Brexit : l’accord du 25 novembre

par Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak

Le Royaume-Uni quittera l’UE le 29 mars 2019 à minuit, deux ans après la notification officielle du gouvernement britannique de son souhait de quitter l’UE. Les négociations avec l’UE-27 ont officiellement commencé en avril 2017.

Le 8 décembre 2017, les négociateurs de la Commission européenne et le gouvernement britannique avaient signé un rapport conjoint sur les trois points de l’accord de retrait que la Commission considérait comme prioritaire[1] : les droits des citoyens, le règlement financier de la séparation et l’absence de frontière entre l’Irlande et l’Irlande du Nord. Le Conseil européen des 14-15 décembre avait accepté la demande britannique d’une période de transition, en fixant sa fin au 31 décembre 2020 (de façon à coïncider avec la fin de la programmation du budget européen actuel). Ainsi, de mars 2019 à fin 2020, le Royaume-Uni devra respecter toutes les obligations du marché unique (dont les quatre libertés et la compétence de la CJUE), sans plus avoir voix au chapitre à Bruxelles. Cet accord a permis l’ouverture de la deuxième phase des négociations.

Ces négociations ont abouti le 14 novembre 2018 à un accord de retrait[2] (de près de 600 pages) et à une déclaration politique sur les relations futures entre l’UE27 et le Royaume-Uni, finalisée le 22 novembre[3] (36 pages). Ces deux textes ont été approuvés le 25 novembre lors d’une réunion exceptionnelle du Conseil européen[4] (réuni à 27), lequel a, à cette occasion, adopté trois déclarations[5]. L’accord de retrait et la déclaration politique doivent être maintenant soumis à l’accord du Parlement européen, ce qui ne devrait pas poser problème et, ce qui s’avère nettement plus difficile, du Parlement britannique.

L’accord de retrait correspond à l’article 50 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). C’est un accord international précis, qui a une valeur juridique ; il doit être appliqué par les tribunaux britanniques sous l’autorité de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) pour ce qui concerne les lois de l’UE. Il reprend les points déjà réglés par les négociations en décembre 2017 : les droits des citoyens britanniques dans les pays de l’UE et les droits des citoyens de l’UE au Royaume-Uni ; le règlement financier. Il comprend trois protocoles concernant l’Irlande, Chypre et Gibraltar. Les désaccords sur l’interprétation de l’accord seront gérés par un comité mixte, puis, si nécessaire, par un tribunal arbitral. Celui-ci devra consulter la CJUE s’il s’agit d’une question que l’une des parties juge concerner le droit de l’Union. En juillet 2020, il pourra être décidé de prolonger la période de transition au-delà du 31 décembre 2020 : cela demanderait une contribution financière du RU.

Pour éviter le rétablissement d’une frontière physique entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande, une clause de sauvegarde s’appliquera (le backstop) : le Royaume-Uni restera membre de l’Union douanière, si aucun autre accord n’était conclu avant la fin de la période de transition, et pendant une période indéfinie, tant qu’un accord n’aura pas été conclu. Cet accord devra être agréé par le comité mixte. L’Union douanière couvrira tous les biens, sauf les produits de la pêche (et de l’aquaculture). Le Royaume-Uni n’aura pas le droit d’appliquer une politique commerciale différente de celle de l’Union. Les produits britanniques entreront librement dans le marché unique, mais le Royaume-Uni s’alignera sur les dispositions européennes en matière d’aides publiques, de concurrence, de droit du travail, de protection sociale, d’environnement, de changement climatique et de fiscalité. De plus l’Irlande du Nord continuerait de s’aligner sur les règles du marché unique en matière de TVA, de droits d’accise, de règles sanitaires… Des contrôles pourront être mis en place sur les produits entrant en Irlande du Nord en provenance du reste du Royaume-Uni (en particulier pour les produits agricoles), mais ces contrôles seront réalisés par les autorités britanniques.

Ainsi, pris au piège de la frontière irlandaise, le Royaume-Uni doit renoncer pour un temps indéfini à toute politique commerciale autonome. Il devra s’aligner sur les réglementations européennes dans beaucoup de domaines, ceci sous la menace d’un recours à la CJUE.

La déclaration politique commune du 22 novembre donne les grandes lignes de ce que pourraient être les relations futures entre le Royaume-Uni et l’UE27. D’un côté, elle correspond bien à l’objectif d’une relation étroite, spécifique et équilibrée, que demandaient les Britanniques. De l’autre, le Royaume-Uni prend un certain nombre d’engagements qui écartent la possibilité d’une stratégie de « paradis fiscal et réglementaire ».

Ainsi, l’article 2 indique que les deux parties entendent maintenir des normes de haut niveau pour la protection des droits des travailleurs et des consommateurs et de l’environnement. L’article 4 indique que seront respectés l’intégrité du marché unique et les quatre libertés pour l’UE27, le droit à mener une politique commerciale autonome et à mettre fin à la libre circulation des personnes pour le Royaume-Uni.

De façon générale, la déclaration stipule que les deux parties chercheront à coopérer, à échanger, à agir de concert ; que le Royaume-Uni pourra participer à des programmes de l’Union en matière de culture, éducation, science, innovation, espace, défense, etc. sous des conditions à négocier.

L’article 17 annonce la mise en place d’un accord de libre-échange ambitieux, étendu, approfondi, équilibré. Les articles 20 à 28 proclament la volonté de créer une zone de libre échange pour les biens, grâce à une coopération approfondie en matière douanière et réglementaire et des dispositions qui mettront tous les participants sur un pied d’égalité pour une concurrence ouverte et loyale. Les droits de douane (ainsi que les vérifications aux frontières des règles d’origine) seront évités. Le Royaume-Uni s’efforcera de s’aligner sur les règles européennes dans les domaines pertinents[6]. Ces coopérations en matière de normes techniques et sanitaires permettront aux produits britanniques d’entrer librement dans le marché unique. Dans ce cadre, la déclaration rappelle l’intention de l’UE 27 et du Royaume-Uni de remplacer le « filet de sécurité » irlandais par un autre dispositif assurant l’intégrité du marché unique et l’absence de frontière physique en Irlande.

En matière de services et d’investissements, les deux parties envisagent des accords de libéralisation des échanges, larges et ambitieux. L’autonomie des réglementations sera préservée, mais celles-ci devront être « transparentes, efficaces, compatibles, dans la mesure du possible ». Des accords de coopération et de reconnaissances mutuelles seront signés en matière de services, en particulier de télécommunications, de transports, de services aux entreprises, de commerce par internet. La liberté de circulation des capitaux et des paiements sera garantie. En matière financière, des accords d’équivalence seront négociés ; une coopération sera instituée en matière de régulation et de supervision. Les droits intellectuels seront protégés, en particulier en matière d’indications géographiques protégées. Des accords seront signés en matière de transports aériens, maritimes, terrestres, en matière d’énergie, de marchés publics. Les pays s’engagent à coopérer en matière de lutte contre le changement climatique, de développement durable, de stabilité financière, de lutte contre le protectionnisme. Les possibilités de voyages pour des raisons touristiques, scientifiques, d’enseignement, d’affaires, ne seront pas affectées. Un accord sur la pêche devra être signé avant le 1er juillet 2020.

Des dispositions devront couvrir les aides publiques, les normes en matière de concurrence, de droit du travail, de protection sociale, d’environnement, de changement climatique et de fiscalité, pour assurer une compétition ouverte et loyale entre des acteurs placés sur un pied d’égalité (level playing field).

Le texte prévoit des instances de coordination aux niveaux techniques, ministériels, parlementaires. Tous les six mois, une conférence de haut niveau dressera un bilan de l’accord.

Les négociations continueront en matière commerciale pour assurer la compatibilité entre l’intégrité du marché unique et de l’Union douanière et le développement d’une politique commerciale autonome du Royaume-Uni.

D’un côté, le texte prévoit bien un partenariat étroit et spécial, comme le demandait le Royaume-Uni ; de l’autre, le Royaume-Uni le paye par l’engagement de respecter les règles européennes ; enfin, les points problématiques restent encore à négocier, que ce soient les droits de pêche ou l’autonomie de la politique commerciale britannique ou la sortie du filet de sécurité irlandais. Le 25 novembre, le Conseil européen a souhaité adopter deux déclarations. La première insiste sur l’importance de trouver un accord sur la pêche, avant la fin de la période de transition et permettant de maintenir l’accès des pêcheurs de l’UE-27 aux eaux maritimes britanniques. Elle lie aussi l’extension de la période de transition au respect par le Royaume-Uni de ses obligations sur le protocole irlandais. Elle rappelle les conditions que l’UE27 avait fixées le 20 mars 2018 pour un accord : « La divergence au niveau des tarifs extérieurs et des règles internes, ainsi que l’absence d’institutions et d’un système juridique communs nécessitent des vérifications et des contrôles pour préserver l’intégrité du marché unique de l’UE et celle du marché du Royaume-Uni. Cela aura malheureusement des conséquences économiques négatives, en particulier au Royaume-Uni… Un accord de libre-échange ne saurait offrir les mêmes avantages que le Statut d’État membre ». La deuxième déclaration précise que Gibraltar ne sera pas inclus dans le futur accord commercial négocié entre le Royaume-Uni et l’UE27 ; un accord séparé sera nécessaire et soumis à l’agrément préalable de l’Espagne. Ces déclarations ne faciliteront pas la tâche de Theresa May pour faire voter l’accord par le Parlement britannique.

Signalons deux points qui n’ont guère été évoqués dans la négociation. Ce partenariat privilégié pourrait servir de modèle pour les relations avec d’autres pays. L’UE a signé de nombreux accords d’union douanière avec ses voisins, les pays de l’espace économique européen (Norvège, Islande, Lichtenstein), la Suisse, l’Ukraine, la Géorgie et la Moldavie. Cinq pays sont candidats à l’entrée (Albanie, Monténégro, Serbie, Kosovo et Macédoine du Nord). Ne pourrait-on formaliser ces partenariats dans un troisième cercle autour de l’UE ?

L’engagement de pratiquer une concurrence loyale n’impose-t-il pas une certaine harmonisation fiscale dans l’UE27, en particulier quant aux taux et aux modalités de l’impôt sur les sociétés ? L’UE27 a-t-elle eu raison de soutenir la République irlandaise sans contrepartie ? On voit mal comment l’UE27 pourrait reprocher au Royaume-Uni de pratiquer de la concurrence déloyale quand elle tolère les pratiques de l’Irlande, des Pays-Bas ou du Luxembourg. De même, l’insistance sur les dispositifs pour empêcher le RU de pratiquer une concurrence fiscale et sociale déloyale contraste avec le laxisme de l’UE tant dans ses relations avec des pays tiers que dans le contrôle des politiques de dévaluation interne de certains pays membres (Allemagne, par exemple).

Au bilan, le Royaume-Uni obtient de retrouver sa souveraineté nationale, de ne plus être soumis à la CJUE, de ne plus avoir à respecter la liberté d’installation des travailleurs des pays de l’UE. En contrepartie, il n’aura plus de voix au chapitre à Bruxelles.

Les milieux d’affaires ont accueilli favorablement le projet dans la mesure où il écarte les risques de No Deal et annonce un accord de libre-échange entre le Royaume-Uni et l’UE, qui n’imposerait que peu de restrictions aux échanges commerciaux.

A ce jour, il n’y a aucune certitude que le parlement britannique validera l’accord proposé par Theresa May et les négociateurs de l’UE-27. Theresa May doit trouver une majorité pour un accord de compromis. Elle rencontrera l’opposition des conservateurs hard brexiters qui sont prêts à une sortie sans accord pour que le Royaume-Uni puisse « reprendre le contrôle », s’engager dans des négociations commerciales avec des pays tiers, sortir des réglementations européennes, se lancer dans une politique de dérégulation qui ferait du Royaume-Uni un paradis fiscal et réglementaire. Mais le Royaume-Uni est déjà l’un des pays où les régulations des marchés des biens et du travail sont les plus souples. Une forte baisse des impôts supposerait de nouvelles baisses des dépenses sociales, contraire aux promesses du parti conservateur. Et le No deal mettrait des barrières à l’accès au marché unique des produits et services du RU. Theresa May se heurtera au parti unioniste irlandais (DUP), opposé à tout traitement différent de l’Irlande du Nord, comme aux nationalistes écossais, qui souhaitent que l’Ecosse reste dans l’UE. Elle se heurtera aussi aux remainers (conservateurs, travaillistes ou libéraux-démocrates) qui, forts de certains sondages récents, réclament un nouveau referendum. Jeremy Corbyn ne remet pas en cause le résultat du referendum, mais beaucoup de parlementaires travaillistes pourraient voter contre le texte, même s’ils sont partisans d’un soft Brexit, tel que le Traité l’organise. Ils espèrent provoquer des élections anticipées qui pourraient leur permettre de revenir au pouvoir. Ils prétendent reprendre ensuite les négociations, se faisant fort de parvenir à un accord meilleur pour le Royaume-Uni, qui lui permette à la fois de bénéficier « des mêmes avantages qu’actuellement en tant que membres de l’Union douanière et du marché unique » et de contrôler les flux migratoires. Mais l’UE-27 a refusé nettement toute reprise des négociations et certains travaillistes souhaitent un nouveau referendum… L’espoir de Theresa May est que la crainte d’un No deal sera suffisamment forte pour que son compromis soit voté.

Si, au départ, le Brexit semblait fragiliser l’UE, en montrant qu’un départ était possible, l’UE a montré son unité dans les négociations. Il est vite apparu que sortir de l’UE était pénible et coûteux. L’UE est une cage, plus ou moins dorée, dont il est difficile, sinon impossible, de sortir.

 

[1] Voir : Joint report from the negotiators of the EU and the UK government on progress during phase 1 of negotiations under Article 50 on the UK’s orderly withdrawal from the EU, 8 décembre 2017. Voir Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak, « Brexit réussir sa sortie », blog de l’OFCE, 6 décembre 2017.

[2] https://ec.europa.eu/commission/sites/beta-political/files/draft_withdrawal_agreement_0.pdf

[3] https://www.consilium.europa.eu/media/37059/20181121-cover-political-declaration.pdf

[4] https://www.consilium.europa.eu/media/37114/25-special-euco-final-conclusions-fr.pdf et

[5] https://www.consilium.europa.eu/media/37137/25-special-euco-statement-fr.pdf

[6] Le flou est dans le texte : “The United Kingdom will consider aligning with Union rules in relevant areas”.

 




Qui des Etats-Unis ou de l’Union européenne sera le meilleur terrain de jeu fiscal des entreprises ?

par Sarah Guillou

En matière de concurrence fiscale, deux événements récents démontrent les divergences de vues américaine et européenne. Il y a tout d’abord l’affaire Boeing, société contre laquelle l’Union européenne (UE) a entrepris une demande de consultation auprès de l’OMC. L’UE conteste les aides fiscales offertes par l’Etat de Washington au constructeur aéronautique américain. Puis, il y a l’enquête de la Commission européenne à l’égard du Luxembourg au sujet des dispositions fiscales dont bénéficient Amazon, le groupe de distribution sur Internet. Boeing et Amazon sont des acteurs intensifs de la concurrence fiscale. Alors que celle-ci est largement répandue et admise aux Etats-Unis, elle est de plus en remise en question dans l’UE, voire exclue de droit, si elle est qualifiée d’aide publique illégale.

Dans l’affaire Boeing, l’UE a demandé en décembre 2014 une consultation à l’OMC au sujet des aides fiscales versées par l’Etat de Washington pour la fabrication du nouveau Boeing 777X. Ces aides s’élèveraient à 8,7 milliards de dollars pour assurer l’assemblage dans l’Etat. Mises en place en novembre 2013 par l’Etat de Washington, son gouverneur a décidé de les prolonger jusqu’en 2040 ! Les aides conditionnent la production à l’usage de produits locaux, autrement dit, le bénéfice des aides fiscales est lié « à des prescriptions relatives à la teneur en éléments locaux ». Or ces prescriptions sont contraires à l’Accord de l’OMC sur les subventions et mesures compensatoires. Nous ne discuterons pas ici de la plainte de l’UE dont on attend la réponse américaine, et qui s’inscrit dans un conflit récurrent entre Boeing et EADS concernant les aides publiques qu’ils reçoivent. Cette affaire offre cependant l’occasion de saisir l’intensité de la concurrence fiscale qui existe aux Etats-Unis entre les Etats.

Si les Etats-Unis ont, comme l’UE, le souci de la non-discrimination qui s’exprime dans la doctrine de la Clause de commerce de la Constitution américaine, en pratique, la jurisprudence, qui est un contrôle a posteriori, a du mal à donner une définition de la discrimination qui conduit à l’interdiction des réglementations discriminantes. Il s’ensuit que les Etats sont libres d’offrir des subventions ou des avantages fiscaux aux entreprises – toutes ou certaines – pour attirer les investissements et les emplois. Rappelons qu’en Europe, le contrôle des aides publiques se fait a priori et qu’il est totalement exclu que des aides puissent être accordées spécifiquement à des entreprises (voir Guillou, 2013, le blog). Aux Etats-Unis, Boeing est un acteur de premier plan de cette concurrence fiscale.

Un bureau d’études américain « goodjobsfirst », qui traque les aides et subventions accordées aux entreprises par les institutions publiques, a mis en évidence que 965 entreprises concentraient 75% de l’aide. C’est Boeing qui reçoit en valeur le plus d’aides. Elles proviennent principalement de deux Etats, l’Etat de Washington et l’Etat de Caroline du Sud, auxquelles s’ajoutent de nombreuses aides (130 contrats) en provenance de tous les Etats-Unis. Le cumul de toutes ces aides – révélées – se monte à 13 milliards de dollars. Boeing est un récipiendaire loin devant les autres entreprises, puisque Alcoa en deuxième position reçoit moins de la moitié (5,6 milliards de dollars). Une autre étude indique que 22 Etats se sont faits concurrence pour accueillir la fabrication du nouveau 777X Airliner. Boeing a finalement décidé de rester dans la région de Seattle et a accepté l’aide de l’Etat de Washington reposant sur un accord fiscal d’une durée de 16 ans estimé à plus de 8,7 milliards de dollars, l’aide la plus importante versée aux Etats-Unis. Le « lobbying » des entreprises aux Etats-Unis est bien plus important qu’en Europe et il explique une grande part de cette concurrence que se font les Etats pour attirer les entreprises. Les Etats-Unis se plaignent de la concurrence fiscale étrangère (notamment vis-à-vis de l’Irlande) mais l’acceptent totalement sur leur territoire. Cette position ne prévaut pas pour l’UE, bien évidemment, parce que l’Union n’est pas fiscalement intégrée.

En effet, en Europe, l’harmonisation fiscale n’est pas encore à l’ordre du jour. Mais la concurrence fiscale est de plus en plus en débat. Ce dernier n’est pas vain puisqu’il a poussé l’Irlande à renoncer à son système du « double Irish » qui permettait à certaines entreprises localisées en Irlande d’être imposées dans des paradis fiscaux. Depuis janvier 2015, un processus de retrait pour les entreprises bénéficiant de ce régime a été entamé. Si le maintien d’une fiscalité différenciée est admis en Europe, ce sont les excès de la concurrence fiscale qui la rendent intolérable dans le marché commun. Quand les stratégies d’optimisation fiscale des entreprises rencontrent les stratégies d’attraction des emplois et des investissements des Etats, l’ingéniosité des administrations fiscales constitue une menace pour le marché commun. Et le plus inquiétant est que se légalise un « contournement » de la règle fiscale commune.

Le contrôle européen des aides publiques est un puissant gardien de l’usage des deniers publics et de la non-discrimination au sein du marché européen. Ce contrôle pourrait bien devenir l’instrument de la lutte contre les « loopholes », ces failles dans le système fiscal qui entraînent des pertes notables de ressources publiques. Ce qui est reproché au Luxembourg est attaché à son système de rescrit fiscal  (ou « tax rulings »). Le rescrit fiscal est une procédure de négociation d’un Etat avec une entreprise de son futur statut fiscal. Qualifié de « commercialisation de la souveraineté étatique », cette procédure est très répandue au Luxembourg et a été mise au jour par une enquête journalistique récente publiée en novembre 2014 (Le Monde) qui montre que le Luxembourg n’est pas le seul pays à procéder à ces « tax rulings ».

Le Luxembourg attire un grand nombre d’entreprises multinationales qui choisissent d’y localiser leur siège européen en conséquence d’une optimisation fiscale. C’est le pays de l’UE pour lequel le rapport entre le PNB (la production des nationaux) et le PIB (la production des résidents) est le plus faible : il est de 64% en 2013 contre un peu plus de 100% pour la France et pour l’Allemagne. Autrement dit, le Luxembourg perd plus d’un tiers du revenu national après versement des revenus aux entreprises étrangères résidentes (nets des revenus reçus). Cela révèle l’opportunisme fiscal des nombreuses entreprises multinationales qui y sont implantées et pour lesquelles le marché luxembourgeois n’est évidemment pas une cible.

Dans le cas d’espèce, le Luxembourg aurait accordé à Amazon une valorisation de ses prix de transfert, que la Commission européenne (CE) juge surestimés conduisant à sous-estimer la base imposable (voir la décision de la CE récemment rendue publique).

Les prix de transfert sont les prix des biens et services échangés entre filiales d’un même groupe. Ces échanges doivent théoriquement être valorisés au prix du marché, c’est-à-dire au prix qui serait payé par une entreprise qui ne serait pas une filiale du groupe. Les décisions sur ces prix peuvent modifier les montants des achats et des recettes et donc les profits des filiales. La logique des groupes est de minimiser les profits là où les taux d’imposition sont élevés et de les reporter là où les taux sont faibles. Ce sont moins les prix des marchandises qui sont manipulés que les prix des biens intangibles comme les brevets, les droits ou autre éléments de propriété intellectuelle (marques, logos, …). Les firmes multinationales qui sont détentrices de capital immatériel, comme le sont les géants de la Silicon Valley, sont les acteurs les plus actifs de cette manipulation.

Un moyen de prévenir ces manipulations de prix de transfert en Europe serait de rendre obligatoire le calcul d’une assiette commune consolidée pour l’impôt des sociétés. C’est ce que propose le projet de directive ACCIS de 2011 toujours en discussion. L’arbitrage entre les différents pays européens serait rendu inutile puisque l’assiette serait consolidée et ensuite répartie entre les Etats selon une formule qui tiendrait compte des immobilisations, de la main-d’œuvre et du chiffre d’affaires. Les Etats resteraient maîtres de leur taux d’impôt sur les sociétés. Il est prévu que ce régime d’assiette commune soit optionnel. Il n’est pas sûr que cette caractéristique suffise à faire adopter la directive qui demande, en matière fiscale, l’unanimité des voix qui sont, pour le moment, très discordantes.

De l’autre côté de l’Atlantique, les Etats-Unis ont un système d’assiette consolidée au niveau de la Nation et un taux fédéral commun d’imposition sur les sociétés. Mais les taxes locales, qui peuvent varier entre 1 et 12%, sont en général déductibles du calcul de l’impôt fédéral. La question des prix de transfert entre des filiales de différents Etats peut donc se poser également. Et ce, d’autant plus qu’au taux local d’imposition sur les bénéfices se soustraient des crédits d’impôts divers attribués à certaines entreprises.

L’issue de l’enquête portant sur le Luxembourg et Amazon sera importante pour l’avenir de la directive ACCIS, notamment dans sa version restreinte aux entreprises du numérique. Si le jour n’est pas encore là où l’UE statuera que « le secret bancaire est une forme déguisée de subvention » (G. Zucman, La richesse cachée des nations), l’investigation concernant Amazon signale que l’UE commence à poser certaines limites à la concurrence fiscale que pourraient bientôt nous envier les contribuables américains.

 




Rotation des votes au Conseil des gouverneurs de la BCE: plus qu’un symbole ?

par Sandrine Levasseur

L’adoption de l’euro par la Lituanie, le 1er janvier dernier, porte le nombre des membres de la zone euro à dix-neuf, seuil à partir duquel le système de vote au sein du Conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne (BCE) doit être modifié. Si ce changement est passé quasiment inaperçu en France, il en va autrement en Allemagne et en Irlande où l’introduction d’une rotation dans les votes décidant de la politique monétaire en zone euro a suscité des craintes, voire des contestations. Ces craintes et contestations sont-elles justifiées ? Nous proposons ici quelques éléments d’analyse et de réflexion.

1) Comment fonctionne le système de rotation ?

Jusqu’à maintenant, lors des réunions mensuelles du Conseil des gouverneurs qui décide de la politique monétaire (politique de taux, politiques non-conventionnelles) en zone euro, le principe « un pays, un vote » s’appliquait. En d’autres termes, chaque pays disposait, au travers du Gouverneur de sa banque centrale, d’un droit de vote systématique. Aux votes des 18 Gouverneurs s’ajoutaient les votes des 6 membres du Directoire de la BCE, soit un total de 24 votes.

Dorénavant, avec l’entrée d’un 19e membre de la zone euro, les pays sont classés en deux groupes, conformément au Traité[1]. Le premier groupe est constitué des 5 plus « grands » pays, définis par la taille du PIB et du secteur financier avec des poids respectifs de 5/6 et 1/6. Le second groupe est constitué des autres pays, soit 14 pays actuellement[2]. Le groupe des 5 « grands » pays dispose chaque mois de 4 droits de vote et le groupe des 14 « petits » pays de 11 votes (tableau 1). Le vote au sein des groupes est organisé selon un principe de rotation défini par un calendrier précis : une fois sur cinq, les Gouverneurs des « grands » pays ne voteront pas tandis les Gouverneurs des « petits » pays ne voteront pas 3 fois sur 14. En revanche, les 6 membres du Directoire de la BCE continuent à bénéficier d’un droit de vote mensuel systématique. Chaque mois, pour décider de la conduite de la politique monétaire en zone euro, 21 votes seront donc exprimés alors que sous l’ancien principe, celui du « un pays, un vote », 25 votes auraient été exprimés.

Tous les gouverneurs continueront à participer aux deux réunions mensuelles du Conseil, même s’ils ne participent pas au vote.

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Pourquoi avoir changé le système des droits de vote ? L’objectif est clair et justifié : il s’agit de maintenir la capacité décisionnelle du Conseil des gouverneurs au fur et à mesure que le nombre de pays adhérant à la zone euro augmente.

Le nouveau système des droits de vote bénéficie clairement aux membres du Directoire de la BCE qui disposent dorénavant de 28,6 % des droits de vote (6/21) alors que l’ancien système ne leur en aurait donné « que » 24 % (6/25). Le groupe des « grands » pays en dispose de 19 % (contre 20 % dans l’ancien système). Le groupe des « petits pays obtient 52 % (11/21) des droits de vote alors qu’il en aurait obtenu 56 % (14/25) si l’ancien système de vote avait été maintenu. Le groupe des « petits » pays perd donc relativement plus de droits de vote que le groupe des « grands » pays et ce, en faveur du Directoire de la BCE.

2) Les arguments des opposants allemands et irlandais au système de rotation

Les arguments des opposants allemands au nouveau système, au-delà de la perte de prestige, sont que la première puissance économique de la zone euro et aussi première contributrice au capital de la BCE (Tableau 1) doit nécessairement participer au vote décidant de la politique monétaire. De façon à ce que les intérêts de l’Allemagne ne soient pas négligés, son Gouverneur doit disposer, lorsqu’il ne vote pas, d’un droit de veto. Ce droit de veto est aussi justifié par le fait que l’on ne peut être responsable que de ses décisions.

En Irlande, selon les opposants au nouveau système, le mythe de l’égalité entre les pays de la zone euro prend fin : la mise en place d’un système de rotation qui favorise les grands pays officialise la non-égalité des pays au sein de la zone. L’Irlande devient ainsi explicitement un pays de seconde catégorie. En outre, l’influence de l’Irlande dans le processus décisionnel sera encore plus diminuée avec les élargissements futurs de la zone euro.

Dans les autres pays de la zone euro, l’introduction du système de rotation ne semble avoir suscité aucune réaction contestataire, ni dans la sphère politique ni dans la société civile.

3) Les arguments des Allemands et des Irlandais sont-ils recevables ?

Comme chacun le sait, l’Allemagne a une culture de la stabilité qui lui est propre, avec notamment une forte aversion pour l’inflation du fait de son histoire. En revanche, les pays du Sud sont réputés avoir une aversion nettement moins marquée pour la « taxe inflationniste ». C’est cette différence concernant le degré d’inflation « acceptable » qui a conduit à calquer peu ou prou les statuts de la BCE sur ceux de la Bundesbank, seule façon alors d’obtenir la participation de l’Allemagne à la zone euro. Aujourd’hui, cependant, la question de l’inflation ne se pose plus puisque la zone euro serait entrée en déflation et certains augurent que cette situation pourrait durer pendant de longues années[3]. Aujourd’hui, c’est donc bien plus les moyens utilisés par la BCE pour mener la politique monétaire qui sont mis en question en Allemagne par certains membres de la sphère politique, de ses économistes et de ses citoyens. L’argument de la contribution au capital de la BCE développé par les opposants au système de rotation et plus, généralement, celui de première puissance économique, fait écho aux politiques menées ces dernières années par la BCE (e.g. assouplissement des critères d’éligibilité des titres déposés en collatéral à la BCE, achat de créances titrisées) mais aussi à la future politique de rachat de titres publics. Ces politiques font craindre outre-Rhin que la BCE ne détienne dans son bilan trop de créances « toxiques », susceptibles d’être abandonnées tôt ou tard, et dont le coût de l’abandon serait supporté par son principal financeur.

Peut-on décemment considérer que les intérêts de l’Allemagne ne seront pas pris en compte ?

Il y a trois arguments qui incitent à répondre par la négative. Tout d’abord, même lorsque le Gouverneur allemand ne votera pas, l’Allemagne disposera toujours d’un « représentant » allemand au travers du Directoire (actuellement, Sabine Lautenschläger)[4]. Certes, en théorie, les membres doivent prendre en considération l’intérêt de la zone euro lorsqu’ils votent et non l’intérêt de leur pays, mais la réalité est plus complexe[5]. Ensuite, les Gouverneurs, même lorsqu’ils ne votent pas, disposent toujours de leur droit de paroles et donc de leur pouvoir de persuasion. Enfin, de façon plus générale, la recherche d’un consensus obligera à prendre en considération l’avis des Gouverneurs ne participant pas au vote.

Quelle est la recevabilité des arguments des opposants irlandais au système de rotation ? Il est clair que les contre-arguments développés précédemment (celui du droit de parole et celui de la recherche d’un consensus) qui s’appliquent aux Allemands s’appliquent aussi aux Irlandais.

En revanche, il est vrai que l’Irlande, comme d’ailleurs tous les pays du groupe 2, supporteront une dilution des droits de vote au fur et à mesure de l’élargissement de la zone euro. Lorsque la zone euro comportera 20 membres, les 15 pays du groupe 2 devront se partager 11 votes (tableau 2, source: p. 91). Lorsque la zone euro s’élargira à nouveau pour compter 21 membres, les 16 pays du groupe 2 devront toujours se partager 11 votes … À 22 membres, la création d’un troisième groupe  aboutira à une nouvelle dilution des droits de vote pour les groupes 2 et 3 mais pas pour le groupe 1, soit le groupe des « grands » pays, qui continueront toujours à voter 80 % du temps.

La question qui se pose pour l’Irlande, mais aussi pour tous les pays du groupe 2 actuel, est celle de l’élargissement futur de la zone euro. A ce jour, tous les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) n’ayant pas encore adopté l’euro ont abandonné tout calendrier d’entrée dans la zone euro (tableau 1). Seule la Roumanie fait exception et avance 2019 pour intégrer la zone[6]. Les perspectives pour les autres pays, sans pour autant être abandonnées, apparaissent très lointaines[7]. La probabilité que la zone euro comporte bientôt 21 membres est donc plutôt faible et la probabilité que la zone euro dépasse les 22 membres encore plus. De toute façon, quelle que soit la configuration, l’Irlande ne fera jamais partie du groupe 3. Ce sont donc les pays en queue de peloton de l’actuel groupe 2 (Malte, Estonie, Lettonie, etc.) qui ont le plus à perdre en termes de fréquence de votes.

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Conclusion

On ne peut parler d’Europe unifiée tout en expliquant qu’il existe plusieurs catégories de pays. On ne peut se féliciter que la zone euro ait de nouvelles adhésions tout en expliquant que seuls certains membres peuvent/doivent participer au processus décisionnel. Un vote au sein du Conseil qui serait systématique pour certains gouverneurs (mais pas tous) ou un droit de veto que seuls quelques gouverneurs pourraient exercer ne sont pas acceptables dans une Europe unifiée. Chaque pays perd sa souveraineté monétaire en intégrant la zone euro : pourquoi certains pays devraient la perdre plus que d’autres ? Est-il pour autant souhaitable de revenir à l’ancien système, celui du « un pays, un vote » ? Non. Le nouveau système de votes au sein du Conseil des gouverneurs constitue un bon compromis entre la nécessité de maintenir la capacité décisionnelle du Conseil des gouverneurs (et donc avoir un nombre réduit de votants) et celle de permettre à chacun des gouverneurs de participer au vote sur une base régulière. De ce point de vue, le système de rotation qui prévaut en zone euro est plus équilibré que celui qui prévaut aux Etats Unis où certains membres peuvent s’abstenir de voter pendant un, deux, voire trois ans[8]. Dans la zone euro, le laps de temps pendant lequel un gouverneur ne participera pas au vote décidant de la politique monétaire n’excédera pas un mois pour les pays du groupe 1 et, pour les pays du groupe 2, il n’excédera pas trois mois (tant que la zone euro reste constituée de 19 pays).

Tout du moins en théorie. Car, en pratique, si le Conseil des gouverneurs continuera bien à se rencontrer deux fois par mois, le vote concernant la conduite de la politique monétaire n’interviendra plus que toutes les … six semaines (contre quatre auparavant). Le temps d’abstention de vote devrait donc être (un peu) plus long que celui donné dans tous les documents officiels de la BCE et des banques centrales nationales de la zone euro…

 

 


[1] Plus précisément, le Conseil européen du 21 mars 2003 a modifié l’Article 10.2 relatif aux statuts de l’Eurosystème afin de permettre la mise en place d’un système de rotation au sein du Conseil des gouverneurs. L’article modifié prévoyait que le système de rotation puisse être introduit dès l’entrée du 16e membre dans la zone euro et, au plus tard, à l’entrée du 19e membre.

[2] A l’entrée d’un 22e pays dans la zone euro, le Traité prévoit la création d’un troisième groupe.

[3]Pour la première fois depuis 2009, la croissance des prix à la consommation est devenue négative, s’établissant à -0,2 % sur un an.

[4]Les autres membres du Directoire sont de nationalité italienne (Mario Draghi, Président de la BCE). portuguaise (Vítor Constâncio, vice-Président de la BCE), française (Benoît Cœuré), luxembourgeoise (Yves Mersch) et belge (Peter Praet).

[5] L’expérience américaine du Federal Open Market Committee montre qu’il existe un biais régional dans les votes des Gouverneurs (Meade et Sheets, 2005 : « Regional Influences on FOMC Voting Patterns », Journal of Money Credit and Banking, 33, p. 661-678.)

[6] Il lui faudra de toute façon respecter les critères de Maastricht (critères de déficit public, de taux d’intérêt, d’inflation, etc.).

[7] Ce revirement s’explique en partie par le fait que beaucoup de ces PECO ont bénéficié de la dépréciation de leur monnaie par rapport à l’euro. Ils ont ainsi compris qu’intégrer la zone euro ne leur apporterait pas que des avantages. De plus, on fait l’hypothèse ici que le Royaume-Uni, le Danemark et la Suède n’intégreront jamais la zone euro du fait de leur clause d’Opting-out.

 




Au royaume des aveugles, les Irlandais sont-ils les rois ?

par Christophe Blot

Le 15 décembre 2013, l’Irlande est sortie du plan d’aide de 85 milliards d’euros accordé en novembre 2010 par le FMI et l’Union européenne. Cette annonce a deux conséquences directes. D’une part, le gouvernement irlandais, ne recevant plus de financement de ces deux institutions, devra couvrir l’intégralité de ses besoins de financement sur les marchés financiers. La baisse significative des taux d’intérêt souverains, en particulier au regard des taux en vigueur sur les dettes portugaises, espagnoles ou italiennes (graphique 1), montre que cette sortie du plan de sauvetage se fera sans surcoût. En effet, le taux de marché est aujourd’hui équivalent à celui payé par le gouvernement en contrepartie des 85 milliards d’euros d’aide reçue. Le gouvernement irlandais n’avait d’ailleurs pas attendu la fin de l’aide internationale pour réaliser, avec succès, des émissions obligataires. D’autre part, le gouvernement sort de la tutelle de la troïka (UE, BCE et FMI) et retrouve ainsi des marges de manœuvre en matière budgétaire. Toutes les contraintes ne seront pas levées pour autant puisque l’Irlande est toujours tenue de respecter les règles budgétaires en vigueur dans l’Union européenne. La dette publique, qui dépasse 120% du PIB, devra être ramenée à 60% en 20 ans et le déficit budgétaire réduit à 3% d’ici 2015. L’austérité devra donc se poursuivre en 2014, 2015 et sans doute bien au-delà.

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Dans ces conditions, l’annonce sera finalement assez neutre du point de vue économique et social. Il reste que certains pourraient être tentés de voir dans l’exemple irlandais que le plan d’aide et surtout la cure d’austérité qui l’a accompagné peuvent être couronnés de succès. L’austérité aurait donc porté ses fruits chez l’ancien « tigre celtique », ce qui doit encourager la Grèce et le Portugal à poursuivre leurs efforts. Qu’en est-il réellement ? Il faut d’emblée souligner le caractère fallacieux de l’argument qui s’appuie uniquement sur un critère de performance économique indéniablement meilleure pour l’Irlande. Le taux de chômage, en baisse de 2 points depuis 2012, s’élève aujourd’hui à 12,9% contre 15,6% au Portugal et plus de 25% en Grèce ou en Espagne. Depuis la fin de l’année 2010, le PIB irlandais a progressé de 2,3% alors qu’il a reculé de 5,6% au Portugal et de 3% en Espagne.

L’efficacité d’une stratégie de politique économique peut être évaluée de deux manières, soit en la comparant à une stratégie alternative d’absence d’austérité ou de moindre austérité, soit en tentant d’évaluer les effets de cette politique « toutes choses égales par ailleurs », soit ici à politique monétaire inchangée, à niveau de compétitivité donnée, … L’économiste recourt alors généralement à une analyse économétrique. Une telle évaluation va bien au-delà de l’objectif que l’on peut attribuer à ce billet mais il n’en demeure pas moins que l’on peut tenter de préciser quelques éléments.

Sur le plan empirique, les analyses récentes montrent que l’effet de l’austérité sur l’activité économique est indubitablement négatif. Le multiplicateur, mesurant l’impact sur l’activité d’un point d’effort budgétaire[1], est surtout plus fort lorsque le niveau de chômage est élevé[2], lorsque la politique monétaire est contrainte par le niveau plancher au-delà duquel elle ne peut plus baisser les taux d’intérêt de court terme, et lorsque le système financier se trouve en situation de crise. Le niveau du chômage, la crise financière qui a secoué l’Irlande après l’éclatement de la bulle immobilière et les imperfections de la transmission de la politique monétaire unique sur les taux d’intérêt des pays de la zone euro en crise sont autant de facteurs qui semblent indiquer que l’effet multiplicateur des restrictions budgétaires mises en œuvre par le gouvernement irlandais est certainement élevé. S’il n’existe pas d’évaluation économétrique de l’austérité irlandaise, le graphique 2 montre qu’il y a bien une corrélation entre l’impulsion budgétaire cumulée de l’Irlande entre 2008 et 2013 et l’écart de production. Ce dernier, qui mesure la distance entre le niveau observé du PIB et son potentiel est estimé à plus de 9 points par l’OCDE pour l’année 2013. Si la politique budgétaire ne peut être tenue seule responsable de cette situation, l’austérité aura contribué à creuser cet écart de production depuis 2011. Comparativement à la Grèce, au Portugal ou à l’Espagne, il se pourrait que les conséquences soient moins fortes en Irlande. La meilleure position de l’économie irlandaise en termes de compétitivité, en particulier de compétitivité hors-prix, la fiscalité avantageuse pour les entreprises multinationales ou la moindre exposition relative de l’Irlande aux autres pays de la zone euro peuvent contribuer à expliquer cette situation. La crédibilité du gouvernement irlandais aux yeux des marchés a par ailleurs sans doute été plus forte comme en témoigne la moindre envolée des taux. D’une part, le déficit budgétaire irlandais résulte plus de la crise bancaire et immobilière, qui a provoqué une forte récession, que de l’inefficacité du système fiscal ou d’une mauvaise gestion des dépenses publiques. L’Irlande dégageait d’ailleurs des excédents budgétaires avant la crise. D’autre part, l’Irlande a déjà fait l’expérience d’un épisode de consolidation budgétaire au cours des années 1980, ce qui a pu convaincre les marchés de la crédibilité du gouvernement à stabiliser ses finances publiques. Pour autant ces arguments n’indiquent pas que l’épisode de consolidation aurait eu un effet positif ou même nul. De fait, l’Irlande a bien connu une nouvelle récession en fin d’année 2012.

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Par ailleurs, l’analyse, réalisée dans le second rapport iAGS (independant Annual Growth Survey), en variante d’une stratégie alternative d’austérité budgétaire, montre que l’Irlande gagnerait (ou aurait gagné) en moyenne 1,2 point de croissance par an entre 2011 et 2015 si le gouvernement avait choisi d’étaler l’austérité dès 2011, c’est-à-dire de limiter les impulsions budgétaires à 0,5 % du PIB. Dans ces conditions, l’Irlande aurait évité une deuxième récession. Il est donc indéniable que la stratégie d’austérité budgétaire, telle qu’elle a été mise en œuvre en Irlande, a été coûteuse en termes de croissance. Il faut toutefois souligner que dans un scénario alternatif d’étalement de l’austérité dès 2011, la dette publique n’aurait pas atteint le seuil de 60% en 2032, date à laquelle les dettes publiques devraient converger puisque les règles budgétaires soulignent la nécessité de converger vers ce seuil de 60 % du PIB au rythme de 1/20e par an. Il y a donc bien un arbitrage entre les objectifs de consolidation et l’objectif de croissance et de plein-emploi.

Certes, l’Irlande s’en sort mieux que d’autres pays de la zone euro. Mais, il faudrait sans doute être aveugle pour considérer que la sortie du plan d’aide témoigne du succès de la politique d’austérité budgétaire. Les perspectives de croissance sont plus favorables en Irlande qu’elles ne le sont au Portugal, en Grèce ou même en Espagne et en Italie (voir ici les prévisions de l’OFCE pour la zone euro). Pour autant, cet argument ne doit pas faire oublier que le PIB par tête de l’Irlande est aujourd’hui inférieur de 12 % à ce qu’il était avant la crise. Le taux de chômage dépasse 12 % et les inégalités se creusent.

 


[1] Voir Heyer (ici) pour une synthèse de cette littérature.

[2] Un niveau élevé de chômage accroît les contraintes de liquidité des ménages.




Peut-on se relever d’une crise bancaire ? Analyse comparée de l’Irlande et de l’Islande

par Céline Antonin et Christophe Blot

En économie, les miracles s’avèrent parfois être des mirages. L’Islande et l’Irlande en font l’expérience. Ces deux petites économies ouvertes, paradis de la finance libéralisée et dérégulée, havres de croissance au début des années 2000, ont été frappées de plein fouet par la crise financière. La nationalisation quasi-intégrale des systèmes financiers qui en a résulté a pesé sur la dette publique de ces deux pays. Pour endiguer la hausse de la dette et les risques d’insoutenabilité, les gouvernements des deux pays ont, dès 2010, mis en œuvre des plans d’austérité budgétaire, mais avec une différence de taille : l’Irlande appartient à la zone euro, ce qui n’est pas le cas de l’Islande. La dernière Note de l’OFCE (n°25 du 4 février 2013) revient sur la situation financière et macroéconomique récente de ces deux pays afin de montrer dans quelle mesure les divergences de policy-mix peuvent rendre compte de trajectoires de sortie de crise différentes.

Si la crise bancaire islandaise fut amplifiée par une crise de change, la dépréciation de la couronne fut ensuite un facteur de reprise si bien qu’aujourd’hui, la croissance est de retour en Islande. Le PIB a été marqué par une forte volatilité : entre le troisième trimestre 2007 et le deuxième trimestre 2011, le PIB a baissé de plus de 13 % mais il a depuis rebondi de 5,7 %. En Irlande, la volatilité a été moindre et la phase récessive moins longue qu’en Islande (8 trimestres) et de plus faible amplitude (-10,7 %). En revanche, la sortie de crise y est plus timide avec une progression du PIB de seulement 3,4 % depuis fin 2009.

Notre analyse nous conduit à deux conclusions principales : d’une part, la dévaluation interne est moins efficace que la dévaluation externe ; d’autre part, la consolidation budgétaire est moins coûteuse lorsqu’elle est accompagnée de conditions monétaires et d’une politique de change favorables. C’est à la lumière de ces éléments qu’il convient de redéfinir le policy mix optimal en zone euro comme nous le suggérons plus en détail dans le rapport iAGS. Une politique monétaire active est indispensable pour permettre le refinancement de la dette publique Ainsi, la Banque centrale européenne doit intervenir en tant que prêteur en dernier ressort des pays membres. Les pays en situation d’excédents doivent engager des politiques de “reflation” afin de contribuer à résorber les déséquilibres courants. L’ajustement budgétaire doit être assoupli et éventuellement décalé afin de permettre un retour plus rapide de la croissance.