdy

Aussi, un point de vue plus pessimiste soutient qu’il faut soumettre l’Allemagne à une Procédure de déséquilibre macroéconomique pour lui demander de pratiquer une politique macroéconomique plus favorable pour ses partenaires. La population allemande devrait profiter davantage de son excellente productivité. Quatre points devraient être mis en avant :

1.  L’Allemagne a enregistré en 2014 un solde public excédentaire de 0,6 point de PIB, ce qui correspond, selon les estimations de la Commission, à un excédent structurel de l’ordre de 1 point de PIB, soit 1,5 point de plus que l’objectif fixé par le Pacte budgétaire. En même temps, les dépenses d’investissement public ne représentent que 2,2 points du PIB (contre 2,8 points dans la zone euro et 3,9 points en France). Les infrastructures publiques sont en mauvais état. L’Allemagne devrait y consacrer 1,5 à 2 points de PIB supplémentaires.

2.  L’Allemagne s’est engagée dans un programme de réduction des retraites publiques, ce qui incite les ménages à augmenter leur épargne retraite. Le taux de pauvreté a nettement augmenté dans la période récente et atteint 16,1% en 2014 (contre 13,7% en France). Un programme de remise à niveau de la protection sociale et d’amélioration des perspectives de retraite[3] permettrait de relancer la consommation et de réduire le taux d’épargne.

3.  L’Allemagne devrait renouer avec un taux de croissance des salaires qui suit la croissance de la productivité du travail et même envisager un certain rattrapage. Ce n’est pas facile à mettre en place dans un pays où l’évolution des salaires dépend surtout des négociations collectives décentralisées. Cela ne peut reposer uniquement sur la hausse du salaire minimum, qui déformerait par trop la structure des salaires.

4.  Enfin, l’Allemagne devrait revoir sa politique d’investissement[4] : elle devrait investir en Allemagne (réaliser des investissements publics et privés) ; elle devrait investir en Europe dans des investissements directs productifs et réduire fortement ses placements financiers. Cela diminuerait automatiquement ses placements improductifs passant par Target 2.

L’Allemagne a actuellement un taux d’investissement relativement bas (19,7% du PIB contre 22,1% pour la France) et un taux d’épargne du secteur privé élevé (23,4% contre 19,5% pour la France). Cela devrait être corrigé par des hausses de salaires et une baisse du taux d’épargne.

L’Allemagne étant relativement proche du plein-emploi, une partie importante de sa relance profiterait à ses partenaires européens, mais ceci est nécessaire pour rééquilibrer l’Europe. La politique que devrait suggérer la PDM demande un changement de la stratégie économique de l’Allemagne, que celle-ci  considère être un succès. Mais la construction européenne nécessite que chaque pays considère ses choix de politique économique et l’orientation de son modèle de croissance en tenant compte des interdépendances européennes, avec l’objectif de contribuer à une croissance  équilibrée pour l’ensemble de la zone euro. Une telle inflexion ne serait pas uniquement bénéfique pour le reste de l’Europe, elle serait également profitable à l’Allemagne qui pourrait ainsi faire le choix de la réduction des inégalités, de l’augmentation de la consommation et de la croissance future via un programme d’investissement.


[1] Pour plus de détails, voir European Commission (2012) : « Scoreboard for the surveillance of macroeconomic imbalances », European Economy Occasional Papers 92.

[2] Cela reflète en partie le fait que certains de ces indicateurs ne sont pas pertinents : la quasi-totalité des pays européens perdent des parts de marché à l’échelle mondiale ; l’évolution du taux de change réel effectif dépend de l’évolution de l’euro que les pays ne contrôlent pas ; les seuils de dettes publique et privée ont été fixés à des niveaux très bas, etc.

[3] La coalition au pouvoir a déjà augmenté les retraites des mères de familles et permis des départs à 63 ans pour les carrières longues, mais cela est timide par rapport aux réformes précédentes.

[4] L’insuffisance d’investissement public et privé en Allemagne est dénoncée notamment par les économistes du DIW, voir par exemple : ‘Germany must invest more for its future’ DIW Economic Bulletin, 8.2013, et   Die Deutschland Illusion, Marcel Fratzscher, octobre 2014




Rotation des votes au Conseil des gouverneurs de la BCE: plus qu’un symbole ?

par Sandrine Levasseur

L’adoption de l’euro par la Lituanie, le 1er janvier dernier, porte le nombre des membres de la zone euro à dix-neuf, seuil à partir duquel le système de vote au sein du Conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne (BCE) doit être modifié. Si ce changement est passé quasiment inaperçu en France, il en va autrement en Allemagne et en Irlande où l’introduction d’une rotation dans les votes décidant de la politique monétaire en zone euro a suscité des craintes, voire des contestations. Ces craintes et contestations sont-elles justifiées ? Nous proposons ici quelques éléments d’analyse et de réflexion.

1) Comment fonctionne le système de rotation ?

Jusqu’à maintenant, lors des réunions mensuelles du Conseil des gouverneurs qui décide de la politique monétaire (politique de taux, politiques non-conventionnelles) en zone euro, le principe « un pays, un vote » s’appliquait. En d’autres termes, chaque pays disposait, au travers du Gouverneur de sa banque centrale, d’un droit de vote systématique. Aux votes des 18 Gouverneurs s’ajoutaient les votes des 6 membres du Directoire de la BCE, soit un total de 24 votes.

Dorénavant, avec l’entrée d’un 19e membre de la zone euro, les pays sont classés en deux groupes, conformément au Traité[1]. Le premier groupe est constitué des 5 plus « grands » pays, définis par la taille du PIB et du secteur financier avec des poids respectifs de 5/6 et 1/6. Le second groupe est constitué des autres pays, soit 14 pays actuellement[2]. Le groupe des 5 « grands » pays dispose chaque mois de 4 droits de vote et le groupe des 14 « petits » pays de 11 votes (tableau 1). Le vote au sein des groupes est organisé selon un principe de rotation défini par un calendrier précis : une fois sur cinq, les Gouverneurs des « grands » pays ne voteront pas tandis les Gouverneurs des « petits » pays ne voteront pas 3 fois sur 14. En revanche, les 6 membres du Directoire de la BCE continuent à bénéficier d’un droit de vote mensuel systématique. Chaque mois, pour décider de la conduite de la politique monétaire en zone euro, 21 votes seront donc exprimés alors que sous l’ancien principe, celui du « un pays, un vote », 25 votes auraient été exprimés.

Tous les gouverneurs continueront à participer aux deux réunions mensuelles du Conseil, même s’ils ne participent pas au vote.

tab1post1301

Pourquoi avoir changé le système des droits de vote ? L’objectif est clair et justifié : il s’agit de maintenir la capacité décisionnelle du Conseil des gouverneurs au fur et à mesure que le nombre de pays adhérant à la zone euro augmente.

Le nouveau système des droits de vote bénéficie clairement aux membres du Directoire de la BCE qui disposent dorénavant de 28,6 % des droits de vote (6/21) alors que l’ancien système ne leur en aurait donné « que » 24 % (6/25). Le groupe des « grands » pays en dispose de 19 % (contre 20 % dans l’ancien système). Le groupe des « petits pays obtient 52 % (11/21) des droits de vote alors qu’il en aurait obtenu 56 % (14/25) si l’ancien système de vote avait été maintenu. Le groupe des « petits » pays perd donc relativement plus de droits de vote que le groupe des « grands » pays et ce, en faveur du Directoire de la BCE.

2) Les arguments des opposants allemands et irlandais au système de rotation

Les arguments des opposants allemands au nouveau système, au-delà de la perte de prestige, sont que la première puissance économique de la zone euro et aussi première contributrice au capital de la BCE (Tableau 1) doit nécessairement participer au vote décidant de la politique monétaire. De façon à ce que les intérêts de l’Allemagne ne soient pas négligés, son Gouverneur doit disposer, lorsqu’il ne vote pas, d’un droit de veto. Ce droit de veto est aussi justifié par le fait que l’on ne peut être responsable que de ses décisions.

En Irlande, selon les opposants au nouveau système, le mythe de l’égalité entre les pays de la zone euro prend fin : la mise en place d’un système de rotation qui favorise les grands pays officialise la non-égalité des pays au sein de la zone. L’Irlande devient ainsi explicitement un pays de seconde catégorie. En outre, l’influence de l’Irlande dans le processus décisionnel sera encore plus diminuée avec les élargissements futurs de la zone euro.

Dans les autres pays de la zone euro, l’introduction du système de rotation ne semble avoir suscité aucune réaction contestataire, ni dans la sphère politique ni dans la société civile.

3) Les arguments des Allemands et des Irlandais sont-ils recevables ?

Comme chacun le sait, l’Allemagne a une culture de la stabilité qui lui est propre, avec notamment une forte aversion pour l’inflation du fait de son histoire. En revanche, les pays du Sud sont réputés avoir une aversion nettement moins marquée pour la « taxe inflationniste ». C’est cette différence concernant le degré d’inflation « acceptable » qui a conduit à calquer peu ou prou les statuts de la BCE sur ceux de la Bundesbank, seule façon alors d’obtenir la participation de l’Allemagne à la zone euro. Aujourd’hui, cependant, la question de l’inflation ne se pose plus puisque la zone euro serait entrée en déflation et certains augurent que cette situation pourrait durer pendant de longues années[3]. Aujourd’hui, c’est donc bien plus les moyens utilisés par la BCE pour mener la politique monétaire qui sont mis en question en Allemagne par certains membres de la sphère politique, de ses économistes et de ses citoyens. L’argument de la contribution au capital de la BCE développé par les opposants au système de rotation et plus, généralement, celui de première puissance économique, fait écho aux politiques menées ces dernières années par la BCE (e.g. assouplissement des critères d’éligibilité des titres déposés en collatéral à la BCE, achat de créances titrisées) mais aussi à la future politique de rachat de titres publics. Ces politiques font craindre outre-Rhin que la BCE ne détienne dans son bilan trop de créances « toxiques », susceptibles d’être abandonnées tôt ou tard, et dont le coût de l’abandon serait supporté par son principal financeur.

Peut-on décemment considérer que les intérêts de l’Allemagne ne seront pas pris en compte ?

Il y a trois arguments qui incitent à répondre par la négative. Tout d’abord, même lorsque le Gouverneur allemand ne votera pas, l’Allemagne disposera toujours d’un « représentant » allemand au travers du Directoire (actuellement, Sabine Lautenschläger)[4]. Certes, en théorie, les membres doivent prendre en considération l’intérêt de la zone euro lorsqu’ils votent et non l’intérêt de leur pays, mais la réalité est plus complexe[5]. Ensuite, les Gouverneurs, même lorsqu’ils ne votent pas, disposent toujours de leur droit de paroles et donc de leur pouvoir de persuasion. Enfin, de façon plus générale, la recherche d’un consensus obligera à prendre en considération l’avis des Gouverneurs ne participant pas au vote.

Quelle est la recevabilité des arguments des opposants irlandais au système de rotation ? Il est clair que les contre-arguments développés précédemment (celui du droit de parole et celui de la recherche d’un consensus) qui s’appliquent aux Allemands s’appliquent aussi aux Irlandais.

En revanche, il est vrai que l’Irlande, comme d’ailleurs tous les pays du groupe 2, supporteront une dilution des droits de vote au fur et à mesure de l’élargissement de la zone euro. Lorsque la zone euro comportera 20 membres, les 15 pays du groupe 2 devront se partager 11 votes (tableau 2, source: p. 91). Lorsque la zone euro s’élargira à nouveau pour compter 21 membres, les 16 pays du groupe 2 devront toujours se partager 11 votes … À 22 membres, la création d’un troisième groupe  aboutira à une nouvelle dilution des droits de vote pour les groupes 2 et 3 mais pas pour le groupe 1, soit le groupe des « grands » pays, qui continueront toujours à voter 80 % du temps.

La question qui se pose pour l’Irlande, mais aussi pour tous les pays du groupe 2 actuel, est celle de l’élargissement futur de la zone euro. A ce jour, tous les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) n’ayant pas encore adopté l’euro ont abandonné tout calendrier d’entrée dans la zone euro (tableau 1). Seule la Roumanie fait exception et avance 2019 pour intégrer la zone[6]. Les perspectives pour les autres pays, sans pour autant être abandonnées, apparaissent très lointaines[7]. La probabilité que la zone euro comporte bientôt 21 membres est donc plutôt faible et la probabilité que la zone euro dépasse les 22 membres encore plus. De toute façon, quelle que soit la configuration, l’Irlande ne fera jamais partie du groupe 3. Ce sont donc les pays en queue de peloton de l’actuel groupe 2 (Malte, Estonie, Lettonie, etc.) qui ont le plus à perdre en termes de fréquence de votes.

tab2post1301

Conclusion

On ne peut parler d’Europe unifiée tout en expliquant qu’il existe plusieurs catégories de pays. On ne peut se féliciter que la zone euro ait de nouvelles adhésions tout en expliquant que seuls certains membres peuvent/doivent participer au processus décisionnel. Un vote au sein du Conseil qui serait systématique pour certains gouverneurs (mais pas tous) ou un droit de veto que seuls quelques gouverneurs pourraient exercer ne sont pas acceptables dans une Europe unifiée. Chaque pays perd sa souveraineté monétaire en intégrant la zone euro : pourquoi certains pays devraient la perdre plus que d’autres ? Est-il pour autant souhaitable de revenir à l’ancien système, celui du « un pays, un vote » ? Non. Le nouveau système de votes au sein du Conseil des gouverneurs constitue un bon compromis entre la nécessité de maintenir la capacité décisionnelle du Conseil des gouverneurs (et donc avoir un nombre réduit de votants) et celle de permettre à chacun des gouverneurs de participer au vote sur une base régulière. De ce point de vue, le système de rotation qui prévaut en zone euro est plus équilibré que celui qui prévaut aux Etats Unis où certains membres peuvent s’abstenir de voter pendant un, deux, voire trois ans[8]. Dans la zone euro, le laps de temps pendant lequel un gouverneur ne participera pas au vote décidant de la politique monétaire n’excédera pas un mois pour les pays du groupe 1 et, pour les pays du groupe 2, il n’excédera pas trois mois (tant que la zone euro reste constituée de 19 pays).

Tout du moins en théorie. Car, en pratique, si le Conseil des gouverneurs continuera bien à se rencontrer deux fois par mois, le vote concernant la conduite de la politique monétaire n’interviendra plus que toutes les … six semaines (contre quatre auparavant). Le temps d’abstention de vote devrait donc être (un peu) plus long que celui donné dans tous les documents officiels de la BCE et des banques centrales nationales de la zone euro…

 

 


[1] Plus précisément, le Conseil européen du 21 mars 2003 a modifié l’Article 10.2 relatif aux statuts de l’Eurosystème afin de permettre la mise en place d’un système de rotation au sein du Conseil des gouverneurs. L’article modifié prévoyait que le système de rotation puisse être introduit dès l’entrée du 16e membre dans la zone euro et, au plus tard, à l’entrée du 19e membre.

[2] A l’entrée d’un 22e pays dans la zone euro, le Traité prévoit la création d’un troisième groupe.

[3]Pour la première fois depuis 2009, la croissance des prix à la consommation est devenue négative, s’établissant à -0,2 % sur un an.

[4]Les autres membres du Directoire sont de nationalité italienne (Mario Draghi, Président de la BCE). portuguaise (Vítor Constâncio, vice-Président de la BCE), française (Benoît Cœuré), luxembourgeoise (Yves Mersch) et belge (Peter Praet).

[5] L’expérience américaine du Federal Open Market Committee montre qu’il existe un biais régional dans les votes des Gouverneurs (Meade et Sheets, 2005 : « Regional Influences on FOMC Voting Patterns », Journal of Money Credit and Banking, 33, p. 661-678.)

[6] Il lui faudra de toute façon respecter les critères de Maastricht (critères de déficit public, de taux d’intérêt, d’inflation, etc.).

[7] Ce revirement s’explique en partie par le fait que beaucoup de ces PECO ont bénéficié de la dépréciation de leur monnaie par rapport à l’euro. Ils ont ainsi compris qu’intégrer la zone euro ne leur apporterait pas que des avantages. De plus, on fait l’hypothèse ici que le Royaume-Uni, le Danemark et la Suède n’intégreront jamais la zone euro du fait de leur clause d’Opting-out.