Taxer les loyers imputés : vers l’équité fiscale ?

Montserrat Botey et Guillaume Chapelle

Ce billet[1] qui reprend les conclusions principales d’un article paru dans Economie et statistique examine le potentiel impact redistributif de l’imposition des loyers imputés, c’estàdire des loyers que les propriétaires devraient payer s’ils étaient locataires de leur bien. Le montant des loyers imputés nets est évalué à 7 % du revenu national net, leur nonimposition constituant des dépenses fiscales cachées pouvant aller jusqu’à 11 milliards d’euros par an. L’article conclue que la nonimposition profite principalement aux ménages les plus âgés et les plus riches et constitue la plus grande dépense publique envers les propriétaires occupants.



Les loyers imputés désignent les loyers économisés par les propriétaires. Ils représentent 7 % du revenu national net, et leur prise en compte aurait des implications majeures dans la mesure des inégalités de revenu (Driant & Jacquot, 2005).  Évoqués dans le livre « Pour une révolution fiscale » de Thomas Piketty, Camille Landais et Emmanuel Saez (2011), mentionnés dans une note du Conseil d’Analyse Économique de 2013, ou encore lors de la première campagne électorale d’Emmanuel Macron en 2017, les loyers imputés n’ont pas cessé de refaire surface, de même que leur mise au barème de l’impôt sur le revenu. À cet égard, il est important de rappeler que ces loyers étaient imposés jusqu’en 1965. Ainsi, leur non-taxation représente une niche fiscale qui n’apparaît pas dans la comptabilité nationale. Dans un article paru dans Économie et Statistiques, nous estimons le montant et la distribution de cette aide fiscale cachée. Elle vient s’ajouter aux autres aides au logement, comme le Prêt à Taux Zéro (PTZ) ou les Aides Personnalisées au Logement (APL).

Une non-taxation des loyers imputés visant à démocratiser l’accès à la propriété

Les loyers imputés étaient intégrés dans la base fiscale entre 1914 et 1964, car ils étaient considérés comme des revenus directs du patrimoine. Ils furent abolis en 1965 dans l’optique de soutenir l’accès à la propriété d’une classe moyenne salariée alors croissante. Leur suppression peut donc être assimilée à la création d’une niche fiscale : ces revenus « invisibles » n’apparaissent désormais dans aucune assiette mais uniquement dans la comptabilité nationale (7 % du revenu national net). Par son montant, cette non-taxation représente ainsi la deuxième aide au logement, après les allocations logement. A contrario, certains pays de l’OCDE comme l’Islande, le Luxembourg, les Pays‑Bas, la Slovénie et la Suisse l’incluent encore aujourd’hui dans leur assiette fiscale et traitent les loyers imputés comme tout autre revenu du capital.

Les gagnants de la non-taxation des loyers imputés : les ménages les plus aisés et les plus âgés

Afin d’établir les effets de la suppression de cet impôt, il nous est apparu essentiel de quantifier cette subvention par décile de revenu et par groupe d’âge. Ainsi, grâce au micro simulateur TAXIPP (Landais et al, 2011) et à travers différents scénarios explorant différents jeux d’hypothèses sur le taux de dépréciation du capital, le niveau de taxe foncière et le montant des intérêts, nous estimons l’économie d’impôt dont bénéficient les ménages propriétaires. Le graphique 1 montre que les principaux bénéficiaires de cette subvention sont les ménages les plus aisés. En effet, les ménages des cinq premiers déciles réalisent une économie d’impôt inférieure à 300 euros alors que les ménages du dixième décile économisent plus de 1000 euros par an. Ce phénomène s’explique par le fait que les ménages plus aisés sont davantage propriétaires de leur logement, ont des logements dont le loyer est plus élevé et ont un taux d’imposition marginal bien supérieur au reste de la population. En outre, les propriétaires de plein droit sont plus avantagés que les propriétaires accédants.[2]

Dans une perspective démographique, il faut aussi souligner que les ménages les plus âgés sont également plus souvent propriétaires de leur logement. Ainsi, ces derniers bénéficient également majoritairement de cette économie d’impôt. Le graphique 2 reporte l’économie d’impôt en fonction de l’âge de la personne de référence du ménage. En moyenne, les ménages de 18 à 29 ans ne bénéficient pas de cette aide puisqu’ils ne sont pas propriétaires.  En revanche, les ménages de 60 à 75 ans sont en grande partie propriétaires et ont terminé de rembourser leur emprunt : il s’agit de la classe d’âge bénéficiant le plus de cette aide fiscale.

Taxer la propriété occupante par les loyers imputés plutôt que par la taxe foncière : un vecteur de distribution intra et intergénérationnelle

La distribution de cette aide fiscale qui joue principalement en faveur des ménages les plus âgés, peut apparaître paradoxale : elle aide surtout les propriétaires occupants aisés. Dans un contexte de polarisation du marché du logement où les ménages les plus modestes ont vu la part du logement augmenter dans leurs dépenses, on pourrait envisager un rééquilibrage de la fiscalité en leur faveur. Dans cette perspective, nous explorons la possibilité de substituer à la taxe foncière actuelle la taxation des loyers imputés au titre de l’impôt sur le revenu.

Le graphique 3 illustre la variation du revenu des ménages après impôts si l’on procédait à cette réforme. De manière globale, une telle réforme serait bénéfique aux ménages les plus pauvres qui économiseraient entre 100 et 200 euros. Elle serait neutre pour les ménages des 8e et 9e déciles, et représenterait une hausse d’impôt d’environ 1000 euros d’impôts pour les ménages les plus aisés. Cette réforme serait également neutre pour les ménages les plus jeunes (les 18-29 ans et les 30-44 ans) qui rencontrent des difficultés à accéder à la propriété. Le remplacement de la taxe foncière par la taxation des loyers imputés ne génèrerait pas davantage de revenus fiscaux mais apporterait une plus grande équité fiscale à la fois inter et intra générationnelle.

Une telle réforme soulève cependant des difficultés car la taxe foncière actuelle constitue l’une des principales ressources fiscales des collectivités locales. Elle pourrait être un premier pas vers une refonte plus globale de la fiscalité du patrimoine. Dans cette perspective, le livre d’Alain Trannoy et Etienne Wasmer « Le grand retour de la terre dans les patrimoines : et pourquoi c’est une bonne nouvelle! » propose de mettre en place une taxe unique sur le foncier sous-jacent au logement qui serait non distortive et permettrait notamment d’alléger les impôts grevant l’activité économique.


[1] Ce billet est la publication du billet déjà paru le 29 avril 2024 sur le blog de l’AFSE.

[2] Les propriétaires accédants (i.e. ayant encore un emprunt à rembourser pour l’achat de son logement) ne sont pas considérés de la même façon que les propriétaires de plein droit. En effet, les premiers ayant des remboursements d’intérêts bénéficieraient de 70 % de la valeur locative de leurs résidences, contrairement aux propriétaires ayant déjà remboursé leur emprunt.




Augmenter les taxes sur le tabac pour financer les retraites : choix économique ou provocation politique ?

par Vincent Touzé

Hasard de calendrier ! Alors que la journée mondiale sans tabac a eu lieu le 31 mai 2023, la Commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale a examiné le même jour une proposition de loi portée par le groupe parlementaire LIOT visant :

  • à abroger la réforme des retraites à 64 ans (article 1) ;
  • à organiser une conférence de financement avant le 31 décembre 2023 (article 2) ;
  • à compenser les pertes financière « à due concurrence par la majoration de l’accise sur les tabacs » (article 3).

Après un vote au sein de la Commission des affaires sociales qui a conduit à la suppression de l’article premier, le texte se trouve donc vidé de sa principale substance. Ce texte, dans sa version issue des travaux de la Commission, sera débattu dans l’hémicycle le 8 juin prochain. Les députés pourront ajouter des amendements, y compris la réintroduction de l’article 1. Reste à savoir si ces amendements auront l’aval de la Présidente de l’Assemblée nationale qui a la possibilité de mobiliser l’article 40 de la Constitution pour juger de leur recevabilité. En effet, cet article prévoit que les propositions de lois sont irrecevables dès lors que « leur adoption aurait pour conséquence soit une diminution des ressources publiques soit la création ou l’aggravation d’une charge publique ».



L’équilibre financier du système de retraite repose en général sur le recours à trois instruments (Touzé, 2023) :

  1. Les paramètres de calcul de la pension moyenne : le législateur peut agir sur les pensions futures en modifiant les règles de calcul afin de réduire les droits ou sur les pensions déjà liquidées en sous-indexant par rapport à l’évolution de l’inflation ;
  2. La cotisation moyenne par travailleur : le législateur peut également augmenter le taux de cotisation sur les revenus du travail de façon à apporter de nouvelles ressources aux régimes de retraite ;
  3. La durée moyenne d’activité : le législateur peut encourager par un système de majoration ou de minoration de la pension ou obliger via une augmentation de l’âge minimum, le recul de l’âge de liquidation de la retraite.

Sans entrer dans les détails (Gannon, Le Garrec et Touzé, 2018), tous ces leviers ont été utilisés avec différentes intensités dans les réformes passées. Toutefois, il existe une quatrième voie possible qui est celle de l’affectation de ressources du budget général pour financer une partie des pensions versées. Cette voie de la solidarité nationale via le budget général peut trouver un fondement économique tout particulier concernant les pensions non contributives.

C’est un peu cette quatrième voie que le groupe de députés du LIOT souhaite employer dans le cadre d’une proposition de loi déposée le 25 avril 2023 et qui a pour objet principal d’abroger la dernière réforme des retraites promulguée le 14 avril 2023 à l’issue d’un recours au 49.3[1] et une validation partielle du Conseil constitutionnel.

Une lecture économique simplifiée de la proposition parlementaire de l’article 3 est que la fiscalité sur le tabac serait augmentée de façon à combler les besoins de financement du système des retraites dès lors que la conférence sociale résultant de l’article 2 échouerait et ne permettrait pas de déboucher sur l’adoption d’une loi de financement alternative à celle du passage à la retraite à 64 ans. Une lecture politique de l’article 3 est que ce dernier a été ajouté en raison de l’article 40 et que le choix de la taxation du tabac de la proposition du groupe LIOT reprend une proposition du groupe « Renaissance » concernant des « mesures pour bâtir la société du bien vieillir en France ».

Le fondement économique de la fiscalité sur le tabac repose sur le concept de taxation « comportementale » des produits à risque pour la santé (Dufernez et Lapègue, 2013). La fiscalité sur le tabac est donc une taxe sur les addictions et s’assigne de facto un objectif de santé publique visant à décourager le tabagisme (Kopp, 2006). À défaut de prohiber le tabac, un prix élevé peut réduire la consommation (Besson, 2006) et la ramener à un niveau socialement acceptable tout en procurant des ressources fiscales supplémentaires pour financer le coût social notamment en soins de santé lié principalement au risque accru de mortalité et de morbidité.

La fiscalité sur le tabac comprend trois composantes : une accise sur les produits du tabac (55% du prix au détail + 0,68€ par cigarette) ; une taxe sur la valeur ajoutée (TVA) dite « en dedans » (environ 16,67% du prix de vente) et une remise brute versée aux débitants de tabac (rémunération d’environ 10% du prix de vente). Le prix hors taxes représente environ 4% du prix au détail.

Bien que louable du point de vue de la santé publique, la solution alternative de financer les retraites par une hausse de la fiscalité sur le tabac se heurte à plusieurs limites :

  1. À trop vouloir taxer, on peut voir la recette fiscale se réduire traduisant le fait que l’assiette fiscale diminuerait à un rythme plus rapide que le taux de prélèvement. Des taux de taxation trop élevés sur le tabac peuvent également encourager la fraude et la contrebande organisée (Dufernez et Lapègue, 2013). L’État perdrait alors des recettes fiscales tout en renonçant à sa politique de santé publique de baisse de la consommation ;
  2. L’espérance de vie des fumeurs est plus courte, ce qui signifie qu’ils bénéficient en moyenne moins longtemps de leur pension. Il en découle qu’ils coûtent moins chers aux régimes de retraite[2] ;
  3. La fiscalité du tabac est dégressive : elle frappe en proportion plus lourdement les pauvres (Ruiz et Trannoy, 2008). Les hausses devraient donc inclure également des mesures financières de compensation en faveur des bas revenus ;
  4. La masse de besoins financiers du système de retraite avant la dernière réforme est estimée à environ 15 milliards d’ici 2032, soit un montant proche des recettes fiscales actuelles sur le tabac. Cela nécessiterait donc de doubler les recettes fiscales en moins de dix ans. Est-ce réaliste ? En supposant une élasticité de la demande au prix comprise entre -0,3 et -0,5 (Dufernez et Lapègue, 2014), ce doublement de la masse de recettes impliquerait de multiplier le taux de prélèvement[3] d’un facteur compris entre 2,7 (quasi triplement du prix du tabac) et 4 (quadruplement). De telles hausses interrogent sur la capacité des douanes à contrôler les tentations de consommation des produits de contrebande dont la qualité n’est pas contrôlable, ce qui peut présenter un risque supplémentaire de santé  à acheter au-delà des frontières nationales.

En conclusion, l’article 3 qui prévoit le recours à une fiscalisation accrue du tabac pour financer les retraites, à défaut d’autres leviers, semble sur le plan économique pour le moins hasardeux quant à la capacité réelle à prélever plus d’impôt en raison d’un risque très élevé de fraude et de baisse des volumes consommés. Les taxes sur le tabac n’ont, en effet, pas un objectif de rendement fiscal mais de santé publique. L’affectation de ces recettes, par nature, limitées devrait être réservée au financement des coûts indirects du tabagisme sur la santé dès lors qu’ils sont supportés par la collectivité ainsi qu’à des politiques publiques de prévention, de sensibilisation et de sevrage. Le financement des retraites par la fiscalité de la consommation du tabac n’apparaît donc pas comme une solution économique crédible. Par voie de conséquence, cet article relève plutôt de la provocation politique pour réintroduire un débat sociétal élargi (« conférence ») sur le financement des retraites (article 2).


[1] La loi a été promulguée après le passage au Sénat. Techniquement le 49.3 a été engagé sur un texte issu d’une Commission mixte paritaire. C’est ce texte qui a été approuvé par le Sénat

[2] Un argument opposable à celui-ci est un coût global d’un fumeur pour la société très élevé au regard du bénéfice pour le régime de retraite. Kopp (2019) donne une évaluation exhaustive du coût social net et l’estime, pour l’année 2010, à environ 9 000 euros par fumeur.

[3] En notant t le taux de taxe, P le prix du tabac et Q la quantité consommée, la recette fiscale est égale à t x P x Q. On suppose également que l’élasticité de la demande Q est égale à e. Partant d’un niveau initial t0 de recettes fiscales : on a t0 x P x Qref x ((1+t0x P)-eQref est le niveau de la demande pour un prix au détail unitaire. Sachant que t0/1+t0 est proche de 1 (96% actuellement), on peut approximer 1+t0 par t0. Il en découle une recette fiscale égale à t0 x P x Qref x (t0 x P)-e. Un doublement des recettes fiscales nécessite un nouveau taux de prélèvement t1 soit tel que (t1/t0)1-e = 2. Si e = 0,3, le taux de prélèvement augmente d’un facteur égal à 21/0,7 »2,7 (hausse de 170% des prix). Si e = 0,5, le taux de prélèvement augmente d’un facteur égal à 21/0,5 = 4 (quadruplement et donc hausse de 300% des prix).




La fiscalité européenne, dimension matérielle du politique européen

Compte rendu du séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », Cevipof-OFCE, séance n° 6 du 24 juin 2022

Intervenants : Vincent DUSSART (Université Toulouse-Capitole), Jacques LE CACHEUX (Université de Pau et des Pays de l’Adour et École Nationale des Ponts et Chaussées), Bastien LIGNEREUX (Représentation permanente de la France auprès de l’Union européenne)

Le séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », organisé conjointement par le Cevipof et l’OFCE (Sciences Po), vise à interroger, au travers d’une démarche pluridisciplinaire systématique, la place de la puissance publique en Europe, à l’heure du réordonnancement de l’ordre géopolitique mondial, d’un capitalisme néolibéral arrivé en fin du cycle et du délitement des équilibres démocratiques face aux urgences du changement climatique. La théorie politique doit être le vecteur d’une pensée d’ensemble des soutenabilités écologiques, sociales, démocratiques et géopolitiques, source de propositions normatives tout autant qu’opérationnelles pour être utile aux sociétés. Elle doit engager un dialogue étroit avec l’économie qui elle-même, en retour, doit également intégrer une réflexivité socio-politique à ses analyses et propositions macroéconomiques, tout en gardant en vue les contraintes du cadre juridique.

Réunissant des chercheurs d’horizons disciplinaires divers, mais également des acteurs de l’intégration européenne (diplomates, hauts fonctionnaires, prospectivistes, avocats, industriels etc.), chaque séance du séminaire donnera lieu à un compte rendu publié sur les sites du Cevipof et de l’OFCE.

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  1. La perspective publiciste : l’absence de réel pouvoir fiscal du Parlement européen

Vincent Dussart, professeur de droit public à l’Université Toulouse-Capitole, rappelle que l’impôt est intimement lié au fait constitutionnel. Le pouvoir fiscal s’exerce au nom du consentement à l’impôt (principe consacré par les articles 34 de la Constitution française[1] et 14 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen[2]). Georges Vedel disait que l’impôt est « la chose de l’homme ». Or avec l’Europe, nous avons un problème à ce sujet. Aux élections européennes, les citoyens votent pour un Parlement européen qui n’a pas de réel pouvoir fiscal. Or les parlements se sont construits par la fiscalité. Le Parlement européen n’a pas de légitimité fiscale ni de pouvoir de création de recettes fiscales. La célèbre maxime « no taxation without representation » se retrouve inversée pour l’Union européenne (UE) : « no representation without taxation ».

Qu’entend-on par fiscalité européenne ? Des ressources européennes qui peuvent être des impôts européens, mais également le droit européen appliqué au droit fiscal national. Il faut faire attention au langage fiscal qui crée de la confusion. Par exemple, ce qu’on appelle communément taxe carbone n’est pas une taxe à proprement parler, mais un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières extérieures de l’UE. L’impôt en Europe relève quasi-exclusivement des ressources étatiques (sauf pour l’impôt sur les revenus des fonctionnaires européens). De plus, le budget de l’UE est un budget de taille mineure, très loin des budgets nationaux. Il est abondé pour l’essentiel de contributions nationales (appelés « ressources RNB »), des ressources de la TVA, des droits de douane, et des ressources liées aux plastiques (qui n’est pas une taxe sur les plastiques, mais une contribution étatique, d’ailleurs non répercutée sur les entreprises et les consommateurs). La création d’impôts reste le quasi-monopole des États, cela en raison du fait que le consentement à l’impôt reste du domaine des démocraties nationales. L’UE n’a pas de compétence sur la fiscalité directe. Il reste la fiscalité des entreprises (mais cela ne contribuerait pas à la citoyenneté européenne) et la TVA.

Les récents sujets fiscaux au niveau de l’UE sont le paquet fiscal adopté par la Commission européenne le 15 juillet 2020[3], la lutte contre la fraude et l’évasion fiscale internationale, en lien avec l’OCDE, l’ajustement carbone, la redevance numérique (sur les GAFAM) et la taxe sur les transactions financières.

Ensuite, quid du rejet de l’impôt dans les États surfiscalisés ? Quid du risque de révolte fiscale dans la perspective d’une imposition européenne ? On parle du « moment hamiltonien » mais cela ressemble davantage au Boston Tea Party (événement de 1773 qui marqua la rupture des colonies américaines avec l’Angleterre sur une question fiscale). L’absence de constitution européenne, qui fait que l’UE n’est pas un État fédéral, rend difficile la mise en place d’une imposition européenne. Guy Carcassonne disait qu’il faut revenir au consentement à l’impôt qui donne naissance à la démocratie elle-même. Ainsi, la démocratie européenne passe par le consentement à l’impôt.

 

  1. La perspective économique : l’effet anti-redistributif de la « Constitution fiscale européenne »

Jacques Le Cacheux, professeur d’économie à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour, souligne que l’Union européenne met en place une concurrence fiscale entre les États membres. En raison de la « constitution fiscale européenne », les États membres sont en effet conduits à utiliser davantage certains impôts au détriment d’autres, produisant des injustices fiscales. Ce phénomène se nourrit de l’asymétrie structurelle entre une intégration économique et monétaire poussée et des institutions politiques européennes qui n’autorisent pas ce qu’un système parlementaire fait en principe. L’intégration européenne génère ainsi des externalités fiscales en renforçant la mobilité intra-européenne des assiettes fiscales au sein de l’UE. (Il est à noter que la mobilité des assiettes fiscales est également due à des raisons technologiques : l’essentiel de la valeur aujourd’hui réside dans la propriété intellectuelle, qui est très mobile.) Ainsi, chaque État membre de l’UE joue un rôle de paradis fiscal pour les autres. Par exemple, la France ne cesse de mettre en œuvre des dispositifs dérogatoires pour attirer les assiettes fiscales mobiles.

De manière générale, la conséquence de ce mouvement est la réduction inédite des taux d’imposition des bénéfices des sociétés : les taux dans l’UE sont plus bas que dans tout le reste des pays de l’OCDE. Plus que la globalisation, c’est l’intégration européenne qui empêche la puissance publique de taxer les entreprises. Les assiettes les plus mobiles (les entreprises qui ont la possibilité de délocaliser leurs bénéfices imposables, ce qui n’est pas le cas des PME) sont ainsi très peu taxées en Europe, ce qui contraint les États membres à reporter le poids de la fiscalité sur les assiettes fiscales les moins mobiles : la consommation (hausse de la TVA de 19,5% à 21,6% en moyenne dans l’UE) et les revenus du travail – en contradiction avec les recommandations européennes soit dit en passant. Les termes de l’arbitrage fiscal ont changé : il est plus coûteux de redistribuer (perte d’efficacité économique) et, de ce fait, les systèmes fiscaux sont devenus moins redistributifs partout en Europe. Ainsi, même si les préférences des partis politiques peuvent être en faveur de la redistribution, la « constitution fiscale européenne » contraint les majorités politiques à diminuer la redistribution fiscale du fait de son coût économique structurel.

Enfin, sur la “taxe plastique”, là encore, il ne s’agit pas à proprement parler d’une ressource fiscale européenne propre, car en réalité seul l’Etat membre paie cette “taxe”[4]. Du côté de l’impôt sur les sociétés européen, aucun progrès significatif n’a pu se faire du fait de la règle de l’unanimité en matière fiscale au niveau de l’UE.

 

  1. La perspective « interne » : la permanence et l’évolution des objectifs de l’UE sur la fiscalité dans le contexte du plan de relance et de son remboursement

Bastien Lignereux, conseiller fiscal à la Représentation permanente de la France auprès de l’UE, revient sur les réalisations de l’UE en matière fiscale au regard des objectifs différents poursuivis, depuis les années 1970. Historiquement, l’UE a deux grands objectifs sur la fiscalité. Le premier objectif est la réduction des distorsions de concurrence (c’est l’approche économique du Livre blanc de 1985 sur l’achèvement du marché intérieur), qui conduit à trois conséquences : 1/ l’harmonisation des impôts indirects sur la consommation de produits circulant dans l’UE (essentiellement la TVA et les droits d’accises tabac/alcool dans les années 1970, ainsi que les produits énergétiques dans les années 1990) ; 2/ l’élimination des obstacles fiscaux aux opérations financières transfrontalières (notamment les fusions intraeuropéennes de groupes multinationaux avec la directive « fusions »), puis le projet d’assiette consolidée (les propositions de directives sur le sujet en 2011 et 2016, non adoptées par le Conseil) ; 3/ l’action non législative, avec en 1997 l’adoption d’un code de conduite (via une résolution du Conseil ECOFIN) au travers duquel les Etats membres s’engagent politiquement à ne plus introduire de nouveaux régimes fiscaux (et de mettre fin aux régimes fiscaux existants) dommageables pour l’assiette fiscale des autres Etats membres. Le deuxième objectif est la lutte contre la fraude fiscale, avec la mise en œuvre d’une coopération entre les administrations fiscales et d’une assistance au recouvrement (quand le contribuable se situe dans une autre Etat membre). Depuis 2010, de nouveaux objectifs ont émergé : 1/ la lutte contre l’évasion fiscale (l’optimisation fiscale internationale), avec l’adoption de deux directives dites « ATAD » en 2016 et 2017[5] qui visent à transposer en droit de l’UE les nouveaux standards de l’OCDE (clauses anti-abus contre la diminution artificielle de l’assiette fiscale des grandes entreprises), 2/ l’échange automatique d’informations fiscales (avec une directive de 2011) et 3/ l’établissement d’une liste européenne des États et territoires non coopératifs.

Sur l’écologie, la directive sur les taux réduits de TVA adoptée en 2021 prévoit des évolutions dans un but environnemental, telles que l’extinction des taux réduits sur les énergies fossiles, les pesticides et engrais. La Commission européenne a également proposé en juillet 2021 la révision de la directive relative à la taxation de l’énergie afin de la mettre en conformité avec les objectifs du « Green Deal ».

Les perspectives sont multiples, avec tout d’abord la poursuite de l’objectif historique du marché intérieur : la révision de la directive sur les accises tabac pour encadrer la pratique des consommateurs d’aller acheter leur tabac de l’autre côté de la frontière et la révision du code de conduite de 1997 afin d’étendre le champ des mesures fiscales nationales soumises au code de conduite ; le projet d’harmonisation de l’impôt sur les sociétés (nouveau projet dit « BEFIT ») ; la poursuite de l’objectif de lutte contre la fraude fiscale avec le projet de directive sur les sociétés écrans et sur les échanges d’informations relatives aux revenus cryptoactifs. Il est à noter que l’objectif d’une directive mettant en œuvre le taux minimal effectif d’imposition sur les sociétés de 15% (« le pilier 2 » OCDE) n’a pas abouti à ce stade dans le cadre de la dernière présidence française de l’UE.

Enfin, on observe l’émergence de nouveaux objectifs, comme le financement de projets européens sur ressources fiscales propres, à la suite du plan de relance de 2020. Le Conseil européen de juillet 2020 a en effet décidé que la Commission européenne devra proposer des ressources fiscales propres pour financer le plan de relance (via une taxe sur le numérique, les transactions financières ou autres). Un accord interinstitutionnel sur les ressources propres a été entériné en décembre 2020.

Toutefois, le mode de décision à l’unanimité en matière fiscale (articles 113 et 115 TFUE) complique la donne. Par exemple, la Pologne et la Hongrie ont successivement bloqué l’adoption de la direction transcrivant l’objectif de l’OCDE d’un taux d’imposition minimum sur les sociétés de 15%. Des outils existent pour fluidifier le processus de décision, tels que la coopération renforcée, mais ils sont parfois lourds (l’enlisement du projet de taxe sur les transactions financières l’illustre). Enfin, le rôle du Parlement européen demeure faible : un simple avis sur les directives fiscales (qui toutefois influence les débats au Conseil) et l’adoption de résolutions (qui influencent les propositions de la Commission européenne). Le Parlement européen cherche ainsi à se doter de nouveaux outils comme l’idée d’un Observatoire européen de la fiscalité.

Sur la position de la France au sein de l’UE, la France soutient le principe d’une harmonisation fiscale et le passage à la majorité qualifiée en matière fiscale, une position qui est, sur le second point, très minoritaire au sein de l’UE. Beaucoup d’Etats membres jugent en effet légitime de jouer sur l’attractivité fiscale. Ils sont donc particulièrement attentifs aux effets potentiels des directives fiscales sur leurs modèles économiques. Malte et l’Estonie se sont montrés par exemple très rétifs à l’idée d’une imposition minimale sur les sociétés, de même que le parlement suédois vis-à-vis des directives fiscales, comme le montrent les débats publics lors des Conseils « Ecofin » sous présidence française.

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[1] Article 34 de la Constitution de la Ve République : « La loi fixe les règles concernant : (…) l’assiette, le taux et les modalités de recouvrement des impositions de toutes natures ; (…) »

[2] Article 14 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 : « Tous les Citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement d’en suivre l’emploi, et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée. »

[3] Commission européenne, Plan d’action pour une fiscalité équitable et simplifiée à l’appui de la stratégie de relance, 15 juillet 2020, COM(2020) 312 final.

[4] La contribution plastique est en vigueur depuis 2021, en vue de contribuer au remboursement du plan de relance européen. Chaque kilogramme de déchet d’emballage plastique qu’un Etat membre n’a pas recyclé lui coûte 80 centimes d’euros. (Cette règle vaut pour les dix pays les plus riches de l’UE, les autres bénéficient de réductions forfaitaires annuelles.)

[5] Directives UE/2016/1164 du 12 juillet 2016 et UE/2017/952 du 29 mai 2017 sur la lutte contre les pratiques d’évasion fiscale (dites « ATAD 1 » et « ATAD 2 »).

 





Paradis fiscaux, profits délocalisés et biais de productivité mesurée : le cas de la France

par Vincent Aussilloux (France Stratégie), Jean-Charles Bricongne (Banque de France), Samuel Delpeuch (Sciences Po Paris) et Margarita Lopez Forero (Université d’Evry/Paris-Saclay)

Comment les stratégies fiscales des entreprises multinationales distordent-elles leur productivité observée dans les pays à haute fiscalité ? C’est la question à laquelle cherche à répondre une étude lancée dans le cadre du Conseil National de la Productivité (Bricongne et al., 2022). Pour bénéficier d’une fiscalité plus attractive, la délocalisation des multinationales dans les paradis fiscaux est un phénomène bien connu qui a fait l’objet de nombreux rapports institutionnels, travaux d’études et de recherche[1]. Au-delà de l’impact sur les rentrées fiscales des pays d’origine, cette délocalisation d’une partie des revenus plutôt que des activités peut avoir des répercussions sur certaines statistiques officielles (exportations, valeur ajoutée et productivité notamment). En utilisant la dynamique d’implantation des multinationales sur données individuelles sur la période 1997-2015, l’étude de ce phénomène sur la France (dont la version la plus récente est publiée dans un document de travail du Département d’Economie de Sciences Po) confirme une baisse de la productivité après implantation dans un paradis fiscal au niveau firme et en agrégé : sans cette implantation, la croissance annuelle de la productivité agrégée du travail aurait été plus forte, de près de 10%.



Pour optimiser leurs chaînes de production, beaucoup d’entreprises sont incitées à s’implanter dans des juridictions à basse fiscalité. Une part croissante de l’investissement étant réalisée dans des actifs intangibles (soit les immobilisations incorporelles d’une entreprise : brevets, propriété intellectuelle… qui sont par nature plus faciles à délocaliser),  la combinaison de ces deux tendances implique qu’une plus forte intensité en actifs intangibles  permettrait plus facilement aux entreprises internationalisées de jouer stratégiquement sur l’enregistrement de leurs activités dans leurs filiales à l’étranger, dans un but d’optimisation fiscale, ce qui peut distordre significativement les statistiques économiques agrégées.

En particulier, compte tenu d’une forte intégration financière et d’une intense concurrence fiscale, l’économie de l’immatériel a offert aux multinationales de nouveaux moyens de délocaliser leurs profits vers les pays à faible fiscalité. Plus précisément, dans le calcul du PIB basé sur les dépenses, les paiements effectués entre pays pour l’utilisation ou l’achat de capital intangible sont comptabilisés comme des exportations. Si une entité d’un pays à faible fiscalité ne paie qu’une partie du rendement lié au capital intangible à une autre entité de la multinationale située dans un pays à fiscalité élevée, cela conduit à surévaluer les gains (revenus moins dépenses) dans le premier pays. En retour, cela réduit artificiellement l’activité économique mesurée dans les pays à fiscalité élevée, contribuant ainsi à sous-estimer notamment les exportations, la valeur ajoutée et la productivité. Il faut également souligner que, les mécanismes sous-jacents étant de nature comptable, les effets « réels » sont neutres (à l’exception de l’impact sur les rentrées fiscales) sur la richesse nationale (à la différence du PIB).

La France, avec un fort taux d’investissement immatériel, pourrait être particulièrement concernée, mais le même processus peut concerner d’autres pays comme les États-Unis (Cf. Guvenen et al., 2022, à venir).

L’implantation d’une multinationale française dans un paradis fiscal va de pair avec une baisse de la productivité mesurée

Avec l’approfondissement de l’intégration financière internationale[2], des structures complexes d’évitement fiscal affectent les statistiques officielles. Par exemple, Tørsløv et al. (2018) ont ajusté les statistiques internationales en considérant que selon leur estimation, 40 % des bénéfices au niveau mondial ont été déplacés vers des paradis fiscaux en 2015 (l’essentiel de l’analyse est agrégée, mais avec une dimension sectorielle disponible dans les annexes). De plus, la transformation digitale des activités s’est traduite par une progression relative continue des investissements intangibles au cours des vingt dernières années[3]. Bien que l’optimisation fiscale des multinationales ne soit pas nouvelle, déconnecter la localisation du capital de celle de la production et des actifs comme la propriété intellectuelle ou manipuler des prix de transfert[4] en l’absence de prix de référence pour les actifs intangibles devient plus facile avec la croissance du capital immatériel (Cf. par exemple Delis et al., 2021). L’étude comprend un peu plus de 18 000 entités appartenant à des groupes présents dans ce type de pays, soit 0,7 % du nombre total d’entreprises observées sur la période. Bien que peu nombreuses, ces entreprises contribuent significativement à l’évolution agrégée de la productivité française : la croissance de la productivité du travail s’établit à 21,5 % entre 1997 et 2015 pour l’ensemble des entreprises observées et tombe à 17,6 % lorsque ce sous-échantillon est retiré. Un biais de mesure sur ces entreprises peut donc avoir d’importantes conséquences agrégées.

Pour appréhender ce phénomène en France, Bricongne et al. (2022) utilisent des données individuelles d’entreprises (comptables, d’emploi et de salaires entre 1997 et 2015), combinées avec les liens capitalistiques (tels que disponibles dans la base LIFI, liaisons financières, de l’INSEE, indiquant les liens au sein d’un groupe, entre maison-mère et filiales et leur zone de rattachement, domestique ou étrangère) entre sociétés.

Le transfert des bénéfices à l’étranger est analysé à partir des différences en termes de présence dans les paradis fiscaux et d’intensité en actifs intangibles, en considérant les implantations nouvelles d’une entreprise dans un pays considéré ou non comme un paradis fiscal (voir la liste du FMI de 2000)[5]. Pour que la méthode en différences s’applique, ces deux groupes d’entreprises doivent être comparables : l’absence d’une différence de tendance précédant l’implantation à l’étranger semble le confirmer. Les estimations mesurent alors bien les effets de l’implantation dans un paradis fiscal.

Ainsi, en France, une baisse de 3,5 % de la productivité du travail et de 1,5 % de la productivité globale des facteurs (PGF) sont mis en évidence sur la période d’étude en liaison avec l’installation dans un paradis fiscal.  Elle s’explique très probablement par le transfert des bénéfices et non pas par une baisse effective de productivité du fait de l’implantation à l’étranger. En effet, la chute est particulièrement marquée pour les entreprises intensives en capital intangible. Le niveau de la productivité apparente du travail est réduit en moyenne de 4,1 % en France quand une entreprise devient une multinationale avec une filiale dans un paradis fiscal et appartient à la catégorie des entreprises fortement intensives en actifs immatériels, contre 2,7 % pour les moins intensives. Pour la PGF, l’impact moyen est de -1,5 % pour les entreprises les plus intensives en actifs intangibles contre – 0,9 % pour les autres.

Une baisse de productivité marquée par de forts effets dynamiques

Ce problème de mesure se traduit aussi par de forts effets dynamiques : la baisse de la productivité mesurée dans le pays à haute fiscalité est d’autant plus prononcée que l’entreprise dispose sur une période plus longue d’une présence dans un paradis fiscal. Ainsi, l’analyse tend à montrer qu’après dix ans de présence dans un paradis fiscal, la productivité du travail de l’entreprise en France, le pays à haute fiscalité, chute en moyenne de 11,7 % par rapport à la période avant l’implantation (Cf. graphique 1a) alors qu’elle augmente pour des implantations à l’étranger dans des pays qui ne sont pas considérés des paradis fiscaux (Cf. graphique 1b). Ainsi, pour la PGF, une implantation à l’étranger (hors paradis fiscal) est en moyenne associée à une augmentation de 4,8 %.  Ici encore, le biais de mesure engendré par cet effet dynamique est exacerbé pour les entreprises fortement intensives en capital intangible, plus facile à enregistrer dans des pays à basse fiscalité.

Une partie de la perte de productivité observée en France peut toutefois correspondre à de réels transferts de capitaux. Des entreprises françaises peuvent en effet s’implanter dans des « grands » paradis fiscaux comme l’Irlande ou les Pays-Bas pour d’autres raisons que la motivation fiscale. Pour tenter d’isoler le rôle de l’optimisation fiscale sur le ralentissement des gains de productivité au niveau agrégé en France, l’étude utilise l’arrêt Cadbury-Schweppes de 2006 de la Cour de Justice de l’Union européenne. Par cette décision, la Cour avait donné raison à la firme anglaise contestant l’application d’une règle anti-abus par les autorités fiscales britanniques qui cherchaient à récupérer l’impôt partiellement évité par le groupe Cadbury-Schweppes via l’établissement de deux filiales en Irlande. En donnant la priorité à la liberté d’établissement des entreprises européennes au sein des États membres par rapport à l’application des règles anti-abus, l’arrêt Cadbury-Schweppes renforçait l’attrait des paradis fiscaux européens pour les entreprises européennes cherchant à éviter l’impôt. L’étude montre que les entreprises bénéficiant de facto de cette décision ont vu leur productivité mesurée en France ralentir davantage que les autres, pointant encore un peu plus le rôle central de l’optimisation.

Finalement afin de quantifier le rôle de l’optimisation fiscale des multinationales sur le ralentissement des gains de productivité au niveau agrégé en France, on utilise le poids dans la valeur ajoutée totale des multinationales ayant une présence dans un paradis fiscal (soit par le biais d’une filiale ou de sa maison-mère) ainsi que la perte de productivité liée à l’implantation dans un paradis fiscal, calculée à partir de la méthode des doubles différences. Les comportements individuels d’optimisation fiscale des multinationales se traduisent alors par une baisse de 0,06 point de pourcentage de la croissance annuelle de la productivité du travail au niveau agrégé en France, soit près d’un dixième (9,7 %) de celle-ci en moyenne entre 1997 et 2015.

Par ailleurs, dans un contexte de forte concurrence fiscale internationale, avec un taux d’imposition relativement stable sur la période étudiée, la France est devenue un pays à fort taux d’imposition sur les sociétés en comparaison de ses partenaires (Cf. Vicard, 2019) durant la période d’étude, illustrant des évolutions de tendances fortes même si le taux légal, en soi, peut être différent de ce que les entreprises paient effectivement compte tenu de différences de bases fiscales. La multiplication des multinationales avec une présence dans un paradis fiscal ne concernant pas uniquement la France, ces problématiques ont trouvé un écho avec l’accord du G20 en juillet 2021 pour instaurer un impôt mondial d’au moins 15% sur les bénéfices des multinationales (en gardant en tête que le taux effectif d’imposition peut différer notablement du taux affiché, notamment pour les paradis fiscaux).

Le coût de l’évitement fiscal des multinationales en France est élevé. Selon les méthodes, les pertes fiscales annuelles y représentent entre 5 milliards (étude sur données d’entreprises) et 10 milliards d’euros (études fondées sur la comptabilité nationale : Cf. Vicard, 2019 et  Tørsløv et al., 2018). Notre étude met aussi en évidence la sous-estimation de la productivité alors que son ralentissement inquiète (Cf. la création du Conseil National de Productivité en 2018).


[1] Voir par exemple Tørsløv et al. (2018) pour un travail académique récent, OCDE (2000) pour un rapport qui avait affiché une liste de 35 juridictions répondant aux critères établis en 1998 par l’OCDE définissant un paradis fiscal ou Blanchet et al. (2018) pour une étude de l’impact de la mondialisation et en particulier des délocalisations dans certains pays à fiscalité avantageuse sur la mesure du PIB).

[2] Sous l’influence de différents facteurs (dérégulation, ouverture des pays aux capitaux extérieurs…), les flux financiers ont augmenté très fortement depuis les années 1970, en comparaison des variables réelles, même si le rapport 2021 « Changing patterns of capital flows » de la BRI/CGFS montre que la grande crise financière a introduit une certaine rupture dans la dynamique des flux financiers, rapportés au PIB mondial. C’est ce que montrent aussi Lane et Milesi-Ferretti (2018), couvrant la dynamique des flux financiers entre 1970 et 2015. Ils soulignent malgré tout que les positions d’investissements directs ont crû après la grande crise financière du fait du rôle joué par les centres financiers : « This expansion reflects primarily positions vis-à-vis financial centers, suggesting that the complexity of the corporate structure of large multinational corporations is playing an important role. ».

[3] Sur ce thème, Cf. par exemple le rapport de l’OCDE de 2019 (Croissance de la productivité et finance : Le rôle des actifs incorporels. Une analyse sectorielle), qui montre que les actifs intangibles ont crû de façon dynamique entre 1995 et 2014, et même plus forte que les actifs tangibles pour un certain nombre de grands pays développés.

[4] Selon la définition de l’OCDE, les prix de transfert sont « les prix auxquels une entreprise transfère des biens corporels, des actifs incorporels, ou rend des services à des entreprises associées ».

[5] Les résultats sont peu sensibles à la liste de paradis fiscaux retenue. Ni la significativité, ni l’ordre de grandeur du biais ne sont altérés lorsque des listes plus restrictives de paradis fiscaux sont utilisées, à l’instar de celle de Hines et Rice (1994) qui exclut par exemple les Pays-Bas.




L’imposition des couples dans la campagne présidentielle

Muriel Pucci, Hélène Périvier et Guillaume Allègre

Aujourd’hui, les couples sont imposés au titre de l’impôt sur le revenu différemment selon leur statut marital. Alors que les couples en union libre déclarent séparément leurs revenus, les couples mariés ou pacsés les déclarent conjointement et disposent de 2 parts fiscales. C’est donc la moyenne des revenus des deux conjoints, et non pas les revenus individuels, qui détermine le taux marginal et moyen d’imposition dans le barème progressif. Ce dispositif de parts attribuées aux couples mariés/pacsés est communément appelé « quotient conjugal » (QC). Les parts fiscales attribuées au titre des personnes dépendantes (enfants, etc.) s’ajoutent à celles du QC, l’ensemble est communément appelé « quotient familial » (QF). Ce système de parts a pour but de tenir compte de la faculté contributive du foyer à payer l’impôt.



Le système est depuis longtemps critiqué dans la sphère académique (Glaude 1991 ; Lanquetin et al. 2004 ; Landais et al. 2011 ; Allègre, Périvier et Pucci, 2021 ; André et Sireyjol, 2021), au nom de l’efficacité – il décourage l’activité des femmes mariées ou pacsées ; l’avantage qu’il procure croît avec l’écart de revenus entre conjoints et, à revenu total donné, il est maximal pour les couples mono-actifs –, et au nom de l’équité fiscale – ce système avantage les couples relativement aux célibataires, et lorsqu’il existe, son bénéfice croît avec le taux marginal d’imposition et donc avec le revenu total du couple. Il est également critiqué au nom de valeurs progressistes car il encourage le modèle du couple marié de Monsieur Gagnepain et Madame Aufoyer des années 1950. Le QC est ainsi en décalage avec la diversification des configurations familiales, l’augmentation des unions libres, des divorces et des recompositions familiales. Enfin, ce dispositif représente un choix politique dont les conséquences en termes de recettes fiscales sont importantes et les effets redistributifs peu visibles. Le prélèvement à la source a certes individualisé le mode de prélèvement de l’impôt mais il n’a pas changé son mode de calcul. Néanmoins, ce dispositif rend visible le décalage entre revenu individuel et taux d’imposition pour les couples au sein desquels les revenus sont inégaux.

Deux propositions de candidats à l’élection présidentielle ont émergé durant la campagne présidentielle. D’un côté, l’une des propositions prévoit d’ouvrir le QC aux couples en union libre afin de leur permettre de réduire leur impôt à l’instar des couples mariés ou pacsés qui bénéficient de ce dispositif. Cette proposition ne résout ni le problème de la désincitation au travail des femmes ni celui de l’équité fiscale. Cette proposition s’inscrit dans une perspective plutôt conservatrice au regard de l’organisation des couples, mais avec une dimension progressiste car il s’agit d’étendre le dispositif aux couples non mariés. De l’autre côté, dans la seconde proposition, il est question de supprimer le QC en l’associant à un renforcement de la progressivité du barème de l’IR, ce qui s’inscrit dans une logique progressiste.  

Pourquoi réformer le QC ?

Ce mode de calcul de l’impôt sur le revenu des couples présente trois défauts majeurs dont les effets se cumulent.

L’unité fiscale de référence est l’individu lorsque le couple vit en union libre et le couple lorsqu’il est marié ou pacsé. La solidarité entre concubins en union libre n’est pas reconnue mais la solidarité au sein des couples mariés ou pacsés, en termes de partage des revenus, est supposée totale, ce qui dans les deux cas ne reflète pas la réalité. Le droit social de ce point de vue est davantage cohérent puisqu’il ne tient pas compte du statut marital des couples pour définir leurs droits aux prestations. Lorsque les revenus des deux conjoints sont suffisamment différents, l’imposition commune permet le plus souvent de réduire le taux moyen d’imposition. Mais lorsque les couples ont des enfants à charge, une déclaration séparée optimisant le choix du conjoint qui déclare la charge d’enfants peut être plus avantageuse.

L’équité fiscale implique notamment que l’impôt dépende de la capacité contributive du foyer. Or, le QC ne respecte pas ce principe. En effet le principe de la capacité contributive conduit à chercher à imposer le niveau de vie des foyers et non pas le revenu. Pour comparer le niveau de vie de foyers de taille différente, on doit tenir compte des économies d’échelle que procure la vie en commun. Les échelles d’équivalence permettent, même imparfaitement, d’en rendre compte en se ramenant à un nombre de parts en équivalent adultes. Ainsi, si un célibataire compte pour une part, un couple doit compter pour 1,5 part. Or le QC accorde deux parts fiscales aux couples mariés ou pacsés. Au-delà de la question du traitement différencié des couples selon leur statut marital, l’imposition des couples sous-estime donc le niveau de vie des couples relativement à celui des personnes seules et n’impose pas ces deux catégories de contribuables de façon équitable[1]. À cela s’ajoute le fait que l’avantage fiscal que procure le quotient conjugal aux couples mono-actifs ou au sein desquels l’un des conjoints a un revenu nettement plus faible que l’autre (2 fois plus faibles par exemple) augmente en moyenne avec le niveau de revenu total du couple.

Enfin, le QC est avantageux lorsqu’il existe un écart de revenu important entre les deux conjoints, c’est tout l’esprit de ce système puisqu’il s’agissait dans les années 1950 de tenir compte du fait qu’étant inactive, l’épouse constituait une charge pour son conjoint. De ce fait, ce système encourage la spécialisation des rôles au sein des couples. Certes aujourd’hui la plupart des femmes sont actives, mais elles sont plus souvent à temps partiel que les hommes. Trois femmes en couple sur quatre gagnent moins que leur conjoint (Morin, 2014).  Le QC revient à ce que la conjointe, qui le plus souvent a le revenu le plus faible, supporte un taux d’imposition plus élevé que si elle déclarait son revenu séparément, et le conjoint ayant le revenu le plus élevé bénéficie d’un taux marginal plus faible que s’il était célibataire[2]. Le QC est une incitation supplémentaire à travailler davantage pour le conjoint (alors que celui-ci a déjà le salaire horaire le plus élevé).

Étendre le quotient conjugal aux couples vivant en union libre

Cette proposition a ceci de progressiste qu’elle reconnaît les couples vivant en union libre et aligne leur régime fiscal sur celui des couples mariés et pacsés, comme c’est le cas pour les politiques sociales. Mais elle ne répond pas aux trois problèmes posés par le quotient conjugal puisqu’elle consiste à étendre ce dispositif qui, lui, est conservateur en matière de division sexuée des rôles au sein du couple. Elle induit une nouvelle distorsion entre les couples selon le statut marital ; en effet alors que les concubins auraient le choix entre QC et imposition individuelle, les couples mariés et pacsés resteraient contraints de faire une déclaration commune quand bien même une imposition séparée leur serait plus avantageuse. Pour éviter cet écueil, cette proposition aurait dû être associée à une option d’individualisation de l’impôt pour les couples mariés ou pacsés.

Par ailleurs, l’effet potentiellement désincitatif au travail des femmes vivant en union libre risque d’accroître les inégalités entre les sexes : en cas de séparation, contrairement au mariage, dans le cadre de l’union libre aucune prestation compensatoire n’est prévue pour prendre en compte le retrait total ou partiel des femmes pour s’occuper des enfants par exemple.

En 2021, nous avons évalué l’effet du quotient conjugal et chiffré plusieurs réformes du mode de calcul de l’imposition des couples selon leur décile de revenu[3]. En supposant que les couples en union libre choisissent systématiquement le mode d’imposition le plus avantageux, plus de la moitié des concubins des 2 derniers déciles[4] de niveau de vie pourraient voir leur impôt diminuer contre moins d’un quart dans les 4 premiers déciles (graphique 1), moins souvent imposables. Cette proposition conduirait à réduire les recettes fiscales d’environ 800 millions d’euros par an, dont 44% reviendrait à des couples faisant partie des 20% des ménages les plus riches.

Étendre l’imposition séparée aux couples mariés et pacsés

Cette proposition est présentée comme une mesure de justice fiscale, le système actuel étant jugé injuste du point de vue de l’équité verticale car il bénéficie aux plus riches mais aussi comme la remise en cause d’un système patriarcal favorisant les inégalités salariales entre les sexes.

En supposant que les couples mariés et pacsés répartissent leurs enfants entre les deux déclarations de revenu de sorte à minimiser leur impôt total, nous avons chiffré que cette réforme rapporterait 7,2 milliards d’euros de plus de recettes fiscales (Allègre, Périvier et Pucci, 2021, op cit).  Toutefois, si cette réforme affecte surtout les ménages des derniers déciles de niveau de vie, elle fait aussi des perdants parmi les plus modestes des couples imposables : certains couples modestes, mono-actifs notamment, verraient leur impôt augmenter de façon significative relativement à leur revenu (graphique 2). Les deux candidats proposent également de renforcer la progressivité du barème, ce qui permettrait de compenser les foyers fiscaux les plus modestes en redistribuant aux couples imposables les plus modestes une partie des recettes fiscales issues de l’individualisation.

D’autres réformes sont possibles

Notre étude de 2021 chiffrait deux autres scénarios de réforme de l’imposition des couples répondant en partie aux problèmes posés par le QC.

Pour aligner les statuts fiscaux des couples, une réforme alternative consisterait à ouvrir le choix à tous les couples entre imposition jointe et séparée et en cas d’imposition jointe, à réduire le nombre de parts attribué au couple à 1,5 au lieu de 2. Les recettes fiscales augmenteraient de 3,8 milliards (pour 45% de couples mariés/pacsés perdants) qui là encore pourraient être redistribués aux couples imposables les plus modestes.

Pour aller progressivement vers l’individualisation de l’IR sans pénaliser les couples imposables les plus modestes, une autre voie consisterait à plafonner le bénéfice du quotient conjugal, à l’image du plafonnement du quotient familial. En retenant le même plafond que pour le quotient familial (soit 1 525 euros par demi-part), seuls 7% des couples mariés/pacsés seraient perdants à cette réforme, et par construction ceux-ci seraient concentrés parmi les plus aisés. Les couples mono-actifs aisés seraient parmi les plus affectés. Les recettes fiscales augmenteraient de 3 milliards d’euros.

Pour aller plus loin : Allègre G., H. Périvier et M. Pucci : « Imposition des couples et statut marital – Simulation de trois réformes du quotient conjugal en France », Économie et Statistique, n°126-127, 2021.


[1] Notons qu’il est impossible de compter pour moins d’une part chacun les concubins qui déclare son revenu séparément ; les deux concubins comptent donc comme deux célibataires.

[2] Depuis la réforme du prélèvement à la source (2019), l’impôt du conjoint qui a le revenu le plus faible est calculé à partir de ses seuls revenus lorsque les conjoints optent pour le taux individualisé. L’impôt du conjoint au revenu le plus élevé est alors défini comme un solde à partir de l’impôt dû par le couple (il bénéficie ainsi de l’intégralité des gains à l’imposition commune lorsqu’ils existent). Il demeure toutefois que l’impôt total des couples augmente relativement plus quand la femme augmente son revenu salarial que si elle faisait une déclaration séparée.

[3] Allègre G., H. Périvier et M. Pucci : « Imposition des couples et statut marital – Simulation de trois réformes du quotient conjugal en France », Économie et Statistique, n°126-127, 2021.

[4] Les déciles de niveau de vie dans les graphiques sont calculés sur l’ensemble de la population et non pas sur le seul champ des couples.




Droits de succession : pourquoi les économistes ne sont-ils pas écoutés ?

par Guillaume Allègre

Le 12 décembre 2021 le Centre d’Analyse Economique, instance
pluraliste de conseil du Premier ministre sous l’autorité de celui-ci, publiait
une note, Repenser l’héritage, plaidant notamment pour
l’augmentation des droits de succession. Le diagnostic est relativement
consensuel. La valeur du patrimoine relative au revenu a fortement
augmenté (300% du revenu national en 1970, 600% en 2020) ; le patrimoine
est très concentré, beaucoup plus que le revenu, et il n’est pas consommé en
fin de vie mais transmis. Par conséquent la part de l’héritage dans le
patrimoine total est passée de 35% au début des années 1970 à 60% aujourd’hui.
Ceci pose un problème d’équité dans la constitution du patrimoine, d’autant
plus grand que sa valeur est élevée et que certains actifs ne sont plus
accessibles sans apport. À l’image du discours de Vautrin
repris par Piketty dans son livre Le Capital au XXIe siècle,
pour avoir une bonne position économique dans la société, il vaut mieux épouser
une héritière que de trouver un travail bien rémunéré. Ce type de situation
pose un problème économique, politique et moral. La Note du CAE ne
s’appesantit pas sur la littérature ou la morale mais souligne justement que si
l’on se fixe un objectif d’accès équitable au patrimoine (et à son revenu),
l’imposition des successions de façon progressive et sans exemption, en tenant
compte de l’ensemble des actifs reçus au long de la vie, est préférable au
système actuel. Le rapport souligne, sur la base d’études empiriques, que les
différentes exemptions ne sont pas justifiées d’un point de vue économique.
Aussi, pour les auteurs l’augmentation des droits de succession pourrait
permettre de financer la garantie d’un capital  pour tous, versé à la majorité.



Alors que la note fait parler d’elle entre la bûche de Noel et la galette des rois – la question de la transmission est un marronnier des repas familiaux –, le Président de la République, dans un entretien au Parisien du 4 janvier, annonce qu’il n’a pas l’intention d’augmenter les droits de succession, mais au contraire de les réduire pour les petites transmissions. En réalité, la séquence ressemble à celle qui a déjà eu lieu il y a cinq ans : en janvier 2017, France Stratégie publie un rapport semblable, signé par un des auteurs de la Note du CAE. France Stratégie est alors présidé par Jean Pisani-Ferry, qui fut ensuite en charge de l’écriture du projet d’En Marche. Or, aucune réforme des droits de succession ne figure dans le programme d’En Marche. L’impôt ne fera pas plus l’objet d’une réforme durant le quinquennat, contrairement aux deux précédents. En effet, sous la présidence de Sarkozy, le seuil d’imposition pour les donations avait été augmenté et la durée entre chaque donation défiscalisée, raccourcie. La présidence Hollande opéra un retour en arrière complet. Au final, que ce soit via l’alternance ou le « en même temps », la fiscalité sur les successions a assez peu évolué : l’assiette est mitée mais les taux peuvent être très élevés, ce qui pose des problèmes d’équité horizontale, notamment entre ceux qui préparent leur succession et ceux qui ne la préparent pas.

Pourquoi les économistes ne sont-ils pas écoutés ? Il
n’y a pas de grands mystères : les sondages et les enquêtes plus poussés
montrent tous que les droits de succession sont apparemment impopulaires. Une
des raisons, pointée par la Note du CAE est que les individus
connaissent mal les caractéristiques de l’impôt sur la succession et
surestiment son poids et la probabilité d’être eux-mêmes soumis à cet impôt.
Toutefois, cette explication n’est pas suffisante : l’impôt progressif est
impopulaire auprès de toutes les catégories sociales. Son impopularité ne
proviendrait pas seulement du fait que les individus évaluent mal leur intérêt
(plus de 80% des successions en ligne directe ne paient pas de droits), mais aussi
parce qu’ils trouvent juste de pouvoir léguer leur patrimoine à leurs enfants :
selon un sondage récent, même les individus qui ont peu de
chance de recevoir un héritage sont contre une augmentation des droits. Il est
donc probable que plus de pédagogie n’y changerait rien et que les économistes,
s’ils veulent peser, doivent changer leur fusil d’épaule et proposer une
réforme MAYA (Most Advanced Yet Achievable), plutôt qu’une réforme
optimale. Il est utile de réfléchir en termes de taxation optimale mais il n’est
pas toujours évident que la taxation optimale soit celle à mettre en avant dans
le débat, compte-tenu des préférences fiscales du public et des
caractéristiques actuelles du système fiscal, de toute façon très éloignées de
l’optimal théorique. Aussi, certains rapports mériteraient peut-être une
approche pluridisciplinaire[1],
surtout si la problématique initiale est : « Pour chacun de ces
défis, des solutions existent : pourquoi y a-t-il peu de progrès ? » (Blanchard et Tirole, p. 13).

Si l’on suit le diagnostic de la Note du CAE, le poids
grandissant de l’héritage dans les patrimoines est dû au poids grandissant du
patrimoine ainsi qu’à sa concentration. Tous les instruments qui pèsent sur ces
deux métriques auront donc un effet sur l’objectif poursuivi en termes de
mobilité sociale. C’est vrai de tous les impôts qui pèsent sur l’ensemble du
patrimoine, d’autant plus s’ils sont progressifs. C’est donc particulièrement
vrai d’un impôt sur la fortune et des impôts sur le revenu du patrimoine (CSG,
IR). L’impôt sur les hauts revenus (du travail ou du capital) réduit également
la concentration du patrimoine car les hauts revenus nets sont pour l’essentiel
épargnés et contribuent ainsi à l’accumulation du patrimoine. Tous ces impôts
concourent, à moyen-terme, à la mobilité patrimoniale intergénérationnelle. À l’instar de la Note du CAE, un autre objectif que
l’on peut assigner à une réforme est l’équité horizontale : les différents
revenus et patrimoines sont imposés de façon équitable. Cela impliquerait
d’imposer les revenus réels du patrimoine au barème de l’IR et de remettre en
place un ISF sur les patrimoines immobiliers et financiers. Ces mesures font
néanmoins l’objet de controverses dont l’évaluation dépasse ce billet.  

Il existe néanmoins au moins une réforme avancée et réalisable,
potentiellement populaire dans l’opinion, qui pourrait augmenter l’équité
horizontale et la neutralité fiscale. Il s’agit d’imposer toutes les
plus-values réelles, sans oubli, effacement, abattement ou exemption.
Aujourd’hui, les plus-values sur la résidence principale sont exonérées. Les
autres plus-values immobilières et certaines plus-values mobilières sont
exonérées après une certaine durée de détention. Enfin, lors de successions et
de donations, les plus-values sont effacées même lorsque aucun droit de
succession n’est payé : à la revente, le prix d’acquisition qui entre dans
le calcul de la plus-value est supposé être le prix auquel le bien a été
transmis et non le prix d’acquisition initial. Par conséquent, un montant
important de revenus réels en euros sonnants et trébuchants échappe totalement
(ou partiellement) à l’impôt au moment de la revente. La masse de plus-values
est très importante : une grande part de l’augmentation du poids du
patrimoine dans le Pib (de 300 à 600 points) est liée à une augmentation de la
valeur du patrimoine plutôt qu’à une augmentation de son volume[2].

Une grande aversion, individuelle et sociale, au sujet de
l’imposition du capital est de devoir vendre du patrimoine pour payer l’impôt.
Cela explique d’ailleurs en partie l’impopularité des droits de succession,
ainsi qu’un ISF déplafonné sur la fameuse maison de l’agriculteur sur l’Île de Ré. L’imposition des plus-values réalisées ne pose pas ce problème
puisqu’elle arrive à un moment où les ménages ont des vrais revenus en euros.
Concernant la résidence principale ou secondaire, les ventes ne seraient
imposées que si le foyer n’utilise pas le revenu lié à la revente pour acheter
un nouveau bien, comme cela se fait dans d’autres pays[3].

Se pose enfin la question des biens qui sont transmis sur
plusieurs générations : le château, l’appartement parisien, la petite
entreprise familiale éventuellement devenue multinationale. Il y a plusieurs
approches pour les imposer. La première consiste à favoriser la détention et
transmission familiale : c’est l’approche suédoise qui depuis 2007 ne taxe
ni les successions ni le patrimoine. Le patrimoine est essentiellement taxé sur
le revenu, y compris toutes les plus-values nominales sans abattement selon
la durée de détention. Ceci réduit la concentration du patrimoine sans toucher
à la transmission. Le château familial, l’entreprise, peuvent être transmis de
génération en génération sans imposition. Seuls les aléas (familiaux,
économiques) peuvent permettre de disperser le patrimoine mais l’impôt sur le
revenu freine son accumulation.

Dans une seconde approche, les Canadiens imposent les
plus-values latentes lors des successions, hors conjoint et résidence
principale (l’imposition des plus-values latentes est aussi discutée dans la Note
du CAE
mais plus comme aparté que comme élément central du débat). Dans le
système canadien, c’est le défunt (l’Estate soit la propriété du défunt)
qui paye l’impôt et non les héritiers : les actifs, hors résidence
principale, sont considérés comme vendus immédiatement avant la mort, la
plus-value est calculée et intégrée à 50% dans l’impôt sur le revenu de la
personne décédée de l’année courante[4].
Ce n’est que lorsque tous les impôts ont été payés que la propriété est transmise
officiellement aux héritiers. La législation fiscale canadienne prévoit de plus
une exemption de 900 000 dollars sur les plus-values tout au long de la
vie sur les petites entreprises familiales et les fermes. En dehors de ces cas,
pour les gros patrimoines, l’Estate est obligée de « vendre »
avant de transmettre, ce qui fait sens en termes de déconcentration du
patrimoine mais s’oppose à l’opinion publique telle qu’elle semble s’exprimer
en France.

Afin d’adapter ces dispositions au cas français, une
troisième approche est possible : la succession peut être le fait
générateur du calcul des plus-values[5],
dont l’imposition serait payée par les héritiers comme traditionnellement en France.
Toutefois, pour les résidences familiales (principales et secondaires) ainsi
que les entreprises familiales (au-delà d’un certain pourcentage des actions),
l’impôt ne serait pas dû immédiatement : les héritiers peuvent demander un
crédit fiscal sur lequel ils paieraient des intérêts annuels. La totalité des
plus-values seraient dues à la revente ou possiblement lors d’une transmission
ultérieure. Toutes les plus-values, y compris sur la résidence principale,
seraient ainsi imposées, au plus tard lors de la transmission, sans obliger les
héritiers à vendre[6].

L’imposition des plus-values lors des transmissions n’est pas
juste opportuniste (consentement plus élevé) mais aussi plus équitable que le
système actuel (les deux étant peut-être liés). Prenons l’exemple des deux
biens immobiliers : un appartement place du Panthéon, et un château
familial en Sologne, tous deux valorisés à 2 millions d’euros. La plus-value
latente réelle sur le premier est de 1 million d’euros alors qu’elle est nulle
sur le second (qui fait l’objet de frais de rénovation récurrents). Il y a de
nombreuses raisons, lors d’une transmission, de vouloir taxer le premier et pas
le second. La première raison est que le premier fait l’objet d’un revenu, la
plus-value latente, qui n’a pas été taxé. La seconde est que ce revenu ne
dépend pas du tout des propriétaires mais d’évolutions hors de leur contrôle,
notamment les effets d’agglomération métropolitaine liés à la mondialisation.
Imposer les plus-values est un moyen de faire financer par les gagnants des
changements économiques et sociaux, la compensation des perdants.

Bien entendu, remplacer les droits de succession par
l’imposition des plus-values latentes lors des donations et successions ne peut
être progressiste que si cette imposition n’est pas mitée dès le départ ou
petit à petit par des dispositifs d’exonérations. Il faut aussi que le grand
public comprenne et approuve la réforme. Un préalable nécessaire est une
réforme de l’imposition des plus-values réalisées où les abattements par année
de détention des actifs seraient remplacés par un actualisateur du prix
d’acquisition permettant d’imposer les plus-values réelles sans exonération
complète liée à la durée de détention.  

Un bon impôt est un impôt consenti, non parce qu’il y a
suffisamment de niches pour accueillir tous les mécontents mais parce que le
mécanisme même de l’impôt est perçu comme suffisamment juste, efficace,
exhaustif et non confiscatoire pour asseoir à la fois un fort rendement et/ou
une forte progressivité. Aujourd’hui, si l’objectif est de réduire les
inégalités de patrimoine, ainsi que la transmission intergénérationnelle de
celui-ci, il ne faut pas négliger… l’impôt sur le revenu dont les plus-values
constituent une partie de l’assiette, et ce d’autant plus que l’imposition
équitable de tous les revenus est un objectif en soi.  

Cette proposition ne prétend pas être une politique clé en
main, que le prochain président devrait mettre en place telle quelle. Les
droits de succession étant un sujet intergénérationnel, leur équité et
efficacité nécessitent une certaine stabilité des principes et des paramètres.
Cette question devrait ainsi être débattue dans la société et, dans l’idéal,
faire l’objet d’un large accord transpartisan. On ne peut que regretter le
fossé entre ce principe standard dans les préconisations économiques concernant
les enjeux intergénérationnels et ce que permettent les institutions
politiques françaises. Une raison de modifier les institutions dans le sens
d’une plus grande recherche de compromis (et entre temps de ne pas faire une
confiance aveugle dans les économistes) ?


[1] De même,
la proposition qui va suivre mériterait une évaluation pluridisciplinaire.

[2]
Soulignons par exemple que si les plus-values réelles correspondent à 1/3 de la
valeur des actifs transmis, et qui si celles-ci sont taxées à 30% (le taux
d’imposition actuel sur les revenus du patrimoine), alors les recettes fiscales
équivaudraient à 10% de la valeur des actifs transmis contre 5% dans le système
actuel.

[3] Par
soucis de consentement fiscal, la plus-value sur la résidence principale peut
être exonérée sous un certain plafond, a fortiori élevé mais dont on peut
débattre.

[4] Au
Canada, l’ensemble des plus-values est imposé à 50% du taux normal d’imposition
sur le revenu.

[5]
Les plus-values seraient alors calculées selon la formule : prix du marché
courant – prix d’acquisition revalorisé selon un indice d’inflation.
L’inflateur pourrait être légèrement plus élevé pour les biens immobiliers pour
tenir compte des coûts de maintien en état, si les propriétaires n’optent pas
pour les frais réels.

[6] Autre
avantage : la dette fiscale ne pourrait être supprimée par une loi rétroactive,
ce qui rend plus crédible le fait que les plus-values resteront imposées dans
le futur. Or cette croyance est importante à la fois d’un point de vue
économique (le contraire engendre un biais de détention), et d’un point de vue
politique, l’instabilité et l’incertitude fiscale ne pouvant que réduire le
consentement.




La réforme du Crédit impôt recherche sonne-t-elle le glas des coopérations public-privé de R&D ?

par Pierre Courtioux (Paris School of Business) et Evens Salies

Alors que le Conseil d’analyse économique prône davantage de coopération public-privé en matière de recherche et d’innovation, afin notamment de combler le retard qu’accuse la France dans le secteur pharmaceutique[1], la loi de finance pour 2021 supprime une mesure d’incitation à la sous-traitance publique des activités de R&D privée. Il s’agit de la règle dite du « doublement de l’assiette » du Crédit d’impôt recherche (CIR) qui permet à un donneur d’ordre privé, externalisant une activité de R&D à une entité publique de recherche, de déclarer à l’administration fiscale le double des dépenses facturées par l’entité.



Avec
cette règle, pour l’externalisation d’une même dépense de recherche, une entreprise
bénéficie d’un montant de CIR plus élevé si elle se tourne vers un laboratoire
ou une université publique[2] que si elle se tourne vers
le privé.

À court terme, de (faibles) économies budgétaires

L’idée de
supprimer cette règle n’est pas nouvelle. Elle fut déjà envisagée par la Cour des comptes en 2013 et
le Conseil national de
l’enseignement supérieur et de la recherche (CNESR) en 2019
comme un moyen de limiter la croissance
des dépenses de CIR. En effet, le CIR qui représentait 4,5 milliards d’euros en
2008, atteint désormais 6,8 milliards[3] !
La DIRDE est passée de 25,7 à 33,9 milliards d’euros (+31,9 %) sur la même
période. Le ratio CIR/DIRDE mesurant le rendement du CIR, a augmenté de 14,6 %, un gain
non-négligeable pour les entreprises ayant une activité de recherche. Les
différents coups de rabot envisagés, dont la suppression du doublement de
l’assiette discutée ici, peuvent apparaître d’autant plus légitimes que le CIR
est loin d’avoir atteint ses objectifs en termes d’entraînement des dépenses de
R&D[4].

L’argument
des économies budgétaires liées à la suppression de cette règle doit cependant
être relativisé. En effet, les 150 millions d’économie
potentiellement dégagés représentent à peine 2,3 % de CIR annuel[5]. Dès lors, on peut légitimement se demander si ces
« petites économies » sur le CIR, aussi appréciables soient-elles à
court terme, ne risquent pas de ralentir les coopérations porteuses
d’externalités positives du public vers le privé et contribuer à asphyxier la
recherche publique par manque de financements à plus long terme.

En
l’absence d’évaluations d’impact claires en la matière, le consensus politique
peut s’avérer plus difficile à trouver. Lors des discussions du projet de loi,
des sénateurs et représentants d’organismes de recherche auditionnés se sont
opposés à la suppression de cette règle, et ont même obtenu que la suppression
ne se fasse pas avant 2023. Ce report est-il une bonne chose et permet-il
de préserver l’écosystème français de R&D ?

La règle du doublement de l’assiette n’a pas développé massivement
de partenariat public-privé de recherche

Le report
de la réforme en 2023 ne nous semble pas une mesure conservatoire porteuse d’enjeux
majeurs, pour la simple raison que les entreprises ont relativement
peu recours à la sous-traitance publique. On peut même se demander si le doublement
de l’assiette n’a jamais incité à la création de nouveaux partenariats
public-privé ! En 2018, sur les 14 milliards d’euros que les entreprises
allouent pour les travaux de R&D en externe, 94 % sont à destination
d’autres entreprises. Dans
son rapport de 2015 préconisant une réforme du CIR, l’ex-sénatrice madame Gonthier-Maurin
avait déjà souligné (p. 217) que les entreprises ont une préférence pour des
sous-traitants faisant, comme elles, une R&D plus proche de la réalisation
de prototypes et de l’innovation (le ‘D’ de R&D). Ainsi, la sous-traitance publique ne représente pas plus de 2 % des
dépenses de R&D déclarées au CIR
(avant doublement).

Si les entreprises trouvaient le doublement de l’assiette incitatif, les effets des réformes de 2004 et 2008 du CIR (respectivement années d’introduction du doublement de l’assiette et de montée en puissance du CIR) se verraient dans les chiffres. Or, comme on peut le constater, le niveau du financement de la recherche publique assuré par la sous-traitance publique reste faible mais stable autour de 5 % depuis 20 ans (la bande noire dans le graphique).

Source : Eurostat, 2021. Dépenses intra-muros de R&D par secteur d’exécution et source de financement. Dernier accès : 30/03/2021. Calculs des auteurs.

La suppression du doublement
de l’assiette aura probablement plus d’impact dans les secteurs où la
sous-traitance publique est concentrée. Il s’agit essentiellement des
entreprises dont les activités sont spécialisées, scientifiques et techniques
(19,7 %) et de l’industrie manufacturière (54,7 %) dans laquelle se trouve
l’industrie pharmaceutique. Certes, les groupes pharmaceutiques ont longtemps
soutenu les laboratoires universitaires ayant la capacité de travailler de
manière continue à la recherche de nouvelles molécules et autres solutions,
avec parfois des applications inattendues (comme les bétabloquants pour
l’hypertension artérielle, ou la thérapie génique basée sur l’ARNm)[6].
Mais la sous-traitance publique ne pèse que 28 millions d’euros en 2016 dans ce
secteur, ce qui n’est rien à côté des activités externalisées vers des
entreprises de cette industrie (758 millions d’euros[7])
ou du CIR versé à certains grands groupes pharmaceutiques[8].

À plus long terme, une sécurisation du crédit impôt recherche

Paradoxalement, dans un contexte européen où la concurrence fiscale
entre pays pour attirer les entreprises ayant une activité de R&D s’est
accentuée[9], l’abandon de la règle du doublement de l’assiette va certainement
contribuer à renforcer le CIR dans le long terme.  

En
effet, selon le gouvernement, cette règle ne serait pas conforme au régime des
aides d’État encadré par l’Article 108 du Traité de fonctionnement de l’UE
(TFUE) en faisant peser une concurrence déloyale sur les entreprises de
R&D. Plus précisément, certains types de sous-traitants publics auraient
une activité marchande trop élevée pour être qualifiés d’organismes de
recherche, au sens du droit de l’UE. En supprimant le doublement de l’assiette,
le gouvernement aligne la règle de la sous-traitance publique sur celle de la
sous-traitance privée, et sécurisant ainsi le CIR au regard de la
règlementation européenne[10].

Débarrassé
de son objectif de renforcement du partenariat public-privé, le CIR français a
encore de beaux jours devant lui. Mais la question du financement (notamment
par le privé) de la recherche publique au sein de l’écosystème français de
R&D reste entière. En France, les entreprises contribuent beaucoup moins au
financement de la recherche publique qu’en Allemagne (5 % contre 12 %). Pourtant,
les structures pour aider les entreprises à conclure des contrats de recherche
avec des organismes de recherche publics ne manquent pas (Instituts Carnot et
de Recherche Technologique). Existent également les structures permettant le
transfert des idées issues des milieux universitaires vers de nouveaux projets
(les Sociétés d’Accélération du Transfert Technologique). On peut ajouter les
mesures telles que le dispositif des Jeunes
Entreprises Universitaires depuis 2008, ou celles inscrites dans la Loi de programmation
de la recherche (LPR) votée en décembre 2020, qui augmentent les thèses CIFRE (convention industrielle de
formation par la recherche) et facilitent le cumul d’activités à temps partiel
entre un laboratoire public et une entreprise ou la création d’entreprises de
R&D[11]. Mais, en l’absence de
financement conséquent des laboratoires par des entreprises, peut-on vraiment
parler de partenariat ?

La
réforme du CIR ne sonne pas le glas des coopérations public-privé de R&D, car
elles n’ont, de fait, jamais décollé. Bien évidemment personne ne pense
sérieusement que le Crédit d’impôt recherche pourrait « sauver » le
financement de la recherche publique. Dès lors, continuer à défendre la
« règle du doublement de l’assiette », nous paraît illusoire.


[1].    Loi de Finance pour 2021.

[2].    Les
types de sous-traitants faisant bénéficier du doublement de
l’assiette sont nombreux : universités, organismes de recherche
(CNRS, INSERM, etc.), les fondations de coopération scientifique (par ex., la
Fondation Jean-Jacques Laffont – TSE), les établissements publics à caractère
scientifique, culturel et professionnel (écoles normales supérieures, COMUE,
établissements expérimentaux, Institut .polytechnique de Paris, …), les
fondations reconnues d’utilité publique (Institut Pasteur, Fondation Sophia Antipolis,
…), des associations de loi 1901 dans le secteur de la recherche, etc.

[3].    MESRI,
2020. Le CIR en 2018
(données provisoires),
MESRI-DGRI, dernier accès : 5/05/2021.

[4].    Salies
E., 2018, Impact du Crédit d’impôt
recherche : une revue bibliographique des études sur données françaises
, Revue
de l’OFCE
, n° 154, février.

[5].    Moga
J.-P., 2020, Projet de loi de finance pour
2021 : recherche et enseignement supérieur – Avis No. 139, 2020-2021
. Rapport fait au nom de la Commission des
affaires économiques du Sénat, nov. Dernier accès : 30/03/2021.

[6].    Voir
Clozel M., 2005, La découverte de médicaments en biotechnologie
: de l’idée au produit – Les relations biotechnologie – Université
, Collège de France. Dernier accès : 30/03/2021.

[7].    Calculs
obtenus à partir de l’enquête annuelle sur les moyens consacrés à la recherche
et au développement dans les entreprises, et de la base GECIR des déclarations
au CIR de la DGFiP.

[8].    Des
montants de plus de 100 millions d’euros sont évoqués dans les débat à
l’Assemblée nationale (PLF 2019 – Amendement
n°II-2029
, déposé le 9
novembre 2018).

[9].    Salies E., Guillou S., 2020, L’Allemagne prise dans
l’engrenage du CIR
, Blog OFCE, juin.

[10] La mise en conformité du dispositif comprend
également un abaissement du plafond. En effet, il existe un plafond, applicable
aux dépenses externalisées par l’entreprise, de 12 à 10 millions d’euros ;
ce montant est la règle pour un sous-traitant privé.

[11].  Lire
plus particulièrement les articles 23 à 25 de la Loi n° 2020-1674 du
24/12/2020 de programmation de la recherche pour les années 2021 à 2030 et
portant diverses dispositions relatives à la recherche et à l’enseignement
supérieur
. Dernier
accès : 30/03/2021.




Cotisations sociales des salariés et des non-salariés : vers la divergence ?

par Henri Sterdyniak

Dans le cadre de la
réforme des retraites, le gouvernement envisage de réduire l’assiette de la
CSG-CRDS payé par les non-salariés, à la fois pour compenser la hausse des
cotisations retraites et pour faire converger l’imposition des salariés et des
non-salariés. Ces deux objectifs sont-ils compatibles ? Nous montrerons
ici que non.



La comparaison des taux de
cotisations sociales entre salariés et non-salariés est particulièrement
délicate : les taux affichés diffèrent, mais aussi l’assiette (le salaire
brut versus le revenu professionnel).
Les barèmes de réduction des cotisations se font à des niveaux différents
(tableau 1). Enfin les droits à prestations ne sont pas les mêmes. La
comparaison a été rendue encore plus délicate par le remplacement de
cotisations salariés, chômage et maladie de remplacement, par la CSG.

Actuellement, les
cotisations sont basées sur le salaire brut pour les salariés, sur le revenu
moins les cotisations (dit revenu professionnel) pour les non-salariés. La
distinction cotisations salariales / cotisations patronales n’a guère de sens
économique à long terme et repose sur des évolutions historiques. Les seules
notions pertinentes sont celles de salaire extra-brut et de salaire net. Pour
les non-salariés, cette distinction n’existe pas ; on calcule un revenu
professionnel en soustrayant les cotisations et la CSG déductible du revenu
global, ce qui a le défaut d’introduire une certaine circularité. La CSG-CRDS
est basée sur le salaire brut pour les salariés, tandis qu’elle l’est sur le
revenu global pour les non-salariés, incluant donc les cotisations. Le
gouvernement envisage de réduire l’assiette de la CSG-CRDS pour les
non-salariés pour compenser la hausse de leur cotisation retraite (article 21
du Projet de loi de réforme des retraites). 
Les cotisations des non-salariés comme leur CSG-CRDS seraient basées sur
leur revenu après un abattement de 30 %. Ceci va-t-il dans le sens de la
convergence des prélèvements ? 

Nous allons comparer les
cotisations portant sur un salarié et un membre d’une profession libérale, en
assimilant le salaire extra-brut (y compris cotisations employeurs) des
salariés et le revenu des professionnel (avant cotisations), ceci pour deux
niveaux de revenu, moyen et supérieur : un salaire brut de 2 500 euros
correspondant à un revenu de 42 000 euros pour le professionnel ; un
salaire brut de 6 000 euros correspondant à un revenu de 100 000 euros
pour le professionnel.

On peut d’abord constater
que le rapport entre revenu professionnel et revenu, salaire brut et salaire
extra-brut est proche de 70 %, actuellement, pour les deux niveaux de
revenus, de sorte que la simplification envisagée par le gouvernement de fixer
le revenu professionnel à 70 % du revenu pour les non-salariés n’induit
pas d’effets majeurs.

Les tableaux 2 et 3
montrent qu’effectivement les non-salariés paient actuellement plus de CSG-CRDS
que les salariés. Introduire un abattement de 30 % apparaît donc
justifiable. Par contre, les cotisations non-contributives (maladie, famille,
dépendance, logement, transport) sont nettement plus fortes pour les salariés.
De sorte que globalement, les impositions ne rapportant pas de droits
spécifiques ont un poids identique pour les salariés et les non-salariés (voir
ligne 5 des tableaux) au niveau d’un revenu extra-brut de 42 000 euros (2 500
euros de salaire brut mensuel) et ont un poids plus élevé pour le salarié au
niveau du revenu extra-brut de 100 000 euros (6 000 euros de salaire
brut mensuel).

Les salariés paient
actuellement plus de cotisations contributives que les non-salariés. Ceci est
justifié puisqu’ils bénéficient de prestations chômage et accident du travail
que n’ont pas les non-salariés ; ils bénéficient aussi de prestations
retraites plus généreuses.

La réforme des retraites
n’augmente guère les cotisations des salariés (la hausse est de 0,35 point en
dessous du Pass, de 1,12 point au-dessus). Par contre, elle augmente fortement
les cotisations des non-salariés (de 24,75 à 28,12 % en dessous du Pass,
de 8,6 à 12,94 %, au-dessus). Comme le montrent les tableaux 2 et 3, la baisse envisagée
de la CSG-CRDS, permet finalement de réduire le poids des cotisations sur les
non-salariés (de 0,62 point pour le revenu moyen, de 1,1 point pour le revenu
supérieur).

Ainsi, la hausse des
cotisations contributives des non-salariés est compensée par une baisse de
leurs impositions non-contributives (via
la baisse de la CSG-CRDS, mais aussi la baisse de l’assiette des cotisations
pour les plus hauts revenus), de sorte que l’écart se creuse avec les salariés.
Or, les cotisations contributives ouvrent des droits dépendant des cotisations,
tandis que la CSG-CRDS comme les cotisations non-contributives sont des
prélèvements qui n’ouvrent aucun droit et qui doivent donc être les mêmes entre
contribuables à revenu donné. En fait, les écarts de taux d’imposition se
creusent :  de 5,46 à 8,8 points
(revenu moyen) ; de 3,43 à 10,16 points (haut revenu). Cela ne va pas dans
le sens de la convergence.

Par ailleurs, la mesure de
rééquilibrage se traduit par une baisse des ressources de la CSG-CRDS au
détriment de l’équilibre financier des branches de la Sécurité sociale, autres
que la retraite.

Au total, le souci de ne pas augmenter des cotisations des non-salariés écarte de l’objectif d’équité entre non-salariés et salariés. On peut estimer qu’il est nécessaire de soutenir les non-salariés, dont l’activité est souvent fragile.  On peut estimer, en sens inverse, que la baisse de la CSG sur les non-salariés devrait s’accompagner, dans un souci de neutralité, d’une hausse de leurs cotisations maladie et famille, en particulier pour les hauts revenus.




Fiscalité du patrimoine : un débat capital

par Sandrine Levasseur

La fiscalité du
patrimoine constitue un élément important de notre politique socio-fiscale.
Elle contribue de façon non négligeable au financement des dépenses publiques :
les revenus fiscaux sur la détention, les revenus et la transmission du
patrimoine représentent en France environ 70 milliards d’euros, soit
l’équivalent de 3,5 % du PIB ou de 7 % des recettes fiscales.

Pour autant, la
fiscalité du patrimoine n’a pas qu’une dimension économique et financière. Au
travers de sa transmission, le patrimoine a une forte composante familiale, ce
qui va le doter d’une valeur symbolique. La fiscalité du patrimoine a aussi une
forte composante sociétale car tous les individus ne sont pas en mesure
d’épargner alors que l’épargne est souvent un préalable à la constitution d’un
capital. De même, tous les individus n’héritent pas. D’où un patrimoine qui,
d’une part, est source d’inégalités entre les ménages et d’autre part, peut
être considéré comme n’ayant pas la même légitimité selon qu’il est reçu ou
acquis. Sujet sensible, très médiatisé, émotionnel même[1], la
fiscalité du patrimoine nécessite une approche pluridisciplinaire afin d’en
aborder ses différentes facettes et oblige très souvent à convoquer des
éléments de sociologie, d’histoire en plus de ceux de l’économie.



La fiscalité
n’est pas un objet consensuel. De façon assez récurrente dans l’histoire, des
mouvements émergent afin de contester certains aménagements de la politique fiscale[2]. Ne
serait-ce qu’au cours des dix dernières années, la politique fiscale a connu
plusieurs basculements au gré des alternances politiques mais aussi, certaines
fois, en cours de mandat présidentiel afin de mieux tenir compte des réalités
économiques et sociales. Ainsi, afin de permettre de nouvelles recettes
budgétaires, la fiscalité sur le capital a-t-elle été augmentée à partir de
2010 sous la présidence Sarkozy tandis que le principe de taxation équivalente
des revenus du capital et du travail a été consacré sous la présidence
Hollande. Sous la présidence Macron, plusieurs chantiers liés à la fiscalité
ont été ouverts ; certains ont déjà été achevés tels que la mise en place d’une
flat tax sur les revenus du capital
et le remplacement de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) par l’impôt
sur la fortune immobilière (IFI). La suppression de la taxe d’habitation, à
l’horizon de 2023, devrait conduire
à une réflexion sur une réforme de la taxe foncière dans les prochaines années.

Le numéro
161 de La Revue de l’OFCE

est consacré à la fiscalité du patrimoine[3]. Son
objectif est de fournir des éléments de réflexion que citoyens, politiques et
chercheurs pourront s’approprier de façon à éclairer et nourrir le débat sur la
fiscalité en général, et celle du patrimoine en particulier. Il s’inscrit en
complément d’un numéro de La Revue de l’OFCE paru en 2015 et dédié à
la « Fiscalité des ménages etdes
entreprises »[4].

Ce nouvel opus
est articulé autour de sept questions auxquelles sept articles apportent des
éléments de réponse, sinon de réflexion :

1. Où en est-on du
consentement à l’impôt en France ?

2. Quelles sont les
caractéristiques des inégalités patrimoniales ?

3. Comment a évolué
la fiscalisation des différents types d’actifs depuis 2018 ?

4. Comment ont
évolué les transmissions patrimoniales et leur fiscalisation dans le temps long
?

5. Faut-il
individualiser le patrimoine des ménages ?

6. Comment rénover
la fiscalité foncière ?

7. Comment financer
nos économies vieillissantes ?

Les auteurs (et experts reconnus dans
leur champ de recherche et discipline) des articles publiés dans ce numéro sont :
Céline Antonin, Luc Arrondel, Guillaume
Bérard, Kevin Bernard, Jérôme Coffinet, Clément Dherbécourt, Nicolas Frémeaux,
Marion Leturcq, André Masson, Alexis Spire, Vincent Touzé et Alain Trannoy.

La présentation
générale
, par Sandrine Levasseur, introduit et synthétise les sept
articles contenus de ce nouveau numéro de La Revue de
l’OFCE
.


[1]
L’héritage de
Johnny Halliday est très emblématique de l’émotion que suscitent les questions
d’héritage au sein des familles.

[2] Signalons, sans exhaustivité, trois mouvements
observés en France depuis le début de la décennie : ceux des « pigeons » et des
« bonnets rouges » en 2013 et, plus récemment, celui des « gilets
jaunes ».

[3] Ce numéro de La Revue de l’OFCE est constitué en partie de contributions ayant
été présentées lors de deux journées d’études, organisées conjointement avec
France Stratégie, en juin et décembre 2017 sur le thème « Fiscalité &
Patrimoine ».

[4] Revue de
l’OFCE n° 139 (2015),
numéro coordonné par Henri
Sterdyniak et Vincent Touzé.




De la signification des taux d’imposition des entreprises en France

Par Mattia Guerini, Sarah Guillou et  Evens Salies

Les questions d’égalité fiscale sont au cœur des anxiétés de nos démocraties. Plus particulièrement, les impôts sur les profits cristallisent le débat sur les inégalités entre détenteurs de capitaux et les autres, et entre les entreprises elles-mêmes. Dernière-née des taxes sur les entreprises, la taxe numérique issue du projet avorté d’une taxe GAFA européenne, traduit le rejet de ces inégalités. De son côté, le rapport OXFAM pointe les entreprises du CAC 40 et leur faible contribution à l’impôt sur les bénéfices, signe de ce qu’elles profitent largement des crédits d’impôts et autres niches, et de leurs aptitudes à optimiser leur base fiscale. De niches fiscales, il en est grandement question en ce moment.

Dans le cadre des mesures prises à l’issue du grand débat, Emmanuel Macron a annoncé, le 25 avril, la suppression de niches pour financer des 5 milliards de baisse d’impôts des ménages, sans revenir sur la baisse programmée des taux d’imposition des profits d’ici 2022.

L’étude des inégalités des entreprises devant l’impôt sur les profits des sociétés (IS), passe généralement par celle de l’hétérogénéité de leurs taux implicites d’imposition. Le taux implicite est le montant de l’impôt payé, rapporté à une mesure du résultat de l’activité entreprise. Il diffère du taux dit statutaire, le taux marginal prévu par la loi, car d’une part le calcul de l’IS induit de nombreuses règles qui excluent une partie des bénéfices de la base fiscale, y compris le report des déficits et, d’autre part, des crédits d’impôts (les niches susmentionnées) réduisent d’autant le montant de l’IS.

Dans un rapport daté de mars 2019, l’Institut des Politiques Publiques (IPP) montre que l’hétérogénéité des taux implicites s’explique par la progressivité du taux statutaire, la part des charges financières déductibles (taux d’endettement bancaire), le bénéfice du crédit d’impôt recherche et, depuis 2013, du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi. Les trois derniers critères jouent négativement alors que le premier joue positivement. Cependant, ces éléments n’expliquent que 25% de l’hétérogénéité (de la variance des taux implicites) entre les entreprises, ce qui révèle la complexité de la fiscalité des profits.

Dans une étude à paraître cet automne, nous apportons un éclairage nouveau sur l’enjeu actuel des réformes de l’IS. Voici en particulier ce qu’elle éclaire sur la fiscalité des profits :

  • Un taux statutaire pondéré — c’est-à-dire prenant en compte la progressivité du barème français — reflète assez bien la pression fiscale moyenne sur les profits des entreprises. Cette pression fiscale tourne autour de 18%.
  • Par ailleurs, le calcul des taux implicites, qui intègre l’ensemble des règles qui affectent le résultat imposable, ainsi que les crédits d’impôt (l’ensemble des niches), conduit également à une valeur moyenne proche de 18%.
  • En définitive, la complexité du système fiscal français se traduit à l’arrivée par un taux moyen de pression fiscale sur les profits proche de la moyenne pondérée des taux statutaires de départ, ce qui questionne la complexité des règles et leur maintien.

En résumé, un taux statutaire pondéré qui prend en compte la progressivité de l’IS reflète assez bien le poids fiscal moyen qui affecte les entreprises françaises.

Le taux statutaire marginal a-t-il un sens ?

Il est d’usage, pour l’OCDE et autres producteurs de statistiques, de comparer l’attractivité des systèmes fiscaux des différents pays sur la base d’un taux statutaire par pays.[1] Le problème de cette approche est qu’elle retient le taux marginal le plus élevé augmenté de contributions supplémentaires éventuelles — même lorsque le barème est progressif, et comporte un ou plusieurs taux réduits. Cela revient à supposer que ce taux statutaire s’applique à 100% des entreprises. En France, le taux statutaire le plus élevé, 38% en 2015 par exemple, ne concerne que les entreprises dont le chiffre d’affaires excède 250 millions d’euros.[2] Pour les autres entreprises dont le chiffre d’affaires est inférieur à 7,63 millions d’euros, on distingue deux autres taux : le taux normal égal à 33,33% et un taux réduit, qui est égal à 15% sur la fraction du résultat imposable inférieure ou égale à 38 120 euros.[3] Les mesures du gouvernement sur la fiscalité des entreprises prévoient d’abaisser le taux normal à 25% d’ici 2022, sans toucher au taux réduit.

Afin de tenir compte de la progressivité du barème français, un taux statutaire pondéré paraîtrait plus juste. Nous avons pondéré chacun des trois taux d’IS précédents par la part des entreprises qui y sont assujetties dans la base fiscale. Ce taux statutaire pondéré donne une idée plus réaliste du poids du système fiscal que le taux retenu par l’OCDE et Eurostat, qui ne concerne en réalité pas plus de 3% des entreprises. 78% sont exposées au taux réduit. Les 19% restantes ont 38 120 euros de leur bénéfice taxé au taux réduit et le reste au taux normal. Le taux statutaire pondéré obtenu avoisine 18% depuis 2015 (graphique 1). Cette valeur, très inférieure à celle de l’OCDE, est évidemment influencée par le grand nombre de petites entreprises.

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Le taux statutaire pondéré, en gras sur le graphique, représente plus justement le système d’imposition des bénéfices en France, qui est doublement progressif : en fonction des bénéfices et du chiffre d’affaires. Bien que plus représentatif que le taux de l’OCDE, notre calcul est toutefois une surestimation dans la mesure où les 19% environ d’entreprises imposées au taux normal de 33,33% ont une petite partie de leur bénéfice annuel (les premiers 38 120 euros) imposée au taux de 15%.

Cet ajustement par les pondérations, fait ici pour la France, devrait également être réalisé pour tous les pays où le barème est progressif. Notons que parmi les pays auxquels on compare la France, ni l’Italie, ni l’Allemagne ni le Royaume-Uni ont un taux progressif (ce qui ne les empêche pas d’avoir des règles de réduction de la base conditionnelles à la taille des entreprises). Parmi les pays ayant des barèmes progressifs, la Belgique, en 2016, taxait aux taux (surtaxes exclues) de 24,25%, 31% et 34,5% selon la tranche du bénéfice imposable, à condition que celui-ci soit inférieur à 322 500 euros. Les Pays-Bas appliquent de leur côté un taux de 20% pour la fraction inférieure à 200 000 euros (et 25% au-delà). Enfin, le Luxembourg avait un taux réduit d’imposition pour les bénéfices inférieurs à 25 000 euros.[4] Des pays peuvent aussi appliquer un taux réduit sur l’ensemble du bénéfice imposable, pour les sociétés nouvelles (Espagne), nouvelles et innovantes (dispositif des « jeunes entreprises innovantes » en France), pour les entreprises de certains secteurs (secteur de la santé et du logement social en Italie).

Il s’est agi jusqu’ici de refléter de manière simple le taux d’imposition qui affecte la population des entreprises et non un taux qui refléterait le rendement de l’impôt pour l’Etat (auquel cas la pondération aurait été la part de la base fiscale soumise aux différents taux).[5]

Trois définitions du taux implicite pour trois informations différentes

Ce taux statutaire pondéré peut être pris comme référence afin d’être comparé aux taux implicites. Ces derniers permettent d’apprécier la pression fiscale réelle subie par les entreprises et l’ampleur des niches fiscales qui réduisent la base fiscale ainsi que des crédits d’impôt. L’écart au taux statutaire découle en effet de l’ensemble des règles spécifiques du calcul de l’impôt qui « torpillent » le taux statutaire. Notons que nous nous concentrons sur les impôts qui pèsent sur les profits sans considération de ceux qui pèsent sur la production, par ailleurs importants en France.

Il est d’usage de calculer le taux implicite en rapportant l’IS payé par l’entreprise à son excédent net d’exploitation (ENE), qui diffère de son résultat imposable, le résultat fiscal. Nous respectons cet usage ainsi que la concentration de l’analyse sur la population des entreprises non agricoles et non financières. Nous utilisons l’information sur l’IS payé par l’entreprise (net des crédits d’impôts et autres déductions). Il est également d’usage de ne retenir que les redevables fiscaux dégageant un ENE positif. Quelle est l’incidence de ce choix ? Les excédents nets d’exploitation négatifs représentent un pourcentage assez constant dans le temps : entre 30 à 37 % des entreprises par an de 2010 à 2016. Mais la fréquence des ENE négatifs est plus importante pour les petites entreprises. En ne gardant que les ENE positifs, on augmente le taux implicite de ce groupe car leur contribution à l’impôt est proportionnellement plus faible. En général, les entreprises dont l’ENE est négatif ont un impôt déclaré nul ou négatif.

Nous nous imposons cette restriction tout en gardant à l’esprit qu’une plus grande partie des TPE ne paie pas d’impôts en raison d’un ENE négatif. Notons qu’un ENE négatif une année peut gommer les impôts des années suivantes, malgré des ENE positifs, du fait du report des déficits.

Sur l’ensemble des entreprises déclarant un ENE strictement positif (ENE>0) et en veillant à ce que les entreprises du numérateur soient présentes au dénominateur, on définit trois taux implicites :

Taux implicite 1 (t1) : on calcule la moyenne des taux implicites. Le taux implicite d’une entreprise est le ratio entre son impôt net déclaré et son ENE. On ne retient ici que les impôts déclarés positifs :

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Taux implicite 2 (t2) : ce taux est le ratio du total des impôts nets déclarés sur le total des ENE, en veillant à ce que d’une part les entreprises contribuant à cette somme aient toutes un impôt positif et que, d’autre part, le taux implicite de chaque entreprise soit compris entre 0 et 1 :

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.Taux implicite 3 (t3) : ce taux est le ratio du total des impôts nets déclarés sur le total des ENE, en autorisant que les entreprises aient un impôt négatif. Nous nous attendons à ce que ce taux soit inférieur à  (le numérateur incluant aussi les impôts négatifs, le ratio est plus petit) :

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Ces trois taux n’apportent pas la même information. Le premier est le seul à relever d’une approche microéconomique. C’est aussi le seul capable de refléter l’hétérogénéité des entreprises au sein de la population. Les deux autres taux d’imposition sont plus macroéconomiques, révélant le poids total de l’impôt et la pression réelle du système sur la population redevable de l’IS.

Nous pouvons vérifier dans le graphique 2 ci-dessous que . Le taux  se situe entre les deux taux d’imposition macroéconomiques. Puisqu’il s’agit d’un taux d’imposition implicite moyen, il donne une idée de taux que l’on obtiendrait si on tirait une entreprise au hasard dans la population, et que l’on répétait ce tirage un grand nombre de fois. Ce taux d’imposition est proche de 18%. On remarque que, malgré l’hétérogénéité des entreprises, ce taux n’est pas très éloigné du taux statutaire pondéré calculé précédemment. Nous voyons aussi que les trois taux suivent une évolution semblable de 2010 à 2016 (2016 étant la dernière année de disponibilité des données d’entreprises). Nous constatons une diminution très légère (presque négligeable) des taux implicites au fil des ans. Toutes les mesures fiscales mises en œuvre au cours de la dernière décennie ont été plus ou moins invariantes pour la pression fiscale, constante en proportion du résultat économique (l’ENE). Cela ne signifie pas que toutes ces mesures ont été neutres : malgré l’effet invisible au niveau macroscopique, chacune a effectivement eu un effet variable sur les entreprises selon leur taille. Des recherches supplémentaires doivent être menées pour étudier l’évolution des taux d’imposition dans les différentes classes de taille. Notons par ailleurs, qu’avec la transformation du CICE en baisse de cotisations sociales patronales, c’est une niche fiscale de l’ordre de 20 milliards par an qui disparaît. La pression fiscale sur les entreprises concernées, mesurée par le taux implicite moyen, devrait augmenter (le taux statutaire pondéré n’est pas affecté par construction). Cependant, en baissant de charges, le CICE alors réduit l’assiette fiscale. Ces deux effets pourraient se compenser et ne pas affecter le taux implicite moyen.

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Nous observons une stabilité du taux implicite de l’économie sur la période, autour de 20% conforme au rapport de l’IPP. En revanche, un résultat marquant de notre exercice est que la prise en compte de la progressivité de la fiscalité des bénéfices des entreprises dans le calcul d’un taux statutaire pondéré (donc de l’effet de taille du chiffre d’affaires principalement) permet à ce dernier d’approcher la moyenne des taux implicites et donc le poids économique moyen de cette fiscalité pour les entreprises. En fin de période, le taux implicite atteint 18%.

On peut conclure que la complexité de cette fiscalité, avec ses règles de déductions, de réaffectations, de niches et de crédits d’impôts, a peu d’effet sur la pression fiscale moyenne que capture le taux statutaire pondéré. Autrement dit, le taux statutaire pondéré, tenant compte de la progressivité, affiche avec réalisme la pression fiscale moyenne qui pèse sur les profits des entreprises françaises.

[1] OCDE (2019). « Corporate tax statistics ». Lien: : http://www.oecd.org/tax/tax-policy/corporate-tax-statistics-database-first-edition.pdf, dernier accès 8/5/2019.

[2] La la contribution sociale de 3,3% et la contribution exceptionnelle de 10,7% font que le taux statutaire publié par l’OCDE est égal à 38%.

[3] Un taux de 28% fait partie de puis 2017 du barème progressif des entreprises dont le chiffre d’affaires ne dépasse pas 7,63 millions d’euros.

[4] Chouc, A., Madiès, T. (2016). « Comment se situe la France dans la concurrence internationale en matière d’impôt sur les sociétés ? ». Rapport particulier No. 5, in « Adapter l’impôt sur les sociétés à une économie ouverte », Conseil des Prélèvements Obligatoires, 2016.

[5] Une pondération par l’ENE ou le résultat fiscal redonne du poids aux gros redevables et donc au taux marginal élevé mais ne reflète ni la population des entreprises françaises, ni la pression fiscale sur les profits car les niches fiscales sont exclues.