Effets de bilan d’un éclatement de l’euro

par Cédric Durand (Université Paris 13) et Sébastien Villemot

Lorsqu’il a été introduit au tournant du millénaire, l’euro était largement perçu comme une réalisation majeure pour l’Europe. Les succès économiques apparents, conjugués à la convergence de plusieurs indicateurs économiques entre pays, ont nourri ce sentiment de succès. Quelques années plus tard, le tableau semble radicalement différent. La crise financière mondiale a révélé des déséquilibres qui ont conduit à la crise des dettes souveraines et ont amené la zone euro au bord de la dislocation. Les politiques d’austérité, qui sont devenues la norme sur le continent en 2011, ont alimenté une longue stagnation[1], avec des taux de croissance bien pâles en comparaison des États-Unis et du Royaume-Uni.

Cette sous-performance économique a alimenté le ressentiment populaire vis-à-vis de l’euro, ce dernier étant aujourd’hui perçu par un nombre croissant d’Européens comme le problème plutôt que la solution. La communauté financière elle-même semble s’être préparée à la possibilité d’une sortie ou d’une dissolution de la monnaie unique, par la réduction de ses expositions transfrontalières. La Grèce a failli sortir en 2015. Enfin, l’atmosphère intellectuelle a également changé : des penseurs de premier plan, tels que l’économiste américain Joseph Stiglitz, ou le sociologue allemand Wolfgang Streeck sont les représentants les plus visibles d’un changement d’attitude plus général.

La sortie d’un pays de l’euro, voire la dissolution de la monnaie unique, est donc devenue une possibilité concrète. Un tel événement aurait évidemment un impact majeur sur plusieurs plans. Au niveau économique, la conséquence la plus évidente concernerait les marchés de produits, du fait des nouveaux taux de change ; l’incertitude prévaudrait certes à court terme, mais à plus long terme la possibilité d’ajuster les parités nominales contribuerait à la résorption des déséquilibres des comptes courants.

Il existe toutefois un autre impact, moins discuté, mais potentiellement plus perturbateur : les modifications des bilans des acteurs économiques, résultant du processus de redénomination monétaire. Ce processus pourrait introduire des déséquilibres importants dans les bilans entre actifs et passifs. Il est crucial d’évaluer ces effets de bilan, car ils pourraient affecter les relations financières, l’investissement et le commerce, avoir des effets redistributifs inattendus et, s’ils n’étaient pas gérés adéquatement, conduire à des perturbations dans la sphère productive.

Les questions concrètes que nous posons sont les suivantes. Si un pays sort de l’euro et déprécie sa nouvelle monnaie nationale, quelles seront les conséquences pour les agents économiques nationaux qui ont des passifs libellés en euros : seront-ils en mesure de rembourser dans la nouvelle monnaie nationale ? Sinon, pourront-ils éviter la faillite malgré l’augmentation de leur dette ? Inversement, quelles sont les conséquences pour les pays sortants dont la nouvelle monnaie s’appréciera et qui ont accumulé des actifs étrangers ?

Dans une récente étude, nous proposons une évaluation de ce risque de redénomination dans la zone euro, par pays et par principaux secteurs institutionnels, dans deux scénarios : la sortie d’un seul pays et un éclatement complet.

Notre analyse s’appuie sur le concept de passifs et actifs « pertinents » : ce sont les postes du bilan qui ne seront pas redénominés dans la nouvelle monnaie après la sortie, pour des raisons juridiques ou économiques. Dans la pratique, le facteur le plus important pour déterminer quelles dettes ou actifs sont « pertinents » est le droit qui leur est applicable : si un contrat financier est régi par le droit interne, il est très probable que le gouvernement du pays sortant puisse le redénominer dans la nouvelle monnaie, en faisant simplement voter une loi au Parlement. À l’inverse, les contrats de droit étranger (généralement de droit anglais ou new-yorkais) resteront en euros, ou seront redénominés dans une autre devise si l’euro disparaît. Dans le premier cas, le prêteur supporte la perte économique ; dans le deuxième cas, le risque est supporté par l’emprunteur, dont la charge de la dette est augmentée, à moins qu’il ne décide de faire défaut et donc d’imposer des pertes au prêteur.

Commençons par regarder les passifs. Le tableau 1 présente nos estimations de la dette pertinente, par pays et par secteur institutionnel. Ce tableau donne donc une estimation de l’exposition des différents secteurs et pays à une sortie de l’euro suivie d’une dépréciation. Dans la mesure où les premiers mois après une sortie de l’euro seront les plus critiques, potentiellement marqués par un surajustement du taux de change, la composante de court terme de la dette pertinente est également indiquée.

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Du côté de la dette publique, les pays les plus menacés sont la Grèce et le Portugal, puisqu’ils disposent d’importants prêts extérieurs qui devront être remboursés en euros. À l’inverse, la France ou l’Italie ne sont pas exposés sur leur dette publique, car celle-ci est quasi-intégralement régie par le droit interne et peut donc facilement être redénominée en francs ou en lires. Le secteur financier est plus exposé, en particulier dans les pays agissant comme intermédiaires financiers, tels que le Luxembourg, les Pays-Bas ou l’Irlande. L’exposition du secteur privé non financier semble beaucoup plus limitée (et en raison de certaines limites de nos données, les chiffres sont surestimés dans les pays dotés d’un système financier non bancaire très développé).

Néanmoins, les passifs pertinents ne résument pas l’enjeu à eux seuls. Les actifs pertinents sont également importants : pour les pays qui devraient subir une dépréciation (typiquement les pays du Sud, en y incluant la France), ces actifs aideront à atténuer le problème de la dette, puisque les avoirs en devises seront réévalués en termes de monnaie nationale ; inversement, dans le cas d’une appréciation de la monnaie (typiquement pour les pays du Nord), c’est du côté de l’actif que des difficultés peuvent survenir.

Le graphique ci-dessous montre nos estimations pour les « positions pertinentes nettes », à savoir la différence entre les passifs et les actifs pertinents. Un nombre positif signifie qu’une dépréciation va améliorer le bilan, tandis qu’une appréciation va le détériorer.

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Il ressort de façon frappante que, pour la plupart des pays et des secteurs, la position pertinente nette est positive. Cela signifie que les pays du Nord risquent de subir d’importantes pertes sur leurs avoirs à l’étranger s’ils quittent l’Union monétaire. A l’inverse, pour les pays du Sud et la France, il n’existe pas de risque de bilan pour le secteur privé pris dans son ensemble (à l’exception de l’Espagne), et même pas de risque pour le secteur public dans certains cas. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas de problème parce qu’au niveau microéconomique les détenteurs d’actifs pertinents peuvent ne pas être les mêmes que ceux des passifs pertinents, mais au moins y a-t-il des marges de manœuvre.

Afin de brosser un tableau plus global tenant compte du fait que les actifs peuvent atténuer les problèmes de passif – mais seulement dans une certaine mesure – et que la dette à court terme est la question la plus critique, nous avons construit un indice de risque composite qui synthétise toutes ces dimensions, tel que le montre le tableau 2. En particulier, cet indicateur a été construit en utilisant des estimations pour les variations de change attendues après la sortie de l’euro.

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Bien que cet exercice implique nécessairement le choix de seuils arbitraires, il aide à identifier quelques vulnérabilités spécifiques : les dettes publiques de la Grèce et du Portugal, pour lesquelles une restructuration substantielle ou même un défaut serait le résultat probable ; les secteurs financiers de la Grèce, de l’Irlande, du Luxembourg et éventuellement de la Finlande, qui devraient subir une restructuration profonde ; et potentiellement le secteur non financier de l’Irlande et du Luxembourg, bien que ce dernier résultat puisse être un artefact causé par les limites de nos données.

La conclusion générale qui peut être tirée de notre analyse est que, même si le problème des bilans est réel et doit être pris au sérieux, son ordre de grandeur global n’est pas aussi grand que certains le prétendent. En particulier, dans le secteur privé non financier, cette problématique devrait être gérable à condition que des politiques appropriées soient mises en œuvre, ce qui devrait alors limiter les perturbations.

L’évaluation des coûts d’une sortie de l’euro importe évidemment pour gérer correctement cet événement ex post, si celui-ci devait se concrétiser en raison de certains chocs politiques ou économiques inattendus. Mais cette évaluation est également intéressant ex ante, en particulier pour un pays qui envisage de partir ou de rester. À cet égard notre analyse aboutit à une conclusion quelque peu inattendue : les coûts ne sont probablement pas si élevés pour certains pays déficitaires (Italie, Espagne), alors qu’ils sont plus élevés qu’on ne le pense habituellement pour les pays excédentaires, qui pourraient subir des pertes en capital par dépréciation ou défaut. La prise de conscience de ce fait devrait renforcer le pouvoir de négociation des pays du Sud dans leurs négociations avec les pays du Nord concernant l’avenir de la zone euro.

 

[1] Voir les rapports de l’independent Annual Growth Survey (iAGS).




Que sait-on de la fin des unions monétaires ?

par Christophe Blot et Francesco Saraceno

Les résultats des élections européennes ont été marqués par une forte abstention et par un soutien croissant aux partis eurosceptiques. Ces deux éléments reflètent un mouvement de défiance vis-à-vis des institutions européennes, dont témoignent également les enquêtes de confiance et l’amplification du débat sur le retour aux monnaies nationales. La controverse sur la sortie de la zone euro d’un pays ou sur l’éclatement de l’union monétaire est née de la crise grecque en 2010. Elle s’est ensuite largement accentuée tandis que la zone euro s’enfonçait dans la crise. La question de la sortie de l’euro n’est donc plus un tabou. Si l’expérience de la création de l’euro fut un événement inédit dans l’histoire monétaire, celle d’un éclatement le serait tout autant. En effet, une analyse des précédents historiques en la matière montre qu’ils ne peuvent servir de point de comparaison pour la zone euro.

Bien que l’histoire des unions monétaires offre apparemment de nombreux exemples de scission, peu sont comparables à l’Union monétaire européenne. Entre 1865 et 1927, l’Union monétaire latine posait bien les jalons d’une coopération monétaire étroite entre ses Etats membres. Cet arrangement monétaire s’est développé dans le cadre d’un régime d’étalon métallique instituant un principe d’uniformisation monétaire et une garantie que les monnaies battues par chacun des Etats membres pourraient circuler librement au sein de l’espace monétaire. En l’absence d’une monnaie unique créée ex-nihilo comme l’est aujourd’hui l’euro, la dissolution de l’Union intervenue en 1927 a peu d’intérêt dans le débat actuel. De fait, les spécialistes des unions monétaires qualifient plutôt ce type d’expérience « d’aires de standards communs ». Une étude d’Andrew Rose (voir ici) de 2007 fait état de 69 cas de sortie d’union monétaire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale laissant penser que l’éclatement de la zone euro n’aurait rien d’unique. Pourtant, l’échantillon de pays ayant quitté une union monétaire ne permet pas vraiment de tirer des enseignements probants. Un nombre élevé de ces cas concerne des pays ayant acquis leur indépendance politique dans le cadre du processus de décolonisation. Il s’agit par ailleurs de petites économies en développement dont les situations macroéconomique et financière sont très différentes  de celles de la France ou de la Grèce en 2014. Les expériences plus récentes d’éclatement de la zone rouble – après l’effondrement de l’URSS –, ou de la Yougoslavie, ont concerné des économies peu ouvertes commercialement et financièrement sur le reste du monde. Dans ces conditions, les conséquences sur la compétitivité ou sur la stabilité financière d’un retour aux monnaies nationales, et des éventuels ajustements de taux de change qui suivent, sont sans commune mesure avec ce qui se produirait dans le cas d’un retour au franc, à la peseta ou à la lire. La séparation peu troublée de la République tchèque et de la Slovaquie en 1993 portait également sur des économies encore peu ouvertes. Finalement, l’expérience la plus proche de celle de l’UEM est très certainement l’Union austro-hongroise, créée entre 1867 et 1918, puisqu’on y retrouve une banque centrale commune chargée de contrôler la monnaie mais pas d’union budgétaire[1], chaque Etat disposant pleinement de ses prérogatives budgétaires sauf pour ce qui concerne les dépenses militaires et celles afférentes à la politique étrangère. Il faut ajouter que l’Union en tant que telle ne pouvait pas s’endetter, le budget commun devant nécessairement être équilibré. Si cette union avait noué des relations commerciales et financières avec de nombreux autres pays, il n’en demeure pas moins que son éclatement est intervenu dans le contexte très particulier de la Première Guerre mondiale. C’est donc sur les ruines de l’Empire austro-hongrois que se sont constituées de nouvelles nations et de nouvelles monnaies.

Force est donc de constater que l’histoire monétaire nous apprend peu de choses dès lors qu’il s’agit d’envisager la fin d’une union monétaire. Dans ces conditions, les tentatives d’évaluation d’un scénario de sortie de l’euro sont soumises à une incertitude que nous qualifions de radicale. Il est toujours possible d’identifier certains des effets positifs ou négatifs d’une sortie de l’euro mais aller au-delà en essayant de chiffrer précisément les coûts et les bénéfices d’un scénario d’éclatement ressemble plus à un exercice de fiction qu’à une analyse scientifique robuste. Du côté des effets positifs, on pourra certes toujours objecter que les effets de compétitivité d’une dévaluation peuvent être quantifiés. Eric Heyer et Bruno Ducoudré se livrent à cet exercice à propos d’une éventuelle baisse de l’euro. Mais qui pourra bien dire de combien se déprécierait le franc en cas de sortie de la zone euro ? Comment réagiraient les autres pays si la France sortait de la zone euro ? L’Espagne sortirait-elle également ? Mais dans ce cas, de combien la peseta se dévaluerait ? Le nombre et l’interaction de ces variables dessinent une multiplicité de scénarios qu’aucun économiste ne peut prévoir en toute bonne foi, et encore moins évaluer. Les taux de change entre les nouvelles monnaies européennes seraient de nouveau déterminés par les marchés. Il peut en résulter une situation de panique comparable à l’épisode de crise de change qu’ont connus les pays du SME (système monétaire européen) en 1992.

Et quid de la dette des agents, privés et publics, du(des) pays sortant(s) ? Les juristes se partagent sur la part qui serait convertie ope legis dans la(les) nouvelle(s) devise(s), et celle qui resterait dénommée en euros, alourdissant l’endettement des agents. Il est donc probable que la sortie serait suivie d’une prolifération de recours en justice, dont l’issue est imprévisible. Après la crise mexicaine en 1994, et encore lors de la crise asiatique en 1998, toutes les deux suivies par des dévaluations, on observa une augmentation de l’endettement des agents, y compris des gouvernements. La dévaluation pourrait donc accroître les problèmes de finances publiques et créer des difficultés pour le système bancaire puisqu’une part significative de la dette des agents privés est détenue à l’étranger (voir Anne-Laure Delatte). Au risque d’un défaut sur la dette publique pourraient donc s’ajouter de multiples défauts privés. Comment mesurer l’ampleur de ces effets ? L’accroissement du taux de défaut ? Le risque de faillite de tout ou partie du système bancaire ? Comment réagiraient les déposants face à une panique bancaire ? Ne souhaiteraient-ils pas privilégier la valeur de leurs avoirs en conservant des dépôts en euros et en ouvrant des comptes dans des pays jugés plus sûrs ? Il s’ensuivrait une vague de ruées sur les dépôts, qui menacerait la stabilité du système bancaire. On pourra alors prétendre qu’en retrouvant l’autonomie de notre politique monétaire, la banque centrale mènera une politique ultra-expansionniste, que l’Etat bénéficiera de marges de manœuvre financières, mettra un terme à l’austérité et protégera le système bancaire et l’industrie française, que les contrôles des capitaux seront rétablis afin d’éviter une panique bancaire… Mais, encore une fois, prévoir comment un processus d’une telle complexité se déroulerait relève de l’astrologie… Si l’exemple argentin[2], fin 2001, est cité en référence pour argumenter qu’il est possible de se remettre d’une crise de change, il ne faut pas non plus oublier le contexte dans lequel la fin du « currency board » s’est déroulée[3] : crises financière, sociale et politique profondes qui n’ont pas vraiment de point de comparaison, à l’exception peut-être de la Grèce.

Dans ces conditions, il nous semble que toute évaluation du coût ou des bénéfices d’une sortie de l’euro conduit à un débat stérile. La seule question qui mérite d’être posée relève du projet politique et économique européen. La création de l’euro fut un choix politique, sa fin éventuelle le sera également. Il faut sortir d’une vision sclérosée d’un débat européen qui oppose les partisans d’une sortie de l’euro à ceux qui ne cessent de vanter les succès de la construction européenne. De nombreuses voies de réformes sont envisageables comme le prouvent certaines initiatives récentes (Manifeste pour une union politique de l’euro) ou les contributions rassemblées dans le numéro 134 de Revue de l’OFCE intitulé « Réformer l’Europe ». Il est urgent que l’ensemble des institutions européennes (la nouvelle Commission européenne, le Conseil européen, le Parlement européen mais également l’Eurogroupe) s’emparent de ces questions et relancent le débat sur le projet européen.

 


[1] Pour une analyse plus détaillée des rapprochements pouvant être faits entre l’Union monétaire européenne et l’Autriche-Hongrie, voir Christophe Blot et Fabien Labondance (2013) : « Réformer la zone euro : un retour d’expériences », Revue du Marché Commun et de l’Union européenne, n° 566

[2] Il faut noter que l’Argentine n’était pas en union monétaire mais en régime dit de « currency board ». Voir ici pour une classification et une description des différents régimes de change.

[3] Voir Jérôme Sgard (2002) : « L’Argentine un an après : de la crise monétaire à la crise financière », Lettre du Cepii, n° 218.