La BCE reste préoccupée par la faiblesse de l’inflation

Par Christophe Blot, Jérôme Creel et Paul Hubert

Le Président de la Banque centrale européenne, M. Mario Draghi, a annoncé récemment que l’augmentation du taux directeur de la BCE interviendrait « bien après » la fin des mesures d’achats massifs de titres obligataires (prévue pour septembre 2018), principalement émis par les Etats de la zone euro, et à un « rythme mesuré ». La hausse du taux directeur pourrait donc intervenir vers la mi-2019, soit quelques semaines avant la passation de pouvoir entre Mario Draghi et son successeur.

Lors de son audition trimestrielle face aux parlementaires européens, Mario Draghi a fait preuve de prudence à propos de l’intensité et de la pérennité de la reprise économique[1]. A l’écouter, la zone euro n’aurait pas forcément refermé son écart de production (le PIB réalisé resterait en deçà de son potentiel) malgré la reprise des derniers trimestres. Ce n’est donc pas le moment de modifier l’orientation de la politique monétaire au risque de fragiliser cette reprise. Il est par ailleurs indéniable que les effets de la reprise ne se matérialisent pour le moment que très lentement et progressivement dans des hausses de salaires, ce qui explique en partie pourquoi le taux d’inflation de la zone euro reste en deçà de sa cible de moyen terme.

Le Président de la BCE a aussi fait preuve de confiance dans le fait que les entreprises ancrent progressivement leurs anticipations de prix (et de salaires) sur la cible d’inflation de la BCE, soit 2% par an. Mario Draghi est aussi apparu très confiant dans l’efficacité de la politique monétaire. Il a annoncé que les mesures entreprises depuis 2014 contribueraient à une augmentation (cumulative) de 2 points de pourcentage, respectivement de la croissance réelle et de l’inflation entre 2016 et 2019.

Si la prévision de retour de l’inflation à sa cible en 2019 par la BCE est contredite par Hasenzagl et al. (2018), on y retrouve ces mêmes déterminants de l’inflation européenne. Dans une étude récente, nous montrons aussi que les deux principaux déterminants de l’inflation dans la zone euro sont les anticipations d’inflation et la croissance des salaires. Sans ancrage des premières sur la cible de moyen terme de la BCE et sans effet de second tour de la politique monétaire sur les salaires, l’inflation ne reviendra pas à sa cible à court terme. Les réformes structurelles ont peut-être accru le PIB potentiel comme le prétend Mario Draghi, mais elles ont jusqu’à présent plus certainement pesé sur les évolutions salariales et de prix.

 

[1] Une fois par trimestre un dialogue monétaire est organisé entre le Président de la BCE et les membres de la Commission des Affaires monétaires du Parlement européen. Ce dialogue permet au Président de la BCE d’expliquer l’orientation de la politique monétaire dans la zone euro et d’exprimer son point de vue sur des sujets définis en amont.




Quel rôle pour le bilan des banques centrales dans la conduite de la politique monétaire ?

par Christophe Blot, Jérôme Creel et Paul Hubert

En ajustant la taille et la composition de leur bilan, les banques centrales ont profondément modifié leur stratégie de politique monétaire. Bien que la mise en œuvre de ces mesures ait été initialement envisagée pour une période de crise, la question se pose désormais de l’utilisation du bilan comme instrument de politique monétaire en dehors des périodes de crise.

La politique d’achats de titres effectués par les banques centrales s’est traduite par une augmentation considérable de la taille de leur bilan. En septembre 2017, les bilans de la Réserve fédérale et de la BCE s’élevaient respectivement à près de 4 500 Mds de dollars (soit 23,3 % du PIB des Etats-Unis) et 4 300 Mds d’euros pour la BCE (38,5 % du PIB de la zone euro), alors qu’ils étaient de 870 Mds de dollars (soit 6,0 % du PIB) et 1 190 Mds d’euros (soit 12,7 % du PIB) en juin 2007. La fin de la crise financière et de la crise économique plaide pour un resserrement progressif de la politique monétaire, déjà entamé aux Etats-Unis et à venir dans la zone euro. Ainsi, la Réserve fédérale a augmenté le taux d’intérêt directeur à cinq reprises depuis décembre 2015 et a commencé à réduire la taille de son bilan en octobre 2017. Toutefois, aucune indication précise n’a été donnée sur la taille du bilan des banques centrales une fois que le processus de normalisation aura été achevé. Au-delà de la taille se pose la question du rôle de ces politiques de bilan pour la conduite de la politique monétaire à venir.

Initialement, les mesures prises pendant la crise devaient être exceptionnelles et temporaires. L’objectif était de satisfaire un large besoin de liquidités et d’agir directement sur les prix de certains actifs ou sur la partie longue de la courbe des taux, lorsque l’instrument standard de politique monétaire – le taux d’intérêt de très court terme – était contraint par le plancher à 0% (ZLB pour Zero lower bound). L’utilisation de ces mesures pendant une période prolongée – depuis dix ans – suggère cependant que les banques centrales pourraient continuer à utiliser leur bilan comme instrument de politique monétaire et de stabilité financière, y compris en période dite « normale », c’est-à-dire lorsqu’il existe des marges de manœuvre pour baisser le taux directeur. Non seulement, ces mesures non conventionnelles ont démontré une certaine efficacité mais, en outre, leurs mécanismes de transmission ne semblent pas spécifiques aux périodes de crise. Leur utilisation pourrait donc à la fois renforcer l’efficacité de la politique monétaire et améliorer la capacité des banques centrales à atteindre leurs objectifs de stabilité macroéconomique et financière. Nous développons ces arguments dans une publication récente que nous résumons ici.

Dans un article présenté en 2016 lors de la conférence de Jackson Hole, Greenwood, Hanson et Stein suggèrent que les banques centrales puissent utiliser leur bilan pour fournir des liquidités afin de satisfaire un besoin croissant du système financier pour des actifs liquides et sans risque. Les réserves excédentaires ainsi émises augmenteraient le stock d’actifs sûrs mobilisable par les banques commerciales, renforçant la stabilité financière. Les banques centrales pourraient également intervenir plus régulièrement sur les marchés afin de modifier le prix de certains actifs, les primes de risque ou les primes de terme. Ici, il ne s’agit pas forcément d’accroître ou de réduire la taille du bilan, mais de moduler sa composition afin de corriger d’éventuelles distorsions ou de renforcer la transmission de la politique monétaire en intervenant sur l’ensemble des segments de la courbe des taux. Pendant la crise des dettes souveraines, la BCE a lancé un programme d’achats de titres publics (SMP pour Securities Market Programme) qui avait pour but de réduire les primes de risques apparues sur les rendements de plusieurs pays (Grèce, Portugal, Irlande, Espagne et Italie) et d’améliorer la transmission de la politique monétaire commune vers ces pays. En 2005, le Président de la Réserve fédérale s’étonnait d’une énigme sur les marchés obligataires, constatant que les taux longs ne semblaient pas réagir au resserrement en cours de la politique monétaire américaine. Le recours à des achats ciblés de titres sur des maturités plus longues aurait sans doute permis d’améliorer la transmission de l’orientation de la politique monétaire telle qu’elle était souhaitée à cette époque par la Réserve fédérale.

En pratique, la mise en œuvre d’une telle stratégie en période « normale » soulève plusieurs remarques. D’une part, si les politiques de bilan complètent la politique de taux, les banques centrales devront accompagner leurs décisions d’une communication adaptée précisant à la fois l’orientation globale de la politique monétaire ainsi que les raisons justifiant l’utilisation de tel ou tel instrument et à quelle fin. Il semble qu’elles aient su y parvenir pendant la crise alors qu’elles multipliaient les programmes ; il n’y a donc pas de raison d’imaginer que cette communication devienne subitement plus difficile à mettre en œuvre en période « normale ». Par ailleurs, l’utilisation plus fréquente du bilan comme instrument de politique monétaire se traduirait par une plus large détention d’actifs et potentiellement d’actifs risqués. Il y aurait dans ces conditions un arbitrage à réaliser entre l’efficacité à attendre de la politique monétaire et les risques pris par la banque centrale. Notons aussi que l’utilisation du bilan n’implique pas que la taille de celui-ci croisse en permanence. Les banques centrales pourraient tout aussi bien faire le choix de vendre certains actifs dont le prix serait jugé trop élevé. Cependant, pour être en capacité de moduler effectivement la composition des actifs de la banque centrale, encore faut-il que son bilan soit suffisamment élevé pour faciliter les opérations de portefeuille de la banque centrale.

Il faut reconnaître que les économistes n’ont pas encore complètement analysé les effets potentiels des politiques de bilan sur la stabilité macroéconomique et financière. Mais cette incertitude ne devrait pas empêcher les banques centrales de recourir à des politiques de bilan, car seule l’expérience peut fournir une évaluation complète du pouvoir des politiques de bilan. L’histoire des banques centrales nous rappelle que les objectifs et les instruments utilisés par les banques centrales ont régulièrement évolué[1]. Un nouveau changement de paradigme semble donc possible. Si les politiques de bilan permettent de renforcer l’efficacité de la politique monétaire et d’améliorer la stabilité financière, les banques centrales devraient sérieusement réfléchir à leur utilisation.

Pour en savoir plus : Christophe Blot, Jérôme Creel, Paul Hubert, « What should the ECB “new normal” look like? », OFCE policy brief 29, 20 décembre.

[1] Voir Goodhart (2010).




La BCE en terrain neutre ?

par Christophe Blot et Jérôme Creel

L’implication de la Banque centrale européenne (BCE) dans la gestion budgétaire des Etats membres de la zone euro est un sujet régulier de controverse. Depuis la mise en œuvre des programmes d’achats de titres de dette publique, la BCE est tout à la fois accusée de faire des profits sur les Etats en difficulté et de prendre le risque de socialiser les pertes. La naissance de ces controverses résulte de la difficulté à bien appréhender les relations entre la BCE, les banques centrales nationales (BCN), et les gouvernements.L’architecture monétaire européenne se résume à une séquence de délégation de pouvoir. Les décisions relatives à la conduite de la politique monétaire dans la zone euro sont déléguées à une institution indépendante, la Banque centrale européenne (BCE). Mais, en vertu du principe européen de subsidiarité, la mise en œuvre de la politique monétaire est ensuite déléguée aux banques centrales nationales (BCN) des Etats membres de la zone euro : l’ensemble BCE + BCN étant nommé Eurosystème. Alors que cette dimension de l’organisation de la politique monétaire dans la zone euro n’avait jusqu’ici pas vraiment retenue l’attention, un débat a récemment émergé dans le cadre de la mise en œuvre du programme d’assouplissement quantitatif. D’après commentateurs et journalistes, certaines banques centrales nationales profiteraient plus que d’autres de ladite politique pour acheter et soutenir leur dette publique nationale, plus risquée que celle d’autres pays plus « vertueux »[1]. Celles-ci pourraient donc échapper au contrôle de la BCE et ne pas appliquer strictement la politique décidée à Francfort.

Dans un document récent, préparé dans le cadre du dialogue monétaire du Parlement européen avec la BCE, nous montrons que ces inquiétudes ne sont pas fondées pour la simple et bonne raison qu’en moyenne depuis le début de mise en œuvre de cette politique, la clé de répartition théorique a été respectée (graphique). Cette clé de répartition stipule que les achats de titres obligataires par l’Eurosystème se font au prorata de la participation des Etats au capital de la BCE. Rappelons qu’une partie des achats – 10 sur les 60 milliards d’achats mensuels effectués dans le cadre du PSPP – est effectuée directement par la BCE[2]. Les autres achats sont effectués directement par les BCN. Comme chaque banque centrale achète les titres émis par son gouvernement, les acquisitions d’obligations publiques par les BCN ne conduisent pas à un partage des risques entre les Etats membres. Les profits ou les pertes sont conservées au bilan des BCN ou transférées aux gouvernements nationaux selon les accords en vigueur dans chaque pays.

Cette répartition des achats d’obligations publiques qui se veut neutre en termes de gestion de risque ne l’est cependant pas tout à fait, mais pas pour les raisons qui semblent avoir inquiété le Comité des affaires économiques et monétaires du Parlement européen. Cette répartition favorise le maintien de taux de rendement très bas sur les dettes de certains Etats membres. En effet, en ne se basant pas sur les besoins de financement des Etats membres ou sur la taille de leurs dettes publiques, elle peut produire des distorsions en raréfiant l’offre d’obligations publiques disponibles sur les marchés secondaires. Tel peut être le cas en Allemagne, en Espagne et aux Pays-Bas dont les parts dans les dettes publiques européennes sont moindres que leurs parts respectives dans le capital de la BCE (tableau). A l’inverse, les achats d’obligations italiennes sont moindres avec la clé de répartition actuelle qu’avec une clé de répartition qui tiendrait compte de la taille relative de la dette publique. La politique de la BCE a donc moins de répercussions sur le marché de la dette italienne qu’elle n’en a sur le marché allemand.

Ce choix pourrait par ailleurs contraindre les décisions de la BCE sur la poursuite de l’assouplissement quantitatif après décembre 2017. Admettons que la meilleure politique pour la BCE consiste à poursuivre au même rythme la politique actuelle au-delà de décembre 2017, mais à la stopper une bonne fois pour toutes en juillet 2018. En l’état des règles de répartition, cette politique reste conditionnée à la disponibilité d’obligations publiques échangeables jusqu’en juillet 2018 pour tous les pays, y compris ceux dont les émissions de dette sont rares car leurs besoins de financement sont faibles. Il se pourrait que la poursuite de cette politique en l’état des règles adoptées par la BCE soit impossible parce que les dettes disponibles sont en montants insuffisants dans certains pays. Il faudrait alors mettre en œuvre une politique différente en réduisant par exemple drastiquement les achats mensuels de titres à court terme (mettons en janvier 2018), tout en poursuivant éventuellement cette politique plus longtemps (au-delà du premier semestre 2018). Le choix de ne pas recourir à un partage des risques dans la gestion de la politique monétaire européenne est donc loin d’être neutre dans la mise en œuvre effective de cette politique.

graph 2

 

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[1] Mario Draghi a en effet été interrogé sur la répartition de la politique d’achat de titres publics (PSPP pour Public sector purchase programme) lors de la conférence de presse qu’il a tenu le 8 septembre 2017.

[2] Sur cette somme, il y a un partage des risques : les gains ou les pertes sont partagés par l’ensemble des BCN au prorata de leur contribution au capital de la BCE.




Quels facteurs expliquent la récente hausse des taux d’intérêt longs ?

par Christophe Blot, Jérôme Creel, Paul Hubert et Fabien Labondance

Depuis l’éclatement de la crise financière, l’évolution des taux d’intérêt souverains à long terme dans la zone euro a connu de larges fluctuations ainsi que des périodes de forte divergence entre les États membres, notamment entre 2010 et 2013 (graphique 1). Une forte réduction des taux à long terme a débuté après juillet 2012 et le célèbre « Whatever it takes » de Mario Draghi. Malgré la mise en œuvre et l’extension du programme d’achat de titres publics (PSPP) en 2015 et bien qu’ils restent à des niveaux historiquement bas, les taux d’intérêt souverains à long terme ont récemment augmenté.

graph 1

La hausse récente des taux d’intérêt souverains à long terme de la zone euro peut avoir plusieurs interprétations. Il se peut que, compte tenu de la situation économique et financière actuelle, la hausse des taux d’intérêt à long terme reflète la croissance et les anticipations de croissance future orientées à la hausse dans la zone euro. Un autre facteur pourrait être que les marchés obligataires de la zone euro suivent les marchés américains : les taux européens augmenteraient à la suite de la hausse des taux américains malgré les divergences entre l’orientation des politiques de la BCE et celle de la Fed. L’impact de la politique monétaire de la Fed sur les taux d’intérêt de la zone euro serait ainsi plus fort que celui de la politique de la BCE. On peut aussi imaginer que la récente hausse n’est pas en ligne avec les fondamentaux de la zone, ce qui, par conséquent, compromettrait la sortie de crise en rendant plus difficile le désendettement alors que les dettes publiques et privées restent élevées.

Dans une récente étude, nous calculons les contributions des différents déterminants des taux d’intérêt à long terme et mettons en évidence les plus importants. Les taux d’intérêt à long terme peuvent réagir aux anticipations privées de croissance et d’inflation, aux fondamentaux économiques ainsi qu’aux politiques monétaires et budgétaires, tant domestiques (en zone euro) qu’étrangères (aux Etats-Unis par exemple). Ils peuvent aussi réagir aux perceptions de différents risques, financiers, politiques ou économiques[1]. Le graphique 2 présente les principaux facteurs qui influent positivement et négativement sur les taux d’intérêt à long terme de la zone euro sur trois périodes différentes.

Entre septembre 2013 et avril 2015, le taux d’intérêt à long terme de la zone euro a diminué de 2,3 points de pourcentage. Au cours de cette période, seules les anticipations de croissance du PIB ont eu une incidence positive sur les taux d’intérêt alors que tous les autres facteurs les ont poussés à la baisse. En particulier, le taux d’intérêt à long terme des États-Unis, les anticipations d’inflation, la réduction du risque souverain et les politiques non-conventionnelles de la BCE ont contribué à la baisse des taux d’intérêt de la zone euro. Entre juin 2015 et août 2016, la nouvelle baisse d’environ 1 point de pourcentage s’explique principalement par deux facteurs : le taux d’intérêt à long terme et les anticipations de croissance du PIB aux États-Unis.

Entre août 2016 et février 2017, les taux d’intérêt à long terme ont progressé de 0,7 point de pourcentage. Alors que le programme d’achat d’actifs de la BCE a contribué à réduire le taux d’intérêt, deux facteurs ont contribué à son accroissement. Le premier est l’augmentation des taux d’intérêt à long terme aux États-Unis après le resserrement de la politique monétaire de la Fed. Le second facteur découle des tensions politiques en France, en Italie ou en Espagne qui ont généré une perception du risque politique et du risque souverain plus élevée. Alors que le premier facteur pourrait continuer de pousser à la hausse les taux d’intérêt de la zone euro, le second devrait les faire reculer avec les résultats des élections présidentielles françaises.

graph 2

 

[1] L’estimation de l’équation de détermination des taux longs est réalisée sur la période janvier 1999 – février 2017 et explique 96% de la variation des taux longs sur cette période. Pour plus de détails sur les variables utilisées ou les paramètres estimés, voir l’étude.




L’économie européenne 2017, ou l’UE après le Brexit

par Jérôme Creel

L’économie européenne 2017 permet de faire un large tour d’horizon des questions que pose aujourd’hui le projet d’Union européenne. Brexit, migrations, déséquilibres, inégalités, règles économiques rigides et souples à la fois : l’UE reste une énigme. Elle donne aujourd’hui l’impression d’avoir perdu le fil de sa propre histoire et d’aller à rebours de l’Histoire. Celle, récente, de la crise financière internationale. Celle, plus ancienne, de la Grande Dépression.

Quelques mois après la faillite de la banque Lehman Brothers, les chefs d’Etat et de gouvernement réunis à Londres pour le sommet du G-20 en avril 2009 avaient établi une liste de recommandations pour relancer l’économie mondiale. Parmi celles-ci figuraient la mise en œuvre de politiques budgétaires et monétaires actives, le soutien aux banques assorti d’une meilleure réglementation bancaire, le refus de la tentation protectionniste, la lutte contre les inégalités et la pauvreté et le soutien au développement durable.

Ces recommandations s’opposaient aux politiques mises en œuvre peu après la Grande Dépression, dans les années 30. A l’époque, les politiques économiques avaient commencé par être restrictives, et avaient donc alimenté la crise et la montée des inégalités. A l’époque aussi, le protectionnisme n’avait pas juste été une tentation mais une réalité : des barrières tarifaires et non tarifaires avaient été levées pour tenter de protéger les entreprises locales de la concurrence internationale. On sait ce qui arriva par la suite : une montée des populismes et des extrémismes qui a plongé l’Europe, puis le monde, dans une guerre épouvantable. Les enseignements économiques tirés de la gestion catastrophique de la crise des années 30 ont donc contribué aux recommandations du sommet de Londres.

Que reste-t-il aujourd’hui de ces enseignements en Europe ? Peu de choses finalement, si ce n’est une politique monétaire résolument expansionniste et la mise en place d’une union bancaire. La première a vocation à atténuer la crise actuelle tandis que la seconde a vocation à éviter que survienne une crise bancaire en Europe. Ce n’est pas rien, certes, mais cela repose sur une seule institution, la Banque centrale européenne, et ne répond pas, loin s’en faut, à toutes les difficultés qui traversent l’Europe.

Le Brexit est l’une d’entre elles : premier cas de désintégration européenne, la sortie du Royaume-Uni pose notamment la question des conditions du futur partenariat avec l’Union européenne (UE) et voit resurgir la question du protectionnisme entre Etats européens. La tentation du repli sur soi est également manifeste dans la gestion de la crise des réfugiés qui en appelle pourtant aux valeurs de solidarité qui ont longtemps caractérisé l’UE. Les divergences entre les Etats membres de l’UE en termes d’inégalités, de compétitivité et de fonctionnement des marchés du travail réclameraient des politiques différenciées et coordonnées entre les Etats membres plutôt que les politiques très homogènes et sans vision d’ensemble menées jusque-là. C’est le cas notamment des politiques visant à résorber les déséquilibres commerciaux et de celles s’attachant à réduire les dettes publiques. La gestion des finances publiques par l’application de règles budgétaires, même imparfaitement respectées, et la gestion des déséquilibres économiques et sociaux par le respect de critères quantitatifs font perdre de vue les interdépendances entre les Etats membres : l’austérité budgétaire pèse aussi sur les partenaires, tout comme la recherche d’une meilleure compétitivité-prix. Est-ce bien utile et raisonnable dans une Union européenne prochainement à 27 qui peine à retrouver la voie d’une croissance durable et qui a vu augmenter ses inégalités ?

L’économie européenne 2017 dresse un bilan de l’Union européenne dans une période de fortes tensions et de fortes incertitudes, après une année de conjoncture moyenne et avant que ne s’enclenche véritablement le processus de séparation entre l’UE et le Royaume-Uni. Au cours de cette période, plusieurs élections majeures en Europe serviront aussi de tests de résistance pour l’UE : moins, plus ou « mieux » d’Europe, il va falloir choisir.

 




L’économie européenne 2016

par Jérôme Creel

Pour la première fois, l’OFCE vient de publier un ouvrage synthétique intitulé L’économie européenne 2016 dans la collection Repères des éditions La Découverte. Après soixante années, le chemin parcouru par l’Union européenne ne doit pas manquer de nous impressionner. Pourtant, de nombreuses interrogations demeurent quant à l’efficacité, voire à la pérennité, du projet européen d’intégration. Ce petit livre vise à éclairer le débat, en le resituant dans son contexte historique.

Les six nations fondatrices de la Communauté économique européenne ont été rejointes par pas moins de vingt-deux autres nations dont certaines étaient encore, dans les années quatre-vingt, des économies planifiées, intégrées dans la sphère d’influence soviétique. Le marché commun du charbon et de l’acier a été étendu à toutes les marchandises et à tous les services ; la liberté de circulation des capitaux est complète, celle des personnes, dans l’espace Schengen, décrié aujourd’hui, l’est presque autant. L’Europe s’est immiscée dans la vie quotidienne de tous les citoyens européens, non seulement au travers d’une libéralisation forte des économies dans lesquelles ils vivent, consomment et produisent, mais aussi par l’intermédiaire de règlements, de normes et de politiques publiques et économiques qui protègent, contraignent et influencent leurs activités.

L’Europe est aujourd’hui partout et pourtant, elle reste parfois invisible ou méconnue et souvent incomprise. « L’Europe, quel numéro de téléphone ? », aurait demandé Henry Kissinger à propos de cet objet étrange, ce projet d’intégration économique et politique entre des nations aux histoires communes et tourmentées.  « L’Europe : quelle politique pour la croissance, la réduction du chômage et des inégalités? » a-t-on envie de demander aujourd’hui. A nouveau confrontée à une crise économique et sociale qui se prolonge, dans un environnement international très incertain, l’Union européenne peine à retrouver un nouveau souffle, à engager une nouvelle phase de développement, tant institutionnel qu’économique, pour dépasser ses divergences internes. La crise financière internationale et la crise grecque sont passées par là. Celles-ci ont conduit certains Etats membres ou certaines opinions publiques à mettre en avant l’intérêt national plutôt qu’européen, au risque de mettre en péril l’une des réalisations-phares de l’Union européenne : l’euro. La crise a catalysé les défauts originels de cette monnaie unique et commune : fruit d’une intégration inachevée, puisqu’elle ne s’est pas accompagnée d’une politique budgétaire fédérale ou d’une intégration plus grande des marchés du travail, l’intégration monétaire européenne a accru plutôt qu’atténué les divergences économiques, financières et sociales européennes. Pour relancer l’activité des entreprises, améliorer le bien-être des ménages, faut-il donc plus ou moins d’Europe, faut-il plus ou moins d’union ?

C’est à cette question que cherche à répondre l’ouvrage L’économie européenne 2016. Pour ce faire, il faut d’abord rappeler les étapes de la construction européenne. Les politiques communes, de concurrence, agricole et relatives à la mondialisation, ont façonné les institutions et le projet d’intégration européenne. La mobilité accrue des capitaux et des personnes, et les échanges commerciaux plus intenses entre les Etats membres de l’Union européenne ont motivé le passage à l’euro. Ils ont aussi obligé les Européens à s’interroger sur les politiques fiscales et sociales : concurrence ou harmonisation, quel est le meilleur moyen pour rendre l’Union européenne attractive et compétitive ? Enfin, la montée des risques écologiques a mené l’Union européenne à s’engager en faveur de l’environnement, de manière précoce par rapport à d’autres régions du monde au même stade de développement.

La deuxième partie de l’ouvrage envisage l’avenir de la zone euro, dont la crise a relancé les spéculations sur la pérennité de la monnaie unique et sur l’avenir du projet d’intégration européenne lui-même. Si un certain nombre d’instruments économiques – la politique monétaire non-conventionnelle, le plan européen d’investissement public, dit « plan Juncker » – et d’objectifs – la stabilité financière – ont été créés ou renforcés durant cette crise, il reste à l’Union européenne à dépasser ses dissensions et divergences internes pour que le projet européen puisse être défini simplement comme un moteur de développement pour tous ses Etats membres, sans exception, sans séparation. Davantage d’Europe, certainement, mais à condition de savoir mieux pour quoi faire ensemble : tel est l’enjeu des prochains mois.

 




Le ralentissement de la croissance : du côté de l’offre ?

par Jérôme Creel et Xavier Ragot

La faiblesse de la reprise en 2014 et 2015 nécessite une réflexion structurelle sur l’état du tissu productif en France. En effet, l’analyse de la dynamique de l’investissement, de la balance commerciale, des gains de productivité ou du taux de marge des entreprises, et dans une moindre mesure de leur accès au crédit, indique l’existence de tendances inquiétantes depuis le début des années 2000. De plus, la persistance de la crise conduit inéluctablement à la question de l’érosion du tissu productif français depuis 2007 du fait de la faible croissance, du faible investissement et du nombre élevé de faillites.

Les contributions rassemblées dans la Revue de l’OFCE n°142 ont une double ambition : celle de mettre les entreprises et les secteurs au cœur de la réflexion sur les tenants et les aboutissants du ralentissement actuel de la croissance, et celle de questionner le bien-fondé des analyses théoriques sur la croissance future à l’aune des situations française et européenne. De ces contributions, neuf conclusions se dégagent :

1) La croissance potentielle, notion qui vise à mesurer les capacités productives d’une économie à moyen terme, a fléchi en France depuis la crise. Si le niveau de croissance potentielle sur longue période est élevé, de l’ordre de 1,8 %, la croissance potentielle fléchit depuis la crise de l’ordre de 0,4 point, selon la nouvelle mesure donnée par Eric Heyer et Xavier Timbeau.

2) La question centrale consiste à savoir si ce ralentissement est transitoire ou permanent. Cette question est importante pour les prévisions de croissance mais aussi pour les engagements européens de la France, qui dépendent de la croissance potentielle. Une conclusion importante de ce numéro est qu’une très grande partie de ce ralentissement est transitoire et liée à la politique économique menée en France. Comme le montrent Bruno Ducoudré et Mathieu Plane, le faible niveau d’investissement et d’emploi peut s’expliquer par l’environnement macroéconomique et, notamment, par la faiblesse actuelle de l’activité. Le comportement des entreprises ne semble pas avoir changé dans la crise. L’analyse de Ducoudré et Plane montre, par ailleurs, que les déterminants de l’investissement sont différents à court et à long terme. Une hausse de 1 % de l’activité économique augmente l’investissement de 1,4 % après un trimestre alors qu’une hausse de 1 % du taux de marge n’a qu’un impact très faible à cet horizon. Cependant à long terme (10 ans), une hausse de 1 % de l’activité augmente l’investissement de l’ordre de 1 %, alors qu’une hausse de 1 % du taux de marge augmente l’investissement de 2%. Ainsi, le soutien à l’investissement passe par un soutien à l’activité économique à court terme, tandis que le rétablissement des marges aura un effet de long terme.

3) Le tissu productif français va mettre du temps à se rétablir des effets de la crise du fait de trois puissants freins : la faiblesse de l’investissement, certes, mais aussi la baisse de la qualité de l’investissement et enfin la désorganisation productive consécutive à la mauvaise allocation du capital durant la crise, y compris dans sa dimension territoriale. Sarah Guillou et Lionel Nesta montrent que le faible niveau d’investissement, parce qu’il ne permet pas de monter en gamme, génère moins de progrès technique depuis la crise. Ensuite, Jean-Luc Gaffard et Lionel Nesta montrent que la convergence des territoires s’est ralentie depuis la crise et que l’activité a plutôt décru dans les territoires les plus productifs.

4) La notion de croissance potentielle sort profondément fragilisée de la crise comme outil de pilotage macroéconomique. Les révisions continues (quelles que soient les méthodes) de la croissance potentielle rendent dangereuse l’idée d’un pilotage européen en fonction de règles, comme le montre Henri Sterdyniak. Il faut donc retrouver une politique économique européenne qui assume son caractère discrétionnaire. En outre, une politique budgétaire plus contingente aux conditions macroéconomiques et financières, doit être mieux coordonnée avec la question climatique, comme l’argumentent Jérôme Creel et Eloi Laurent.

5) La notion de stagnation séculaire, c’est-à-dire un affaiblissement durable de la croissance donne lieu à d’intenses débats. Deux visions de la stagnation séculaire sont débattues. La première, celle de Robert Gordon, insiste sur l’épuisement du progrès technique. La seconde, dans la continuité des analyses de Larry Summers, insiste sur la possibilité d’un déficit permanent de demande. Jérôme Creel et Eloi Laurent montrent les limites de l’analyse de Robert Gordon pour la France ; en particulier, la démographie française est plus un avantage qu’un frein à la croissance française. Gilles Le Garrec et Vincent Touzé montrent la possibilité d’un déficit durable de demande, qui pèse sur l’accumulation du capital, du fait de l’impuissance de la Banque centrale à baisser encore ses taux d’intérêt. Dans un tel environnement, un soutien à la demande est nécessaire pour sortir d’un mauvais équilibre d’inflation basse et de chômage élevé, qui conduit à une perception négative du potentiel de croissance. Changer les anticipations peut demander des politiques de stimulation de l’activité économique de grande ampleur, tout comme l’acceptation d’une inflation durablement élevée.

6) Ainsi, les analyses présentées ici reconnaissent les profondes difficultés du tissu productif en France et recommandent une meilleure  coordination des politiques publiques. Il faut un soutien rapide à la demande afin de rétablir l’investissement, puis une politique continue et progressive de rétablissement des marges des entreprises exposées à la concurrence internationale. Pas de choc de compétitivité donc, mais un soutien aux entreprises qui prenne en compte le profil temporel de l’investissement productif, selon Jean-Luc Gaffard et Francesco Saraceno.

7) A plus long terme, une partie du problème français qualifiée d’offre est le résultat des désajustements européens, notamment de la divergence des salaires entre les grandes économies européennes. La divergence entre la France et l’Allemagne est impressionnante depuis le milieu des années 1990. Mathilde Le Moigne et Xavier Ragot montrent que la modération salariale allemande est une singularité parmi les pays européens. Ils proposent une quantification de l’effet de cette modération salariale sur le commerce extérieur et l’activité économique en France. La modération salariale allemande contribue à une hausse de plus de 2 points du taux de chômage français. La politique de l’offre porte un autre nom : celui de politique de reconvergence européenne.

8) La modernisation profonde du tissu productif reposera sur des espaces de coopération, d’apprentissage collectif et de collaboration permettant de la créativité rendue possible par les nouvelles technologies. Ces espaces doivent reconnaître l’importance des actifs intangibles, qui sont si difficiles à valoriser. Dans des économies dont la population active vieillit, les progrès de la robotique et de l’intelligence artificielle doivent engendrer une amélioration du potentiel de productivité, selon Sandrine Levasseur. Il faut aussi renforcer la coopération au sein de deux espaces : l’entreprise et le territoire. Au sein de l’entreprise, une gouvernance partenariale doit permettre de limiter les tendances financières court-termistes. Au sein des territoires, la définition de systèmes territoriaux d’innovation doit être l’enjeu d’une politique industrielle moderne, selon Michel Aglietta et Xavier Ragot.

9) Pour conclure, ce n’est pas tant le niveau de la production qui inquiète que l’inéquitable répartition des fruits de la croissance, si faible soit-elle, comme le montre Guillaume Allègre. Le consensus naissant à propos de l’impact négatif des inégalités sur la croissance économique ne doit pas masquer le vrai débat, qui ne porte pas uniquement sur les écarts de revenus, mais aussi sur ce que ces revenus permettent de consommer, donc sur l’accès à des biens et services de qualité égale. La question essentielle devient alors celle du contenu de la production, avant celle de sa croissance.




Les effets redistributifs du QE de la BCE

par Christophe Blot, Jérôme Creel, Paul Hubert, Fabien Labondance et Xavier Ragot

L’augmentation des inégalités de revenus et de patrimoine est devenue un sujet incontournable dans les discussions de politique économique, jusqu’à s’immiscer dans les évaluations des effets des politiques monétaires menées aux Etats-Unis et au Japon, précurseurs des politiques massives de Quantitative Easing (QE). La question se pose donc de savoir si la politique de QE de la BCE a eu ou aura des effets redistributifs.

Dans un document préparé pour le Parlement européen, Blot et al. (2015) rappellent que deux conclusions opposées se dégagent de la littérature empirique. Aux Etats-Unis, la baisse des taux directeurs par la Fed y réduirait les inégalités. A l’inverse, une politique expansionniste de type QE au Japon y augmenterait les inégalités. Mais qu’en est-il en Europe ?

A partir de données macroéconomiques agrégées pour l’ensemble de la zone euro, Blot et al. (2015) montrent que les politiques monétaires européennes, conventionnelles et non conventionnelles, ont eu un effet, certes, mais limité, sur le taux de chômage, le nombre d’heures travaillées et le taux d’inflation (voir graphiques). Ce résultat suggère donc que la politique monétaire expansionniste de la BCE a bien eu un effet de réduction sur les inégalités, mais mineur. Lorsque la BCE décidera d’en finir avec ses politiques expansionnistes, il faudra donc s’attendre à un effet faible mais à la hausse sur les inégalités. En raison de cet effet, aussi faible soit-il, Blot et al. (2015) suggèrent que la BCE ne devrait pas rendre des comptes uniquement sur la stabilité des prix ou sur la croissance économique, mais aussi sur les répercussions de ses politiques en termes d’inégalités et des moyens mis en œuvre pour en tenir compte.

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Financiarisation et crise financière : vulnérabilité et choc traumatique

par Jérôme Creel, Paul Hubert, Fabien Labondance

Depuis le mini-krach survenu à la bourse de Shanghai en août dernier, l’instabilité financière a refait surface sur les marchés et dans les média et, de nouveau, le lien avec la financiarisation a été évoqué. La crise chinoise serait le résultat d’un mélange de bulles immobilière et boursière nourries par l’épargne abondante d’une classe moyenne à la recherche de placements à rendements élevés. On se croirait revenu presque dix ans en arrière lorsqu’on recherchait dans la financiarisation jugée excessive de l’économie américaine – l’épargne abondante des pays émergents rendant possible l’endettement généralisé des ménages américains -, la cause de l’instabilité financière et de la crise qui allait se déclencher à l’été 2007.

Ce lien entre d’un côté, le recours à l’endettement et la grande diversité des placements financiers, et, de l’autre, la volatilité des cours boursiers et la détérioration de la qualité des crédits bancaires, existe-t-il vraiment ? Et s’il existe, dans quel sens se produit-il : de la financiarisation vers l’instabilité financière, de l’instabilité financière vers la financiarisation, ou les deux à la fois ? La montée de l’endettement pourrait ainsi engendrer l’octroi de prêts de plus en plus risqués à des agents qui s’avéreraient incapables de les rembourser, ce qui déboucherait sur une crise financière : c’est le premier cas de figure possible. L’occurrence d’une crise modifierait le comportement des ménages et des entreprises, en les amenant à se désendetter : c’est le second cas de figure où l’instabilité financière réduit la financiarisation de l’économie. Selon les cas, les politiques publiques à mettre en place sont différentes. Dans le premier, il faut surveiller le degré de financiarisation de l’économie et cibler, par exemple, un montant maximal de crédits bancaires en proportion du PIB afin de prévenir les bulles spéculatives et leur éclatement. Dans le second cas, deux situations sont possibles : soigner les causes, et donc surveiller la qualité des prêts consentis aux ménages et aux entreprises afin de veiller à la bonne allocation du capital dans l’économie ; ou soigner les conséquences en soutenant l’investissement productif pour annihiler tout rationnement du crédit.

Dans le cadre du débat sur les liens entre financiarisation et instabilité financière, et des conséquences à en tirer en termes de politique publique, la situation européenne est intéressante à double titre : en effet, l’Union européenne a mis en place une surveillance des déséquilibres extérieurs, y compris financiers, depuis 2011 et une union bancaire depuis 2014. Dans un récent document de travail, nous nous intéressons à ce débat pour plusieurs groupes de pays de l’Union européenne sur la période 1998-2012.

A première vue, la relation entre ces deux concepts n’est pas aisée à démontrer, comme l’illustre le graphique suivant. Ce dernier présente un nuage de points qui pour chaque année et pour chaque pays européen donne les niveaux de financiarisation (approximée ici par la part des crédits/PIB) et d’instabilité financière (approximée ici par les prêts non performants). La corrélation entre ces variables est de -0,23.

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Nous testons donc les deux cas de figure discutés plus haut. Nous qualifions le premier cas d’effet de vulnérabilité. En se développant, la financiarisation entraînerait une sorte d’euphorie qui donnerait lieu à l’octroi de prêts de plus en plus risqués qui favoriseraient l’instabilité financière. Cette hypothèse renvoie aux travaux de Minsky (1995)[1]. Parallèlement, nous testons le lien potentiellement négatif entre instabilité financière et financiarisation que nous qualifions d’effet de trauma. L’instabilité financière, de par son occurrence et ses effets, incite les agents économiques à prendre moins de risques et à réduire leur endettement. Nos estimations montrent que le lien entre instabilité financière et financiarisation n’est pas uni-directionnel. Contrairement à ce que laisse supposer le coefficient de corrélation simple, le signe de la relation n’est pas le même lorsque l’on regarde l’effet de l’une des variables sur l’autre, et vice-versa. Les deux effets, de vulnérabilité et de trauma, ont été à l’œuvre dans les pays européens. Une politique d’ordre macro-prudentiel visant à surveiller la politique d’octroi de crédits des banques, en termes de volume et de qualité, semble donc bel et bien nécessaire en Europe.

Nous testons aussi la possibilité que ces effets soient non-linéaires, c’est-à-dire qu’ils dépendent de valeurs de référence. L’hypothèse de vulnérabilité semble dépendante à la fois du niveau de financiarisation (plus il est élevé, plus cette relation est établie) et du temps. Ce dernier point nous montre en effet que la relation positive entre financiarisation et instabilité financière se révèle au moment de la crise pour les pays déjà fortement financiarisés. Enfin, dans les pays périphériques de l’Union européenne[2], les taux d’intérêt de long terme et les taux d’inflation influencent beaucoup la variable d’instabilité financière. Par conséquent, dans ces pays, il semble qu’une forte coordination entre supervision bancaire et surveillance macroéconomique doive être organisée.

 


[1] Minsky H. P. (1995), « Sources of Financial Fragility: Financial Factors in the Economics of Capitalism », paper prepared for the conference, Coping with Financial Fragility: A Global Perspective, 7-9 September 1994, Maastricht, available at Hyman P. Minsky Archive. Paper 69.

[2] Ce groupe comprend l’Espagne, l’Irlande, l’Italie, la Grèce, le Portugal et des pays des vagues d’élargissement de 2004 et 2007. La constitution de ce groupe est expliquée dans le document de travail.




La Grèce en procédure de divorce ?

par Jérôme Creel

Le feuilleton grec continue et ressemble de plus en plus à une vieille série télé américaine. JR Ewing retourne à la table familiale l’esprit chagrin car Sue Ellen n’a pas respecté ses engagements et a continué de boire. Dans les circonstances actuelles, le divorce semble inéluctable, surtout si Bobby prend fait et cause pour son frère en refusant toute assistance supplémentaire à sa belle-sœur.

Comme dans Dallas, l’addiction à une substance potentiellement toxique, la dette publique, tourmente les Etats et les institutions européens. Les analyses sur la Grèce se concentrent essentiellement sur les ratios de dette sur PIB. Présentée sous cette forme, entre 2011 et 2014, la dette publique sur PIB a augmenté : les opinions publiques européennes peuvent donc légitimement douter de la capacité des Grecs (en réalité l’Etat grec) à freiner les dépenses et à augmenter les impôts. Le divorce est inéluctable. Mais si l’on regarde les montants en jeu, la situation est un peu différente. Entre 2011 et 2014, la dette publique grecque a baissé de 39 milliards d’euros selon Eurostat. Vu sous cet angle, l’Etat grec fournit effectivement des efforts. Mais cela occulte l’aide des créanciers. En effet, l’Etat grec a bénéficié des restructurations de sa dette, dont un défaut partiel, mais conséquent, de la dette publique envers les créanciers privés. Selon Jeromin Zettelmeyer, Christoph Trebesch and Mitu Gulati, la baisse de dette consentie à l’Etat grec a été de l’ordre de 100 milliards d’euros. Du coup, sans cette aide, le montant de dette publique grecque aurait augmenté de 61 milliards d’euros entre 2011 et 2014 (100 milliards moins les 39 milliards susmentionnés). Ce n’est pas rien pour un pays comme la Grèce. Rappelons cependant que la dette grecque ne représente que 3,5% de la dette publique totale de la zone euro. D’ailleurs qu’ont fait les autres pays de l’UE dans le même temps ? Pas mieux ! L’addiction à la dette publique, si addiction il y a, est générale. La dette publique de l’UE et de la zone euro ont augmenté de 6 points de PIB, soit des hausses respectives de 1 400 milliards d’euros et 800 milliards. L’augmentation de la dette grecque est bien une goutte d’eau en comparaison. La dette publique allemande a augmenté de 68 milliards d’euros, la dette italienne de 227 milliards d’euros, les dettes espagnoles et françaises respectivement de 285 milliards d’euros, et la dette publique du Royaume-Uni de 277 milliards de livres sterling, soit 470 milliards d’euros toujours selon Eurostat. Ramenée à leur PIB respectif, la dette publique espagnole a augmenté de près de 30 points, celle de l’Italie de plus de 15 points, celle de la France de 10 points, celle du Royaume-Uni de près de 8 points. Seule l’Allemagne a vu son ratio de dette baisser, grâce à une croissance économique plus forte.

Paul de Grauwe insistait dernièrement sur le fait que la Grèce dispose d’une dette publique soutenable : compte tenu des différentes restructurations de dette déjà réalisées, le ratio de dette publique sur PIB de 180 % serait aujourd’hui de plus ou moins… 90 % en valeur actualisée, c’est-à-dire après avoir comptabilisé les paiements futurs d’intérêts et les remboursements prévus, dont certains à un horizon très éloigné[1].

Les économistes, comme Paul de Grauwe ici, utilisent la contrainte budgétaire intertemporelle de l’Etat pour appréhender la soutenabilité de la dette publique. Plutôt que sous une forme rétrospective, la dette publique peut être analysée sous une forme prospective. Si la dette de l’année suivante dépend de la dette présente, par effet de symétrie, la dette présente dépend de la dette de l’année suivante. Or cette dette de l’année suivante va dépendre de la dette de l’année d’après, par itération. In fine, la dette présente dépend de la dette de l’année suivante, et ainsi de suite jusqu’à la fin des temps : elle dépend donc des dettes futures. Or, ces dettes futures dépendent des déficits publics eux aussi futurs. La contrainte budgétaire intertemporelle exprime donc le fait que la dette publique présente est égale à la séquence des déficits publics futurs et à la dette finale (celle de la fin des temps), le tout exprimé en valeurs actualisées. Contrairement aux entreprises et aux ménages, l’Etat est supposé disposer d’un horizon infini qui rend possible la mise à zéro de la valeur actualisée de la dette de « fin des temps ». On dira alors que la dette publique présente est soutenable si les gouvernements futurs prévoient des excédents publics suffisants pour rembourser cette dette. Cela est possible après des périodes de déficits publics élevés, pourvu que ces périodes soient suivies d’autres au cours desquelles les gouvernements accumulent des excédents budgétaires. Compte tenu de l’allongement de la maturité des dettes grecques et de la faiblesse des paiements futurs d’intérêts, l’excédent budgétaire requis pour rembourser la dette présente est faible. Paul de Grauwe en conclut que la Grèce est soumise à une crise de liquidité plutôt qu’à une crise de défaut souverain. Il conviendrait donc, toujours selon Paul de Grauwe, d’ajuster les plans d’austérité budgétaire et les réformes à entreprendre au niveau effectif de dette publique, sensiblement plus faible que celui qui sert de base aux négociations entre l’Etat grec et les « institutions » (BCE, Commission, FMI). Dit autrement, les « institutions » pourraient desserrer leur étreinte.

Le « cas grec » peut donc être relativisé et le divorce différé : l’addiction de Sue Ellen est moins exceptionnelle qu’il y paraît de prime abord.

 


[1] Après 2015 et 2019, qui impliqueront des remboursements substantiels de la part de l’Etat grec, les années « difficiles » se situeront ensuite au-delà de 2035 (voir le profil d’amortissement de la dette grecque dans Antonin et al. , 2015).