La question des minima sociaux

par Henri Sterdyniak

Fin 2014, 4,1 millions de personnes recevaient en France un minimum social, ce qui représentait au total 7,1 millions de bénéficiaires en tenant compte des personnes à charge (enfants ou conjoints), soit près de 11 % de la population. En même temps, le taux de pauvreté reste élevé (13,3 % en 2014 selon Eurostat) et ne montre pas de tendance à la baisse. Pourtant, certains dénoncent le « cancer de l’assistanat », d’autres proposent de diminuer de façon importante le montant des prestations pour creuser l’écart avec les revenus d’activité. Le débat sur les minimas sociaux est donc important et on ne peut que se réjouir de la parution du rapport  de Christophe Sirugue : « Repenser les minima sociaux, vers une couverture socle commune ». Celui-ci préconise la fusion à terme des minimas sociaux en une couverture socle commune, ouverte aux 18-25 ans. Nous voudrions ici discuter de cette proposition[1]. Par ailleurs, le rapport ne traite pas de la situation des enfants (qui connaissent pourtant des taux de pauvreté élevés) ; il ne discute ni le montant, ni les modalités d’indexation des prestations.

tab1post2804

Au sens large, notre système distribue 10 minima sociaux, avec des montants et des réglementations spécifiques. C’est beaucoup certes, mais les situations des bénéficiaires de chaque type de minimum diffèrent, en particulier quant à  leur situation vis-à-vis de l’emploi. Le rapport Sirugue présente deux scénarios pour le moyen terme. Dans le deuxième qui a sa préférence, une couverture socle unique serait mise en place, mais avec des compléments différenciés pour les retraités, les handicapés, les actifs engagés dans un processus d’insertion. Ce ne serait pas une simplification puisque les bénéficiaires auraient à demander deux prestations (la couverture socle plus le complément) et, surtout, la spécificité des situations serait niée : un retraité pauvre, un chômeur en fin de droit, une mère isolée sans ressources, un jeune ne trouvant pas d’emploi relèvent d’un traitement social différencié, de sorte que la couverture socle unique serait fictive. Nous préférons donc le premier scénario de réduction du nombre de minimas sociaux, mais cette réduction peut être obtenue de plusieurs façons qu’il convient de discuter.

Un pays riche comme la France pourrait se donner des objectifs précis et ambitieux en matière de baisse de la pauvreté, sachant que celle-ci dépend de deux facteurs : les divers transferts sociaux d’un côté (les minima sociaux, mais aussi les allocations logement et les prestations familiales), la situation de l’emploi de l’autre. En période de chômage de masse, le problème n’est pas tant d’inciter les chômeurs à reprendre un emploi, même s’il faut toujours maintenir un certain gain à l’emploi, que celui d’inciter les entreprises à en créer. La politique de flexibilisation de l’emploi et de développement des emplois à bas salaires a des effets contradictoires sur la pauvreté puisque les emplois précaires, à temps partiel subi, ne permettent souvent pas de sortir de la pauvreté. En 2013, le revenu médian par unité de consommation était de 1 667 euros par mois. Le seuil de pauvreté à 60 % était donc de 1 000 euros par mois ; celui à 50 % de 833 euros par mois. L’objectif pourrait être de faire échapper à la pauvreté à 60 % les personnes dans l’incapacité de travailler, à celle à 50 % les autres. Reste, nous le verrons,  la question des enfants.

Le système français est mixte, la solidarité nationale s’ajoute à la solidarité familiale, selon des modalités différentes selon les âges et les niveaux de revenu. Les enfants et les jeunes sont principalement à la charge de leurs parents ; les personnes âgées bénéficient de prestations publiques. Ce partage doit sans doute évoluer pour tenir compte de l’allongement de la période de la jeunesse. Mais l’abolition de la solidarité familiale serait trop coûteuse aujourd’hui. Il faut en rester à un compromis.  Contrairement à ce qu’écrit le rapport Sirugue, on ne peut donner une couverture socle unique à tout individu dès 18 ans, « sans tenir compte de la composition de son foyer », car les personnes vivent dans des familles qui partagent leurs revenus ; il faut tenir compte de la solidarité conjugale et des besoins des enfants. Actuellement, le principe du RSA et du minimum vieillesse est que la prestation pour un couple est 1,5 fois celle d’une personne seule. L’étude de l’ONPES sur les budgets de référence estime que les besoins d’un couple sont de 1,4 fois ceux d’une personne seule. Aussi, la suggestion du rapport de donner aux couples deux fois la prestation de la personne isolée nous semble coûteuse et nous éloigne de l’équité. Il vaut mieux aider les familles avec enfants que les couples.

tab2post2804

Toute réforme doit bien distinguer entre les prestations destinées aux personnes qui ne reviendront pas à l’emploi, les prestations destinées aux personnes qui ne trouvent pas temporairement d’emploi et le filet de sécurité du revenu minimum.

Le minimum vieillesse est actuellement de 801 euros par mois pour une personne seule, de 1 242 euros pour un couple. Il est versé à partir de 65 ans (ou de l’âge minimum de la retraite pour les personnes inaptes au travail). Les personnes âgées, qui ne sont pas propriétaires de leur logement, ont droit à une allocation logement de l’ordre de 300 euros. Aussi, toutes les personnes âgées sont en principe au-dessus du seuil de pauvreté à 60 %.  Toutefois, 8,6 % des plus de 65 ans restent sous ce seuil, sans que l’on sache s’il s’agit de personnes propriétaires[2] ou de personnes n’ayant pas demandé le minimum vieillesse en raison de ressources non mesurées (l’aide des enfants), de l’ignorance des droits (en particulier au moment du veuvage), du refus d’une prestation jugée stigmatisante ou de la crainte d’une récupération sur l’héritage (sur la partie de celui-ci qui dépasse 39 000 euros). Contrairement aux préconisations du rapport Sirugue, il ne nous semble pas utile de couper cette prestation en couverture de base et en complément de soutien. Le plafond  de récupération sur l’héritage devrait cependant être relevé pour permettre la transmission du patrimoine familial de faible valeur à des héritiers à faible revenu. Notons que ce montant de 800 euros (1 100 avec l’allocation logement) est un plancher pour tout projet d’allocation universelle ou de revenu de base.

L’Allocation aux adultes handicapés (AAH) est d’un montant très légèrement supérieur à celui de l’ASPA (808 euros) ; peuvent s’y ajouter, outre les allocations logement, une majoration pour la vie autonome ou un complément de ressources. C’est une allocation individuelle, mais son attribution dépend d’un plafond de ressources tenant compte de la composition du foyer (1 616 euros pour un couple). Statistiquement, l’adulte handicapé échappe à la pauvreté (mais l’indicateur de pauvreté ne tient pas compte des besoins spécifiques des handicapés). Le système apparaît relativement généreux pour les couples d’handicapés (ils ont des besoins spécifiques), mais peu satisfaisant pour les couples actif/handicapé puisque les ressources du conjoint s’imputent pour 80 % sur l’AAH. Ne pas tenir compte des ressources du conjoint serait une réforme nécessaire, du point de vue de l’incitation au travail du conjoint, mais aussi de la justice sociale : la personne handicapée a droit à la solidarité nationale et pas seulement à celle de son conjoint.

L’allocation  supplémentaire d’invalidité est versée aux personnes titulaires d’une pension d’invalidité, n’ayant pas atteint l’âge minimum de la retraite, mais qui n’ont pas vocation à retourner à l’emploi. Elle est au maximum de 404 euros pour une personne seule, de 666 euros pour un couple ; c’est une allocation différentielle jusqu’à un plafond de 702 euros pour une personne seule, de 1 230 euros pour un couple.  Il est difficile de comprendre ce qui justifie la différence de montant avec l’AAH. Une réforme simplificatrice serait d’en faire une allocation individuelle du même montant et même réglementation que l’AAH.

L’allocation de solidarité spécifique est destinée aux chômeurs ayant épuisé leurs droits à l’assurance-chômage. Elle est d’un faible montant (494 euros par mois contre 872 euros pour le montant minimal de l’Allocation de retour à l’emploi (ARE), et son attribution est soumise à un plafond de ressources : 1 138 euros pour une personne seule, 1 788 euros pour un couple. Comme c’est une allocation différentielle, elle aboutit à un effet pervers : le revenu du ménage reste le même quand le salaire du conjoint passe de 1 294 à 1 788 euros. Une réforme simplificatrice consisterait à la transformer en un prolongement de l’Allocation de retour à l’emploi, donc en une prestation individuelle gérée par Pôle emploi comme l’ARE, mais prise en charge par le budget de l’Etat.

L’Allocation veuvage, destinée aux personnes d’âge actif (moins de 55 ans) venant de perdre leur conjoint, est aujourd’hui une prestation d’assistance, versée pendant deux ans aux veuves sans ressources propres. Elle est de 602 euros avec un plafond de ressources de 753 euros. Elle ne laisse donc guère échapper à la pauvreté.  L’aide aux veuves et aux orphelins, en cas de décès précoce, est en fait mieux assurée par les contrats de prévoyance (qui se sont généralisés et devraient être rendu obligatoires), de sorte que l’allocation veuvage ne joue plus qu’un rôle très limité. Comme le suggère le rapport Sirugue, elle pourrait être fondue dans le RSA. Il en va de même pour l’Allocation temporaire d’attente et le Revenu de solidarité d’outre-mer.

Le RSA pour une personne seule est actuellement de 525 euros par mois, soit de 463 euros hors forfait logement, ou de 785 euros (y compris les allocations logement). En 1990, le RMI représentait 35 % du revenu médian (52 % avec les allocations logement) ; en 2015, le RSA est à 31 % du revenu médian (47 % avec les allocations logement). En 2013, le gouvernement avait annoncé une revalorisation de 10 % du RSA en 5 ans, dont 6 % ont déjà été effectué. En 2017, le RSA n’aura pas rattrapé le niveau relatif de 1990. Il serait souhaitable que le montant du RSA, comme celui des autres minimas sociaux, évolue en permanence comme le revenu médian. Le RSA laisse une personne seule en dessous du seuil de pauvreté à 50 %. Il est nettement plus faible que le minimum vieillesse ou l’AAH car la société considère que la personne d’âge actif est responsable de sa situation ; elle  pourrait travailler ; elle doit être incitée à le faire. Grâce à la prime d’activité, travailler à un demi-smic rapporte 278 euros par mois et fait sortir de la pauvreté à 60 %.

tab3post2804

Dans le cas d’un couple avec deux enfants, le RSA n’assure qu’un niveau de vie de l’ordre de 43 % du revenu médian. Grâce à la prime d’activité, le travail rapporte (309 euros pour un demi-SMIC, 596 euros pour un SMIC), mais  il faut un SMIC pour sortir de la pauvreté à 60 %. Le chômage (qui fait perdre la prime d’activité) fait retomber dans la pauvreté. Les enfants de Rmistes ou de travailleurs précaires vivent donc dans la pauvreté alors qu’ils ne sont pas responsables de leur situation et que vivre dans la pauvreté ne leur permet pas de s’épanouir et risque de compromettre leurs études. Leurs parents jouent un rôle social (élever des enfants) et il n’est pas illégitime qu’ils aient un niveau de vie plus élevé qu’un couple sans enfant. Aussi, la question des minima sociaux ne peut faire l’impasse de la question des enfants. Les allocations familiales devraient être revalorisées ; elles sont de 189 euros pour deux enfants alors qu’assurer à chaque enfant une prestation correspondant au seuil de pauvreté à 60 % voudrait qu’elles soient de 350 euros par enfant.  En l’absence de cette revalorisation générale, il faudrait un complément familial de montant élevé pour aider les familles de travailleurs pauvres dès le premier enfant et un RSA nettement revalorisé pour les familles avec enfants. Enfin, la prime d’activité devrait être versée aussi aux chômeurs.

tab4post2804

Les jeunes de 18 à 25 ans apparaissent aujourd’hui comme la classe d’âge la plus pauvre (même si cela doit être relativisé puisque les transferts familiaux sont mal pris en compte ; par ailleurs, ce n’est pas une spécificité française). Les jeunes, étudiants ou chômeurs, sont à la charge de leurs parents, ce qui est source d’injustice sociale entre les jeunes des classes populaires et ceux de familles aisées. Il n’est guère possible aujourd’hui, pour des raisons budgétaires, de créer une allocation d’autonomie, qui socialiserait totalement  la prise en compte des jeunes. Par ailleurs, il serait injuste d’attribuer une allocation aux jeunes étudiants et pas aux jeunes travailleurs.

Le rapport Sirugue propose, et on ne peut que l’approuver, d’étendre le RSA aux jeunes non étudiants  à partir de 18 ans (ou de 21 ans). Il n’y a en effet aucune raison pour qu’un jeune de 23 ans, sans aide de sa famille, vive dans la misère jusqu’à ses 25 ans. Pour une famille pauvre, le jeune toucherait 463 euros au lieu que sa famille touche 210 euros pour lui. En contrepartie, les familles aisées dont le jeune demanderait le RSA perdraient le droit au quotient familial (mais celui-ci ne « rapporte » que 125 euros par mois). Le jeune perdrait lui le droit à l’aide de ses parents (qu’il peut aujourd’hui réclamer en justice). Il faudra donc choisir entre deux formules : le RSA est un droit pour les jeunes qui délie les parents de l’obligation de les aider ; le RSA est versé sous condition de ressource des parents, les parents qui le peuvent doivent continuer à aider leurs jeunes adultes.

Une solution alternative et qui serait sans doute préférable est de donner aux jeunes à la recherche d’un emploi et n’ayant pas droit aux allocations chômage une Allocation d’insertion, équivalente à l’ASS, qui leur donnerait droit à valider des points pour la retraite.

Le RSA est actuellement le dernier filet de sécurité de notre système social. Il est faible pour ne pas désinciter au travail, mais ce souci est peu pertinent en situation de chômage de masse. Les entreprises sont devenues plus exigeantes. Beaucoup de personnes ne peuvent espérer retrouver un emploi. On pourrait rendre le système plus généreux en ouvrant un choix aux personnes qui ne peuvent espérer retrouver un emploi normal dans le secteur privé pour des raisons personnelles et professionnelles (trop âgées, professions en déclin, qualifications périmées, etc.) entre toucher une allocation invalidité (comme dans les pays anglo-saxons) qui pourrait être de l’équivalent de l’AAH (800 euros par mois)  et bénéficier d’un emploi dans une collectivité locale ou une association.

Le système actuel peut être jugé compliqué et inquisiteur. Il cherche à tenir compte de la diversité des situations. Un système plus simple (une allocation universelle versée à chacun[3]) serait moins précis et devrait choisir entre être beaucoup plus coûteux (800 euros par adulte, 400 par enfant) ou beaucoup moins généreux (400 et 200 euros) au détriment des personnes âgées et des handicapés.

 

[1] Une Lettre de l’OFCE avait déjà été consacrée à cette question : Hélène Périvier, 2006, « Quel sort pour les allocataires de minima sociaux », mars, n° 273.

[2] Malheureusement, l’INSEE n’impute pas de loyers fictifs aux propriétaires de leur logement ; aussi, une personne âgée propriétaire touchant le minimum vieillesse peut être classée comme pauvre alors qu’elle a un niveau de vie supérieur à celui d’une personne locataire qui touche les allocations logements.

[3] Voir Guillaume Allègre, 2013,« Comment peut-on défendre un revenu de base ? » Note de l’OFCE,  décembre 2013.




Les choix du gouvernement sur la politique familiale

Le gouvernement a décidé ce matin de ne pas toucher aux allocations familiales, et d’abaisser le plafond du quotient familial de 2 000 euros à 1 500 euros par demi-part fiscale.

Dans un passé récent, l’OFCE s’est penché à plusieurs reprises sur le sujet : Henri Sterdyniak et Guillaume Allègre en 2012; et plus récemment Hélène Périvier et encore Henri Sterdyniak.

La politique familiale est aussi traitée dans « Réforme fiscale », un ouvrage de la série Débats et politiques de la Revue de l’OFCE, publié sous la direction de Guillaume Allègre et Mathieu Plane en avril 2012.




Allocations familiales : family business ?

par Hélène Périvier

Bertrand Fragonard a rendu son rapport au Premier Ministre en  vue d’accroître le caractère redistributif de la politique familiale et de rétablir les comptes de la branche famille d’ici 2016, déficitaire depuis peu. Un redéploiement des prestations familiales vers les familles aux faibles revenus est proposé comme premier objectif. Pour le second, les deux options proposées sont la modulation des allocations familiales selon les ressources ou leur fiscalisation. Comment trouver 2 milliards d’euros en période de vaches maigres ?

Les vaches étant maigres, est-ce le moment de les mettre au régime ?

La réduction des dépenses de la politique familiale s’inscrit dans une politique économique plus large d’austérité ou de rigueur visant le rééquilibrage des comptes publics. Certes, la question des déficits publics est une question sérieuse, qu’on ne peut pas balayer d’un revers de la main. Il y va de la pérennité et de la soutenabilité de notre Etat social, et plus précisément pour le sujet qui nous intéresse ici, il y a va de l’avenir de la politique familiale. Mais l’ampleur et le calendrier de la lutte contre les déficits publics sont un élément central pour en garantir l’efficacité. Les  travaux de prévision de l’OFCE montrent que les réductions massives des dépenses publiques dans lesquelles s’engage la France vont peser sur la croissance. Le manque de croissance freinera la réduction des déficits, qui ne sera pas à la hauteur des attentes. In fine, nous n’aurons ni le beurre, ni l’argent du beurre, les vaches ne donnant plus de lait.

Si l’on persiste dans cette voie conduisant à réduire la voilure de la politique familiale, alors comment procéder ? Qui doit en porter le coût ? Faut-il réduire les dépenses ou accroître les recettes ?

Garder le cap ?

Plusieurs principes guident l’action publique. Ils constituent une boussole qui permet de garder le cap que l’on s’est fixé et de dessiner les outils permettant de l’atteindre. S’agissant de la politique familiale, le premier principe relève de l’équité horizontale, qui exige qu’un ménage ne voit pas son niveau de vie baisser avec l’arrivée d’un enfant. Autrement dit, au nom de ce principe,  tous les ménages financent des aides qui ne bénéficient qu’à ceux qui ont des enfants à charge. On opère donc une redistribution des ménages sans enfant vers ceux qui en ont, qu’ils soient riches ou pauvres. Cette mutualisation du coût de l’enfant est justifiée par l’idée qu’une natalité dynamique profite à tous. Les allocations familiales sont emblématiques de ce principe.

Le second principe relève de l’équité verticale : tous les ménages doivent participer au financement de la politique familiale de façon progressive en fonction de leur revenu, et les ménages aux revenus modestes ayant des enfants à charge reçoivent des aides spécifiques, comme par exemple le complément familial, versé sous condition de ressources aux familles de trois enfants et plus.

Bien sûr rien ne nous interdit de changer de cap en modifiant l’articulation entre ces deux principes. Une réforme de la politique familiale serait d’ailleurs souhaitable : elle doit tenir compte des évolutions qu’a connues la société française ces dernières décennies (ce qu’elle fait partiellement seulement) : augmentation du salariat des femmes, monté des unions libres (rappelons qu’aujourd’hui plus d’enfants naissent dans des couples qui ne sont ni mariés ni pacsés), augmentation des divorces, recomposition des familles, souci d’égalité des enfants face à l’accueil collectif et à la socialisation, inégalités territoriales… (Périvier et de Singly, 2013). Cette réflexion sur la politique familiale doit s’intégrer dans une vision d’ensemble du système fiscalo-social visant les familles, au risque de perdre la cohérence des politiques publiques. La lettre de mission à l’origine du rapport Fragonard assigne avant tout le retour à l’équilibre de la branche famille d’ici 2016, « avec un infléchissement significatif dès 2014 ».

Ne pas perdre le  Nord !

En conservant ce cap de la  politique familiale, des marges de manœuvre sont possibles. Pour mettre à contribution l’ensemble des ménages, on pourrait revoir la fiscalité du couple. Dans le système actuel, les couples mariés ou pacsés obtiennent deux parts fiscales, ce qui conduit à une réduction d’impôt d’autant plus importante que les revenus des deux conjoints sont inégaux (le cas extrême étant le celui de Madame Aufoyer et de Monsieur Gagnepain, que précisément ce mode d’imposition visait à encourager). C’est ce que l’on appelle le quotient conjugal[1]. Cet « avantage »  n’est pas plafonné[2], contrairement à l’avantage lié à la présence d’enfant (le fameux quotient familial, dont le plafond a été réduit récemment à 2 000 euros). Plafonner le quotient conjugal ne remettrait pas en cause le principe d’équité horizontale, puisque de nombreux couples sans enfants en bénéficient, couples qui, pour la majorité d’entre eux, ont eu des enfants à charge dans le passé et ont bénéficié d’une politique familiale généreuse. Ce faisant, on ferait porter l’effort du redressement de la branche famille sur un ensemble large de ménages, y compris ceux qui n’ont pas ou plus d’enfant à charge[3]. Une suppression totale du quotient conjugal (c’est-à-dire une individualisation de l’impôt) procurerait une recette fiscale supplémentaire de 5,5 milliards d’euros (HCF, 2011). Dans un premier temps, on pourrait se contenter de plafonner cet « avantage » fiscal : ce qui, selon le plafond fixé, rapporterait plus ou moins[4].  La distribution du gain pour les couples liée au quotient conjugal se concentre dans les plus hauts déciles (Architecture des aides aux familles, HCF, 2011). Autre recette fiscale possible, la demi-part supplémentaire accordée au titre d’avoir élevé seul un enfant pendant au moins 5 ans. Aujourd’hui plafonné à 897 euros, cet avantage pourrait être supprimé, il ne répond à aucun des grands principes décrits plus haut et il est voué à disparaître.

Ces orientations permettraient d’accroître les recettes fiscales et pourraient financer la politique familiale. Incontestablement, ces options alourdissent la pression fiscale des ménages. Si l’on ajoute à l’exercice demandé, la contrainte de ne pas alourdir la fiscalité,  il faut donc trouver les 2 milliards en réduisant les dépenses de prestations familiales. Les marges de manœuvre se réduisent comme peau de chagrin. Dans un souci d’équité verticale, ces coupes doivent être supportées par les familles avec enfants les plus aisées. Mais cette redistribution verticale est pensée dans le cadre restreint des familles avec enfants. Or l’équité verticale consiste à opérer une redistribution des ménages riches en général vers les plus pauvres. Il s’agit donc d’appliquer ici un principe d’équité verticale que l’on peut qualifier de « d’équité verticale restreinte ».

There is no free lunch…

De fait les allocations familiales sont évidemment en première ligne dans ce cadre étriqué de la politique familiale qui exclue de son périmètre notamment la fiscalité des couples. Elles représentent 15% des prestations familiales versées, soit 12 milliards d’euros. Deux grandes options sont possibles : on peut moduler le montant selon le niveau des ressources des ménages ou encore les fiscaliser. Que faire ? Ces deux options présentent des avantages et des inconvénients

Mettre les allocations familiales sous condition permet de cibler les familles aisées et de ne pas affecter les autres. Ce ciblage accroît le caractère redistibutif du système, c’est un avantage incontestable. Mais cela exige de fixer des seuils de ressources au-dessus duquel le montant d’allocations reçues diminue. Ainsi des familles dans ces situations proches ne percevront pas le même montant d’AF selon qu’elles ont des revenus juste au-dessous ou juste au-dessus de ce seuil. Cela porte atteinte à l’adhésion de tous à l’Etat social. Par ailleurs, les seuils peuvent conduire à une contraction de l’offre de travail des femmes en couple : l’arbitrage « classique » serait «  si je travaille davantage, on va perdre les allocations », c’est encore et toujours l’activité des femmes qui en pâtirait.  Pour limiter ces effets pervers, on peut lisser les seuils et introduire des plafonds de ressources variables selon l’activité des deux conjoints en majorant celui s’appliquant aux couples dans lesquels les deux travaillent. Progressivement se dessine une véritable « usine à gaz », ce qui induit un accroissement des coûts de gestion avec un surcroît de travail pour les CAF. En outre, le système sera moins lisible, car plus complexe ce qui conduit à des indus, de la fraude, et plus ennuyeux encore, au non-recours (les personnes éligibles à une prestation ne la demandent pas). Enfin, les prestations sélectives sont le terreau de discours autour de l’assistanat, le soupçon serait « ces personnes ne travaillent pas pour toucher les allocations ». Notons que ce risque disparaît si les seuils sont fixés à un niveau élevé.

Fiscaliser les allocations familiales permet de contourner ces problèmes : c’est simple, sans frais de gestion supplémentaire puisqu’il suffit d’ajouter le montant des allocations perçues au revenu imposable. S’applique alors la progressivité de l’IR. Les familles avec enfant les plus aisées paieraient davantage que celles au faible revenu. Mais le ciblage est moins précis que précédemment : de nombreuses familles avec enfants seraient affectées, des ménages non imposables pourraient le devenir (même si cela portait sur de faibles montants). Enfin la pression fiscale serait accrue, ce qui est politiquement coûteux.

Par construction, dans les deux cas, les familles qui n’ont qu’un seul enfant ne sont pas affectées puisqu’elles ne bénéficient pas des allocations familiales, du fait d’une politique familiale à visée nataliste. Et dans les deux cas les familles sans enfants à charge ne sont pas mises à contribution.

Ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain….

La modulation des allocations familiales est la piste qui semble avoir la préférence du rapport Fragonard. L’avis du Haut conseil à la famille indique que cette mesure a été rejetée par la majorité des membres de cette instance. Au total, les mesures proposées  dans le rapport consistent à réduire les dépenses vers les familles avec enfants à charge  dans un périmètre restreint de la politique familiale, à savoir celui des prestations. Le danger qui se profile est que les orientations proposées conduisent à l’immobilisme en sclérosant les différentes oppositions, en exacerbant les visions conservatrices de la politique familiale. Certains y verront, à juste de titre, une attaque en règle de la politique familiale, puisque l’enveloppe globale est réduite. Pourtant une refonte des aides aux familles s’impose, mais elle ne peut pas impliquer une réduction des dépenses dans ce domaine tant les besoins sont importants, notamment pour avancer sur la place de l’égalité entre les sexes et aussi sur le plan de l’égalité entre les enfants. Une telle réforme doit s’appuyer sur des principes de justice et des orientations de l’Etat social que nous devons renégocier et repenser.  Si les contraintes budgétaires sont fortes, on ne peut pas réduire le montant alloué à la politique familiale, mais on ne doit pas non plus  s’interdire de la réformer en profondeur.

 


[1] Notons que les mécanismes tels que la décote ou encore la prime pour l’emploi favorisent plutôt les personnes en union libre, que les couples mariés. Les interactions entre de multiples dispositifs fiscaux complexifient la comparaison du traitement fiscal des différents statuts matrimoniaux.

[2] Il l’est implicitement mais pour des niveaux de revenus extrêmement élevés, qui atteignent la tranche supérieure de l’impôt sur le revenu avec ou sans le quotient conjugal (ce plafond implicite limite l’avantage à 12 500 euros).

[3] A condition de verser ces recettes fiscales supplémentaires à la branche famille.

[4] Pour un plafond de 2 590 euros, les recettes fiscales supplémentaires du plafonnement du quotient conjugal seraient d’environ 1,4 milliards d’euros (HCF, 2013).




Fiscalisation des allocations familiales, est-ce le bon débat ?

Pour une redéfinition du contenu et des contours de la politique familiale

par Hélène Périvier et François de Singly

Le débat s’ouvre à nouveau sur la fiscalisation des allocations familiales. Face au déficit de la branche famille, environ 2,5 milliards d’euros en 2012, cette idée resurgit pour renflouer les caisses qui se vident sous l’effet, notamment, de la crise économique. Le débat oppose souvent une logique comptable visant à combler au plus vite les déficits à une logique conservatrice en matière de politique familiale… Ce post propose une perspective plus large qui dépasse cette approche binaire de la question…

 

De l’équilibre de la branche famille …

Dans la période actuelle, la question budgétaire relève de la quadrature du cercle : moins de rentrées fiscales et plus de dépenses sociales du fait de la crise économique. La tentation est grande de résoudre cette équation en réduisant les dépenses sociales pour rattraper la baisse des recettes. C’est dans ce contexte que resurgit la proposition de soumettre les allocations familiales à l’impôt sur le revenu.

Pendant les crises économiques, le rôle de stabilisateur automatique joué par la protection sociale, y compris la politique familiale, est fondamental. Elle  limite les effets de la crise sur le niveau de vie des personnes les plus exposées, et permet donc également de contenir l’accroissement des inégalités. En soutenant le revenu des ménages, elle évite un effondrement de l’activité économique. En période de conjoncture économique dégradée comme celle que nous connaissons actuellement, réduire les dépenses sociales n’est pas souhaitable et peut être contre-productif macro-économiquement.

Pour autant, rechercher l’équilibre budgétaire à moyen ou long terme de la branche famille n’est pas absurde, car c’est aussi un gage de la pérennité de l’action publique en matière d’aide aux familles. Le déficit de la branche famille s’élève à 2,5 milliards d’euros. Mais il est essentiellement le fait de la crise et des moindres recettes qui en découlent, il est donc conjoncturel. Mécaniquement, la branche famille devrait retrouver l’équilibre à législation constante d’ici quelques années et si la croissance économique revient (les hypothèses reposent sur un taux de croissance de 2% par an à partir de 2014). Il restera une dette issue de l’accumulation d’un déficit sur plusieurs années à partir de 2012[1], qui pourrait être purgée progressivement par les excédents qui seraient dégagés après le retour à l’équilibre. Si la croissance ne revient pas, ou pas aussi vite qu’attendu, la perspective change, et on peut s’interroger sur une redistribution de l’enveloppe allouée aux prestations familiales ou sur son niveau. La CNAF verse plus de 12 milliards d’euros d’allocations familiales[2], indépendamment du niveau de revenu des parents. Les familles de deux enfants reçoivent 127 euros par mois pour deux enfants et 163 euros par enfant supplémentaire. Ces prestations familiales ne sont pas imposées. Leur fiscalisation réduirait le montant des prestations nettes d’impôt versées aux familles, ceci de façon progressive avec le revenu. Ce faisant, un gain fiscal de l’ordre de 800 millions d’euros serait dégagé. Il peut paraître plus équitable que les familles ayant des revenus élevés participent davantage à l’effort lié aux restrictions budgétaires que les familles aux revenus plus faibles. Mais cette question est plus complexe qu’il n’y paraît.

La fiscalisation de ces prestations familiales peut être vue comme un moyen de compenser la perte de progressivité du système fiscal qui s’est opérée au fil des années, du fait principalement de la baisse des taux marginaux d’imposition de l’impôt sur le revenu, et ainsi de le rendre plus équitable. Mais cette réponse n’est qu’une course au moins disant social. Cette dynamique est une fuite en avant de notre Etat social, qui conduit à en réduire le périmètre d’action.

La fiscalisation des allocations familiales réduit le niveau des transferts des ménages sans enfants vers les ménages avec enfants, autrement dit cela porte atteinte au principe d’équité horizontale. Certes, elle permet aussi en particulier d’augmenter le niveau des transferts des familles avec enfants les plus aisées vers les moins aisées. Mais pour renforcer globalement le degré de redistribution verticale (c’est-à-dire pour augmenter le niveau de transferts des ménages les plus riches vers les plus pauvres), il faut accroître la progressivité du système fiscal, ce qu’ont d’ailleurs permis les derniers ajustements fiscaux (introduction d’une tranche à 45 % notamment). Dans ce contexte, on pourrait donc conserver l’universalité des allocations familiales, qui présente l’avantage de conforter l’adhésion des ménages ayant des revenus élevés au principe de l’Etat social : ils paient plus d’impôts, mais ils reçoivent le même montant d’allocations familiales lorsqu’ils ont des enfants.

La fiscalisation des allocations familiales n’est pas un simple ajustement de la politique familiale, mais elle touche à ses valeurs et notamment au principe d’équité horizontale. S’il convient de repenser les objectifs d’une politique familiale, aujourd’hui dépassée à bien des égards, comme nous le développons dans la section suivante, la période actuelle n’est probablement pas adéquate pour mener sereinement un tel débat car l’urgence, et la volonté de retrouver des marges de manœuvre budgétaires, vont conduire à l’adoption d’une vision de court terme alors même que la politique familiale s’inscrit dans le long terme.

… à une politique familiale équilibrée

Pour autant, il ne faudrait pas que ce débat sur la pertinence de la fiscalisation des allocations familiales conduise à un immobilisme en la matière. Les principes de la politique familiale actuelle ont été posés à partir d’une vision de la société qui prévalait il y a plus de 70 ans. Même si des ajustements ont été réalisés, ces principes sont toujours présents. Les objectifs d’hier ne sont pas les défis demain. Ainsi, renégocier les fondements des politiques familiales est indispensable. Comment réorienter l’action de l’Etat social vers les familles ? Quelle boussole suivre ? C’est à cette question qu’il nous faut répondre.

L’un des objectifs de la politique familiale actuelle est le soutien de la natalité. Les aides s’accroissent avec le rang de l’enfant comme par exemple l’attribution d’une demi-part fiscale supplémentaire par enfant à partir du troisième enfant.  S’agissant de redéployer les dépenses de la politique familiale, la suppression de cette demi-part fiscale devrait être au 1er rang des propositions visant le rééquilibrage des comptes. De même, les allocations familiales ne sont versées qu’à partir du deuxième enfant. La France est l’un des seuls pays européens à ne pas accorder d’allocation familiale dès le premier enfant. Le dynamisme de la fécondité en France n’est pas le fruit de ces attributs natalistes de la politique familiale, mais il tient davantage au soutien de l’activité des femmes ayant des enfants : l’école maternelle, l’accueil périscolaire, l’accueil de la petite enfance, mais aussi valorisation de l’activité professionnelle des mères (et non sa stigmatisation comme c’est le cas en Allemagne). La politique familiale doit être redirigée vers un objectif reposant sur les droits de chaque enfant quel que soit son rang de naissance. Elle doit être centrée sur la citoyenneté sociale de l’individu (c’est-à-dire un mode d’acquisition de droits sociaux plus individuel) de sa naissance à sa mort (en tenant compte de l’allongement de la durée de la vie).

Une politique familiale renouvelée serait porteuse du principe d’égalité entre les enfants et d’égalité entre femmes et hommes avec notamment une refonte des aides à la petite enfance, un accroissement massif des modes de garde associé à une modification du congé parental. Il faudrait dépenser environ 5 milliards par an supplémentaires pour résoudre cette question de l’accueil de la petite enfance. En outre, la dernière publication de l’OCDE, Regards sur l’éducation 2012, montre que la France est un pays dans lequel la réussite scolaire des enfants est fortement corrélée avec le niveau de diplôme des parents. Enfin, le niveau du taux de pauvreté des enfants est préoccupant. Ce sont là des défis majeurs auxquels il nous faut répondre.

La montée des unions libres, mais aussi des divorces (plus généralement des séparations) et les recompositions familiales sont le signe d’une plus grande liberté individuelle de choix de vie, ce qui constitue une avancée dans le fonctionnement de notre société. Mais les séparations s’accompagnent souvent d’une baisse du niveau de vie et sont parfois inaccessibles financièrement pour les individus ayant de faibles revenus. En outre, les conséquences économiques des ruptures de couple pèsent davantage sur les femmes que les hommes[3]. Les familles monoparentales, le plus souvent des mères qui ont la charge de leurs enfants, sont davantage exposées à la pauvreté que les autres types de ménages. Une politique familiale plus conforme aux nouvelles formes de vie, qui accompagnerait sur le cycle de vie les modifications des structures des familles est à penser.

Il est nécessaire de redéfinir le contenu et les contours de la politique familiale pour demain mais la volonté de retrouver l’équilibre des comptes sociaux ne peut pas en être le seul moteur. Il faut cesser de penser le changement sur un mode étriqué car il faut réformer le système dans ses fondements en fonction des nouveaux besoins et autour des principes de justice et des solidarités qui fondent notre Etat social.


[1] La dette de la branche famille en 2011 a été transférée à la Caisse d’amortissement de la dette sociale, la CADES (loi organique 2010-1380).

[2] Ce qui représente environ 15 % du montant total des prestations versées par la branche famille.

[3] Jeandidier Bruno et Cécile Bourreau-Dubois, 2005, « Les conséquences microéconomiques de la désunion », In Joël M.-E. et Wittwer J. Economie du vieillissement. Age et protection sociale, Ed. L’Harmattan,, tome 2, pp. 335-351.




Faut-il réduire les prestations familiales ? Faut-il les imposer ?

par Henri Sterdyniak

Le gouvernement s’est donné comme objectif d’atteindre l’équilibre des finances publiques en 2017, ceci nécessiterait  une baisse d’environ 60 milliards des dépenses publiques. Ainsi, le Premier ministre, Jean-Marc Ayrault, a-t-il demandé à Bertrand Fragonard, le Président du Haut Conseil à la Famille, de lui proposer, d’ici fin mars, un plan de restructuration de la politique familiale, permettant le retour à l’équilibre de la branche famille en 2016. Il faudrait donc réduire les aides aux familles, de 2,5 milliards (soit de 6,25 % les prestations familiales), le montant du déficit de la CNAF en 2012. Est-ce justifié d’un point de vue économique et d’un point de vue social ?

En 2012, les comptes de la CNAF souffrent de la récession, qui diminue les montants des cotisations sociales et de la CSG, qu’elle reçoit. Si on estime que la masse salariale est inférieure de 5 % à son niveau normal, la perte de recettes pour la CNAF peut être évaluée à 2,5 milliards. La totalité du déficit de la CNAF est donc conjoncturelle. Prétendre le réduire en diminuant les prestations revient à mettre en cause le rôle stabilisateur des finances publiques. Imaginons que la demande privée chute de 1 % du PIB ; en supposant un multiplicateur égal à 1, le PIB baisse de 1 % ; les finances publiques voient leur déficit public se creuser de 0,5 %. Si on veut éviter ce déficit, il faudrait réduire les dépenses publiques de 0,5 % du PIB, ce qui diminuerait le PIB, donc les recettes fiscales et obligerait à de nouvelles réductions. Ex post, les dépenses publiques devraient baisser de 1 % et le PIB de 2 %. La politique budgétaire jouerait un rôle déstabilisant. La CNAF doit donc être gérée en considérant son solde structurel, or celui-ci est équilibré en 2012. Sur le plan économique, en situation de profonde dépression, quand la consommation et l’activité stagnent, rien ne peut justifier une ponction sur le pouvoir d’achat des familles[i].

Par ailleurs, les gouvernements successifs ont progressivement mis à la charge de la CNAF, et l’assurance vieillesse des parents au foyer (pour 4,4 milliards en 2012) et les majorations familiales de retraite (pour 4,5 milliards en 2012). Ainsi, sur les 54 milliards de ressources de la CNAF, près de 9 milliards sont détournés vers l’assurance-retraite et ne profitent pas directement  aux enfants.

tabHS_1802

 

Ce détournement a été possible car les prestations familiales ont peu augmenté dans le passé,  n’étant généralement indexées que sur les prix et ne suivant pas les salaires. Pire, certaines années, les prestations n’ont même pas été augmentées à hauteur de l’inflation. Finalement, de 1984 à 2012, la BMAF a perdu 5,7 % en pouvoir d’achat absolu (colonne 1 du tableau), mais 25 % en pouvoir d’achat relativement au revenu médian des ménages (colonne 2). Faut-il poursuivre et accentuer cette dérive ?

Les jeunes de moins de 20 ans représentent 25 % de la population. En utilisant l’échelle d’équivalence de l’INSEE, c’est 12,5 % du revenu des ménages qui devrait être fourni par des prestations familiales pour assurer aux familles avec enfants le même niveau de vie qu’aux personnes sans enfants. Or l’ensemble des prestations sous critères familiaux ne représente que 4,2 % du revenu des ménages[ii].

Le RSA est nettement plus faible que le minimum vieillesse sous prétexte d’inciter ses titulaires à travailler, mais ceci pèse sur le niveau de vie des enfants, qui vivent généralement avec des actifs, non avec des retraités. La création du RSA-activité aurait pu fournir un complément de ressources appréciable à beaucoup de familles de travailleurs à bas salaires, mais celui-ci est mal conçu : beaucoup de bénéficiaires potentiels ne le demandent pas. De plus, il ne bénéficie pas aux chômeurs (et donc à leurs enfants). Ainsi, en 2010, le taux de pauvreté des enfants (au seuil de 60 %) était-il de 19,8 % contre 14,1 % pour l’ensemble de la population. Au seuil de 50 %, il était de 11,1 % contre 7,8 % pour l’ensemble de la population. Ainsi, 2,7 millions d’enfants sont-ils en dessous du seuil de pauvreté de 60 %. 1,5 million d’enfants sont même en dessous du seuil de 50 %.

Une famille avec trois enfants a un niveau de vie plus bas qu’un couple sans enfant, percevant les mêmes salaires, de 16 % si elle gagne 2 fois le SMIC, de 30 % si elle gagne 5 fois le SMIC. Les allocations familiales sont devenues très faibles pour les classes moyennes ;  le quotient familial ne fait que tenir compte de la baisse de niveau de vie induite par la présence d’enfants ; il n’apporte pas d’aide spécifique aux familles. A aucun niveau de revenu, les aides aux enfants ne sont excessives. Le niveau de vie moyen des enfants était en 2010 inférieur de 10 % à celui de la moyenne de la population. Ce devrait être l’inverse, puisque les enfants ont besoin d’un niveau de vie satisfaisant pour développer toutes leurs potentialités, et puisque les parents qui élèvent leurs enfants, en plus de leurs activités professionnelles, jouent un rôle social fondamental.

Faut-il fiscaliser les allocations familiales ? Ce serait oublier que leur montant est déjà très faible par rapport au coût des enfants. Le revenu médian par unité de consommation était de l’ordre de 1 660 euros en 2012 ; le coût moyen d’un enfant, qui représente 0,3 unité de consommation, est donc de l’ordre de 500 euros. Or, les allocations familiales sont de 64 euros par enfant (pour une famille avec deux enfants), et de 97 euros par enfant (pour une famille avec trois enfants). Il faudrait donc au minimum multiplier par cinq les allocations avant que la question de leur fiscalisation ne devienne légitime.

Se rapprocher des objectifs de la politique familiale française tels qu’ils sont proclamés dans la Loi de financement de la Sécurité sociale[iii] – réduire les écarts de niveau de vie selon la configuration familiale, sortir tous les enfants de la pauvreté, augmenter les places en crèche – nécessiterait que plus de moyens soient donnés à la politique familiale. Ces moyens devraient être supportés par tous les contribuables, et non par les familles des classes moyennes, qui ne sont pas les plus favorisées du système.

Réduire de 2,5 milliards les sommes que la Nation consacre à ses enfants serait une erreur de politique macroéconomique comme de politique sociale. Comme le disait Charles Gide : « De tous les investissements qu’une nation puisse envisager, c’est l’éducation des enfants qui est la plus rentable ».

 


[i] Voir un argumentaire similaire : Cornilleau Gérard, 2013, «  Faut-il réduire les dépenses d’indemnisation du chômage », Blog de l’OFCE, février.

[ii] Voir Sterdyniak Henri, 2011, « Faut-il remettre en cause la politique familiale française », Revue de l ’OFCE, n°116.

[iii] Voir PLFSS, 2013, Programme de qualité et d’efficience, Famille.