CICE : des effets faibles sur l’activité économique, modérés sur l’emploi

par Nicolas Yol et Bruno Ducoudré

Six années après sa mise en place par le gouvernement de Jean-Marc Ayrault, le Crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE) sera transformé en baisses de cotisations sociales patronales dès janvier 2019. Les travaux d’évaluation de ce dispositif fiscal d’ampleur (1 point de PIB reversé aux entreprises sous forme d’un crédit d’impôt assis sur la masse salariale) se poursuivent néanmoins. Les premiers travaux d’évaluation se sont concentrés sur les effets microéconomiques du CICE. Ces travaux ne permettent toutefois pas de saisir l’ensemble des mécanismes en jeu et des effets induits par la mise en œuvre du CICE. Ils ne prennent pas en compte au moins trois mécanismes importants : les effets de bouclage macroéconomique du CICE ; les effets dus à la mise en place de mesures pour le financer (hausses de taxes et économies de dépenses publiques) ; les effets du CICE reçus par une entreprise sur les autres entreprises via les modifications de prix des consommations intermédiaires. À la demande de France Stratégie, l’OFCE a donc réalisé une évaluation des impacts macroéconomiques du CICE sur la période 2013-2015, en intégrant les résultats des évaluations sur données microéconomiques, et sera amené à poursuivre ses travaux sur cette question au cours des prochains trimestres. Nous présentons ici les principales hypothèses et résultats de ce premier rapport.

Une mesure s’apparentant à une baisse du coût du travail

Le CICE est un avantage fiscal consistant à accorder aux entreprises un crédit d’impôt, ce dernier étant calculé sur la part de la masse salariale n’excédant pas 2,5 SMIC. Autrement dit, toute entreprise employant au moins un salarié rémunéré en-dessous de 2,5 SMIC est éligible au dispositif. Pour un taux de CICE de 6 %, une entreprise bénéficiera d’un crédit d’impôt représentant 6 % de sa masse salariale éligible[1]. Ce dispositif implique que la quasi-totalité des entreprises peut bénéficier du CICE, à des degrés divers selon la structure de leur masse salariale. Ainsi, les entreprises évoluant dans des secteurs d’activité particuliers (par exemple à très haute valeur ajoutée) sont peu exposées au CICE dans la mesure où leurs salariés sont pour la plupart rémunérés au-dessus du seuil de 2,5 SMIC, alors que d’autres bénéficieront très largement du dispositif.

Dans sa forme actuelle, le CICE est un dispositif de baisse du coût du travail assez singulier pour deux raisons. Premièrement, il s’agit d’un avantage fiscal induisant une baisse indirecte du coût du travail, qui se matérialise par une baisse de l’impôt sur les bénéfices versé par les entreprises (IS). Par conséquent, il diffère des dispositifs habituellement utilisés pour réduire le coût du travail de façon plus explicite, tels les allègements de cotisations (ex : allègements généraux dits « allègements Fillon »). Deuxièmement, la créance correspondant à la masse salariale éligible de l’année t est imputée sur l’IS à partir de l’année t+1 pour les entreprises bénéficiaires, d’où un décalage de trésorerie rendant peu visible l’impact sur le coût du travail[2]. Pour ces raisons, toutes les entreprises n’ont pas immédiatement modifié leur comportement en termes de recrutement et de politique de prix.

De quels effets parlons-nous ?

La baisse du coût du travail résultant du CICE peut avoir plusieurs effets sur les entreprises. Ces dernières peuvent ainsi répercuter le CICE sur leurs prix afin de réaliser des gains de parts de marché à l’étranger, se traduisant également par un recul des importations sur le marché français. Concernant le marché du travail, le CICE peut être utilisé comme une opportunité de favoriser le facteur travail par rapport au facteur capital, dans la mesure où le prix relatif du premier devient moins élevé. Une hausse de l’emploi stimule le revenu des ménages, leur consommation et la demande adressée aux entreprises (effet de bouclage macroéconomique). Un phénomène de redistribution sous forme d’augmentations de salaires est également envisageable, notamment dans les secteurs où les salariés sont en mesure de capter une partie des montants versés aux entreprises. Dans les cas où le CICE n’est pas répercuté sur les prix, les salaires ou les embauches, il peut alors contribuer à augmenter les marges, les investissements ou les dividendes[3].

Une limite importante du CICE a trait aux mesures fiscales et budgétaires qui ont accompagné sa mise en place. En effet, des hausses d’impôts indirects (TVA, fiscalité écologique) ainsi que des économies de dépenses publiques ont été réalisées pour couvrir le coût du dispositif. Ces efforts budgétaires s’élevant à près de 20 milliards d’euros exercent des contraintes fortes sur la demande des ménages et des administrations publiques. L’impact récessif sur la demande adressée aux entreprises est susceptible de limiter fortement l’efficacité du CICE sur les embauches, d’autant plus que les effets d’offre peuvent être longs à se matérialiser. Ainsi, les entreprises ne répercutent pas nécessairement instantanément le crédit d’impôt sur leurs prix ou leur demande de travail, alors que l’effet récessif de la fiscalité est immédiat[4]. En considérant à la fois les effets stimulants du CICE (principalement sur l’offre) et les effets récessifs (principalement sur la demande), il est difficile d’estimer a priori les impacts de cette mesure sur l’économie dans son ensemble. Notre étude consiste précisément à quantifier les effets macroéconomiques du CICE en tenant compte des contraintes exercées par son financement.

Des effets modérés sur l’emploi, faibles sur le PIB

Dans le cadre de notre étude, nous avons simulé les impacts macroéconomiques du CICE à partir du modèle e-mod.fr de l’OFCE. Afin d’assurer une calibration du modèle[5] aussi précise que possible, nous avons utilisé les résultats obtenus à partir de données d’entreprises par une équipe de chercheurs du TEPP[6]. L’utilisation de ces résultats microéconomiques permet également de prendre en compte la réaction des entreprises vis-à-vis du CICE dans notre modèle, puisque nous considérons le dispositif comme une baisse du coût du travail.

L’équipe du TEPP trouve deux résultats microéconomiques significatifs concernant les créations d’emplois associées au CICE, un résultat « bas » et un résultat « haut », mais qui ne tiennent pas compte des efforts budgétaires et des effets de bouclage macroéconomique. Nous simulons donc deux évaluations, auxquelles nous intégrons également un résultat positif sur les salaires mis en avant par la même équipe du TEPP.

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Le graphique 1 montre que les effets du CICE sont contrastés selon le scénario considéré. Lorsque l’évaluation « basse » est simulée, nos résultats chiffrent les créations d’emplois à 110 000 à l’horizon 2015, alors que les résultats de l’évaluation « haute » sont trois fois supérieurs. Toutefois, l’évaluation « haute » semble surestimer les effets du CICE dans la mesure où une baisse du taux de marge des entreprises est observée dans les simulations. Or, le CICE est un dispositif devant permettre aux entreprises de reconstituer leurs marges à court terme, un phénomène plus compatible avec les résultats de notre évaluation « basse ». Dans son rapport 2018, le Comité de suivi de France Stratégie semble par ailleurs privilégier le scénario microéconomique « bas » de l’équipe TEPP, sans pour autant exclure des effets du CICE plus importants sur l’emploi.

Le graphique 2 apporte des informations complémentaires et montre que les effets relatifs au financement du CICE (fiscalité, économies de dépenses publiques) sont importants et contribuent à limiter l’efficacité du dispositif. Les effets du financement étant constants dans les deux évaluations, l’impact du CICE sur le comportement des entreprises en termes de demande de travail est déterminant pour obtenir un effet « net » important sur l’emploi. Autrement dit, les effets d’offre doivent être rapides pour compenser l’impact négatif du financement sur la demande intérieure. Il faut ajouter que les simulations ne prennent en compte qu’un tiers des économies de dépenses publiques, en raison de la disponibilité limitée des données fournies par le TEPP (2013-2015). Par conséquent, le coût du CICE n’est pas totalement couvert dans nos simulations, d’où une impulsion budgétaire positive. Si nous avions pu prolonger nos simulations, les effets négatifs du financement auraient probablement été plus importants.

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Le graphique 3 montre clairement que le mode de financement du CICE détermine grandement la capacité stimulante du dispositif sur l’économie. En considérant que le coût du CICE n’est pas couvert pas des restrictions budgétaires ou des hausses d’impôts, l’effet sur le PIB est important quel que soit le scénario considéré (entre 0,4 % et 0,5 % de PIB, en écart au compte central). En revanche, l’introduction du financement annihile une part significative des effets, la contribution du CICE au PIB devenant quasi-nulle (entre 0,1 % et 0,2  %). Le niveau d’activité rétroagissant sur l’emploi (Okun, 1962), l’efficacité du CICE ne dépend pas seulement de son impact sur le coût du travail, mais également de facteurs affectant la croissance comme la fiscalité ou la dépense publique. Ces résultats témoignent de la nécessité de prendre en compte l’ensemble des canaux de diffusion du CICE à l’économie (effets microéconomiques, bouclage macroéconomique, financement) afin d’évaluer de manière plus exhaustive son impact sur l’économie.

 

[1] Ce taux de 6 % s’appliquera en réductions de cotisations sociales patronales à partir de 2019. Les précédents taux de CICE s’élevaient à 4 % (2013), 6 % (2014, 2015, 2016), 7 % (2017) puis à nouveau 6 % (2018).

[2] Un pré-financement assuré par Banque publique d’investissement (BPI) est toutefois possible. Pour les entreprises ne réalisant pas de bénéfice, la créance CICE est restituée les années suivantes.

[3] Le CICE ne faisant l’objet d’aucune contrepartie, il est en pratique très difficile de connaître de manière directe et précise son utilisation par les entreprises.

[4] En particulier, la hausse de la TVA est effective depuis le 1er janvier 2014.

[5] Pour davantage de détails sur le modèle utilisé, voir l’étude complète.

[6] Voir le rapport de France Stratégie.




Exit la croissance ?

Département analyse et prévision (équipe internationale)

Ce texte s’appuie sur les perspectives 2016-2018 pour l’économie mondiale et la zone euro dont la version intégrale est disponible ici.

Après avoir évité le Grexit pendant l’été 2015, les Européens devront faire face au Brexit. Au-delà de l’impact qui devrait être significatif sur l’économie du Royaume-Uni se pose la question des effets de ce choc sur les autres pays. Alors que tous les clignotants semblaient s’être mis au vert permettant à la zone euro de sortir d’une double récession liée à la crise financière de 2007-2008 puis à la crise des dettes souveraines, la perspective du Brexit ne risque-t-elle pas d’interrompre ce mouvement de reprise ? Cette crainte est d’autant plus fondée que la reprise tardive n’a pas permis de résorber l’ensemble des déséquilibres qui ont résulté des années de crise. Le taux de chômage de la zone euro dépassait encore 10 % au deuxième trimestre 2016. Un coup d’arrêt sur la croissance ne ferait qu’accentuer la crise sociale et alimenterait en retour les doutes – et donc la défiance – sur la capacité de l’Europe à satisfaire ses ambitions inscrites en préambule du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et rappelées à Lisbonne en  2000.

Pourtant, alors que l’on pouvait craindre un nouveau choc financier, force est de constater que celui-ci ne s’est pas produit. Certes, le Brexit sera le fruit d’un long processus qui n’a pas encore démarré, mais il semble que le pire a été évité pour l’instant. L’économie britannique verrait sa croissance divisée par deux en 2017. Mais les effets négatifs à court terme sur les autres pays de la zone euro seraient assez limités, sauf peut-être en Irlande où l’interdépendance avec le Royaume-Uni est plus forte. La reprise mondiale poursuivrait donc sa route. Néanmoins, la croissance ralentirait dans la zone euro et passerait de 1,9 % en 2015 à 1,3 % en 2018. En effet, les nombreux facteurs qui avaient permis d’amorcer la reprise[1] vont en partie s’essouffler. Le prix du pétrole a déjà entamé une hausse après un point bas à moins de 30 dollars en janvier 2016. Il dépasse aujourd’hui à nouveau les 50 dollars le baril. Quant à l’euro, il fluctue depuis le début de l’année autour de 1,1 dollar alors qu’en 2014 et 2015, il s’était déprécié de 12,5 et 11,3 % respectivement. Par contre, La politique monétaire de la BCE reste expansionniste et les politiques budgétaires sont beaucoup moins restrictives qu’entre 2011 et 2014. En 2015 et 2016, l’impulsion agrégée a même été légèrement positive. Enfin, le commerce mondial connaît un fort ralentissement, qui va bien au-delà du changement de modèle de croissance de l’économie chinoise qui se traduit par une décélération de ses importations. On espérait cependant qu’après l’amorçage de la reprise, une dynamique vertueuse de croissance s’enclencherait dans la zone euro. L’accélération de la croissance liée à des facteurs en partie exogène permettrait des créations d’emplois, la hausse des revenus et de meilleures perspectives pour les ménages et les entreprises. Ces éléments devaient être propices au retour de la confiance et stimuler en retour l’investissement et la consommation. Les dynamiques de l’investissement productif en France ou en Espagne au cours des derniers trimestres donnaient du crédit à ce scénario. La reprise ne serait certes pas avortée mais un tel rythme de croissance semble bien insuffisant pour réduire les déséquilibres induits par de longues années de récession ou de faible croissance. A la fin de l’année 2018, le taux de chômage de la zone euro serait encore près de 2 points supérieur à celui de la fin 2007 (graphique). Pour les cinq principaux pays de la zone euro, cela représente près de 2,7 millions de chômeurs en plus. Dans ces conditions, bien plus que le Brexit, c’est sans doute la situation sociale de la zone euro qui met à mal le projet européen. L’Europe ne peut certainement pas être tenue seule responsable du faible dynamisme de la croissance et du niveau de chômage dans chacun de ses pays mais les perspectives actuelles témoignent que nous n’avons sans doute pas atteint les objectifs qui avaient été fixés à Lisbonne en 2000, c’est-à-dire faire de l’Union européenne « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde d’ici à 2010, capable d’une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale ».

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[1] Voir la précédente synthèse d’avril 2016 sur  la conjoncture internationale de l’OFCE.




Le CICE est-il le bon instrument pour améliorer la compétitivité française ?

par S. Guillou, T. Treibich, R. Sampognaro, L. Nesta

Le 29 septembre 2016, France Stratégie a remis son rapport d’évaluation des effets du CICE. Le rapport conclut à une absence d’effet de court terme sur les exportations, allant à l’encontre de l’effet attendu du CICE sur la compétitivité des entreprises françaises. Parallèlement, la dégradation du solde commercial français qui se poursuit en 2013 et 2014 ne contredit pas ce résultat.  Faut-il en conclure que le CICE n’est pas un bon outil pour améliorer la compétitivité et augmenter la valeur des exportations ? Nos résultats montrent qu’on devrait s’attendre à terme à un effet positif du CICE sur les exportations compris entre 1,5 et 5,0 milliards d’euros grâce à une baisse du coût du travail équivalente à la créance CICE de 2013, soit 1% de la valeur exportée ou 0,25% du PIB. Cet effet de moyen terme ne contredit pas les résultats des autres équipes évaluant le CICE (TEPP et LIEPP). Nous privilégions en effet la thèse de l’attentisme des entreprises face à cette mesure nouvelle pour expliquer les faibles effets de court terme.

 

Trois équipes de chercheurs (TEPP, LIEPP et OFCE) ont été mandatées par France Stratégie pour réaliser une étude sur données d’entreprises, avec pour mission d’identifier un changement de comportement des entreprises en réponse au CICE. Elles ont bénéficié pour ce faire d’un accès aux créances déclarées (le crédit d’impôt potentiel) et consommées (le crédit d’impôt effectivement reçu, dépendant du montant d’impôt dû par l’entreprise) par les entreprises françaises. L’équipe de l’OFCE s’est focalisée sur le volet « compétitivité » du crédit d’impôt. Précisément, l’objectif a été d’évaluer l’impact potentiel du CICE sur les exportations des entreprises.

Les mécanismes par lesquels le CICE peut améliorer la compétitivité reposent à court terme (i) sur la baisse des prix induite par une baisse du coût du travail, (ii) l’augmentation des moyens de financement pour faire face aux coûts d’entrée sur les marchés étrangers (par exemple, coûts de distribution, adaptation des produits), et à plus long terme (iii) sur l’impact des investissements d’amélioration de la qualité (compétitivité hors-prix) permis par l’augmentation des marges due au CICE. Ainsi, sur la période d’observation disponible – l’année la plus récente à ce jour étant 2014 – c’est-à-dire à court terme, seul le canal de la compétitivité-prix pouvait être attendu.

L’usage des données d’entreprises et de salariés pour réaliser cet exercice d’évaluation est exigé par l’hypothèse d’hétérogénéité des réponses. La meilleure réponse des exportateurs au CICE (baisse des prix ou hausse du taux de marge) peut être spécifique à chaque entreprise. Elle dépendra de l’élasticité-prix de sa demande extérieure, du degré de différenciation de son produit, ainsi que de la part du travail dans son coût de production. Utilisant les informations sur l’hétérogénéité des entreprises, notamment sur la distribution des salaires par entreprise, mais aussi sur les produits exportés, il est possible de solliciter plusieurs dimensions qui vont singulariser la réponse des entreprises à une variation exogène des coûts du travail, et déterminer la sensibilité de leurs exportations au coût du travail. Cette sensibilité – dite directe – est attendue négative (une baisse du coût du travail augmentant les exportations) mais elle peut être hétérogène parmi les entreprises exportatrices. Afin d’évaluer l’amélioration de la compétitivité-prix des entreprises induite par le CICE, nous avons exploré par ailleurs le canal dit indirect, c’est-à-dire le comportement de transmission des baisses de coût vers les prix des exportations.

La difficulté de l’exercice d’évaluation (déjà souligné dans Guillou, 2015) tient en 1) la disponibilité des données d’observations, limitées à 2014, soit à peine deux ans après la mise en place de la politique ; 2) l’impossibilité d’établir un solide contrefactuel (ou groupe de contrôle), c’est-à-dire un groupe d’entreprises très semblables à celles recevant le CICE mais ne le recevant pas. En effet, la quasi-totalité des entreprises sont éligibles au CICE, et celles qui ne le reçoivent pas ont un profil très particulier puisqu’elles n’ont que des salariés au-dessus de 2,5 SMIC. Selon nos calculs, 96% des entreprises juridiquement éligibles sont concernées par le CICE et elles rassemblent 97% des salariés. Les entreprises non traitées – celles dont le salaire de l’ensemble des salariés est supérieur à 2,5 SMIC – sont plutôt une exception statistique dans le paysage français.

Face à ces difficultés, l’équipe de l’OFCE a choisi d’évaluer ex ante la sensibilité des exportations à des variations exogènes du coût du travail. Notre approche a consisté à estimer les élasticités des exportations à des variations exogènes du coût du travail unitaire (c’est-à-dire corrigé de la productivité du travail) à partir d’une relation d’équilibre issue d’un modèle de concurrence monopolistique. Le modèle théorique attend des exportations qu’elles varient de façon inverse au coût du travail. Il s’agit d’une relation d’équilibre, c’est-à-dire qu’elle devrait se produire une fois l’ensemble des ajustements réalisés, et n’est donc pas forcément une relation immédiate.

L’élasticité des exportations au coût du travail unitaire a été estimée sur la période 2009-2013 pour l’ensemble des exportateurs français. L’identification repose sur l’hétérogénéité des entreprises en termes des variations exogènes de leur coût du travail unitaire, en contrôlant des effets sectoriels et temporels, et des évolutions des exportations propres à l’entreprise. L’exogénéité des variations du coût du travail est obtenue en l’instrumentant par le coût du travail de la zone d’emploi de l’entreprise, à secteur donné.

En termes d’évaluation de l’amplitude de l’effet sur les exportations qu’on est en « droit » d’attendre du CICE, nous trouvons un effet non négligeable malgré de faibles élasticités. Comme décrit dans notre contribution, mise à disposition par France Stratégie en toute transparence, cet effet, non négligeable, repose sur l’hypothèse que la créance CICE se transmet intégralement à la baisse des coûts salariaux unitaires (CSU). Nos résultats montrent qu’on devrait s’attendre à un effet positif du CICE sur les exportations compris entre 1,5 et 5,0 milliards d’euros grâce à une baisse du coût du travail équivalente à la créance CICE de 2013, soit 1% de la valeur exportée ou 0,25% du PIB. Si la créance CICE de 2014 se transmet intégralement à la baisse des CSU, la hausse permise des exportations devrait s’établir, à terme, entre 2,9 et 7,6 milliards d’euros, soit 1,3% des exportations et 0,3% du PIB. Ces estimations constituent vraisemblablement les valeurs hautes de la fourchette de réponse. L’effet agrégé cache une hétérogénéité de réponses : la réaction de la marge intensive des exportateurs au CICE est d’autant plus importante que leur taux de marge est faible et/ou qu’elles sont plus exposées au CICE.

Il faut rappeler que nos résultats reposent sur l’hypothèse que le CICE constitue une baisse du coût du travail, et donc, toutes choses égales par ailleurs, du coût de production. Cependant, quel en a été l’usage ? A la suite de cette baisse du coût de production, l’entreprise peut décider de réduire ses prix, augmenter ses marges ou embaucher. Au-delà de l’évaluation globale sur les exportations, notre étude a donc eu pour objectif d’évaluer l’arbitrage prix-taux de marge choisi par les entreprises.

Assimiler le CICE à une baisse du coût du travail, est-ce une hypothèse valable ? Si le CICE est en pratique une baisse d’impôt, le calcul du CICE par l’entreprise ne dépend que de la masse salariale sous le seuil de 2,5 SMIC. Par conséquent, les instances qui régissent la comptabilité tant nationale (INSEE) que privée (Autorité des Normes Comptables) interprètent le CICE comme une baisse des charges d’exploitation associées au travail. Cette hypothèse serait contrariée si le CICE avait permis des augmentations de salaires à postes et qualifications constants, ce qui n’a pas été observé avec robustesse.

Ces résultats ne sont pas contraints par une hypothèse sur le montant de transmission de la variation du coût du travail vers les prix. En effet, cette baisse du coût du travail a pu se traduire par une transmission incomplète vers les prix, et par conséquent par une transmission vers les marges des entreprises ou leur trésorerie. Nos résultats montrent que la transmission de la variation des coûts du travail au prix est loin d’être complète. De fait notre second exercice d’estimation (le canal indirect décrit ci-dessus) indique qu’en moyenne seul un tiers d’une baisse des coûts se traduirait en baisse des prix. Cela laisse entendre que les marges ont automatiquement répercuté environ 70% du gain du CICE. Plus généralement, nos estimations révèlent que les exportations sont sensibles au coût du travail en raison d’une faible différenciation des produits en moyenne. L’absence d’effet constaté en 2013 et en 2014 par des évaluations en double différence (voir LIEPP) et correspondant à la conclusion générale du rapport de France Stratégie ne contredit pas forcément nos résultats. Notre travail permet notamment d’inférer sur les causes d’absence de réaction. Les exportations ne sont pas insensibles par nature à une baisse du coût du travail (l’élasticité estimée aurait alors été nulle). L’absence de réaction au CICE à court terme pourrait s’expliquer de trois manières : 1)    Si les entreprises ont augmenté les salaires, elles n’ont pas connu de baisse du coût du travail. Notre hypothèse de travail serait contredite (comme l’objectif de la politique) et les effets sur les exportations seraient plus faibles ;2)    Si les entreprises ont substitué du capital par du travail (afin d’augmenter leur créance CICE) et ainsi diminué leur productivité, alors leur coût du travail unitaire a pu être stable ou a pu augmenter[1] ;3)    Si les entreprises doutent de la pérennité de la mesure, elles peuvent avoir un comportement attentiste et réagiront en différé. Par exemple, elles ne vont pas changer leur catalogue de prix sans être sûres de pouvoir bénéficier durablement de la mesure dans les années suivantes. Cette phase d’attentisme pourrait expliquer l’absence de réaction des exportations à la variable CICE dans le court terme. Nous privilégions la dernière hypothèse, ce qui nous conduit à dire que dans le moyen terme, les exportations devraient répondre positivement au stimulus du CICE. Notre contribution montre qu’au-delà de la nécessaire évaluation empirique ex-post, il reste fondamental de comprendre les mécanismes théoriques par lesquels le CICE peut agir sur la trajectoire économique. En particulier, ceci permet de mieux appréhender pourquoi ses effets se sont matérialisés ou pas en 2013 et 2014.

 

[1] On rappelle que le coût du travail unitaire est défini comme le ratio du salaire horaire sur la productivité horaire du travail. Ainsi, toutes choses égales par ailleurs, si la productivité du travail diminue, le coût du travail unitaire augmente.




Le CICE : entre convictions et incertitudes

par Sarah Guillou[1]

Toute politique publique mériterait d’être évaluée afin de parfaire le jeu démocratique, apprécier la crédibilité et l’efficacité des programmes politiques, et améliorer les outils de politique économique. C’est bien l’ambition louable du Comité de suivi des aides publiques de France Stratégie, l’agence gouvernementale de conseil et d’évaluation des politiques publiques. Cette dernière vient de remettre son troisième rapport sur l’évaluation du CICE, le crédit d’impôt Compétitivité Emploi, instauré en 2013 d’un montant égal à 4 puis 6% (à partir de 2014) des salaires bruts inférieurs à 2,5 fois le SMIC. Ce troisième rapport donne des informations très utiles sur la réception de la politique et ses effets attendus, mais pour l’évaluation au sens strict il faudra être encore un peu patient.

Reconnaissons que l’évaluation des politiques économiques est un exercice délicat. Pour être convaincant, l’évaluateur doit pouvoir démontrer que l’effet qu’il constate est bien le résultat de la politique, tout en sachant qu’une politique économique n’est pas une simple force exercée sur un corps inerte dans un espace sans frottement. Le corps social est en effet tout sauf inerte et l’environnement économique est un champ de forces contradictoires qui donne une résonance contextuelle à toute politique économique. Dit autrement, les conditions de l’expérience de science physique sont loin de se rencontrer en économie et en sciences humaines en général.

Il faut donc, par divers moyens de contrôle statistique, isoler l’effet de la politique en question sur la variable d’intérêt de tous les autres déterminants de cette variable qui ont pu jouer sur elle au même moment. Ainsi par exemple, si on cherche à connaître l’effet du CICE sur l’emploi, il faut connaître l’ensemble des déterminants de l’emploi autre que le CICE qui ont pu jouer au même moment. Idéalement, il nous faudrait connaître ce qu’auraient fait les entreprises sur la même période si elles n’avaient pas bénéficié du CICE. Mais comme nous ne pouvons cloner ni les individus, ni les entreprises, on ne saura jamais quelles décisions d’emploi les entreprises auraient prises si la politique du CICE n’avait pas été mise en place. On peut envisager alors de comparer un groupe d’entreprises qui a reçu le CICE et un autre groupe d’entreprises en tous points semblables aux précédentes sauf en ce qui concerne la perception du CICE (méthode statistiques d’appariement). Au-delà de la difficulté statistique de constituer ces deux groupes d’entreprises semblables et dont on s’attend à des décisions comparables, le problème propre au CICE est que quasiment toutes les entreprises sont éligibles au CICE (voir Guillou et Treibich, 2015) et celles qui n’ont pas réclamé le CICE en 2013 peuvent difficilement être considérées comme semblables aux autres dans la mesure où le non recours n’est absolument pas aléatoire. A défaut, il faudra donc trouver des parades statistiques de contrôle.

Idéalement, les économètres souhaiteraient que les décideurs politiques mettent en place des politiques de manière expérimentale dans des sous-groupes de population dont les caractéristiques ne sont a priori guère différentes de la population non-soumise à la politique (par exemple dans une région géographique) et qui plus est, que cette politique ne soit pas annoncée à l’avance pour qu’elle ne soit pas anticipée par les acteurs, ce qui fausserait l’analyse de leurs réactions.

Mais le temps des élections et donc des politiques n’est absolument pas celui des économètres. Et l’impatience des électeurs relayée par les médias reflète les contraintes temporelles de la décision politique et se fait l’écho de l’ampleur des enjeux des promesses politiques. A cette impatience s’oppose le lent et méticuleux processus de collecte des données statistiques dont a besoin l’évaluateur. Le traitement des données de comptabilité d’entreprises prend du temps en relation avec l’exigence qualitative des enregistrements statistiques. Ce qui recule d’autant l’exercice d’évaluation aussi imparfait soit-il.

L’évaluation est-elle donc un exercice impossible ? A tout le moins, l’évaluation à l’échelle du temps politique est souvent une gageure. Avec des données statistiques disponibles deux-trois ans plus tard, l’addition du temps d’exécution de l’exercice conduit la sortie des premiers résultats à la fin du mandat du gouvernement qui a mis en place la politique entrée en vigueur au mieux un an après le début de mandature (le cas du CICE). Et c’est sans compter l’étalement des effets dans le futur. Mais malgré cela, cette évaluation reste nécessaire, pour la démocratie bien sûr, pour l’amélioration des outils de politiques économiques et la compréhension des comportements des agents économiques. C’est grâce aux enseignements de cette évaluation qu’on affinera les prochains instruments de politique économique.

En attendant cependant, il est impératif d’utiliser tous les moyens à la disposition des observateurs et analystes pour apprécier et anticiper, à défaut de pouvoir évaluer immédiatement, les effets de la politique. Ce sont les moyens mobilisés par le Comité de suivi du CICE de France Stratégie et qui ont donné lieu au rapport paru en Septembre 2015 dont on peut tirer un début d’appréciation du dispositif.

En premier, il importe de quantifier la mesure, de caractériser les populations concernées, les canaux de transmission espérés, et clarifier les effets de court terme et de long terme, voire les effets pervers possibles. Ce travail a été réalisé dans les deux premiers rapports du Comité de suivi et a été complété dans le troisième par une estimation plus précise du coût réel de la mesure et des entreprises qui y ont été sensibles. La créance fiscale CICE déclarée sur les salaires de 2013 qui correspond donc à la dépense budgétaire a atteint un peu plus de 11 milliards d’euros. Concernant les salaires de 2014 et se basant sur un taux de 6%, la créance fiscale atteint, pour le moment et dans l’attente des déclarations issues de comptabilités qui seront clôturées plus tard, un montant de plus de 14 milliards d’euros. Le CICE concerne plus d’un million d’entreprises pour 75% desquelles la créance fiscale représente entre 4 et 6% de leur masse salariale brute (en régime 2014). Une analyse fine des caractéristiques des entreprises concernées par le CICE montre que les entreprises qui devraient être les plus grandes bénéficiaires du CICE (en pourcentage de leur masse salariale) sont plutôt celles qui ont les taux de marge les plus faibles et sont plus souvent non exportatrices ou faiblement exportatrice (voir Rapport page 101-103).

Les enquêtes sont la première modalité d’appréciation qualitative de la perception des agents et de l’orientation de leurs décisions. Ces perceptions conditionnent les décisions en réponse à la politique. On retiendra de ces enquêtes réalisées pour le Comité de suivi qu’une majorité d’entreprises déclarent utiliser le CICE pour améliorer leur résultat d’exploitation (leurs marges) et investir ; que l’emploi est le deuxième motif le plus fréquent avec la formation des salariés ; que la diminution des prix, quand elle est envisagée, est une stratégie privilégiée par l’industrie (secteurs exposés) mais pas par les services ; alors qu’au contraire l’emploi est un objectif plus fréquemment évoqué par les entreprises des services que de l’industrie ; enfin que l’utilisation du CICE pour augmenter les salaires n’est avancée que par une faible proportion des entreprises. Si les enquêtes de conjoncture de l’INSEE (investissement dans l’industrie et enquête de conjoncture dans les services) couvrent des échantillons d’entreprises conséquents, les enquêtes souffrent généralement de deux limites : la difficulté de généralisation et le biais du caractère déclaratif (différence entre ce qu’on annonce et ce qu’on fait réellement). De plus, c’est rarement par le biais des enquêtes qu’on peut déduire une quantification des effets puisqu’on affecte des poids équivalents aux réponses d’entreprises dont le poids dans l’économie est très différent.

Une deuxième modalité consiste à observer l’évolution des variables d’intérêt – l’emploi, l’investissement, les marges, les exportations ou les salaires – et à identifier si cette évolution pourrait être causée par la politique. Il s’agit d’extrapoler à partir des corrélations observées. Par exemple à court terme, le CICE aurait pu être utilisé pour augmenter les salaires, ce qui serait un effet non souhaité du crédit d’impôt. Si les résultats des enquêtes sont contradictoires, l’analyse de la corrélation entre la part du CICE par secteur et les taux de croissance des salaires observés ne suggère pas que le CICE ait été utilisé à augmenter les salaires : « Les secteurs qui bénéficient le plus du CICE sont ceux qui ont enregistré les plus faibles progressions salariales. » Pour aller plus loin, il faudra attendre plus de données sur les distributions des salaires par entreprise pour analyser si les augmentations de salaire observées ont été causées par le versement du CICE.

Une troisième modalité consiste à simuler les effets de la politique. La théorie économique permet d’appréhender ex ante les canaux de transmission de la politique. La modélisation des comportements économiques permet d’anticiper et de prévoir les effets du CICE. La difficulté du CICE est que les canaux de transmission vers les décisions économiques de l’entreprise sont potentiellement multiples (Guillou & Treibich, 2014). Il faut donc faire des hypothèses sur ces canaux et sur les valeurs des élasticités – c’est-à-dire de combien on s’attend à ce que varie une variable (l’emploi par exemple) en réponse à une variation d’une autre variable (le coût du travail) (voir pour ce type de simulation, Plane, 2012) . Il faut aussi intégrer le fait que les élasticités au coût du travail ne sont pas les mêmes selon les secteurs, les qualifications des travailleurs et le mode de détermination des salaires qui prévaut. De même, la contrainte de compétitivité-prix est variable selon le degré de concurrence du marché de l’entreprise et le degré de différenciation ou la qualité des produits.

Plus on aura de données microéconomiques et plus les simulations se fonderont sur des hypothèses de comportement réalistes même si on n’échappera pas à l’hypothèse forte de l’invariance temporelle des comportements. La simulation sera plus juste si on connaît réellement le montant du CICE et sa traduction en termes de baisse du coût du travail ou de baisse d’impôt pour l’entreprise. Cette modalité d’évaluation n’est pas encore possible.

A ce stade, les conclusions quant à l’impact du CICE invitent donc à la prudence et à la patience. Les certitudes énoncées ici et là s’accompagnent forcément de présupposés fondés sur la théorie économique mais aussi sur les convictions individuelles. Or les enseignements du rapport conduisent à raisonnablement admettre que l’incertitude domine encore quant aux effets du CICE sur l’emploi et la compétitivité et invitent à la patience. A cette incertitude il importe cependant que les pouvoirs publics ne répondent pas par de l’instabilité et de la fébrilité institutionnelle. Cela pourrait remettre en cause l’adhésion des entreprises concernées et la projection de leurs décisions futures sur la base d’une politique qu’elles jugent pérenne. On peut revenir sur une politique jugée erronée mais pas avant de l’avoir démontré, sauf à admettre qu’on s’y était engagé à la légère.

 


[1] L’auteur dirige l’équipe de l’OFCE qui collabore avec France Stratégie pour l’évaluation du CICE à partir de données d’entreprises.




Le ralentissement de la croissance : du côté de l’offre ?

par Jérôme Creel et Xavier Ragot

La faiblesse de la reprise en 2014 et 2015 nécessite une réflexion structurelle sur l’état du tissu productif en France. En effet, l’analyse de la dynamique de l’investissement, de la balance commerciale, des gains de productivité ou du taux de marge des entreprises, et dans une moindre mesure de leur accès au crédit, indique l’existence de tendances inquiétantes depuis le début des années 2000. De plus, la persistance de la crise conduit inéluctablement à la question de l’érosion du tissu productif français depuis 2007 du fait de la faible croissance, du faible investissement et du nombre élevé de faillites.

Les contributions rassemblées dans la Revue de l’OFCE n°142 ont une double ambition : celle de mettre les entreprises et les secteurs au cœur de la réflexion sur les tenants et les aboutissants du ralentissement actuel de la croissance, et celle de questionner le bien-fondé des analyses théoriques sur la croissance future à l’aune des situations française et européenne. De ces contributions, neuf conclusions se dégagent :

1) La croissance potentielle, notion qui vise à mesurer les capacités productives d’une économie à moyen terme, a fléchi en France depuis la crise. Si le niveau de croissance potentielle sur longue période est élevé, de l’ordre de 1,8 %, la croissance potentielle fléchit depuis la crise de l’ordre de 0,4 point, selon la nouvelle mesure donnée par Eric Heyer et Xavier Timbeau.

2) La question centrale consiste à savoir si ce ralentissement est transitoire ou permanent. Cette question est importante pour les prévisions de croissance mais aussi pour les engagements européens de la France, qui dépendent de la croissance potentielle. Une conclusion importante de ce numéro est qu’une très grande partie de ce ralentissement est transitoire et liée à la politique économique menée en France. Comme le montrent Bruno Ducoudré et Mathieu Plane, le faible niveau d’investissement et d’emploi peut s’expliquer par l’environnement macroéconomique et, notamment, par la faiblesse actuelle de l’activité. Le comportement des entreprises ne semble pas avoir changé dans la crise. L’analyse de Ducoudré et Plane montre, par ailleurs, que les déterminants de l’investissement sont différents à court et à long terme. Une hausse de 1 % de l’activité économique augmente l’investissement de 1,4 % après un trimestre alors qu’une hausse de 1 % du taux de marge n’a qu’un impact très faible à cet horizon. Cependant à long terme (10 ans), une hausse de 1 % de l’activité augmente l’investissement de l’ordre de 1 %, alors qu’une hausse de 1 % du taux de marge augmente l’investissement de 2%. Ainsi, le soutien à l’investissement passe par un soutien à l’activité économique à court terme, tandis que le rétablissement des marges aura un effet de long terme.

3) Le tissu productif français va mettre du temps à se rétablir des effets de la crise du fait de trois puissants freins : la faiblesse de l’investissement, certes, mais aussi la baisse de la qualité de l’investissement et enfin la désorganisation productive consécutive à la mauvaise allocation du capital durant la crise, y compris dans sa dimension territoriale. Sarah Guillou et Lionel Nesta montrent que le faible niveau d’investissement, parce qu’il ne permet pas de monter en gamme, génère moins de progrès technique depuis la crise. Ensuite, Jean-Luc Gaffard et Lionel Nesta montrent que la convergence des territoires s’est ralentie depuis la crise et que l’activité a plutôt décru dans les territoires les plus productifs.

4) La notion de croissance potentielle sort profondément fragilisée de la crise comme outil de pilotage macroéconomique. Les révisions continues (quelles que soient les méthodes) de la croissance potentielle rendent dangereuse l’idée d’un pilotage européen en fonction de règles, comme le montre Henri Sterdyniak. Il faut donc retrouver une politique économique européenne qui assume son caractère discrétionnaire. En outre, une politique budgétaire plus contingente aux conditions macroéconomiques et financières, doit être mieux coordonnée avec la question climatique, comme l’argumentent Jérôme Creel et Eloi Laurent.

5) La notion de stagnation séculaire, c’est-à-dire un affaiblissement durable de la croissance donne lieu à d’intenses débats. Deux visions de la stagnation séculaire sont débattues. La première, celle de Robert Gordon, insiste sur l’épuisement du progrès technique. La seconde, dans la continuité des analyses de Larry Summers, insiste sur la possibilité d’un déficit permanent de demande. Jérôme Creel et Eloi Laurent montrent les limites de l’analyse de Robert Gordon pour la France ; en particulier, la démographie française est plus un avantage qu’un frein à la croissance française. Gilles Le Garrec et Vincent Touzé montrent la possibilité d’un déficit durable de demande, qui pèse sur l’accumulation du capital, du fait de l’impuissance de la Banque centrale à baisser encore ses taux d’intérêt. Dans un tel environnement, un soutien à la demande est nécessaire pour sortir d’un mauvais équilibre d’inflation basse et de chômage élevé, qui conduit à une perception négative du potentiel de croissance. Changer les anticipations peut demander des politiques de stimulation de l’activité économique de grande ampleur, tout comme l’acceptation d’une inflation durablement élevée.

6) Ainsi, les analyses présentées ici reconnaissent les profondes difficultés du tissu productif en France et recommandent une meilleure  coordination des politiques publiques. Il faut un soutien rapide à la demande afin de rétablir l’investissement, puis une politique continue et progressive de rétablissement des marges des entreprises exposées à la concurrence internationale. Pas de choc de compétitivité donc, mais un soutien aux entreprises qui prenne en compte le profil temporel de l’investissement productif, selon Jean-Luc Gaffard et Francesco Saraceno.

7) A plus long terme, une partie du problème français qualifiée d’offre est le résultat des désajustements européens, notamment de la divergence des salaires entre les grandes économies européennes. La divergence entre la France et l’Allemagne est impressionnante depuis le milieu des années 1990. Mathilde Le Moigne et Xavier Ragot montrent que la modération salariale allemande est une singularité parmi les pays européens. Ils proposent une quantification de l’effet de cette modération salariale sur le commerce extérieur et l’activité économique en France. La modération salariale allemande contribue à une hausse de plus de 2 points du taux de chômage français. La politique de l’offre porte un autre nom : celui de politique de reconvergence européenne.

8) La modernisation profonde du tissu productif reposera sur des espaces de coopération, d’apprentissage collectif et de collaboration permettant de la créativité rendue possible par les nouvelles technologies. Ces espaces doivent reconnaître l’importance des actifs intangibles, qui sont si difficiles à valoriser. Dans des économies dont la population active vieillit, les progrès de la robotique et de l’intelligence artificielle doivent engendrer une amélioration du potentiel de productivité, selon Sandrine Levasseur. Il faut aussi renforcer la coopération au sein de deux espaces : l’entreprise et le territoire. Au sein de l’entreprise, une gouvernance partenariale doit permettre de limiter les tendances financières court-termistes. Au sein des territoires, la définition de systèmes territoriaux d’innovation doit être l’enjeu d’une politique industrielle moderne, selon Michel Aglietta et Xavier Ragot.

9) Pour conclure, ce n’est pas tant le niveau de la production qui inquiète que l’inéquitable répartition des fruits de la croissance, si faible soit-elle, comme le montre Guillaume Allègre. Le consensus naissant à propos de l’impact négatif des inégalités sur la croissance économique ne doit pas masquer le vrai débat, qui ne porte pas uniquement sur les écarts de revenus, mais aussi sur ce que ces revenus permettent de consommer, donc sur l’accès à des biens et services de qualité égale. La question essentielle devient alors celle du contenu de la production, avant celle de sa croissance.




La modération salariale en Allemagne à l’origine des difficultés économiques de la France

par Xavier Ragot, président de l’OFCE et CNRS-PSE et Mathilde Le Moigne, ENS

Si l’avenir de la zone euro dépend de la coopération politique entre la France et l’Allemagne, la divergence économique entre les deux pays doit inquiéter. Il faut en prendre la mesure et souligner une triple divergence, qui porte sur le taux de chômage, la balance commerciale et la dette publique. Le taux de chômage allemand baisse régulièrement ; il se situait en juin sous la barre des 5 %, ce qui est presque le plein emploi, alors que le taux de chômage français dépasse les 10 %. Ce taux de chômage faible ne provient pas du dynamisme de la consommation des ménages allemands, mais de la capacité exportatrice de l’Allemagne. Alors que la balance commerciale de la France reste négative (la France important plus qu’elle n’exporte), l’Allemagne est aujourd’hui le premier pays exportateur mondial, devant la Chine, avec un excédent de la balance commerciale qui sera proche des 8 % en 2015. Enfin, le déficit public de la France sera de l’ordre de 3,8 % en 2015, alors que le budget de l’Allemagne atteint maintenant un excédent. La conséquence est impressionnante quant à l’évolution de la dette publique des deux pays. Elles étaient comparables en 2010, proches de 80 % du PIB. En revanche, la dette publique allemande est passée sous les 75 % en 2014 et continue de décroître alors que la dette publique française continue de croître pour atteindre les 97 %. Un tel écart est inédit sur une période récente, il est lourd de tensions à venir sur la conduite de la politique monétaire.

Cette triple divergence conduit inéluctablement à des différences de réaction politique, quant à la capacité des populations à accepter des migrants, à la compréhension de pays ayant des difficultés économiques, comme la Grèce, mais aussi quant à la capacité à faire face à des crises économiques futures. La divergence économique va devenir divergence politique. Il ne s’agit pas d’idéaliser la situation allemande, caractérisée par un grand nombre de travailleurs qui n’ont pas bénéficié des fruits de la croissance, comme le montre une étude récente de France Stratégie, et par une population en décroissance rapide. Cela ne doit pas empêcher de regarder lucidement l’éloignement économique des deux pays.

Quelles sont les causes du succès commercial allemand ?

De nombreuses explications ont été avancées pour justifier une telle divergence entre les deux pays voisins : la stratégie allemande pour les uns  — externalisation des chaînes de valeurs, modération salariale agressive, renforcement de la concurrence entre les entreprises —, les faiblesses françaises pour les autres : mauvaise spécialisation géographique et/ou sectorielle, insuffisance des aides publiques aux exportateurs, défaut de concurrence dans certains secteurs. Notre étude récente met l’accent sur l’effet différé de la modération salariale allemande et suggère qu’elle pourrait expliquer près de la moitié de la divergence franco-allemande. Pour bien comprendre les mécanismes en jeu, il faut distinguer les secteurs exposés à la concurrence internationale des secteurs qui en sont abrités. Les secteurs exposés regroupent l’industrie mais aussi l’agriculture dont l’élevage, qui fait aujourd’hui l’actualité, et une partie des services qui sont de fait échangeables. Le secteur abrité est composé du transport, de l’immobilier, du commerce et d’une grande partie des services à la personne.

Alors qu’en France les coûts salariaux unitaires ont augmenté régulièrement et de manière comparable dans les deux secteurs susmentionnés, ils sont restés extraordinairement stables en Allemagne, sur près de dix ans. Cette modération salariale est la conséquence à la fois d’une mauvaise gestion de la réunification allemande, qui a renversé le rapport de forces pour les négociations salariales en faveur des employeurs, et dans une bien moindre mesure de la mise en place des lois Hartz en 2003-2005, visant à la création d’emplois peu rémunérés dans les secteurs les moins compétitifs (en particulier le secteur abrité). Le coût de la réunification allemande est estimé à 900 milliards d’euros en termes de transferts de l’ex-Allemagne de l’Ouest, soit un peu moins de trois fois la dette grecque. Face à de tels enjeux, la modération salariale, commencée en 1993, a été une stratégie de re-convergence des deux parties de l’Allemagne. En 2012, les salaires nominaux allemands sont 20 % inférieurs aux salaires français dans le secteur exposé, et 30 % inférieurs dans le secteur abrité, en comparaison des niveaux de 1993. L’observation des taux de marges français et allemands révèle que dans le secteur exposé, les exportateurs français ont fait des efforts considérables en réduisant leurs marges afin de maintenir leur compétitivité-prix. Dans le secteur abrité, les taux de marge français sont en moyenne 6 % supérieurs aux taux de marge allemands. L’essentiel de la perte de compétitivité-prix de la France est donc une perte de compétitivité-coût.

Quelle est la contribution de ces différences au chômage et à la balance commerciale des deux pays ? Notre analyse quantitative indique que si la modération salariale allemande n’avait pas eu lieu entre 1993 et 2012, l’écart de 8 % des balances commerciales observées aujourd’hui serait de 4,7 % (dont 2,2 % expliqués par la seule modération salariale dans le secteur abrité allemand). Ainsi, la modération salariale allemande explique près de 40 % de l’écart de performances commerciales entre la France et l’Allemagne. Nous trouvons par ailleurs que cette modération salariale est responsable de plus de 2 points de chômage en France.

L’écart de compétitivité hors-prix

Près de 60 % de l’écart des balances commerciales française et allemande restent à expliquer. Notre étude suggère que cet écart est dû à la qualité des biens produits, ce que l’on appelle la compétitivité hors-prix. Entre 1993 et 2012, le rapport qualité-prix allemand a augmenté de l’ordre de 19 % par rapport à celui de la France, et a ainsi plus que compensé la hausse des prix allemands à l’exportation relativement aux prix français. On distingue dans cet écart de compétitivité hors-prix un effet « qualité » indéniable : l’Allemagne produit du « haut de gamme » et offre des biens plus innovants que la France dans les mêmes secteurs. On distingue également un effet dû à l’externalisation d’une partie de la production allemande (pour près de 52 % du volume de production en 2012) vers des pays à moindre coût : l’Allemagne est aujourd’hui un centre de conception et d’assemblage, ce qui lui permet d’économiser sur ses coûts intermédiaires pour investir davantage dans l’effort de montée en gamme et de stratégie de marque.

Cet effet est néanmoins probablement endogène, c’est-à-dire qu’il découle pour partie de l’avantage compétitivité-coût de l’Allemagne. La faiblesse des coûts salariaux a permis aux exportateurs allemands de maintenir leurs marges face à la concurrence extérieure. Ces fonds dégagés ont permis des investissements que les entreprises françaises ont dû probablement abandonner pour maintenir leur compétitivité-prix, perdant ainsi l’opportunité de rattraper les produits allemands en termes de compétitivité hors-prix sur le plus long-terme.

Une sortie par le haut

La cause profonde de l’écart de performances économiques entre la France et l’Allemagne réside donc dans la divergence nominale observée entre les deux pays depuis le début des années 1990. Une des façons de résorber ces écarts serait ainsi de favoriser la convergence des salaires, et plus généralement des marchés du travail en Europe. L’Allemagne doit permettre une inflation salariale plus importante que dans les pays de la périphérie, et faire face ainsi à la montée des inégalités sociales en Allemagne, tandis que la France ne doit pas tomber dans le piège d’une déflation compétitive qui annihilerait sa demande interne, mais doit maîtriser l’évolution des salaires.  À cet égard, le rapport des cinq présidents présenté par la Commission européenne le 22 juin 2015 propose la mise en place d’autorités nationales de la compétitivité dont il faut espérer qu’elles permettent une plus grande coopération dans le domaine social et de l’emploi.

La divergence des salaires entre la France et l’Allemagne a des conséquences profondes au regard de la pensée économique. L’intégration commerciale accrue après la mise en place de l’euro n’a pas conduit à une convergence mais à une divergence des marchés du travail. C’est à chaque Etat de refaire converger les économies tout en préservant l’activité économique. Cette intervention de l’Etat dans l’économie est plus complexe que le simple cadre keynésien de gestion de la demande agrégée, et concerne maintenant la convergence des marchés du travail. A ce jour, la réponse européenne a été des baisses systématiques des coûts salariaux alors qu’il faut plutôt augmenter les salaires dans les pays en surplus, comme l’Allemagne, en utilisant par exemple le salaire minimum comme instrument. Tout cela est certes de l’économie. La politique commence lorsque l’on réalise que seule la coopération de long terme peut faire converger les intérêts nationaux.




La libre circulation des citoyens européens en question

Par Gérard Cornilleau

Les élections britanniques ont relancé le débat sur la libre circulation des citoyens européens au sein de la Communauté. Le fait qu’en moins de 10 ans la population originaire d’Europe centrale et orientale (essentiellement en provenance de Bulgarie et de Roumanie) ait décuplé au Royaume-Uni passant, d’après Eurostat, de 76 000 en 2004 à 800 000 en 2013  explique sans doute cette tension nouvelle autour des migrations intra-européennes.

Il faut ajouter à ce débat autour des migrations définitives celui qui concerne la libre circulation des travailleurs détachés qui viennent occuper des postes de travail dans un pays différent de leur pays de résidence sans autre justification que la possibilité de réduire le coût du travail en évitant de payer des cotisations sociales dans le pays d’accueil.

La législation européenne en matière de circulation des citoyens au sein de la Communauté est ambiguë. D’un côté, la libre circulation est un droit absolu pour les travailleurs, mais elle est limitée pour les inactifs car, par principe, elle ne doit pas entraîner de dépenses sociales pour les Etats de destination. Les populations européennes doivent ainsi rester rattachées socialement à leur Etat d’origine. En théorie, le « tourisme social » est impossible et les Etats membres non seulement ne sont nullement contraints à la prise en charge sociale des migrants intra-européens, mais ils sont même en droit de les expulser si leur durée de séjour est supérieure à 3 mois et n’excède pas 5 ans. C’est ce qu’a rappelé la Cour de justice européenne dans un arrêt du 11 novembre 2014, l’arrêt dit Dano du nom d’une ressortissante roumaine vivant en Allemagne qui s’est vue refuser le bénéfice d’une aide sociale pour elle et son fils. La Cour européenne a jugé qu’elle ne pouvait pas subvenir seule à ses besoins et ceux de sa famille et qu’elle ne cherchait pas d’emploi. Elle n’avait dans ces conditions droit ni au séjour en Allemagne ni aux bénéfices des aides sociales. La Cour européenne a ainsi rappelé que la législation européenne en matière de droit de circulation visait à éviter que les citoyens de l’Union ressortissants d’autres Etats membres deviennent une charge « déraisonnable » pour le système d’assistance sociale de l’Etat membre d’accueil.

Les données disponibles relatives aux migrations entre pays européens  sont relativement disparates et souvent très incomplètes. On sait toutefois que les migrations d’inactifs, susceptibles d’être motivées par la recherche du bénéfice de prestations sociales non contributives, sont faibles. Il en va d’ailleurs de même pour les migrations d’actifs. L’Europe reste en effet cloisonnée en blocs linguistiques qui limitent les mouvements définitifs de population entre pays. Comparée à la mobilité géographique que l’on peut observer aux USA, l’Union européenne se caractérise par des flux migratoires internes faibles. Les données statistiques restent incertaines mais les évaluations courantes montrent que, dans les années 2000, la mobilité interne était environ 10 fois plus faible en Europe qu’aux Etats-Unis : entre 0,01 et 0,25 % de la population des pays de l’union immigrait chaque année dans les principaux pays européens contre 1 à 1,7 % aux Etats-Unis[1]. Depuis, les mouvements de population ont, semble-t-il, un peu augmenté en Europe alors qu’ils ralentissaient aux USA, mais sans renversement complet qui mettrait en cause le diagnostic d’une mobilité structurellement plus faible en Europe.

S’agissant des migrations d’inactifs, en cause dans la peur de voir se développer le « tourisme social » motivé par la recherche d’une protection sociale généreuse non contributive, les données disponibles montrent que le potentiel est extrêmement faible. Un rapport récent réalisé pour la Commission[2] évalue la population de migrants intra-européens inactifs entre 0,7 et 1 % du total de la population des principaux pays. En conséquence, la part des prestations sociales versées à la population correspondante est très faible. Une part importante des migrants inactifs étant constituée d’étudiants ou de retraités disposant de revenus suffisants, la question du tourisme social apparaît donc anecdotique.

Alors qu’elle est rigoureuse pour les inactifs, la législation européenne, très orientée en faveur du libre commerce, favorise la concurrence sociale entre les Etats au travers d’un droit du détachement de travailleurs d’un pays à l’autre manifestement trop laxiste. Cette législation a été conçue initialement  pour favoriser la mobilité non permanente des cadres des grandes entreprises qui souhaitaient continuer à bénéficier de leur couverture sociale d’origine en cas de mission de plus ou moins longue durée. Mais depuis l’ouverture à l’Est de l’Europe, certains secteurs ont utilisé de plus en plus massivement la possibilité d’embaucher des travailleurs d’autres pays en payant des cotisations sociales faibles dans les pays d’origine et ce, sans que cela se justifie par des pénuries de main-d’œuvre ou par le souci d’une plus grande efficacité productive. Ainsi en France 10 % de la main-d’œuvre de l’industrie de la viande est maintenant détachée en provenance d’autres pays européens. Cent mille ouvriers du bâtiment, sur un effectif de 1,8 million de salariés, sont dans cette même situation. Leur coût salarial est de 20 à 30 % inférieur à celui des nationaux. En outre, du fait de la difficulté du contrôle du paiement des cotisations dans le pays d’origine, une grande partie des détachements est irrégulière. Certes, des mesures techniques sont proposées par la Commission pour mieux vérifier la réalité de l’activité des entreprises qui pratiquent le détachement et leur paiement des cotisations. Mais elles seront sans doute très insuffisantes pour endiguer la croissance forte d’un mouvement qui puise sa source directement dans la concurrence sociale.

Toutes ces questions ont en commun de poser celle de la solidarité entre Etats européens et surtout de sa mise en œuvre. Les mouvements migratoires, quelle que soit leur nature, ont tendance à rééquilibrer les évolutions divergentes des marchés du travail et de la répartition de la population sur le territoire de l’Union. Il n’y a pas de raison de principe pour s’opposer à l’augmentation de la mobilité. Au contraire, compte tenu des déséquilibres actuels entre Etats européens, une plus grande mobilité devrait être encouragée ; sans bien sûr abandonner les politiques macroéconomiques, monétaires et budgétaires, qui constituent le levier le plus efficace pour lutter contre la divergence des économies.

Mais une politique accommodante en matière de mobilité implique une répartition des coûts immédiats qui ne peut pas être réalisée sans un minimum de convergence des systèmes de prise en charge des plus démunis et la mise en commun d’un certain montant de ressources. La clarification des règles de la concurrence sociale est également indispensable.

Pour éviter que la mobilité soit motivée par la seule recherche de baisse du coût salarial, le principe de l’égalité de traitement des travailleurs au sein d’un pays donné doit être appliqué strictement. Ceci implique qu’en cas de détachement, les cotisations soient prélevées au taux du pays dans lequel s’exerce l’activité du salarié. Le montant des cotisations prélevées par les organismes sociaux et fiscaux du pays d’activité peut être reversé au pays d’origine. Deux cas de figure se présentent : si les cotisations reçues excèdent celles qui auraient été payées sans détachement, il n’y a pas de problème de financement des prestations versées aux salariés détachés. Dans le cas inverse (salariés de grandes entreprises des pays les plus riches détachés dans des pays moins favorisés), une cotisation complémentaire peut être prélevée par le pays de détachement. Le principe d’un traitement égal des travailleurs locaux et détachés est compatible à la fois avec l’absence de concurrence sociale directe et le maintien des droits des salariés.

La réduction des freins à la libre circulation de tous les citoyens de l’Union serait d’autre part grandement facilitée par la mise en œuvre d’un plan de convergence des minimas de rémunérations, qu’elles soient salariales ou sociales. La mise en place d’un salaire minimum européen et d’un revenu minimum européen permettraient à terme d’éliminer la concurrence sociale et de faire disparaître les craintes de migrations motivées uniquement par la recherche de prestations non contributives. En outre, favoriser à long terme le rattrapage des niveaux de vie serait certainement un gage de renforcement de la confiance dans le projet d’union européenne. A plus court terme, la solidarité entre Etats doit accompagner le desserrement des contraintes migratoires. Ceci implique que les Etats susceptibles d’accueillir des citoyens pouvant bénéficier de prestations sociales non contributives reçoivent une aide financière de la Commission. Cette aide peut passer par la mise en place d’un nouveau budget social européen qui prendrait en charge le financement d’un certain nombre de minimas sociaux. Le budget européen peut encore être augmenté de 0,25 point de PIB. Il conviendrait d’examiner si un tel projet d’européanisation partielle de la politique sociale pourrait bénéficier d’une telle hausse du budget communautaire. Mais tout autre mode de transfert, garantissant aux Etats un financement solidaire des prestations non contributives versées aux migrants est envisageable.

Si l’on veut éviter le repli des Etats sur leurs frontières et, in fine, l’affaiblissement durable du projet européen fondé a contrario sur une volonté d’ouverture, il est sans doute temps de réviser quelques principes, de mettre en place un programme de convergence sociale volontariste et la mutualisation des coûts immédiats que peut entraîner la mobilité.

 


[1] Voir Mouhoud E.M et Oudinet J. (2006), « Migrations et marché du travail dans l’espace européen», Économie internationale, n° 105. Voir aussi Xavier Chojnicki (2014), « Les migrations intra-européennes sont d’ampleur limitées et se concentrent sur les grands pays», Blog du CEPII, Billet du 4 septembre 2014. Pour une analyse complète voir, Ettore Recchi, Mobile Europe, The Theory and Pratice of Free Movements in the EU, Palgrave macmillan, Londres, 2015.

[2] Voir “Fact finding analysis on the impact on Member States’ social security systems of the entitlements of non-active intra-EU migrants to special non-contributory cash benefits and healthcare granted on the basis of residence”, DG Employment, Social Affairs and Inclusion via DG Justice Framework Contract, Final report submitted by ICF GHK in association with Milieu Ltd, 14 October 2013.




L’ « alignement des planètes » n’a pas toujours été favorable aux pays de la zone euro

par Eric Heyer et Raul Sampognaro

 En 2015, les économies de la zone euro vont bénéficier d’un « alignement des planètes » favorable (euro et prix du pétrole en baisse, relâchement des contraintes financières qui pèsent sur l’économie) qui devrait enclencher un cercle vertueux de leur croissance. Au cours des quatre dernières années (2011-2014), un « alignement planétaire » s’était également produit mais avec une orientation diamétralement opposée.  Au cours de cette période, l’euro et le prix du pétrole étaient en hausse et les conditions de financement ainsi que l’orientation budgétaire étaient très fortement restrictives.

Dans un article récent, nous proposons une évaluation de l’impact depuis 2011 de ces quatre facteurs sur les performances économiques de six grands pays développés (France, Allemagne, Italie, Espagne, Royaume-Uni et Etats-Unis).

Il ressort de notre analyse que le cumul de ces chocs explique une grande part des écarts de croissance entre les grandes économies européennes et les États-Unis enregistrés au cours de la période 2011-2014. Une part non-négligeable de cet écart de performance s’expliquerait notamment par le choix divergent de stratégies de politiques économiques, avec notamment un policy mix qui a été nettement plus contraignant en zone euro qu’outre-Atlantique. En particulier, l’ajustement budgétaire a été très fort dans les pays soumis aux tensions sur leur dette souveraine, comme l’Espagne et l’Italie. En outre, les effets des tensions sur les dettes souveraines ont été démultipliés par la fragmentation financière qui s’est traduite par une dégradation des conditions de financement du secteur privé alors que les mesures d’assouplissement quantitatif mises en œuvre par la Fed et la Banque d’Angleterre ont permis de préserver les conditions de financement dans ces pays. Ainsi, il aura fallu attendre le discours de M. Draghi de juillet 2012 et l’annonce du programme OMT en septembre 2012 pour que l’action de la BCE permette d’atténuer ces tensions financières. Si les évolutions des taux de change ont plutôt soutenu l’activité en zone euro sur l’ensemble de la période 2011-2014, leur contribution a été dépendante du type d’intégration des différents pays aux flux des échanges commerciaux mondiaux[1] et à l’ampleur de la politique de désinflation salariale, particulièrement prononcée en Espagne. Enfin, la hausse du prix du pétrole a pesé sur la croissance européenne alors que ses effets ont été moindres aux États-Unis, qui ont bénéficié de la rentabilisation de l’exploitation du pétrole de schiste.

Les pertes cumulées de PIB sont très importantes en Espagne (-10 points entre 2011 et 2014), en Italie (-7,5 points) et en France (-5 points) et de façon plus modérée au Royaume-Uni (-3 points) et en Allemagne (-2,5 points). En revanche, depuis 2011, le cumul des chocs a eu un impact nul sur la croissance aux États-Unis, suggérant que la croissance américaine a été en ligne avec sa croissance spontanée[2] (graphique 1).

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Ainsi, en l’absence de ces chocs, la croissance spontanée aurait pu s’établir en Europe au-delà du rythme de la croissance potentielle, comme aux États-Unis (graphique 2). Cela aurait permis une convergence durable du PIB vers son niveau potentiel, la réduction des déséquilibres sur le marché du travail, la normalisation de l’utilisation de l’appareil productif et le redressement des comptes publics, tout particulièrement dans les pays de la zone euro.

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Accéder à la version complète de notre étude.

 


[1] Les effets de ces chocs de compétitivité sont différents selon les pays du fait des différences d’élasticité du commerce extérieur, mais aussi des variations selon les pays du degré d’exposition au commerce et à la concurrence intra/extra zone euro . Pour plus de détails se référer à Ducoudré et Heyer (2014).

[2] La croissance spontanée d’une économie résulte de sa croissance potentielle de long terme (qui dépend des facteurs structurels qui déterminent notamment la dynamique de la productivité globale des facteurs et de la population active) et du rythme de fermeture de l’output gap, creusé dans la plupart des pays par la crise de 2008-2009 qui dépend de la capacité d’une économie à absorber les chocs subis.




La dévaluation par les salaires dans la zone euro : un ajustement perdant-perdant

Sabine Le Bayon, Mathieu Plane, Christine Rifflart, Raul Sampognaro

Depuis le déclenchement de la crise financière en 2008 et de la crise des dettes souveraines en 2010-2011, les pays de la zone euro ont mis en place des stratégies d’ajustement destinées à restaurer la confiance des marchés et à remettre les économies sur le chemin de la croissance. Les pays les plus frappés par la crise sont ceux qui présentaient une forte dépendance aux marchés financiers et des déficits courants très élevés (Espagne, Italie mais aussi Irlande, Portugal et Grèce). Aujourd’hui, les déficits sont largement résorbés mais la zone euro est plongée dans une situation de croissance molle, aux tendances déflationnistes qui pourraient s’accentuer si un changement n’est pas amorcé. A défaut d’un ajustement sur les taux de change, l’ajustement se fait sur l’emploi et les salaires. Les conséquences de cette dévaluation par les salaires, que nous résumons ici, sont plus largement décrites dans l’étude spéciale publiée dans le dossier des prévisions de l’OFCE (Revue de l’OFCE, n° 136, novembre 2014).

Un ajustement désormais tiré par une modération salariale croissante…

Face à la chute de la demande, les entreprises se sont ajustées en coupant massivement dans l’emploi afin de réduire leurs coûts, ce qui a conduit à une forte augmentation du chômage. En septembre 2014, la zone euro compte 7 millions de chômeurs de plus qu’en mars 2008. La situation est particulièrement dégradée dans certains pays comme la Grèce où le taux de chômage est de 26,9 %, l’Espagne (24,2 %), le Portugal (13,8 %) ou l’Italie (12,5 %). Seule l’Allemagne se distingue par le recul de son taux de chômage, jusqu’à 5,0 % de la population active.

Conformément à ce que suggère la courbe de Phillips, l’emballement du chômage a fini par peser sur les conditions de revalorisation salariale, notamment dans les pays les plus en crise (graphique 1). Si entre 2000 et 2009, l’évolution des salaires était plus dynamique dans les pays périphériques (+3,8 % en moyenne annuelle) que dans les pays au cœur de la zone euro[1] (+2,3 %), la situation s’est inversée après 2010. Les rémunérations nominales ont ralenti dans les pays périphériques (+0,8 %) mais ont gardé un rythme proche de celui de l’avant-crise (+2,6 %) dans les pays au cœur de la zone. Cette hétérogénéité s’explique par l’ampleur de la dégradation du chômage différente selon les pays. Selon Buti et Turrini (2012)[2] de la Commission européenne, le renversement dans la dynamique des salaires serait un des principaux moteurs du rééquilibrage des soldes courants en zone euro.

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En outre, l’analyse des données macroéconomiques masque l’ampleur de la modération salariale en cours, les effets de la crise étant concentrés sur les populations les plus fragiles (jeunes, salariés non-diplômés) à salaires plus faibles. Or, la déformation de la structure de l’emploi en faveur des plus qualifiés et des plus expérimentés (voir le post OFCE : ” De la difficulté des réformes structurelles dans un contexte de chômage élevé) pousse à la hausse les salaires moyens. Comme l’attestent plusieurs études fondées sur l’analyse de données microéconomiques[3], le dynamisme des salaires corrigés de ces effets de composition est inférieur à celui du salaire moyen.

… qui comprime la demande intérieure et s’avère peu efficace en termes de compétitivité

Derrière cette politique d’ajustement déflationniste par les salaires, l’enjeu pour les entreprises est d’améliorer leur compétitivité et de regagner des parts de marché. Ainsi, par rapport au début de l’année 2008, les coûts salariaux unitaires (CSU)[4] ont baissé dans les pays les plus en crise (Espagne, Portugal et Irlande), ralenti en Italie et ont continué leur progression haussière dans les pays au cœur de la zone euro, ceux les plus préservés des tensions financières (Allemagne, France, Belgique et Pays-Bas).

L’ajustement le plus important a eu lieu en Espagne. Déflatés de l’inflation, les CSU y ont baissé de 14 % depuis 2008, dont 13 points s’expliquent par le redressement de la productivité, obtenu au prix de coupes massives dans l’emploi. Les salaires réels n’ont augmenté que de 1 % sur la période. A l’inverse, en Italie, l’ajustement a surtout porté sur les salaires dont le pouvoir d’achat a baissé de 5 %. Toutefois, cette baisse n’a pas été suffisante pour compenser la dégradation de la productivité, et donc empêcher la hausse des CSU réels. En Allemagne, après une année 2008 marquée par le renchérissement des CSU réels, les salaires réels ont continué de progresser mais moins que les gains de productivité. En France, depuis 2009, salaires réels et productivité augmentent de concert à un rythme modéré. Les CSU, déflatés de l’inflation, sont donc stables depuis 2009 mais restent dégradés par rapport à 2008.

Bien que destinée à redresser la compétitivité des entreprises, cette stratégie s’avère doublement perdante. Tout d’abord, parce qu’ils sont menés conjointement dans l’ensemble des pays de la zone euro, ces efforts finissent par se neutraliser les uns les autres. Au final, ce sont les pays qui vont le plus loin dans cette stratégie déflationniste qui gagnent la « prime ». Ainsi, parmi les grands pays de la zone euro, seule l’Espagne peut en bénéficier, en raison de la très forte réduction de ses CSU du fait de ses propres efforts mais aussi du maintien d’un certain dynamisme salarial chez ses principaux partenaires. La France et l’Italie n’enregistrent aucun gain et l’Allemagne connaît une dégradation de ses CSU d’environ 3 % entre 2008 et 2013. Par ailleurs, si la dévaluation salariale avait dû contribuer à améliorer l’activité, elle aurait dû le faire à travers le rebond des exportations. Or, il est difficile de trouver une corrélation entre exportations et ajustements salariaux au cours de la crise (graphique 2). Ces résultats ont déjà été soulignés par Gaulier et Vicard (2012). Même si les pays les plus en crise (Espagne, Grèce, Portugal) ont pu gagner des parts de marché, les volumes exportés par chacun d’eux restent à court-moyen terme peu sensibles aux évolutions des coûts salariaux. Cela pourrait s’expliquer notamment par la préférence des entreprises à la reconstitution de leurs marges plutôt qu’à la baisse des prix à l’exportation. Car même dans les pays où les CSU relatifs ont fortement baissé, les prix relatifs à l’exportation ont augmenté de façon non négligeable (6,2 % en Grèce, 3,2 % en Irlande depuis 2008…).

Enfin, en cherchant à améliorer leur compétitivité-coût, les entreprises réduisent leur masse salariale, que ce soit par l’emploi et/ou les salaires. La stratégie de désinflation compétitive se traduit par des pressions sur les revenus des ménages et donc sur leur demande de biens, ce qui freine la progression des importations. En effet, à l’inverse de ce que l’on observe sur les exportations, il existe une relation étroite et positive entre l’évolution des CSU relatifs et l’évolution des volumes importés sur la période 2008-2009 (Graphique 3). Autrement dit, plus l’effort d’ajustement sur les CSU a été élevé au regard des pays concurrents, plus la progression des volumes importés est faible.

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Cette stratégie non-coopérative de rééquilibrage des balances courantes peut affecter durablement la reprise de l’activité dans un contexte où la réduction de l’endettement des acteurs, privés comme publics, sera rendu encore plus difficile si les pressions déflationnistes venaient à s’installer durablement (du fait de l’augmentation des dettes et taux d’intérêt en termes réels). Dès lors, les déséquilibres des balances courantes dans les différents pays de la zone euro sont en passe d’être résorbés principalement par la contraction des importations. Ainsi, la correction de ces déséquilibres par la voie de la dévaluation salariale, telle qu’elle est menée depuis 2010-2011, est doublement coûteuse : faible impact sur la compétitivité, relativement aux pays concurrents, du fait de la concomitance de la stratégie adoptée dans les différents pays de la zone euro et des risques déflationnistes accrus, rendant les conditions du désendettement plus difficiles et alimentant la possibilité d’un scénario de stagnation séculaire dans la zone euro.

 


[1] L’Allemagne, la France, la Belgique et les Pays-Bas. Quant aux  pays périphériques, ils incluent l’Espagne, l’Italie, le Portugal et la Grèce.

[2] Buti et Turrini (2012), « Slow but steady ? Achievements and shortcomings of competitive disinflation within the Euro Area ».

[3] Pour un comparatif de plusieurs pays de la zone euro en début de crise voir BCE (2012), « Euro Area Labor Markets and the Crisis ». Pour le cas espagnol, voir Puente et Galan (2014), « Un analisis de los efectos composición sobre la evolución de los salarios ». Enfin, pour le cas français, voir Verdugo (2013) « Les salaires réels ont-ils été affectés par les évolutions du chômage en France avant et pendant la crise ? » et Audenaert, Bardaji, Lardeux, Orand et Sicsic (2014), « Wage resilience in France since the Great Recession ».

[4] Les coûts salariaux unitaires sont définis comme le coût du travail par unité produite. Ils se calculent comme le rapport entre la rémunération par tête et la productivité moyenne du travail.




Baisse de l’euro et désinflation compétitive : quel pays en profitera le plus ?

par Bruno Ducoudré et Eric Heyer

Pendant près de deux ans, entre le milieu de l’année 2012 et 2014, l’euro s’est apprécié face aux principales monnaies du monde. En s’établissant à 1,39 dollar en mai 2014, l’euro avait vu sa valeur augmenter depuis juillet 2012 de plus de 12 % face au dollar. Au cours de la même période, la monnaie européenne s’était appréciée de 44 % par rapport au yen et de plus de 3 % face à la livre sterling.

Depuis le mois de mai 2014, cette tendance s’est inversée : après s’être apprécié de près de 10 % entre mi-2012 et mi-2014, le taux de change effectif réel de l’euro, qui pondère les différents taux de change en fonction de la structure du commerce de la zone euro, s’est ainsi déprécié de 5,2 % au cours du dernier semestre (graphique 1). De fait, en quelques mois, la monnaie européenne s’est dépréciée de près de 10 % par rapport au dollar, de plus de 3 % par rapport au yen et de 4 % par rapport à la monnaie britannique. Concernant le taux de change avec cette dernière, la baisse a débuté en août 2013 et s’élève à plus de 9 % aujourd’hui. Nous prévoyons par ailleurs la poursuite de la dépréciation de l’euro d’ici le début de l’année 2015, avec un taux de change de la monnaie unique qui se déprécierait pour atteindre 1,2 dollar dès le deuxième trimestre 2015.

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De nombreux acteurs et spécialistes du monde économique voient dans cette baisse de l’euro la possibilité de sortir du piège de la déflation qui menace aujourd’hui la zone euro. Face à une croissance atone en zone euro et à un taux d’inflation qui baisse dangereusement, l’annonce par la BCE d’un programme d’assouplissement quantitatif indique ainsi sa volonté de déprécier l’euro face aux autres monnaies pour soutenir la croissance européenne et atteindre son objectif d’inflation[1]. Le gouvernement français attend lui aussi beaucoup d’une dépréciation de l’euro[2]. La Direction Générale du Trésor[3] considère qu’une baisse de 10 % du taux de change effectif de l’euro (contre toutes monnaies) permettrait la première année d’accroître notre PIB de 0,6 point, de créer 30 000 emplois, de réduire le déficit public de 0,2 point de PIB et d’augmenter les prix à la consommation de 0,5%.

La relance de la croissance à court terme en zone euro via une dépréciation du taux de change effectif de l’euro permettrait aussi de limiter les politiques non coopératives de désinflation compétitive menées dans le sud de l’Europe (Grèce, Espagne, Portugal). Alors que les pays européens commercent majoritairement les uns avec les autres et se concurrencent fortement sur les marchés d’exportation, la recherche de gains de compétitivité via une politique de désinflation ne peut qu’échouer en zone euro si tous les pays adoptent la même stratégie. C’est cependant cette stratégie qu’a choisi la Commission Européenne, en poussant les pays en crise à réformer leurs marchés du travail pour réduire les coûts salariaux. Dès lors, la dépréciation de l’euro est une condition nécessaire pour accompagner les réformes structurelles en Europe et soutenir la demande[4] alors que les politiques budgétaires d’austérité l’affaiblissent par ailleurs.

Dans une étude récente, nous avons tenté d’évaluer les effets à attendre de cette dépréciation de l’euro. Nous nous sommes intéressés non pas aux raisons des variations de l’euro (différentiel de performances, comportement des banques centrales) mais à ses incidences macroéconomiques (impact sur le PIB, sur les prix et sur l’emploi notamment). Afin d’évaluer la sensibilité des exportations à la compétitivité-prix pour six grands pays de l’OCDE (France, Allemagne, Italie, Espagne, États-Unis, Royaume-Uni), nous avons estimé de nouvelles équations du commerce extérieur en distinguant au sein de la zone euro le commerce intra-zone et le commerce extra-zone euro. Les élasticités obtenues sont cohérentes avec la littérature existante sur le sujet. L’estimation conjointe des équations de volumes et de prix d’exportations et d’importations s’avère nécessaire : elle permet d’obtenir un effet bouclé en équilibre partiel d’une variation du taux de change effectif sur les volumes d’importations et d’exportations. La prise en compte des comportements de marge des importateurs et des exportateurs tend en effet à limiter l’effet d’une variation du taux de change effectif sur les volumes d’importations et d’exportations lorsque ceux-ci ont un faible pouvoir de marché. Il ressort des simulations qu’au sein de la zone euro, l’Espagne aurait le plus à gagner d’une dépréciation du taux de change de l’euro face aux autres monnaies, mais aussi d’une politique de désinflation compétitive (cas où les prix d’exportation de l’Espagne croissent moins vite que les prix d’exportation de ses concurrents en zone euro)(tableau 1).

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Pour l’économie française, nous avons aussi effectué une analyse plus fine grâce à l’utilisation du modèle macroéconomique de l’OFCE emod.fr, l’objectif étant de comparer nos résultats à ceux obtenus par la DG Trésor à l’aide du modèle Mésange.

Nos résultats montrent qu’une dépréciation de 10 % l’euro face à l’ensemble des monnaies entraîne un gain de compétitivité-prix à l’exportation pour la France vis-à-vis du reste du monde. Les autres pays de la zone euro bénéficient du même gain de compétitivité sur l’ensemble des marchés à l’exportation. Dans ce cas, l’effet sur l’activité serait de +0,2% la première année et de +0,5% au bout de trois ans. Hors effet dû à la modification de la compétitivité-prix, la hausse de demande adressée entraînée par le regain d’activité chez nos partenaires européens serait globalement compensée par la baisse de demande adressée à la France par le reste du monde. Sur le marché du travail, une telle dépréciation entraînerait la création de 20 000 emplois la première année de 77 000 emplois au bout de 3 ans. Le solde public de son côté s’en trouverait amélioré de 0,3 point de PIB à l’horizon de 3 ans (tableau 2).

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Enfin, nous avons simulé l’effet d’une hausse de 10% des prix des concurrents de la zone euro sur l’ensemble des marchés à l’exportation de la France. Cette amélioration de 10% de la compétitivité-prix vis-à-vis des autres pays de la zone euro aurait un effet positif sur l’activité via une hausse des exportations, de l’investissement et de l’emploi (tableau 3). L’effet sur l’activité serait de +0,4% la première année, et de +0,9% au bout de trois ans. Il serait nul au bout de 10 ans. Près de 130 000 emplois seraient créés à l’horizon de 3 ans et le déficit public s’allègerait de 0,5 point de PIB à cet horizon.

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[1] Voir C. Blot et F. Labondance, « Pourquoi un taux d’intérêt négatif ? », Blog de l’OFCE, 23 juin 2014.

[2]Voir le discours de F. Hollande le 5 février 2013 devant le Parlement Européen.

[3] Rapport Economique Social et Financier du PLF 2014.

[4] Voir le discours de M. Draghi « Unemployment in the euro area », Jackson Hole, 22 août 2014.