La BCE doit-elle réviser sa cible d’inflation ?

Christophe Blot et Francesco Saraceno

Le taux d’inflation dans la zone euro poursuit sa baisse amorcée depuis plusieurs mois et s’élève à 2,6 % en février, bien en retrait du pic de 10,6 % atteint en octobre 2022 (graphique). L’inflation reste cependant encore supérieure à l’objectif de 2 % visé par la BCE, malgré le resserrement de la politique monétaire. Depuis l’été 2022, le taux de facilité de dépôt a été augmenté de -0,5 % à 4 %. Cette réduction de l’inflation s’explique largement par la disparition des facteurs qui l’avaient alimentée à partir de 2021 : goulets d’étranglement, prix de l’énergie, reprise post-pandémie. Ces facteurs n’ont plus d’impact significatif aujourd’hui. Mais concernant l’effet de la politique monétaire, il existe un large consensus parmi les économistes sur le fait que son délai de transmission à la demande, la croissance et la dynamique prend plusieurs trimestres[1]. Par conséquent, le resserrement a commencé à produire son impact à partir de 2023 et devrait se poursuivre en 2024. La hausse des taux d’intérêt pèse sur la consommation, l’investissement et les dépenses publiques, contribuant à la baisse de l’inflation par un ralentissement de la demande globale. Cette situation contraste avec la période pré-Covid où l’inflation était restée inférieure à la cible pendant une période prolongée malgré les mesures expansionnistes – et notamment les mesures non conventionnelles – introduites par la BCE.  Une telle difficulté à atteindre la cible d’inflation soulève la question de la valeur numérique appropriée de cette cible. Le chiffre actuel de 2 % est-il trop élevé ou trop bas ?



Selon les dernières prévisions de l’Eurosystème, l’inflation resterait supérieure à 2 % en 2024 (2,7 %) et ne serait pas conforme à l’objectif avant 2025. La convergence progressive vers la cible observée en 2023 et le ralentissement économique ont conduit la BCE à stabiliser les taux directeurs mais aucune baisse des taux d’intérêt n’a été envisagée jusqu’à présent[1]. Les marchés anticipent néanmoins qu’elle pourrait intervenir dans les prochains mois.  Malgré la grande incertitude entourant l’activité économique et l’inflation, le consensus général des prévisionnistes est que l’épisode d’inflation est largement derrière nous. Il est donc temps de commencer à tirer des leçons non seulement de la récente hausse des prix mais aussi de la longue période qui l’a précédée, entre la crise financière mondiale de 2008 et 2019 quand la BCE était confrontée au problème inverse et tentait en vain de relever un taux d’inflation qui restait obstinément proche de la déflation.

Une discussion sur les objectifs de politique monétaire n’aurait pas été pertinente tant que l’inflation n’était pas maîtrisée. Les banques centrales auraient été accusées de changer les règles du jeu validant leur incapacité à atteindre leurs cibles ce qui aurait certainement nuit à leur crédibilité. Cependant, une fois que la cible est atteinte ou en voie de l’être, les banques centrales devraient faire le point sur les expériences récentes en matière d’inflation et de déflation et procéder à un réexamen de leurs objectifs.

Quelles leçons tirer des périodes récentes ?

Certains économistes dont le prix Nobel Paul Krugman et l’ancien économiste en chef du FMI Olivier Blanchard, soutiennent que les banques centrales des économies avancées devraient reconsidérer leur cible d’inflation, en la portant de 2 à 3 %. Il convient de noter que cette cible d’inflation de 2 %, introduite en Nouvelle-Zélande en 1980, adoptée par la suite par presque toutes les grandes banques centrales (et notamment la Réserve fédérale, la Banque d’Angleterre et la Banque du Japon) n’a pas de fondement particulier. On a simplement considéré qu’il s’agissait d’un objectif suffisamment bas pour rassurer les marchés sur la stabilité des prix et minimiser le coût économique de l’inflation, tout en laissant une certaine marge d’ajustement, en cas de chocs négatifs. En effet, une récession peut provoquer une baisse de l’inflation, sans passer en territoire négatif et déclencher une spirale déflationniste.

Il existe essentiellement deux arguments en faveur d’un relèvement de l’objectif d’inflation souhaité. Le premier est contingent : alors que l’inflation est passée sans trop de douleur d’un niveau à deux chiffres il y a plus d’un an à des valeurs proches de l’objectif aujourd’hui, la ramener au niveau visé de 2 % pourrait s’avérer beaucoup plus lent et difficile. Nous pourrions rester bloqués avec des taux d’inflation fluctuant entre 2 et 3 %, voire légèrement supérieurs. Ces niveaux ne posent pas de problèmes d’instabilité significatifs (en termes de désancrage des anticipations, par exemple) de sorte qu’il ne vaut peut-être pas la peine de payer le prix, en termes de croissance et de chômage, d’un retour forcé de l’inflation à 2 %.

La deuxième raison d’une révision de la cible pour le taux d’inflation est plus structurelle. L’objectif de 2 % a pu sembler raisonnable pendant la longue période de la grande modération lorsque la croissance stable du PIB s’accompagnait de fluctuations limitées du taux d’inflation. Toutefois, cette période d’apparente stabilité macroéconomique cachait des déséquilibres croissants tels qu’une tendance chronique à l’excès d’épargne et, par conséquent, des taux d’intérêt réels neutres de plus en plus bas[2].

Après 2008, nous sommes entrés dans une nouvelle phase où les déséquilibres sont apparus au grand jour et où les chocs macroéconomiques se sont accentués. Dans un contexte d’instabilité accrue, les banques centrales peuvent se trouver dans la nécessité de réduire significativement les taux d’intérêt. Si ces taux sont initialement modérés, le risque d’atteindre ce que les économistes appellent la borne inférieure effective (taux d’intérêt qui ne peuvent être abaissés en dessous de zéro ou de valeurs légèrement négatives) augmente. C’est la situation dans laquelle la Fed et la BCE se sont trouvées pendant toute la décennie 2010, devant recourir à des politiques non conventionnelles telles que l’achat d’actifs pour stimuler l’économie. Un objectif d’inflation plus élevé permettrait d’augmenter les taux d’intérêt dans des conditions normales et de disposer d’une plus grande marge de manœuvre pour les abaisser si nécessaire. Cette marge supplémentaire pourrait s’avérer précieuse dans le cas probable où les années à venir seraient marquées par une augmentation de l’instabilité macroéconomique et géopolitique. Andrade et al. (2021) montrent par exemple qu’une cible d’inflation de 1,4 % est compatible avec le taux réel neutre de 2,8 %, estimé avant 2008[3]. Le taux d’intérêt réel neutre à court terme (ou r-star) correspond au taux qui prévaudrait lorsque le taux d’inflation est stable et que l’économie est au plein emploi. Une diminution d’un point de ce taux réel neutre devrait conduire la banque centrale à réviser à la hausse son objectif d’inflation de 0,8 point.  Selon les estimations révisées de Holston, Laubach et Williams (2023), le taux réel neutre en zone euro s’élèverait actuellement à -0,7 %, ce qui suggère une cible optimale de 2,8 %.

En outre, des facteurs structurels tels que la transition écologique pourraient conduire à des taux d’inflation structurellement plus élevés dans les années à venir, par exemple en raison du renchérissement des coûts associés aux combustibles fossiles[4]. Inversement, certains soutiennent que la stagnation séculaire n’est peut-être pas terminée[5]. S’obstiner à viser une inflation de 2 % pourrait nécessiter de longues périodes de resserrement monétaire, ce qui entraverait les investissements dans les énergies renouvelables et perpétuerait paradoxalement les tensions inflationnistes liées à la transition.

À ces arguments raisonnables en faveur d’un objectif d’inflation plus élevé, ceux qui s’opposent à sa révision en avancent d’autres tout aussi raisonnables. Le plus important est que, dans un monde comme celui des banques centrales où la crédibilité est essentielle, modifier l’objectif d’inflation au cours du processus de réduction de l’inflation pourrait être dévastateur et constituerait en fait un aveu d’impuissance. D’ailleurs, quelle crédibilité peut avoir une banque centrale qui annonce un objectif d’inflation de 3 % alors qu’entre 2008 et 2020, elle n’a pas été capable de la relever de 1 % à 2 % ? Un autre argument, récemment avancé par Martin Wolf à propos du Royaume-Uni, est que les banques centrales ont un biais implicite et sont plus réticentes à resserrer la politique monétaire quand l’inflation augmente qu’à l’assouplir quand elle diminue. Cela conduit à un niveau global d’inflation légèrement supérieur à la cible et rend dangereux les appels à des objectifs plus élevés. Cet argument ne semble guère s’appliquer à la situation actuelle. Au contraire, l’expérience des 25 années d’existence de l’euro indique un biais déflationniste.

Pour cette fois-ci, il n’y a pas grand-chose à faire et nous devons nous résigner à subir les coûts de cet engagement malavisé des banques centrales en faveur d’un objectif d’inflation de 2 % par le biais d’une restriction monétaire, au lieu de recourir à un mélange de politiques plus appropriées. La politique budgétaire devrait être prête à atténuer ces coûts par des politiques de revenus et de redistribution fiscale permettant de protéger les agents économiques les plus vulnérables.

Les banques centrales contrôlent-elles vraiment l’inflation ?

Ce débat ne doit pas occulter la question de la capacité de la BCE à contrôler l’inflation. La récente poussée d’inflation et la tâche difficile des banques centrales pour la ramener à 2 % font écho aux difficultés déjà mentionnées de ces mêmes banques centrales à augmenter l’inflation à 2 % lorsque celle-ci était durablement basse au cours de la dernière décennie. Nombreux sont ceux qui, dès le début de l’épisode inflationniste actuel, ont affirmé que le resserrement monétaire n’était pas la bonne approche pour lutter contre l’inflation[6] ; d’autres outils microéconomiques plus ciblés auraient été plus efficaces – notamment parce que la politique monétaire est caractérisée par de longs délais de transmission – et moins douloureux pour lutter contre une inflation structurelle résultant davantage de déséquilibres sectoriels que d’une surchauffe généralisée. Cependant, que ce soit en raison de l’inertie des gouvernements, comme d’habitude heureux d’attribuer des décisions impopulaires à la BCE, ou de vieux réflexes monétaristes qui, bien que minoritaires dans les milieux universitaires, restent influents dans le débat public (“l’inflation est toujours causée par trop d’argent pour trop peu de biens”), les banques centrales ont été les principaux protagonistes de la lutte contre l’inflation.

En d’autres termes, l’offre et la demande, les éléments micro et macro-économiques interagissent pour déterminer un taux d’inflation moyen dont les causes sont multiples. L’inflation et la déflation sont des phénomènes complexes qu’il vaut mieux aborder avec une pluralité d’instruments et la politique monétaire seule n’est peut-être pas assez efficace. Cela peut avoir deux conséquences. Premièrement, la coordination des politiques monétaires et budgétaires pourrait améliorer la capacité à atteindre la cible. Deuxièmement, si la banque centrale n’est pas toute puissante pour combattre un phénomène qui dépend d’autres causes, il peut être plus raisonnable de ne pas viser un point d’inflation mais une zone cible.

L’annonce d’une fourchette est certainement plus réaliste car les banques centrales ne peuvent pas atteindre les 2 % avec une précision d’orfèvre. Il existe toujours de nombreuses sources d’incertitudes liées à l’efficacité de la politique monétaire, à ses délais de transmission, aux chocs futurs, à la relation entre l’activité et les prix (la pente de la courbe de Phillips). En outre, la mesure de l’inflation repose sur certaines hypothèses qui rendent cette estimation imparfaite et sujette à des erreurs pouvant provenir de la décomposition des effets qualité et prix, de la prise en compte de toutes les dimensions du coût de la vie… Ces incertitudes affectent les données statistiques d’inflation et peuvent à terme remettre en cause la crédibilité de la banque centrale. Enfin, une fourchette permettrait également à la BCE de disposer d’une plus grande marge de manœuvre pour gérer les compromis entre ses objectifs. Bien sûr, l’une des critiques formulées à l’encontre d’une bande à l’intérieur de laquelle l’inflation pourrait fluctuer est qu’elle est moins précise, ce qui pourrait nuire à la crédibilité de la banque centrale[7].  Mais l’argument de la crédibilité peut être utilisé dans l’autre sens. Quelle est la crédibilité d’une banque centrale qui rate quasi-systématiquement sa cible ?


[1] Lors de la conférence de presse qui a suivi le Conseil des Gouverneurs du 25 janvier, Christine Lagarde déclarait qu’ « il était prématuré de discuter de baisse des taux ».

[2] Voir le chapitre 2, des perspectives économiques du FMI d’avril 2023.

[3] Voir Andrade, P., Galí, J., Le Bihan, H., & Matheron, J. (2021). Should the ECB adjust its strategy in the face of a lower r★?. Journal of Economic Dynamics and Control, 132, 104207

[4] Voir ici.

[5] Voir ici.

[6] Voir ici ou ici.

[7] Ehrmann (2021) montre que les anticipations d’inflation ne sont pas moins bien ancrées dans les pays ayant adopter une zone cible et que la crédibilité semble même être améliorée. Voir “Point targets, tolerance bands or target ranges? Inflation target types and the anchoring of inflation expectations.” Journal of International Economics, 132, 103514.


[1] Voir le Blog de l’OFCE pour une brève revue de la littérature.




La dollarisation en Argentine : un mirage de plus ?

Hubert Kempf

Javier Milei, libertarien revendiqué, a été élu président de la République argentine le 19 novembre 2023 sur un programme électoral qui intégrait la proposition-choc de dollariser l’économie argentine[1]. Quel sens a cette proposition ? Est-elle réaliste ou viable ? J’avance dans ce billet que cette proposition s’explique par la volonté de se doter d’un mécanisme crédible de lutte contre l’inflation mais que la crédibilité de cet engagement est faible. La lutte contre l’inflation chronique doit passer par la fin du laxisme budgétaire pratiqué par les différentes autorités publiques argentines plutôt que par la mise en place d’un dispositif monétaire comme la dollarisation.



Javier Milei, le président argentin élu le 19 novembre dernier, a fait sensation comme candidat quand il a déclaré, se revendiquant d’une idéologie libertarienne, vouloir « dollariser » l’économie et donc la société argentines. L’extrémisme de ses propositions a été perçu par l’électorat comme une volonté de mettre à bas une organisation sociale inefficace et éliminer une classe politique incompétente et souvent corrompue.

Une fois élu, le président Milei a annoncé le 14 décembre 2023 renoncer temporairement à la dollarisation, « faute d’argent ». Plus précisément, faute de réserves en dollar suffisantes. Mais le ministre argentin de l’économie, Luis Caputo, a déclaré lors du récent forum économique mondial de Davos : « Les objectifs de fermeture de la Banque centrale et de dollarisation, loin d’être exclus, continuent d’être un objectif de ce gouvernement, mais les conditions pour y parvenir ne sont pas encore réunies. Nous devons d’abord stabiliser l’économie et dès que les conditions seront réunies, cela sera fait. »..

Le projet de l’équipe au pouvoir de dollariser l’économie argentine n’est donc pas abandonné. Que signifie-t-il ? Quelle chance de succès a-t-il ?

Avant toute chose, précisons ce que veut dire « dollariser l’économie argentine ». Deux formes de dollarisation sont envisageables. La dollarisation « exclusive » consiste pour un État souverain à donner cours légal exclusivement à une monnaie émise par un État étranger (par commodité, on évoquera les États-Unis comme le pays émetteur et leur monnaie, le dollar). En particulier, l’État « dollarisé » renonce à émettre sa propre monnaie et à exercer ainsi sa souveraineté monétaire. Toutes les transactions doivent être exécutées en dollars, tous les contrats passés entre agents doivent être libellés exclusivement en dollars, tous les comptes bancaires et financiers sont par conséquent tenus en dollars. La banque centrale elle-même n’effectue d’opérations qu’en dollars, en fonction des réserves dont elle dispose. Comme elle n’a aucune part à la politique monétaire décidée par le pays émetteur du dollar mais que cette monnaie circule librement entre les deux pays, il s’agit d’une union monétaire asymétrique[2]. La dollarisation « non-exclusive » (ou encore la substitution des monnaies) consiste pour un État à autoriser que certaines transactions soient effectuées dans une autre monnaie que celle qu’il émet et qu’il contrôle, et donc qu’une partie des patrimoines des agents résidents soit détenue dans une devise étrangère. Les cas de dollarisation non-exclusive sont nombreux (voir notamment Calvo & Gramont, 1992).

La proposition du président argentin nouvellement élu porte sur une dollarisation exclusive de l’économie monétaire argentine comme solution à l’hyperinflation endémique dont souffre l’Argentine depuis la deuxième moitié du XX° siècle.

En négligeant les coûts de la transition et en supposant que la dollarisation devienne pérenne, le gain attendu d’une telle mesure est connu, et c’est celui que recherche le président Milei. C’est la fin de l’hyperinflation puisque l’émission de monnaie domestique est supprimée, en admettant que le pays émetteur est caractérisé par une inflation faible et aisément anticipable et une croissance mesurée des différentes masses de moyens de paiement. La dollarisation est donc envisagée comme une solution extrême à une solution jugée incontrôlable.

Les coûts de la dollarisation sont non-négligeables. Le premier résulte de la renonciation à toute politique monétaire autonome, donc de la perte d’un instrument macroéconomique contribuant à la stabilisation du cycle économique et en particulier capable de gérer les chocs, intérieurs ou venus de l’extérieur. Le second, conséquence du premier, est la plus grande exposition aux chocs extérieurs puisque les chocs subis par le pays émetteur sont « amplifiés » dans le pays dollarisé à cause de la politique monétaire du pays émetteur qui ne correspond pas à sa situation spécifique. Le troisième est la perte des revenus du seigneuriage[3] pour le pays dollarisé, donc un accroissement de ses difficultés budgétaires. Le dernier enfin est la disparition du prêteur en dernier ressort, en cas de difficulté bancaire circonscrite à une banque ou systémique, puisque la banque centrale ne contrôle plus l’émission de moyens de paiement. Plus généralement, la politique prudentielle est rendue plus difficile puisque les banques domestiques sont mises en compétition directe avec les banques du pays émetteur (voir Berg & Borensztein, 2001).

Enfin, il faut rappeler les conditions de succès de la dollarisation : l’existence de réserves en dollar suffisantes et convenablement réparties dans la population. Si elles sont insuffisantes, l’inflation (des prix exprimés en monnaie domestiques) dans l’intervalle entre l’annonce de la dollarisation et sa mise en place sera positive et inversement proportionnelle à la quantité de réserves en dollar (Voir Caravello & alii, 2023). Enfin, si les réserves sont très inégalement réparties en fonction des revenus, le risque est grand que la partie la plus pauvre de la population se trouve brutalement sans moyens de paiement et donc soit poussée à des actions extrêmes pour subvenir à ses besoins. L’agitation sociale, pouvant être violente, déboucherait sur une crise politique dont la dollarisation serait la première victime.

La justification d’une politique de dollarisation en Argentine se trouve dans la situation d’inflation chronique et souvent très élevée dont ce pays n’arrive pas à sortir depuis les années 1950, et en particulier depuis la fin de la dictature militaire (1983). Devant l’incapacité des différents gouvernements à maîtriser l’inflation, il est logique qu’une solution extrême comme la dollarisation qui consiste à s’interdire toute manipulation monétaire apparaisse comme séduisante et raisonnable. Mais on peut s’interroger sur le fait de savoir s’il s’agit d’un pari audacieux ou d’un mirage de plus.

Pour répondre à cette question, il est utile de rappeler le précédent du système de caisse d’émission (« Currency board »)[4]  mis en place à l’instigation du président argentin Carlos Menem en 1991. Le principe de la caisse d’émission est d’empêcher toute création discrétionnaire de liquidité en adossant l’émission de monnaie banque centrale sur ses réserves en devises, essentiellement en dollar. Le système n’empêche donc pas la circulation et l’usage d’une monnaie nationale, le peso dans le cas argentin. Il implique la détermination d’un taux de change fixe avec le dollar, l’adossement de toute l’émission monétaire interne sur des actifs libellés en dollars, et l’interdiction pour la Banque centrale de stériliser les mouvements de capitaux en balance des paiements. De fait, le peso est devenu quasi parfaitement substituable au dollar dans les années 1990, les coûts de conversion des deux devises étant extrêmement faibles et le dollar accepté comme moyen de paiement et unité de compte dans les opérations internes à l’Argentine. C’est en ce sens que la caisse d’émission est une forme atténuée de dollarisation. Le projet actuel de dollarisation peut donc se lire comme une nouvelle tentative de réformer le régime monétaire, bancaire et financier argentin par un ancrage plus strict encore sur le dollar.

L’expérience des années 1990 s’est terminée par une crise économique majeure préludant à son abandon en 2001 (voir Sgard, 2004). L’expérience a d’abord été réussie : les déficits publics ont été fortement réduits, des réformes importantes ont été adoptées. Mais la situation s’est progressivement dégradée jusqu’à la crise de 2001. L’échec s’explique par une combinaison de facteurs : l’irresponsabilité fiscale dont ont fait preuve tant les gouvernements des provinces argentines (qui ont émis des quasi-monnaies pour financer leurs déficits) que le gouvernement central qui, pris dans le jeu électoral, a laissé faire et a à son tour adopté une politique budgétaire laxiste conduisant à des déficits croissants, atteignant 6 % du PIB en 2000, donc un endettement extérieur croissant ; les crises de change connues par les pays voisins et la faiblesse des cours des produits agricoles exportés par l’Argentine à la fin de la décennie 1990. La perte de l’autonomie monétaire n’a pas permis de contrer ces tendances et a rendu le dispositif intenable, poussant l’Argentine vers le défaut souverain. La seule option était alors de modifier sévèrement le taux de change en sortant du système de caisse d’émission. Rien ne permet de penser que ces excès et ces mauvaises fortunes ne se répéteront pas.

La proposition de dollarisation témoigne d’une défiance renouvelée à l’égard du système de gouvernement politique argentin, les décideurs publics étant jugés incapable de se réfréner et d’adopter des règles de bonne conduite financière comme l’ont montré d’abord l’écroulement du currency board puis les manipulations monétaires pratiquées sous la présidence Kirchner et les erreurs de gestion du président Macri et de ses équipes. Cette défiance est largement partagée par la population, depuis longtemps dollarisée de facto (surtout les possédants, ayant accès à des marchés de capitaux internationaux), ce qui au demeurant facilite la transition vers une dollarisation exclusive. Face à ces errements, le choix de la dollarisation apparaît comme une forme paradoxale de pré-engagement pour gagner de la crédibilité dans la lutte contre les tentations inflationnistes. Il s’agit d’un pré-engagement asymétrique puisque cette politique s’effectue sans le concours des autorités américaines. L’Argentine n’a pas de soutien extérieur à sa politique à attendre. Dans ces conditions, la dollarisation crée une extrême vulnérabilité aux circonstances extérieures pour échapper à la vulnérabilité interne qui résulte de la tentation du financement monétaire des déficits publics, tout en créant de nouvelles formes de vulnérabilité interne.

Derrière les conditions techniques de son succès, la dollarisation ne peut fonctionner que si elle bénéficie d’un fort soutien interne à cette forme de pré-engagement qui n’a rien d’acquis. Que les agents privés ou les acteurs publics se défient progressivement ou brutalement de la solidité de la dollarisation ou qu’ils cherchent à échapper à ses contraintes, et ils trouveront les moyens de contourner l’obligation d’utiliser exclusivement le dollar dans leurs transactions. De plus, la dollarisation ne peut fonctionner que si elle dispose également d’un soutien externe des marchés financiers internationaux puisque les chocs externes ne peuvent plus être librement gérés par la politique macroéconomique / monétaire intérieure. Les déficits extérieurs éventuels ne pouvant être gérés par une politique monétaire visant à manipuler les taux de change doivent être financés par appel à des financements externes. Or l’économie argentine est particulièrement sujette à des chocs étant donné sa dépendance à l’égard des phénomènes météorologiques qui conditionnent sa capacité à obtenir les dollars en contrepartie de ses exportations de produits agricoles. De surcroît, ces chocs sont peu corrélés aux chocs qui affectent l’économie américaine et aux réponses des politiques macroéconomiques américaines qui y répondent. L’Argentine est ainsi vouée à subir la conjoncture américaine sans pouvoir répondre à ses propres chocs. Elle devient très dépendante de financements externes et de leurs modalités. Les partenaires extérieurs doivent être convaincus de la solidité de la dollarisation argentine pour la soutenir par leurs prêts en dollars. Leur défiance éventuelle se traduira par une augmentation des taux d’intérêt prêteurs qui rendront la situation macroéconomique plus fragile.

Apparaît ainsi un premier paradoxe : la dollarisation doit être soutenue à l’intérieur comme à l’extérieur pour être crédible, mais elle ne peut être soutenue que si elle est crédible. La notion de pré-engagement est justement là pour exprimer cette crédibilité. Or les pré-engagements ne sont quasiment jamais absolus mais sont le plus souvent limités (par des clauses de sauvegarde, par des bouleversements imprévus, par des configurations de jeu non prévues). Rien n’assure alors que la coordination des anticipations des multiples parties prenantes se produise dans le sens désiré. La dollarisation tient ainsi autant de la méthode Coué que du pré-engagement indestructible.

Ceci fait apparaître un deuxième paradoxe : si le soutien interne à la dollarisation comme forme de pré-engagement existe, il est raisonnable de penser que la société est en mesure d’admettre d’autres formes de pré-engagement, moins coûteuses que la dollarisation. Il devrait être possible de mettre en place des institutions (des formes de pré-engagement) plus adaptées aux particularités sociales et économiques argentines et plus à même de résoudre les problèmes qui sont à l’origine des phases d’hyperinflation que connaît de façon récurrente l’Argentine : l’irresponsabilité budgétaire des gouvernements provinciaux et national, à l’origine des déficits publics massifs, l’indépendance du judiciaire, le contrôle correct et non-partisan de la constitutionnalité des lois et des politiques publiques. L’idée que la dollarisation est la seule politique qui permet d’assurer la crédibilité d’un engagement de casser l’inflation, au prix d’un abandon d’une bonne part des capacités d’action de l’État, doit être remise en cause. Si les conditions d’ensemble font que la dollarisation est possible et viable, celle-ci ne peut être désirée puisque d’autres politiques sont alors moins coûteuses pour un même résultat, la maîtrise durable du processus inflationniste.

Des formes de pré-engagement allant plus directement au cœur du problème et probablement plus saines que la dollarisation car n’obérant pas la capacité de mener des politiques macroéconomiques actives (voire discrétionnaires) pour stabiliser le cycle, orienter le processus de croissance ou mettre en place des programmes de redistribution sont possibles si la dollarisation est possible, c’est-à-dire acceptée socialement et politiquement. En d’autres termes, c’est moins dans l’abandon de la souveraineté monétaire que dans la maîtrise des comptes publics et de l’ampleur des déficits publics que se trouve la clé du contrôle de l’inflation. Le président Milei devrait s’apercevoir bien vite qu’il ne suffit pas de se revendiquer libertarien pour mettre fin à la gabegie budgétaire argentine mais qu’il faut gérer au plus près les multiples canaux d’abus qui prospèrent dans le labyrinthe fiscal argentin (Voir Saiegh & Tommasi, 1999). Il s’agit moins de vouloir démanteler l’État (tâche irréaliste) que de le réformer en profondeur par la mise en place d’institutions et de dispositifs interdisant ces abus.


[1]Une présentation synthétique de la problématique macroéconomique argentine, suivie d’une analyse innovante de la dollarisation est donnée par Ivan Werning sur le site Markus’ academy (géré par Markus Brunnermeier, professeur à Princeton).

[2] Voir Kempf H., Economie des unions monétaires, Economica : 2019, chapitre 1. Voir également Hanke S. (2023), pour une liste des cas de dollarisation exclusive.

[3]  Les revenus de seigneuriage sont les revenus que tire l’émetteur de moyens de paiement de leur création.

[4] Voir Chauvin, S., & Villa, P. (2003) et De la Torre A., Levy Yeyati E., Schmuckler S. (2003), « Living and Dying with Hard Pegs : the Rise and Fall of Argentina’s Currrency Board », Economía,  Vol. 3, No. 2, pp. 43-107. 8




Où en est l’Union européenne ?

Par Robert Boyer, directeur d’études à l’EHESS et à l’Institut des Amériques

Intervention à la Journée d’études « Économie politique européenne et démocratie européenne » du 23 juin 2023 à Sciences Po Paris, dans le cadre du séminaire Théorie et économie politique de l’Europe, organisé par le Cevipof et l’OFCE.

L’objectif de la première journée d’études du séminaire Théorie et économie politique de l’Europe est d’engager collectivement un travail de réflexion théorique d’ensemble, à la suite des séances thématiques de l’année 2022, en poursuivant l’état d’esprit pluridisciplinaire du séminaire. Il s’agit sur le fond de commencer à dessiner les contours des deux grands blocs que sont l’économie politique européenne et la démocratie européenne, et d’en identifier les points d’articulation. Et de préparer l’écriture pluridisciplinaire à plusieurs mains.



Un apparent paradoxe

Au fil des diverses et riches interventions pointant les lacunes, les dilemmes et contradictions qui caractérisent les processus d’intégration européenne, une question centrale semble émerger :

« Comment un régime politico-économique en permanent déséquilibre, devenu très complexe, a-t-il pu, jusqu’à présent, surmonter un grand nombre de crises dont certaines menaçaient son existence même ? »

Un bref état des lieux est éclairant et rend d’autant plus nécessaire la recherche des facteurs susceptibles d’expliquer cette résilience qui ne cesse de surprendre les chercheurs et spécialistes, au premier rang desquels nombre d’économistes. Face à la succession et l’accumulation de poly-crises et la montée des incertitudes, est-il fondé d’anticiper que l’Union européenne (UE) va continuer sur sa lancée, protégée par la mobilisation des processus qui ont assuré sa survie, entre autres grâce à la réactivité dont ont fait preuve tant la Banque centrale européenne (BCE) que la Commission européenne depuis 2011 ?

Une architecture baroque pleine d’incohérences

Les différents intervenants en ont pointé un grand nombre :

  • Le Parlement européen est une curiosité : c’est une assemblée sans pouvoir fiscal. Suffirait-il de lui donner ce pouvoir pour redorer le blason d’une démocratie à l’échelle européenne ?
  • L’UE émet une dette commune alors qu’elle n’a pas de pouvoir direct de taxation : n’est-ce pas un appel à un embryon d’Etat fédéral ? Ce sentier fait-il consensus politique ?
  • Cette dette correspond au financement du plan Nouvelle Génération UE (Next Generation EU) qui reconnait la nécessité de solidarité envers les pays les plus fragiles, en réponse à un « choc » commun qui ne prête pas à l’aléa moral tant redouté des pays frugaux du Nord. Il résulte pourtant d’un compromis ambigu car il a deux interprétations opposées : une exception qui ne doit pas être renouvelée pour le Nord, un moment fondateur, hamiltonien, pour le Sud.
  • Il n’est pas très fonctionnel ni démocratique d’attribuer au Parlement européen de voter les dépenses communautaires mais aux parlements nationaux de voter les recettes.
  • Est-il logique de faire adopter un programme pluriannuel par une assemblée sortante du Parlement européen, qui s’imposera donc à la suivante ?
  • Le plafond fixé pour le budget européen limite le financement des biens publics européens qui pourtant devrait compenser et au-delà la limitation de l’offre des biens publics nationaux en application des critères encadrant les déficits et dettes publiques nationales.
  • Au niveau européen, la recherche de plus de démocratie tend à se concentrer sur la question du contrôle du politique sur la Commission et la BCE, alors que la démocratie sociale a été par le passé une composante importante dans la légitimité des gouvernements au niveau national.
  • Il en de même pour la question du mode de gouvernance des entreprises européennes, enjeu quelque peu oublié de l’agenda européen qui reprend un certain intérêt face aux transformations impliquées par le numérique et l’environnement.
  • La politique de la concurrence est souvent perçue par les économistes comme l’un des instruments-clé de la Commission car elle est constitutive de la construction du marché unique. Or une analyse juridique montre que la concurrence n’est pas la déclinaison d’un impératif catégorique, défini une fois pour toute, mais une notion fonctionnelle qui évolue au cours du temps. Au point que la Commission peut déclarer qu’elle est aujourd’hui au service l’environnement.
  • Il est habituel de blâmer la Commission pour son rôle de défenseur des acquis, son goût pour un excès de réglementation, une approche technocratique et finalement son inertie. Et pourtant depuis 2011, elle n’a cessé d’innover en réponse aux crises successives au point d’avoir relancé l’intégration européenne.
  • La BCE a été fondée comme incarnation d’une Banque centrale indépendante, typiquement conservatrice et adepte d’une conception monétariste de l’inflation. Et pourtant, sans changement des traités européens, la BCE a su innover et assurer une défense efficace de l’Euro.
  • La Cour de justice de l’UE et les cours constitutionnelles nationales n’ont pas les mêmes intérêts et conceptions juridiques mais jusqu’à présent aucun conflit frontal n’a produit un blocage de l’intégration européenne. Est-ce durable ?
  • La répartition des compétences, fixées par les traités et de facto ajustées au fil des problèmes rencontrés et des crises est-elle satisfaisante et est-elle à la hauteur des défis industriels, environnementaux, de santé publique, de solidarité face à un environnement international dangereux et incertain ?
  • La « Constitution européenne » n’en est pas une car l’intégration a procédé par une série de traités internationaux. Comment expliquer que ces derniers se soient imposés alors que la coordination des pays membres aurait pu passer par l’OCDE, l’AELE, le FMI ou par des accords ad hoc (Agence spatiale européenne, Airbus, Schengen) sans architecture d’ensemble ?

Les raisons d’une surprenante résilience

Il faut en effet rechercher les facteurs susceptibles de rendre compte de cette persévérance dans l’être qui est au cœur de l’intégration continentale et s’interroger s’ils sont suffisamment puissants pour surmonter les multi-crises actuelles.

  • Dès l’origine le projet est politique, puisque le propos est d’enrayer le processus de déclassement de l’Europe à l’issue des deux guerres mondiales. Mais faute d’accord politique sur une défense commune, la coordination de la reconstruction des économies apparait comme un moyen dans la poursuite de ce but. À cet égard, l’invasion par la Russie de l’Ukraine a resserré les liens entre les gouvernements quitte à inverser la hiérarchie entre géopolitique et économie et remettre au premier plan un retour sur la possibilité d’une Europe-puissance.
  • Les conflits d’intérêt entre Etats-nations sont à l’origine d’une succession de crises qui sont surmontées par des compromis ad hoc qui ne cessent de créer d’autres déséquilibres et incohérences qui à leur tour débouchent sur une autre crise. En quelque sorte la perception d’incohérences et d’un inachèvement est un trait récurrent de la construction européenne. Cependant la configuration peut devenir si complexe et difficilement intelligible qu’elle peut dépasser l’inventivité des collectifs que sont les différentes entités de l’UE et leurs aptitudes à se coordonner. À titre d’exemple, une véritable macroéconomie de l’UE reste à inventer et c’est un obstacle important au progrès de l’intégration.
  • Le temps européen n’est pas homogène. Les périodes de mise en place de nouvelles procédures après une avancée donnent l’impression d’une gestion bureaucratique, technocratique à distance de ce que vivent les citoyens. Par contraste, les crises ouvertes interdisent le statu quo car il y va de l’existence de la construction institutionnelle, stratification d’un grand nombre de projets et d’incorporation dans le droit européen. Cette expérience des essais et erreurs est le terreau qui permet par exemple à la Commission d’imaginer des solutions aux problèmes émergents. En conséquence, l’équivalent d’un intellectuel organique semble avoir émergé de cet apprentissage collectif en longue période. C’est l’une des interprétations possibles des paradoxes précédemment mentionnés.
  • Conseils européens, Cour de Justice, BCE, Parlement européen participent à ce mouvement mais c’est sans doute la Commission européenne qui en un sens est porteuse de l’intérêt européen, si ce n’est général. Le fait qu’elle ait un pouvoir d’initiative en matière de réglementation tout comme de gestion des procédures lui donne un avantage par rapport aux autres instances. En effet, beaucoup de gouvernements pourraient se satisfaire de négociations interétatiques, sans construction de commun et jouer le chacun pour soi. Ne pas trouver de solution de compromis reviendrait à la disparition pure et simple de l’UE. De même, sans le « quoiqu’il en coûte » la BCE aurait disparu avec l’Euro. Les grandes crises offrent une forte incitation à dépasser les postures dogmatiques au profit d’une ré-hiérarchisation des objectifs poursuivis et l’invention de nouveaux instruments.
  • Enfin, il est deux faces à la multiplication des règlements, des procédures, des agences européennes adjointes à la Commission. D’un côté, elles suscitent le diagnostic d’une gestion mal maitrisée et les jugements sévères des défenseurs de la souveraineté nationale. Mais d’un autre côté, ce sont autant de facteurs de réduction des incertitudes et de création de régularités qui coordonnent les anticipations dans un contexte où les logiques financières génèrent bulles et instabilité macroéconomique.  En quelque sorte, une certaine redondance dans une myriade d’interventions est un gage de résilience. Par exemple le Mécanisme européen de stabilité (MES) fut une façon de contourner le retard de la BCE quant à la nécessité d’interventions vigoureuses. Ainsi la complexité de l’UE peut aussi signifier redondance et résilience.
  • Le pouvoir politique contribue de façon cruciale à l’évolution des institutions européennes. Il intervient dans le cadre des conseils et des sommets. Jusqu’à présent dans l’arène politique nationale, se sont imposés des gouvernements favorables à une poursuite de l’intégration : c’est parfois l’un des seuls marqueurs de leur politique qui traverse les diverses périodes. De ce fait, un effondrement de l’UE pourrait signifier leur perte de crédibilité. Il serait dramatique pour un gouvernement de se voir imputer la responsabilité de la faillite d’un projet qui s’est construit au fil des décennies. Telle est peut-être une source cachée de la permanence des institutions européennes. De plus, le « Brexit » loin de marquer la fin de l’UE a plutôt resserré les rangs, d’autant plus que les bénéfices attendus pour le Royaume-Uni ne se sont pas manifestés. Attention cependant, la polarisation et division des sociétés entre les gagnants et les perdants de la transnationalisation a favorisé la percée de partis défenseurs d’une souveraineté nationale forte, soit une contre tendance qui interdit de prolonger l’hypothèse d’une hégémonie durable de partis pro européens.
  •  Enfin la succession des crises financières, le retour de pandémies, la dureté de l’affrontement, pas seulement économique, des Etats-Unis et de la Chine, la prise de conscience de l’urgence environnementale et l’installation d’une inflation pénurique que risque d’aggraver le passage à une économie de guerre sont autant de facteurs d’une double prise de conscience. D’une part, les intérêts communs tendent à l’emporter sur les désaccords entre pays membres. D’autre part, chacun d’entre eux pèse peu dans la confrontation avec les Etats-Unis, devenus ouvertement protectionnistes, et la Chine, forte de son dynamisme dans les paradigmes émergents. L’UE se doit d’être un acteur géoéconomique et politique à part entière. Ainsi s’explique l’activisme de la Commission depuis la Covid-19. Au demeurant, les citoyens ont bénéficié de ce sursaut au titre par exemple d’une stratégie commune en matière de vaccins. De leur côté, les gouvernements des économies les plus fragiles ont pu bénéficier de la solidarité européenne qui est venu contrebalancer le principe de mise en concurrence des territoires.     

Bifurcation historique, gouvernance polycentrique ou replis nationalistes ? 

Les processus qui viennent d’être décrits peuvent se recombiner en une grande diversité de trajectoires. La prévision n’est pas possible car ce sont les interactions stratégiques entre acteurs collectifs qui vont déterminer comment surmonter les différentes crises de l’UE. Il est possible d’imaginer trois scénarios à peu près cohérents.

  • Vers un fédéralisme original dissimulé sous une myriade de procédures techniques de coordination

Ce premier scenario est construit sur trois hypothèses centrales. D’abord, il enregistre la fin de la confiance mise en un néo-fonctionnalisme en vertu duquel les gouvernements doivent être les serviteurs des nécessités qu’imposent les interdépendances économiques entre Etats-Nations (figure 1). La sphère du politique poursuit des objectifs propres même si les gouvernements doivent de confronter avec la logique économique. Ensuite, il tire les conséquences de transformations technologiques, géopolitiques, sanitaires et environnementales qui mettent en péril la stabilité des sociétés et la viabilité de leur régime socio-économique. La mise en commun des moyens accroit les chances de succès de chacun des participants aux programmes européens. Enfin, ce premier scenario prolonge les évolutions déjà observées depuis l’irruption de la pandémie.

Dans la mesure où le mot de fédéralisme a un effet répulsif sur des opinions publiques travaillées par un nationalisme populiste, la pratique de coopérations renforcées n’a pas à s’accompagner d’un appel à l’idéal fédéraliste. En revanche une rhétorique habile doit convaincre les citoyens que l’UE assure leur protection et leur ouvre de nouveaux biens communs. En rien ces avancées ne sont des soustractions aux droits sociaux, économiques et politiques garantis à l’échelle nationale. Des politiciennes et politiciens charismatiques doivent pouvoir résister aux discours anti-UE qui s’alimentent de la relative impuissance des autorités nationales submergées par des forces transnationales qui les dépassent.

  • Adapter à la marge une gouvernance polycentrique loin d’une Europe-puissance

Ce second scenario est bâti, au contraire, sur l’hypothèse d’une continuité de la période actuelle avec la trajectoire de longue période de la construction européenne. Le polycentrisme des entités de l’UE est un vecteur d’adaptabilité pragmatique aux questions émergentes, sans nécessité de centralisation du pouvoir à Bruxelles, comme le suggère la diversité des localisations des agences européennes. Essais et erreurs, multiplication de procédures ad hoc et éventuel recours à la méthode de coopérations renforcées autour de questions rassemblant une fraction des pays membres sont alors autant de sources d’adaptation face à la répétition d’événements potentiellement défavorables à l’UE.

On prend en compte ainsi que négocier de nouveaux traités européens semble une mission périlleuse, que les opinions publiques jugent l’UE à l’aune de son apport au bien-être des populations et non pas la transparence et la cohérence de sa gouvernance et qu’une conception impériale est illusoire. On serait tenté d’invoquer une forme de catallaxie appliquée non pas à l’économie et au marché mais à la sphère politique : l’interaction des processus très variés, sans autorité centrale, finit par déboucher sur une configuration à peu près et provisoirement viable. L’expression anglaise « muddling through » capture bien ce pragmatisme marqué par le renoncement à l’explicitation d’un objectif et d’un but par les décideurs publics, si ce n’est persévérer dans l’être.

Le succès n’est pas garanti. D’abord, les succès du passé ne sont pas une garantie de leur prolongement dans le futur. Ensuite, sous l’avalanche d’événements défavorables il n’est pas garanti qu’existe une solution pragmatique car l’affirmation d’un objectif peut s’avérer une condition nécessaire à la levée de l’incertitude qui prévaut quant à l’issue des crises tant institutionnelles qu’économiques. Enfin et surtout, comment légitimer politiquement un ordre dont la logique et la nature échappent aux décideurs ? Cette impuissance n’est-ce pas le terreau du volontarisme populiste ?

  • Les élections nationales et européennes : une majorité nationaliste redessine une autre Europe

Ce troisième scénario part d’une analyse de l’évolution de l’orientation des gouvernements à l’issue des élections récentes en Europe. Tant au Sud (Italie) que dans les pays scandinaves (Finlande, Suède, Danemark) sont venues au pouvoir des coalitions dominées par des partis adversaires de l’immigration, défenseurs de l’identité nationale, bref peu enclins à déléguer à l’UE de nouvelles compétences. En cela ils rejoignent les gouvernements autoritaires et nationalistes de l’Europe Centrale (Hongrie, Pologne). Lors des élections du Parlement européen de 2024 ce mouvement peut-il se traduire par la perte de la majorité favorable aux politiques actuelles de l’UE au profit d’une autre agrégeant des partis nationalistes au demeurant très divers mais partageant une même obsession : bloquer l’extension des compétences de l’UE et en rapatrier le plus grand nombre au niveau national ?

La guerre de la Russie contre l’Ukraine met au premier plan l’impératif de défense, domaine dans lequel l’UE n’a que peu progressé. Dès lors, l’OTAN ne devient-elle pas centrale dans l’organisation politique du vieux continent au détriment des objectifs essentiellement économiques que poursuit l’intégration européenne ?    

La journée du 23 juin appelle une suite tant les questions à éclaircir sont multiples et difficiles. L’analyse croisée de diverses disciplines est plus nécessaire que jamais.




Politique monétaire : à quel horizon le chômage devrait-il augmenter ?

Par Christophe Blot

Malgré le resserrement monétaire amorcé par la Réserve fédérale depuis mars 2022, l’économie américaine semble résiliente. Au deuxième trimestre 2023, la croissance, en rythme trimestriel a atteint 0,6% (après 0,5% au premier trimestre). Le marché du travail reste sous tension (Graphique 1). Le taux de chômage s’est maintenu autour de 3,5% au cours du premier semestre et le ratio du nombre de chômeurs par emploi vacant est à son niveau le plus bas depuis 2001[1]. Comment expliquer cette situation alors que le taux directeur de la banque centrale américaine est passé de 0,25% à 5,5% en un peu plus d’une année ? Cette question renvoie non seulement aux effets de la politique monétaire mais également aux délais de transmission sur l’économie.



Comme nous l’indiquions dans la note ici, les précédents épisodes de resserrement monétaire américain ne se sont pas traduits par une hausse rapide du taux de chômage (Graphique 2). Ainsi, l’absence de dégradation sur le marché du travail ne semble pas une exception au regard des épisodes passés de hausses de taux. Lors du resserrement qui avait débuté en mai 2004, le taux de chômage avait continué de baisser jusqu’en mars 2007. Lors du tournant restrictif de la fin des années 1970, amplifé sous l’ère de Paul Volcker[2], le taux de chômage avait baissé jusqu’en juillet 1978. Il avait atteint un premier pic à 7,8% pendant l’été 1980 puis augmenté de nouveau en lien avec la deuxième phase du resserrement monétaire. En octobre 1982, il atteignait son point le plus haut à 10,8%, un peu plus d’un an après le pic du taux de politique monétaire.

La Réserve fédérale n’est pas la seule banque centrale à avoir durci sa politique monétaire, c’est également le cas de la Banque d’Angleterre, qui avait réagi dès février 2022, et de la BCE (Banque centrale européenne) qui a augmenté ses taux à partir de juillet. Or, dans la zone euro, on observe bien un ralentissement de l’activité marqué par une quasi-stagnation depuis la fin 2022. Pour autant, là aussi, le marché du travail reste résilient, le taux de chômage poursuivant sa décrue, passant de 6,7 % en juillet en 2022 à 6,4 % un an plus tard[3]. De plus, le ralentissement économique est probablement davantage lié à la crise énergétique qu’à l’effet de la politique monétaire. Ces éléments suggèrent que les effets de la politique monétaire sur le marché du travail seraient retardés. Ce constat est-il confirmé par les analyses empiriques ?

Quels sont les enseignements de l’analyse empirique ?

Une analyse récente des effets de la politique monétaire proposée par Christina D. Romer et Romer (2023) corrobore l’idée que les délais de transmission de la politique monétaire sont longs[4]. En effet, leur estimation suggère que l’effet maximal de la contraction monétaire serait atteint après 27 mois. Ces résultats vont dans le même sens que ceux mis en évidence dans de précédentes recherches[5]. Dans le contexte actuel, le pic du chômage américain n’interviendrait donc pas avant mi-2024. La poursuite du resserrrement en 2023 pourrait même se traduire par une dégradation de la situation tout au long de l’année 2024[6].

La littérature n’est cependant pas unanime sur la question. Ainsi, Miranda-Agrippino et Ricco (2021) montrent que le pic du chômage est atteint bien plus rapidement : entre 12 et 18 mois, avec une hausse de l’ordre de 0,3 point de taux de chômage pour 1 point de hausse de taux[7]. Les délais estimés par Bernanke, Boivin, et Eliasz (2005) sont plutôt autour de 18 à 24 mois, comparables à ceux mis en avant par Gertler et Karadi (2015) lorsqu’ils incluent des variables financières dans leur analyse[8]. Ces quelques résultats sont assez représentatifs de la littérature recensée par Ramey (2016)[9]. Les estimations de Romer et Romer (1989 et 2023) se situeraient donc plutôt dans la fourchette haute. On peut aussi noter que dans le modèle de la Réserve fédérale (Modèle FRB-US), les délais de transmission sont relativement longs avec un pic atteint à la fin de la deuxième année suivant la hausse du taux.

Comment expliquer de telles différences ? Ces écarts sont principalement liés à la méthode utilisée pour identifier l’effet de la politique monétaire[10]. Une difficulté inhérente à l’analyse des effets de la politique monétaire tient à l’endogénéité des décisions prises par les banques centrales. Supposons par exemple que la Réserve fédérale anticipe une augmentation de l’inflation du fait de la hausse du prix du pétrole. Dans ce cas, l’inflation devrait augmenter, au moins à court terme, puisque les hausses de prix de l’énergie se répercutent rapidement sur l’inflation. Il est donc probable que l’on observe une corrélatation positive entre inflation et hausse des taux, au moins à court terme. L’enjeu des analyses empiriques est donc de parvenir à identifier l’effet de la hausse des taux conditionnellement à un ensemble de facteurs qui peuvent également expliquer l’inflation ou l’activité. Le chercheur s’efforce alors d’identifier ce qu’on appelle un choc de politique monétaire, c’est-à-dire un changement de l’instrument (par exemple le taux d’intérêt) exogène à l’ensemble des variables susceptibles d’influencer la variable objectif (inflation ou chômage par exemple). Il s’avère que ces différentes stratégies d’identification ont tendance à produire des résultats différents si bien qu’il n’y a de certitude ni sur l’ampleur des effets de la politique monétaire, ni sur les délais de transmission.

La stabilité du taux de chômage à un niveau bas, 17 mois après le début de la hausse pourrait aller dans le sens de délais relativement longs. Une telle résilience ne permet cependant pas vraiment de trancher en faveur des résultats de Christina D. Romer et Romer (2023) ou bien de ceux de Miranda-Agrippino et Ricco (2021). Le contrefactuel ― scénario sans resserrement de la politique monétaire ― ne peut pas être observé. De fait, il est possible que d’autres chocs aient affecté positivement l’économie, contribuant aux bonnes performances de croissance. Les plans de soutien massifs au revenu des ménages et aux entreprises mis en oeuvre par les administrations Trump puis Biden en 2020 et 2021 expliquent au moins en partie la faiblesse du chômage américain. On ne peut exclure que ces mesures continuent de soutenir la demande. Là encore, il est question de délais de transmission mais, cette fois-ci, de la politique budgétaire !


[1] Le taux de chômage a toutefois augmenté de 0,3 point au mois d’août selon le Bureau of Labor Statistics.

[2] Paul Volcker a débuté son mandat de président de la Réserve fédérale en août 1979 et a fait rapidement de la lutte contre l’inflation sa priorité. Il en a résulté un important durcissement de la politique monétaire avec un taux cible des fonds fédéraux ayant atteint un pic à 19% en juin 1981.

[3] Ce décalage avait aussi été observé lors du précédent resserrement monétaire. La BCE avait commencé à augmenter les taux en décembre 2005 mais le chômage avait baissé jusqu’en mars 2008.

[4] Voir Romer Christina D., et David H. Romer, 2004, « A New Measure of Monetary Shocks: Derivation and Implications ». American Economic Review, vol. 94, n° 4, pp. 1055‑84. https://doi.org/10.1257/0002828042002651.

[5] Voir RomerChristina et David Romer, 1989, « Does Monetary Policy Matter? A New Test in the Spirit of Friedman and Schwartz ». https://doi.org/10.3386/w2966 et Romer, Christina D., et David H. Romer, 2004, « A New Measure of Monetary Shocks: Derivation and Implications ». American Economic Review, vol. 94, n° 4, pp. 1055‑84. https://doi.org/10.1257/0002828042002651.

[6] Bien que la Réserve fédérale n’ait pas décidé d’une nouvelle hausse lors de la réunion du 20 septembre 2023, les prévisions des membres du FOMC indiquent que le taux devrait rester au-dessus de 5 % en 2024.

[7] Voir Miranda-Agrippino, Silvia et Giovanni Ricco, 2021, « The Transmission of Monetary Policy Shocks ». American Economic Journal: Macroeconomics, vol. 13, n° 3, pp. 74‑107. https://doi.org/10.1257/mac.20180124.

[8] Voir Bernanke B. S., J. Boivin et P. Eliasz, 2005, « Measuring the Effects of Monetary Policy: A Factor-Augmented Vector Autoregressive (FAVAR) Approach ». The Quarterly Journal of Economics, vol. 120, n° 1, pp. 387‑422. https://doi.org/10.1162/0033553053327452 et Gertler Mark et Peter Karadi, 2015, « Monetary Policy Surprises, Credit Costs, and Economic Activity », American Economic Journal: Macroeconomics, vol. 7, n° 1, pp. 44‑76. https://doi.org/10.1257/mac.20130329.

[9] Voir Ramey V. A., 2016, « Macroeconomic Shocks and Their Propagation », in Handbook of Macroeconomics, pp. 71‑162, Elsevier. https://doi.org/10.1016/bs.hesmac.2016.03.003.

[10] Coibion (2012) illustre ces écarts d’impact selon la méthode d’identification mais également selon les méthodes d’estimation utilisées. En utilisant les chocs de Christina D. Romer et Romer, il montre que l’effet est plus de 2 fois moindre si l’effet est estimé à partir d’un VAR, comparativement à l’approche retenue par Christina D. Romer et Romer (2004). Les délais de transmission sont néanmoins plus rapides avec un pic atteint au cours de l’année suivant le choc avec un modèle VAR. Voir Coibion Olivier, 2012, « Are the Effects of Monetary Policy Shocks Big or Small? », American Economic Journal: Macroeconomics, vol. 4, n° 2, pp. 1‑32. https://doi.org/10.1257/mac.4.2.1.




Le marché du travail américain résistera-t-il au resserrement monétaire ?

par Christophe Blot

En mars 2022, la banque centrale américaine amorçait un resserrement monétaire pour faire face à l’augmentation rapide de l’inflation aux États-Unis. Depuis, le taux cible de la politique monétaire a été augmenté à chaque réunion du FOMC (Federal Open Market Committee), ce qui le porte désormais à 5 %. L’objectif de ces décisions est de ramener l’inflation vers la cible de 2 % visée par la Réserve fédérale. Après avoir atteint un pic à l’été 2022, l’inflation a baissé en lien avec le repli des prix de l’énergie. Parallèlement, l’activité économique a jusqu’ici résisté et le taux de chômage reste stable malgré le durcissement des conditions monétaires et financières. L’inflation va-t-elle continuer de baisser et surtout, peut-elle converger vers la cible sans hausse du chômage ?



Une inflation maîtrisée ?

Tout au long de l’année 2021, la Réserve fédérale s’était montrée prudente, considérant que l’augmentation des prix serait transitoire. Ce n’est qu’à partir du mois de mars 2022 qu’elle a amorcé le resserrement monétaire, un peu plus d’un an après que l’inflation ne commence à dépasser la cible de 2 % et alors qu’elle atteignait 6,8 %[1]. La hausse des prix s’est effectivement avérée plus durable que ce qu’avaient anticipé les membres du FOMC et s’est propagée à l’ensemble des composantes de l’indice. Enfin, la banque centrale craignait également un risque de déconnexion des anticipations d’inflation qui aurait entretenu une spirale inflationniste. Une fois enclenché, le mouvement de hausses de taux a été rapide puisqu’en un an le taux cible pour les fonds fédéraux est passé de 0,25 % à 5 %, soit un rythme de durcissement bien plus rapide que ceux observés lors des cycles précédents (Figure 1) et en particulier celui de 2015 où la Réserve fédérale n’avait remonté les taux que deux fois en un an et seulement de 0,25 point à chaque fois.

Quelques mois à peine après le début du resserrement, l’inflation a atteint un pic. De 7 % en glissement annuel observé en juin 2022, elle a progressivement reflué s’élevant à 5 % en février 2023. Pour autant, cette baisse n’est pas à mettre au crédit de la Réserve fédérale puisqu’elle résulte principalement de l’évolution de la composante énergie, elle-même directement liée à la baisse des prix du pétrole et, dans une moindre mesure, du prix du gaz américain[2]. En février 2023, la composante énergie du déflateur de la consommation baissait de 0,9 % sur un an alors que cette composante avait augmenté de 60,8 % en juin 2022. Même si l’indice des prix alimentaires reste dynamique, sa progression marque le pas.

Au-delà de la composante énergie, la baisse de l’inflation peut-elle se prolonger ? Sous l’hypothèse d’une stabilité du prix du pétrole et du prix du gaz, la contribution des prix de l’énergie poussera effectivement encore l’inflation américaine à la baisse dans les prochains mois. La fin de l’épisode inflationniste dépendra cependant principalement de l’évolution de l’inflation sous-jacente, qui intègre certes un effet de diffusion des prix de l’énergie mais dont la dynamique dépend surtout de facteurs d’offre et de demande[3].

La hausse du chômage est-elle inévitable ?

Si l’on ne tient pas compte des prix de l’énergie et des prix alimentaires, l’inflation ― dite sous-jacente ― montre également des signes de ralentissement. En février 2023, elle progressait de 4,6 % en glissement annuel contre 5,2 % en septembre 2022. Cette dynamique s’explique en partie par l’évolution du prix des biens durables marquée au cours de l’année 2022 par des difficultés d’approvisionnement[4]. L’indicateur mesurant les tensions sur les chaînes de production a fortement diminué et est revenu, depuis le début de l’année 2023, sous sa valeur moyenne de long terme[5]. Les effets de la politique monétaire devraient principalement se transmettre via la demande. En effet, l’augmentation du taux cible de la politique monétaire s’est répercutée sur l’ensemble des taux publics comme privés, taux de marché et taux bancaires. Le durcissement des conditions monétaires et financières qui en résulte devrait se traduire par un tassement de l’activité de crédit et un ralentissement de la demande domestique : consommation et investissement.

Pourtant, après deux trimestres de recul en début d’année 2022, le PIB s’est redressé sur la deuxième moitié de l’année. Surtout, le taux de chômage se maintient à un niveau historiquement bas : 3,5 % selon le BLS (Bureau of Labor Statistics) pour le mois de mars 2023. Cette situation ― baisse de l’inflation sans hausse du chômage ― est-elle durable ? Si tel est le cas, la Réserve fédérale réussirait à atteindre son objectif de prix tout en évitant la récession ou du moins l’augmentation du chômage. Olivier Blanchard semblait douter de ce scénario optimiste. De fait, la plupart des analyses macroéconomiques suggèrent qu’une orientation restrictive de la politique monétaire a pour effet d’accroître le chômage. Par exemple, la variante du modèle FRB-US suggère qu’un point de hausse du taux d’intérêt se traduit par une hausse du chômage de 0,1 point la première année puis atteint un pic à 0,2 point lors des deuxième et troisième années. Les analyses récentes de Miranda-Agrippino et Ricco (2021) suggèrent un ordre de grandeur similaire, avec un pic autour de 0,2 point pour un point de hausse de taux directeur, mais une transmission plus rapide[6]. Etant donné l’ampleur du resserrement monétaire et toutes choses égales par ailleurs, nous anticipons que le taux de chômage augmenterait de 0,3 point en 2023, ce qui dans notre scénario le porterait à 3,9 % contre 3,6 % en moyenne sur 2022. De fait, étant donné les délais de transmission de la politique monétaire, l’effet du resserrement sur l’année 2022 serait faible, ce qui pourrait expliquer pourquoi le taux de chômage n’a pas encore augmenté. Les épisodes précédents de resserrement monétaire sont aussi caractérisés par un décalage plus ou moins important entre la phase de durcissement de la politique monétaire et l’augmentation du chômage (Figure 2). Par exemple, le resserrement monétaire amorcé à l’été 2004 par la Réserve fédérale n’a pas eu d’effet rapide sur le taux de chômage qui a poursuivi sa décrue jusqu’au printemps 2007 avant d’augmenter nettement par la suite atteignant un pic à près de 10 % début 2010 dans le contexte de la crise financière globale. On retrouve la même inertie après 2016, la hausse du chômage n’intervenant qu’en 2020 lors du confinement.

Enfin, la capacité de la politique monétaire à réduire l’inflation dépendra de la relation entre le chômage et l’inflation mais aussi de la réaction des anticipations d’inflation. Á cet égard, les différents indicateurs d’anticipation à long terme suggèrent soit une stabilité, soit une légère diminution. Ainsi, l’enquête du Michigan menée auprès des ménages indique une inflation anticipée à 5 ans de 2,8 % en février 2023 contre 3,1 % en juin 2022. Selon les indicateurs de marché, l’inflation anticipée à 5 ans dans 5 ans, fluctue autour de 2,5 %. Ces niveaux sont certes supérieurs à la cible visée par la Réserve fédérale mais ils ne témoignent pas d’un désancrage significatif et durable relativement à ce qui était observé avant 2021(Figure 3). Quant au lien inflation-chômage, force est de constater que l’incertitude est plus importante. Dans le modèle FRB-US, la hausse du chômage induite par le resserrement monétaire a très peu d’effet sur le taux d’inflation mais les estimations de Miranda-Agrippinon et Ricco (2021) suggèrent un impact plus important. Dans notre scénario, l’inflation américaine poursuivrait sa décrue en 2023 non seulement grâce à sa composante énergie mais aussi du fait d’une baisse de l’inflation sous-jacente. Dans notre scénario, nous supposons qu’en fin d’année 2023, la progression du déflateur serait de 3,6 % en glissement annuel, avec une inflation sous-jacente à 3,7 %.


[1] Il s’agit ici de l’inflation mesurée par le déflateur des prix à la consommation qui est l’indice suivi par la Réserve fédérale. Comparativement, l’inflation mesurée par l’indice des prix à la consommation (IPC) est en moyenne plus élevée que l’on considère l’indicateur global ou l’indice hors prix alimentaires et de l’énergie.

[2] Le prix du gaz sur le marché américain n’a pas atteint les sommets observés en Europe. Le prix avait cependant presque triplé entre le printemps 2021 et la fin de l’été 2022 avant de revenir vers le point bas observé en avril 2020.

[3] La contribution de l’alimentaire est déjà en repli depuis le début de l’année et nous anticipons une poursuite de ce mouvement.

[4] C’est le cas pour les semi-conducteurs, utilisés notamment par le secteur automobile. Ces pénuries ont contribué à la hausse des prix des automobiles, neuves mais surtout d’occasion dont le glissement annuel a dépassé 40 % au début de l’année 2022.

[5] Voir l’indicateur GSCPI (Global Supply Chain Pressure Index) calculé par les économistes de la Réserve fédérale de New York.

[6] Voir Miranda-Agrippino S., & Ricco G. (2021), « The transmission of monetary policy shocks », American Economic Journal: Macroeconomics, 13(3), 74-107. D’autres estimations indiquent des effets parfois plus importants selon la stratégie d’estimation. Voir les simulations reportées par Coibion O. (2012) « Are the effects of monetary policy shocks big or small? », American Economic Journal: Macroeconomics, 4(2), 1-32.




Budget 2023 et bouclier tarifaire : une évolution artistique

par Xavier Ragot

L’économiste Paul Samuelson définissait la politique économique comme un art : l’art de définir les principales priorités et les moyens adéquats.  C’est à cette définition qu’il faut juger le projet de Loi de finances 2023 tant il contient une approche inédite de la politique économique. On peut la résumer facilement :  le choix a été fait de consacrer 45 milliards d’euros, soit 1,7 point de PIB, à assurer un contrôle des prix, c’est-à-dire que tarifs réglementés de l’électricité et du gaz ne croissent pas plus de 15% pour les ménages et les petites entreprises en 2023. L’utilisation de l’outil budgétaire pour contrôler les prix participe d’un changement profond de paradigme économique en France comme en Allemagne. On assiste donc à une évolution de l’art de la politique, différente néanmoins selon les pays. Si les pays ont maintenant recours à la dette publique, la différence entre les outils utilisés est manifeste : baisse des impôts, transferts, contrôle des prix, etc. C’est dans cette grande divergence qu’il faut tout d’abord placer le débat français.



Mise en perspective internationale : le retour de la politique budgétaire

La question de l’inflation aux États-Unis est riche de leçons pour l’Europe. La hausse de l’inflation américaine n’est pas principalement le fait de la hausse des prix de l’énergie mais de la gestion de la crise Covid. Les États-Unis ont opéré un transfert massif aux ménages afin d’assurer un maintien de leur pouvoir d’achat. Les montants transférés, bien supérieurs aux montants français, ont conduit à un surcroît d’épargne qui est partiellement consommé (voir le Graphique 8 du Policy Brief 106 de l’OFCE). Comment gérer un tel choc de demande ? Le paradigme standard, oserais-je dire archaïque, est que c’est à la politique monétaire de lutter seule contre l’inflation. Dans un tel cas, des hausses massives de taux, conduisant éventuellement à une récession, sont un moyen pour lutter contre les hausses de prix et de salaires. Quel gâchis que de créer une récession, et donc une hausse du chômage et des dettes publiques, pour lutter contre l’inflation après avoir dépensé autant d’argent public !

Un second paradigme a émergé récemment (ou plutôt a été redécouvert) qui consiste à utiliser la dette publique pour maîtriser l’inflation. Lorsqu’une baisse de l’inflation se dessine, une stimulation de l’activité par une hausse du revenu des ménages (soit baisse d’impôts soit hausse des transferts) relance l’activité économique. De manière symétrique, et c’est ce qui nous intéresse ici, une inflation trop forte du fait d’un surcroît d’activité doit conduire à une hausse des impôts pour réduire à la fois la dette publique (ou financer des investissements nécessaires, comme pour la transition écologique) et réduire l’inflation. Ce paradigme porte le nom, inadéquat d’ailleurs, forgé par Abba Lerner de « finance fonctionnelle » (le terme de « keynésianisme intelligent » serait plus pertinent, que l’on présente  ici avec Côme Poirier). Pour l’écrire plus directement, c’est le moment d’augmenter les impôts aux États-Unis plutôt que d’augmenter les taux d’intérêt pour réduire la dette, lutter contre l’inflation et financer les investissements nécessaires. Arrêtons-nous sur cette dernière affirmation car elle est aussi une leçon pour le débat français :  ce qui fait sens pour un économiste ne fait aucun sens pour les politiques. Au moment où le pouvoir d’achat des ménages est érodé par l’inflation, quel homme ou femme politique va défendre une hausse des impôts pour réduire encore plus le pouvoir d’achat des ménages dans leur propre intérêt ? Il faudrait bien sûr tenir compte des inégalités, faire des hausses différenciées d’impôts qui seraient au cœur d’un intense débat politique. Á l’heure ou le débat budgétaire est bloqué aux États-Unis par les tensions politiques du mid-term, cette paralysie conduit à l’utilisation archaïque du seul outil disponible, l’outil monétaire, qui va détruire des ressources utiles. Les États-Unis nous montrent le coût économique d’un débat politique bloqué. Cette constatation plaide pour un système fiscal et des dépenses  davantage contra-cycliques et des stabilisateurs automatiques plus puissants.

Le Royaume-Uni maintenant : pays où la politique budgétaire n’est pas bloquée ! On peut affirmer qu’économiquement, la politique récente de Liz Truss fait peu de sens. Le choix d’une baisse massive d’impôts, notamment pour les entreprises et les ménages aisés, dans une période d’inflation haute, de dépréciation de la monnaie, de contraintes sur la production, des conséquences du Brexit, va conduire à une hausse de la dette publique, de l’inflation, des inégalités, avec un effet très faible, voire négatif — du fait de la hausse des taux d’intérêt — sur la croissance et le chômage. La hausse de la dette publique n’est pas un objectif en soi !

Ainsi, une hausse de la dette est à prévoir à la fois aux États-Unis et au Royaume-Uni mais pour des raisons différentes. Ces deux exemples montrent la singularité du choix français qui est de bloquer pour tous les ménages la hausse des prix règlementés de l’énergie, gaz et électricité, de 15% en 2023 pour un coût brut de 45 milliards. La hausse des prix de l’énergie conduit par ailleurs à des recettes supplémentaires pour l’État français car le prix de rachat pour les énergies renouvelables devient inférieur aux prix de marché. La différence entre la subvention initialement prévue et le gain maintenant estimé réduit le coût net de l’ordre de 29 milliards, selon la communication du gouvernement. Cependant, les recettes issues des prix de rachat n’étant pas affectées, elles auraient pu servir à un tout autre objectif. Ainsi, c’est bien le coût brut de 45 milliards qu’il faut considérer.

Ainsi, le bouclier tarifaire est donc un mécanisme de contrôle partiel des prix. Ce contrôle est aussi débattu au niveau européen sur le prix du gaz russe. Contrairement à l’analyse ancienne, dont un exemple est Galbraith « A theory of price control », ce contrôle des prix concerne un bien essentiellement importé, le gaz, qui sert partiellement à produire sur le territoire l’électricité, dont certains prix sont déjà réglementés. Il faut donc faire l’analyse économique de cette nouvelle forme de contrôle des prix dans le cas français.

Bouclier tarifaire : considérations microéconomiques

Avant de considérer les effets économiques globaux, deux remarques s’imposent. Tout d’abord, il s’agit du contrôle d’un niveau général d’un prix, ce qui va bien au-delà du maintien du pouvoir d’achat. Plus précisément le maintien du pouvoir d’achat est le même pour tous les ménages ayant un tarif réglementé, 15% de hausse des prix. Le dispositif annoncé de chèque énergie exceptionnel de 100 euros ou de 200 euros pour les ménages modestes a un effet plus ciblé. L’objectif du seul maintien du pouvoir d’achat aurait pu mobiliser des outils différents. Des transferts ciblés aux ménages plus conséquents, en tenant compte des consommations énergétiques passées, du niveau de revenu, des dépenses contraintes. Plusieurs dispositifs ont été proposés comme une tarification non-linéaire du prix de l’énergie pour assurer une fourniture minimale aux ménages et faire payer les plus gros consommateurs. Ces mesures auraient permis de tenir compte plus finement des besoins des ménages. Cependant, leur complexité est réelle car les différences sont très grandes entre ménages ayant un même niveau de revenu, comme le montrent des travaux de l’ADEME et de l’OFCE. L’intérêt d’un bouclier tarifaire est la simplicité de mise en œuvre, mais il est loin de résoudre la question des effets de la crise énergétique sur les inégalités entre les ménages.

Ensuite, concernant le pouvoir d’achat moyen des ménages, il faut noter que les transferts envers les ménages pendant la période de Covid ont généré un surcroît d’épargne de l’ordre de 176 milliards d’euros, selon les dernières estimations de l’OFCE. Ainsi, les ménages français, en moyenne, ne sortent pas appauvris en terme patrimonial de la crise Covid, ce qui est la contrepartie de la hausse de la dette publique finançant ces transferts. De ce fait, le soutien aux ménages doit être considéré sous l’angle de la pauvreté et des inégalités (car tous les ménages n’ont pu épargner, l’épargne étant concentrée sur les déciles les plus élevés), non comme une question moyenne.

Le deuxième enjeu concerne les incitations à la réduction de la consommation d’énergie, de manière conjoncturelle pour faire face aux réductions des livraisons russes, et de manière structurelle pour respecter nos engagements climatiques. La hausse de 15% du prix de l’énergie conduira certes à une réduction de la consommation de l’énergie mais d’un montant inférieur à ce qui est nécessaire pour équilibrer la demande et l’offre. D’autres outils sont nécessaires pour conduire à une réduction de la consommation de l’énergie. La hausse des prix du bouclier tarifaire ne suffira pas. Certes, une justification à cette hausse limitée généralisée repose sur une maîtrise des coûts, notamment pour les ménages les plus pauvres, et à la difficulté mentionnée plus haut d’identification des ménages ayant un coût énergétique élevé. Cependant, les outils d’identification devront être mis en place afin d’introduire des mesures efficaces d’incitations fiscales et réglementaires encourageant les réductions de consommation d’énergie.

Bouclier tarifaire : l’analyse macroéconomique

Le coût budgétaire en partie financé par la dette n’est donc pas seulement un mécanisme de soutien au pouvoir d’achat des ménages. Tout d’abord, l’inflation perçue par les ménages est moindre du fait du bouclier tarifaire ; les estimations indiquent un effet direct de 2,1% sur l’inflation en 2022. Cette inflation réduite conduit à une réduction de la hausse des salaires nécessaires au maintien du pouvoir d’achat.

L’effet macroéconomique dépend alors de la situation européenne. Si la France est la seule à mettre en place un tel bouclier, l’inflation française restera plus faible que celle des autres pays ; cela s’apparente donc à une dévaluation interne. En effet, la moindre hausse des coûts de production par rapport aux autres pays se traduit par des hausses moindres de prix d’exportations dont peuvent bénéficier les exportateurs français. Cette dévaluation interne est la bienvenue car le principal problème de l’économie française est la faiblesse de ses exportations. Les estimations, avant la crise énergétique, étaient que le niveau des prix de la France était surévalué de l’ordre de 10% par rapport à la moyenne de la zone euro (voir le graphique 10, ici). L’effet de long terme de cet écart de prix ne dépendra pas de l’effet direct du bouclier fiscal qui est amené à disparaître. Il dépendra de la dynamique des salaires (effets de second tour) et des prix induits (effets de troisième tour) qui doivent être temporairement plus faibles que ceux des autres pays. Ainsi, si les niveaux d’inflation viennent à reconverger entre les pays de la zone euro, ce qui est le plus probable, le bouclier tarifaire peut avoir un effet persistent sur le niveau des prix sans en avoir sur son taux de croissance. S’il faut prendre ces estimations avec prudence, le lent rétablissement de la balance commerciale hors énergie montre qu’une amélioration de compétitivité est utile si elle est durable. Dans la période actuelle, les difficultés d’approvisionnement rendent les effets de seul court terme peu utiles.

Ensuite, si les autres pays de la zone euro s’engagent dans une même politique, soit du fait de la coordination de politique nationale, comme celle qui est discutée en Allemagne en ce moment, soit du fait d’une coordination européenne, alors c’est l’inflation moyenne de la zone euro qui sera réduite. De ce fait, la pression sera moindre sur la banque centrale pour remonter ses taux et lutter contre l’inflation. En d’autres termes, l’effet du budget sur les prix (en réduisant l’inflation par un soutien budgétaire) permettra une politique monétaire plus accommodante. Si la quantification des effets est des plus incertaines, l’exemple des États-Unis montre le danger de reposer sur la seule politique monétaire pour lutter contre l’inflation, encore plus du fait d’un choc énergétique externe.

L’évaluation de ces effets avec les outils de prévision de l’OFCE ou le modèle Threeme a conduit l’OFCE à des estimations du gain en 2022 du bouclier tarifaire et de la remise carburant. Il conduirait à une réduction directe de l’inflation de 2,1% pour un gain de PIB de l’ordre de 0,8%. Pour 2023, les estimations de l’effet sur l’inflation seraient une réduction de l’inflation supérieure à 3% et un gain en PIB à 1,5 %. Ces estimations seront affinées avec des précisions sur le budget 2023 dans le cadre des prévisions de l’OFCE. Cet ordre de grandeur montre qu’à court terme, le bouclier tarifaire n’augmente pas la dette rapportée au PIB de 1,7%, mais seulement de 0,2% du fait de l’effet sur le PIB. Les effets de long terme sont plus difficiles à estimer car ils dépendent du niveau des taux d’intérêt et de la vitesse de rétablissement du PIB. Dans tous les cas, la réduction de la dette publique dépendra d’une stratégie plus vaste d’évolution des dépenses et recettes à long terme.

Les quatre questions sur le bouclier tarifaire

L’analyse macroéconomique précédente est une défense modérée du contrôle partiel des prix. Cependant, quatre questions principales sont maintenant importantes.

La première, évoquée plus haut, concerne la nature des outils fiscaux ou réglementaires afin de maîtriser les effets sur les inégalités d’une part et d’inciter les gros consommateurs d’énergie à réduire leur consommation d’autre part. Ces derniers sont plus nombreux parmi les ménages aisés pour lesquels un signal prix en hausse de 15% sera insuffisant. Ensuite, le chèque de 100 euros, augmenté de 100 euros, va générer des effets de seuils qu’il faudra lisser. Des dispositifs additionnels sont donc nécessaires sinon il y a un risque que le bouclier tarifaire soit perçu comme une subvention partiellement financée par le gain issu du mécanisme de compensation et du prix de rachat des énergies renouvelables.

La deuxième question tout aussi importante concerne les entreprises. Le bouclier tarifaire concerne les ménages et les petites entreprises, PME et TPE. Dans le cadre du budget 2023 une enveloppe de 3 milliards semble reportée pour aider les entreprises énergie-intensives. Qu’en est-il des autres entreprises ? Ne risque-ton pas une déstabilisation du tissu productif par une hausse brutale du prix de l’énergie. Cette question a créé un vif débat parmi les économistes. Des travaux d’économistes sur le cas allemand, repris par un focus du CAE, conduisaient à un effet faible sur les entreprises, soit parce qu’elles pouvaient reporter la hausse des prix sur les prix de vente, soit parce qu’elles pouvaient substituer d’autres sources aux énergies concernées. Les travaux récents de François Geerolf nuancent cette estimation optimiste. Ainsi, des outils de suivi des entreprises et la réflexion sur des outils spécifiques doivent être menés pour identifier les zones de faiblesse sans dépenses inutiles d’argent public.

La troisième question concerne la stratégie de sortie du boulier tarifaire. Ce contrôle partiel des prix ne peut durer indéfiniment car le coût budgétaire est élevé. Cette stratégie de sortie dépend bien sûr de l’anticipation des prix de l’énergie pour laquelle la plus grande incertitude prévaut. Si ces derniers reviennent à des niveaux plus modérés, ce que l’on observe pour les prix du pétrole, alors l’intérêt du bouclier tarifaire disparaîtra de lui-même. Par exemple, le soutien à la réduction du prix des carburants a disparu du PLF 2023 du fait de la réduction des prix du pétrole. Ensuite, si les prix restent élevés, une augmentation progressive et annoncée du prix de l’énergie permettra de donner de la visibilité aux ménages pour investir dans la réduction de la consommation énergétique tout en réduisant le coût budgétaire.

La quatrième question est bien évidemment la question de la politique pour faire rapidement évoluer l’offre énergétique. Le bouclier tarifaire conduit à un possible maintien de la demande énergétique à un niveau élevé par rapport à l’offre énergétique domestique. Les politiques en faveur de la hausse des capacités électriques et énergétiques nette (renouvelable, nucléaire) et de la réduction de la consommation dans le cadre de la stratégie de notre stratégie nationale bas-carbone (SNBC) demandent des investissements évalués entre 1 et 2 points de PIB. Á long terme, c’est l’investissement le plus rentable. 




Pour une Agence Européenne de la Dette

par Massimo Amato et Francesco Saraceno

Alors qu’en Europe le débat sur la gouvernance économique entre désormais dans le vif du sujet, avec la Commission qui dans les prochains mois fera sa proposition de réforme des règles budgétaires, deux exigences étroitement liées émergent.

La première consiste à savoir comment garantir de façon permanente une marge de manœuvre budgétaire, en particulier aux pays de l’Union économique et monétaire qui ne disposent plus de l’outil de la politique monétaire. La dernière décennie a rappelé le rôle clé de la politique budgétaire pour soutenir l’économie. Il est donc essentiel que son rôle soit intégré par les décideurs Cela peut passer soit par la création d’une capacité budgétaire commune, soit par des règles plus favorables à l’investissement public (qui pourrait concilier le besoin de stabilisation contracyclique avec les politiques pour la croissance), soit par les deux.



La deuxième exigence est de que l’activisme retrouvé de la politique budgétaire reste compatible avec la soutenabilité d’une dette qui a atteint des niveaux record, même et surtout lorsque les taux d’intérêt nominaux cesseront d’être négatifs. Ce qu’il faudra éviter c’est que, pour éviter une crise de la dette face à des chocs futurs, les États européens soient obligés de mettre en place des politiques de consolidation budgétaire, aux conséquences catastrophiques sur la soutenabilité sociale et environnementale de nos économies.

Maintenant que le débat sur les règles est ouvert, il est nécessaire de bien arbitrer un compromis qui jusqu’à présent a été plutôt mal géré : celui entre croissance et stabilité, inscrit dans le titre même du Pacte de Stabilité et de Croissance, que la pandémie a contraint à suspendre. Il est nécessaire d’aborder la question du financement (et du refinancement) de la dette des États membres, l’objectif étant bien celui de les soulager de la pression des marchés tout en garantissant la discipline budgétaire. De nouvelles règles budgétaires et des formes adéquates de gestion de la dette devraient donc être établies de manière conjointe. Le problème du financement de la dette pourrait par ailleurs se poser aussi pour la Commission, si le programme Next Generation EU(NGEU)était suivi par d’autres programmes similaires (à la suite de l’agression de l’Ukraine par la Russie, quelques pays ont mis sur la table la proposition d’un NGEU2, dédié à la défense et à l’autonomie énergétique), ou pour financer les besoins d’investissement colossaux de programmes tels que RePowerEU

Les présidents Mario Draghi et Emmanuel Macron semblent être bien conscients de cette double nécessité. Dans leur article publié dans le Financial Times le 23 décembre 2021, ils plaident pour une définition au niveau européen d’un cadre budgétaire à même de garantir la croissance et la stabilité. Leur propos s’appuie sur un white paper signé entre autres par F. Giavazzi et C.-H. Weymuller (D’Amico et al., 2022)). Leur première proposition est d’introduire une règle budgétaire dite « d’or », qui exempterait les investissements du calcul du déficit (Voir Creel et al., 2009). Mais la partie la plus novatrice de leur proposition est la création d’une « Agence européenne pour la gestion de la dette (AEGD) » qui aurait pour tâche d’absorber la dette accumulée pendant la pandémie de Covid.

Ensemble, des règles réformées, plus crédibles et efficaces, et une gestion commune de la dette, contribueraient sans doute à donner de la marge de manœuvre aux politiques budgétaires et à ramener la politique monétaire à son corps de métier. 

Bien sûr, une gestion commune de la dette n’est pas exempte de risques. Le premier, en quelque sorte paradoxal, est la création d’une plus grande instabilité : si l’Agence se limitait à ne gérer qu’une partie de la dette existante, alors la dette non absorbée par l’Agence serait considérée « inférieure » par les marchés et donc plus difficile à placer (ce qu’on appelle « juniority effect »). Le deuxième risque, plus politique, est que si la gestion commune se faisait en mutualisant une partie de la dette (c’est-à-dire en rendant tous les pays responsables de toute ou d’une partie de la dette de chacun d’entre eux), cela pourrait encourager des comportements irresponsables (l’aléa moral) ; et il est évident que les pays dits « frugaux », auraient beaucoup de mal à accepter le principe même de la mutualisation, en faisant légitimement appel à l’article 125 du TFEU, qui interdit ce type d’arrangements.

La proposition de D’Amico et al. (2022) n’écarte aucun de ces deux risques. En particulier, elle n’est pas exempte d’une forme inavouée de mutualisation ; la probabilité qu’elle soit discutée et surtout approuvée pendant les négociations sur la réforme de la gouvernance économique européenne paraît donc assez faible. Il reste néanmoins que leur proposition a le mérite d’avoir relancé le débat, et que ses défauts ne sont pas inévitables. Il est possible, en effet, de gérer conjointement la dette européenne sans introduire le mutualisme et sans créer de l’instabilité. C’est le sens d’une proposition que nous avons élaborée à partir de 2020 de création d’une Agence européenne de la dette (AED ; voir Amato et al., 2021 ; Amato et Saraceno, 2022 ; Amato et al., 2022). Telle que nous la proposons, l’AED apporte une solution collaborative mais non mutualisante, permettant de gérer en perspective l’ensemble de la dette de la zone euro, passée et à venir, et non seulement la dette liée aux crises.

L’enjeu d’une telle Agence est de minimiser le coût du financement de la dette pour les États, tout en laissant intacte leur responsabilité budgétaire face à leurs pairs. Ainsi conçue, l’Agence mettrait en place un écran de protection entre les pays et les marchés capable de filtrer les risques liés à la volatilité des anticipations sur les marchés et aux attaques spéculatives, tout en laissant les États responsables face au risque d’insolvabilité, lié, lui, à la discipline budgétaire.

L’AED émettrait des obligations sur les marchés financiers et utiliserait les fonds levés pour financer les États membres avec des prêts perpétuels, les libérant du risque de refinancement. L’annuité serait calculée selon un schéma d’amortissement perpétuel, permettant à l’AED d’amortir ses prêts en inscrivant au bilan un passif correspondant à la perte attendue, qui serait calculé dans l’annuité. Cela éviterait une croissance explosive des prêts perpétuels, et l’AED pourrait absorber toute la dette émise jusqu’à présent par les États tout en gardant son équilibre financier intertemporel. Pour éviter l’aléa moral, les annuités du prêt perpétuel évolueraient avec le risque dit « fondamental » de chaque État membre, lequel dépend des fondamentaux de son économie. Le coût du prêt pour l’État membre serait fonction du coût de marché du portefeuille d’émission de l’AED, augmenté d’une prime qui évoluerait reflétant sa solvabilité spécifique. L’évaluation de l’état des finances publiques de chaque pays membre resterait confiée aux institutions de l’Union européenne, comme dans le cadre actuel. Cette évaluation inclurait l’analyse de la viabilité de la dette, de la conformité de la politique budgétaire aux règles budgétaires, la considération du contexte macroéconomique et la coordination des politiques nationales avec la BCE. Cette tâche devrait en somme être, comme elle l’est de facto déjà aujourd’hui, politique et non technocratique. Une fois que les organes de l’Union lui auraient remis l’évaluation du risque fondamental, l’AED déterminerait l’annuité de façon non arbitraire, selon une méthode de pricing permettant d’assurer la solidité financière de l’Agence et une accumulation de réserves appropriée pour faire porter le risque fondamental à l’État membre. Ce mécanisme, œuvrant conjointement avec un système de règles amélioré (nous pensons en particulier à une version étendue de la règle d’or, prenant en compte les investissements tangibles aussi bien qu’intangibles), assurerait la discipline budgétaire bien mieux que le système actuel, où les évolutions des taux reflètent à la fois les fondamentaux, la volatilité d’anticipations souvent non rationnelles et l’opacité des règles budgétaires.

Le principe de non-mutualisation qui sous-tend l’AED s’appliquerait également à un éventuel « défaut », un non-paiement d’une ou de plusieurs mensualités par un État membre. Évidemment, pour y faire face, l’AED devrait prévoir un capital d’absorption comme c’est le cas pour le Mécanisme européen de stabilité (MES). Toutefois, si, pour le MES, le versement de nouveaux capitaux à la suite de la défaillance d’un État membre implique certainement une mutualisation, l’AED n’encourt pas cet inconvénient puisque l’ajout de capital serait géré par un régime qui ferait que les États ayant des profils plus risqués soient obligés d’y contribuer de façon proportionnelle à leur risque : une “perte attendue” est également incorporée dans les échéances du prêt, qui sont recalculées en fonction du risque de chaque pays et qui, dans la mesure où le pays ne fait pas défaut, contribuent aux réserves de l’AED.  La mutualisation serait donc écartée également dans le cas du capital.

Quant au deuxième risque, celui de créer une dette « junior » difficile à placer pour les États du fait de l’existence des Eurobonds émis par l’AED, il serait également écarté par l’absorption progressive de toute la dette et non de la seule dette pandémique.

 Les avantages découlant de l’Agence sont évidents pour les États membres qui, comme l’Italie et l’Espagne, ont été frappés par des vagues successives d’attaques spéculatives : l’AED filtrerait les anticipations des marchés, qui ont si lourdement pesé dans la formation de mauvais équilibres pendant la crise des dettes souveraines. Elle apporterait aussi des avantages aux États qui, comme la France, rencontreraient des difficultés importantes à maintenir leur notation sans réduire drastiquement leur dette. Mais quid des pays dits « frugaux » ? Pourquoi devraient-ils adhérer à un tel mécanisme ? Il y a au moins 5 raisons :

  1. La première et la plus importante est que l’absence de mutualisation dans les opérations de l’AED éliminerait de facto l’aléa moral et toute incitation à agir en passager clandestin ;
  2. L’émission d’une obligation commune fournirait aux marchés l’actif sûr qui jusqu’ici leur a fait défaut en quantité suffisante, et qui serait aussi attrayant pour les investisseurs que les obligations sûres américaines, contribuant ainsi au positionnement géopolitique de l’Union dont on perçoit l’importance en ce moment. Du même coup, l’AED stabiliserait les attentes du marché concernant la soutenabilité globale de la dette. Une offre significative et croissante d’actifs sûrs émis par l’AED mettrait fin à l’anomalie des rendements négatifs ; de ce fait, elle constituerait pour les investisseurs institutionnels aujourd’hui pénalisés par les taux négatifs (les assurances et les fonds de pension) une alternative aux obligations souveraines des pays du centre de la zone euro. En outre, un actif sûr véritablement européen aurait un impact important sur les anticipations des agents ;
  3. En remplaçant progressivement les dettes nationales par des eurobonds, l’AED contribuerait à casser la « boucle infernale » qui lie actuellement la solvabilité des États à celle de leurs systèmes bancaires, et vice-versa. La « préférence nationale » (home bias) disparaîtrait et la zone euro deviendrait plus homogène, rendant ainsi plus aisé l’achèvement de l’Union bancaire ;
  4. La gestion de la dette par l’AED exempterait la BCE de l’obligation de poursuivre indéfiniment ses programmes d’assouplissement quantitatif : elle pourrait choisir la taille de son bilan (et donc si et à quelle vitesse sortir du QE) uniquement sur la base de ses propres objectifs de politique monétaire. Libérée de la tâche de contrôler les spreads, la BCE pourrait se concentrer sur son core business, à savoir maîtriser l’inflation et aider à combler les écarts de production, ce qui est particulièrement important à ce stade ;
  5. Le gain des pays plus exposés à la volatilité du « market sentiment » ne serait pas payé par les pays « vertueux ». Une simulation rétrospective effectuée à partir de 2002 pour tous les pays de la zone euro (Amato et al., 2022)) montre que, si un pays comme l’Italie avait pu épargner des sommes considérables pour le paiement des intérêts, avec une réduction du rapport dette/PNB de 30 points de pourcentage (figure 1), l’Allemagne aurait pu elle aussi bénéficier d’une réduction, certes moindre, mais positive de sa dette (figure 2).

Figure 1: Italie, dette historique, dette contrefactuelle en titres et prêts de l’AED, en % du PIB

Note : la ligne bleue montre l’évolution historique de la dette du pays par rapport au PIB ; la ligne rouge montre, dans le contrefactuel la diminution progressive de la dette par rapport au PIB en obligations nationales (ramenée à zéro après dix ans), qui s’accompagne de l’augmentation progressive des dettes perpétuelles du pays envers l’AED (ligne jaune).

Source : Amato et al., 2022.

Figure 2: Allemagne, dette historique, dette contrefactuelle en titres et prêts de l’AED, en % du PIB

Source : Amato et al., 2022.

Un avantage ultérieur de la constitution de l’AED est sa « neutralité » par rapport aux autres institutions dont l’Europe pourrait se doter à la suite du débat sur la gouvernance. L’AED pourrait gérer efficacement la dette publique avec n’importe quel type de gouvernance, qu’il s’agisse d’une capacité budgétaire centrale ou d’un rôle renouvelé pour les politiques nationales. Dans un contexte (politique et institutionnel) complexe comme celui de l’Europe, cette adaptabilité ne semble pas la moindre raison en faveur de notre proposition.

 La discussion autour du rôle de la politique budgétaire, du niveau d’une dette souhaitable, de la destination des ressources, du partage entre dépenses « fédérales » et nationales est une discussion politique ; il est impératif qu’elle se déroule au niveau des gouvernements élus ainsi que qu’à celui des instances européennes représentatives. L’illusion d’une politique économique purement technocratique est grandement responsable des dysfonctionnements de l’Union. L’Agence de la dette ne pourrait pas, et surtout elle ne devrait pas se substituer aux instances démocratiques pour prendre des décisions politiques telles que la détermination du niveau du budget public ou la destination des dépenses. Néanmoins, en optimisant le coût du financement de la politique budgétaire et en protégeant la dette des aléas des marchés, elle permettrait de mener la discussion dans un contexte de stabilité et de clarté quant aux coûts et aux bénéfices des choix budgétaires. Ainsi conçue, elle constituerait une avancée importante dans l’évolution de la gouvernance économique européenne.

Références

Amato M., E. Belloni, P. Falbo et L. Gobbi, 2021, « Europe, Public Debts, and Safe Assets: The Scope for a European Debt Agency », Economia Politica, vol. 38, n° 3, pp. 823–61.

Amato M., E. Belloni, C. A. Favero et L. Gobbi, 2022, « Creating a Safe Asset without Debt Mutualization: The Opportunity of a European Debt Agency », CEPR Discussion Paper Series, avril, n° 17217.

Amato M. et F. Saraceno, 2022, « Squaring the Circle: How to Guarantee Fiscal Space and Debt Sustainability with a European Debt Agency », OFCE Working Paper, 2022–02, janvier.

Creel J., P. Monperrus-Veroni et F. Saraceno, 2009, « On the Long-Term Effects of Fiscal Policy in the United Kingdom: The Case for a Golden Rule », Scottish Journal of Political Economy, vol. 56, n° 5, pp. 580–607.

D’Amico L., F. Giavazzi, V. Guerrieri, G. Lorenzoni et C.-H. Weymuller, 2022, « Revising the European Fiscal Framework, Part 2: Debt Management », VoxEU (15 janvier).




La Réserve fédérale peut-elle ramener l’inflation vers 2% ?

par Christophe Blot

Lors de la réunion de politique monétaire qui s’est tenue le 16 mars 2022, la Réserve fédérale a augmenté son taux d’intérêt d’1/4 de point, le portant ainsi à 0,5 %[1]. Avec la forte augmentation de l’inflation observée aux États-Unis depuis le printemps 2021, il y a peu de doute que ce mouvement se poursuivra, ce que confirmait d’ailleurs récemment Jerome Powel qui envisageait une hausse d’1/2 point lors de la réunion du 4 mai. Au-delà, les anticipations issues des contrats à terme sur le taux des fonds fédéraux suggèrent un taux d’intérêt d’au moins 3 % à la fin de l’année. La banque centrale américaine parviendra-t-elle à ramener l’inflation vers sa cible ? Dit autrement, la nature des déséquilibres qui poussent les prix à la hausse peuvent-ils être corrigés par la politique monétaire ? Jusqu’où les taux d’intérêt doivent-ils augmenter pour juguler la poussée inflationniste actuelle ?



Après s’être établie à 1,2 % en 2020, l’inflation, mesurée par le déflateur de la consommation, a atteint 3,9 % en 2021 en moyenne annuelle, soit un niveau nettement supérieur à la cible de 2 % de la Réserve fédérale[2]. Surtout, contrairement aux anticipations formulées par les membres du FOMC (Federal open-market Committee) mi-2021,[3] cette dynamique s’est largement amplifiée si bien qu’en février 2022, l’inflation dépassait 6 %, un record depuis 1982[4]. Comme le rappellent Jean-Luc Gaffard et Francesco Saraceno, l’inflation résulte nécessairement de déséquilibres sectoriels de marchés qui trouvent leur source soit dans l’insuffisance de l’offre soit dans un excès de demande. La réponse idoine de politique économique doit par conséquent s’appuyer sur un diagnostic aussi complet que possible des causes de cette inflation qui se traduit par des coûts sociaux[5]. Toutefois, étant donné le mandat de la Réserve fédérale, le resserrement de la politique monétaire semble inéluctable[6]. Dans le cas des États-Unis, il s’agit d’un double mandat puisque selon le Reserve federal Act, la banque centrale américaine met en œuvre la politique monétaire afin de promouvoir la stabilité des prix et un niveau d’emploi maximum. Avec un taux de chômage de 3,6 % en mars 2022, la Réserve fédérale considère logiquement qu’elle est plus éloignée de son objectif de stabilité des prix que de son objectif de plein-emploi. Au-delà du taux de chômage d’autres indicateurs tels que le taux de démission ou le rapport entre le nombre de chômeurs et les ouvertures de postes confirment l’existence de tensions sur le marché du travail[7].

La question principale est donc de savoir quelle devrait être l’ampleur du resserrement qui permettrait de ramener l’inflation vers sa cible. La réponse à cette question dépend notamment de la transmission de la politique monétaire aux prix. Comment réagit l’inflation lorsque la banque centrale décide d’augmenter son taux d’intérêt ? Rappelons que la banque centrale ne fixe qu’un taux particulier : un taux du marché monétaire de très court terme. Mais les modifications de ce taux se transmettent ensuite à l’ensemble des taux de marché et des taux bancaires, aux prix des actifs financiers et immobiliers. La politique monétaire influence donc l’ensemble des conditions de financement et par ce biais, la consommation des ménages, l’investissement des ménages et des entreprises[8]. Lorsque la banque centrale durcit sa politique monétaire, la demande se réduit et le chômage augmente, ce qui se répercute sur les prix : prix des biens et services et salaires. Il est possible de quantifier l’impact de la politique monétaire sur l’inflation à partir de l’estimation de l’effet d’une hausse des taux sur le chômage et du lien entre l’inflation et le chômage.

Une analyse récente de Silvia Miranda-Agrippino et Giovanni Ricco (2021) suggère qu’une hausse de 1 point du taux d’intérêt fixé par la banque centrale accroît le taux de chômage de 0,3 point au bout de 12 mois.[9] Toutes choses égales par ailleurs, Ball et Mazumder (2011) suggèrent qu’un point de chômage supplémentaire réduirait l’inflation de 0,5 point à partir de l’estimation d’une courbe de Phillips standard[10]. Ainsi, l’augmentation des taux de 0,25 à 3 % d’ici la fin de l’année 2022 se traduirait par une baisse de l’inflation de 0,4 point. Le scénario de durcissement envisagé pour la politique monétaire semble donc largement insuffisant pour ramener l’inflation vers sa cible de 2 %. Dit autrement, la Réserve fédérale ne pourrait espérer réduire l’inflation qu’au prix d’une hausse plus forte du taux d’intérêt. Un tel scénario n’est cependant pas raisonnable.

D’une part réduire l’inflation de 4 points – passer de 6 % à 2 % – suppose une hausse de taux tellement forte qu’elle pousserait l’économie américaine vers une récession violente et une hausse brutale du chômage. Ce fut le choix fait par Paul Volcker, président de la Réserve fédérale entre 1979 et 1987, qui mena une politique monétaire fortement restrictive au début de son mandat pour réduire l’inflation américaine qui dépassait 10 % en fin d’année 1979 (graphique 1). Il en a résulté une forte augmentation du taux de chômage qui a alors atteint son niveau le plus élevé depuis 1951[11]. La situation actuelle au regard de l’inflation n’est cependant pas totalement comparable. L’inflation actuelle résulte en partie de facteurs d’offre qui seraient temporaires selon Reifschneider et Wilcox (2022)[12]. Or, la politique monétaire serait peu efficace pour contrer un choc sur le prix de l’énergie ou qui résulte de contraintes d’approvisionnement au niveau mondial puisque ces facteurs ne dépendent pas – ou peu – de la situation macroéconomique américaine. Il ne faudrait donc agir que sur la contribution de l’inflation qui résulte de facteurs internes et notamment des tensions sur le marché du travail qui ont été en partie alimentées par les stimuli budgétaires de Donald Trump en 2020 puis de Joe Biden en 2021[13]. Force est cependant de constater que de la Réserve fédérale, comme de nombreux prévisionnistes, se sont trompés sur la durée de cet épisode inflationniste considérant que les facteurs d’offre s’atténueraient plus rapidement. La guerre en Ukraine a depuis accentué les pressions sur les prix de l’énergie et donc par ce biais sur l’inflation.

D’autre part, on peut observer que les anticipations d’inflation sont sans doute mieux ancrées autour de la cible d’inflation de la Réserve fédérale qu’elles ne l’étaient à la fin des années 1970. Selon l’enquête Michigan menée auprès des ménages américains, les anticipations d’inflation à long terme – à un horizon de 5 ans – ont augmenté mais semblent se stabiliser autour de 3 % depuis mai 2021. Elles sont surtout inférieures à ce qu’elles étaient à la fin des années 1970 et au début des années 1980 (graphique 2). Or, ces anticipations d’inflation jouent un rôle dans la dynamique de l’inflation. En effet, plus les ménages ou les entreprises anticipent un niveau élevé d’inflation, plus ils demanderont des hausses de salaire ou fixeront leur prix à un niveau plus élevé, ce qui se traduira par un engrenage où les anticipations d’inflation nourrissent l’inflation, ce qui pousse les anticipations un peu plus à la hausse. C’est donc aussi pour éviter ce type d’emballement et des effets dits de second tour que la Réserve fédérale choisit d’accélérer son durcissement monétaire. L’objectif est de maintenir cet ancrage. Des travaux récents montrent que ce canal de transmission de la politique monétaire sur les anticipations est significatif[14].

Il semble donc que le contexte actuel justifie un resserrement monétaire aux États-Unis. La difficulté pour la banque centrale est de pouvoir distinguer entre les facteurs d’offre et de demande. L’objectif du resserrement amorcé par la Réserve fédérale doit être principalement de limiter les tensions observées sur le marché du travail et d’influencer les anticipations des agents afin d’éviter un décrochage des anticipations. Il devrait être relativement modéré afin non seulement d’éviter de faire plonger l’économie en récession mais aussi pour éviter une hausse forte des taux longs qui serait déstabilisante pour la dynamique de la dette publique. Si les facteurs d’offre qui alimentent l’inflation sont temporaires, la réaction de la Réserve fédérale permettra à l’inflation de converger progressivement vers sa cible. À cet égard, notons que la stratégie de ciblage d’inflation moyenne donne plus de marges de manœuvre à la Réserve fédérale qui peut de fait tolérer une inflation supérieure à 2 %. Depuis 2008, l’inflation a le plus souvent été inférieure à 2 % si bien que même avec une inflation de 5 % en 2022, la trajectoire de l’indice de prix resterait inférieure à la trajectoire fictive qui aurait été observée si l’inflation avait progressé de 2 % par an depuis 2009 (graphique 3). Enfin, si les facteurs d’offre sont durables, la politique économique adaptée ne sera pas de freiner la demande par une politique économique trop restrictive mais plutôt de stimuler l’offre par une politique d’investissement qui pourra porter les capacités de production au niveau adapté.


[1] Aux États-Unis, le taux directeur de la Réserve fédérale correspond à la cible pour le taux auquel les banques commerciales s’échangent les fonds fédéraux qui sont les dépôts qu’elles détiennent auprès de la Réserve fédérale locale.

[2] Voir Blot, Bozou et Hubert (2021) pour une discussion sur les cibles d’inflation des banques centrales et la reformulation proposée par la Réserve fédérale en août 2020.

[3] Les projections réalisées par les membres du FOMC en juin 2021 suggéraient une inflation comprise entre 1,9 et 2,3 % fin 2022 avec une médiane à 2,1 % : voir ici.

[4] L’inflation mesurée par l’indice des prix à la consommation dépassait même 8,5 % en mars 2022. Rappelons que l’indicateur d’inflation retenu par la Réserve fédérale est le déflateur de la consommation.

[5] Même si les salaires progressent plus rapidement aux États-Unis, leur évolution ne compense pas aujourd’hui l’inflation qui se traduit donc par une perte de pouvoir d’achat des ménages américains.

[6] Fondamentalement, le mandat de la banque centrale ne précise pas que la réponse de politique monétaire devrait être différenciée en fonction des causes de l’inflation, ce qui suggère implicitement qu’une inflation durable ne peut être qu’un phénomène monétaire.

[7] Voir cette analyse ou celle-ci.

[8] La politique monétaire influence également le commerce extérieur via son effet sur le taux de change.

[9] Voir Miranda-Agrippino S., & Ricco G. (2021). The transmission of monetary policy shocks. American Economic Journal: Macroeconomics, 13(3), 74-107. L’effet sur le chômage est obtenu en considérant un choc de politique monétaire tel que le taux d’intérêt à un an augmente de 1 point. La Réserve fédérale ne contrôle certes par directement ce taux mais il est néanmoins influencé par les décisions de la banque centrale.

[10] Voir Ball L. M. & Mazumder S. (2011). Inflation dynamics and the great recession. Brookings Papers on Economic Activity, Spring, 337-381.

[11] Ce record de 10,8 % en novembre 1982 n’a été dépassé qu’au cours de la crise sanitaire d’avril-mai 2020. En 2009, le pic pour le taux de chômage s’est élevé à 10 %.

[12] Voir https://www.piie.com/sites/default/files/documents/pb22-3.pdf. Leur optimisme est toutefois discuté

ici : https://www.piie.com/blogs/realtime-economic-issues-watch/what-needed-tame-us-inflation.

[13] Voir Aurissergues, Blot et Bozou (2021), « Les États-Unis vers la surchauffe ? », Policy Brief de l’OFCE n°97.

[14] Voir Diegel M. & Nautz D. (2021), « Long-term inflation expectations and the transmission of monetary policy shocks: Evidence from a SVAR analysis”, Journal of Economic Dynamics and Control, 130, 104192.




Faire face à l’inflation : un défi structurel

par Jean-Luc Gaffard et Francesco Saraceno

Introduction

En février 2022 le taux d’inflation annuel (mesuré par les données mensuelles de l’IPCH) a été aux États-Unis de 7,9%, en Grande-Bretagne de 5,4%, en zone euro de 5,8%, en Allemagne de 5,5%, en Espagne de 7,5%, en France de 4,1%, en Italie de 6,2%, aux Pays-Bas de 7,2%. Ces tensions, qui ont pu être jugées temporaires, pourraient d’autant plus facilement perdurer que, en conséquence de la guerre en Ukraine, de fortes et nouvelles hausses de prix interviennent sur les marchés de matières premières et de produits agricoles qui devraient largement se propager aux autres secteurs de l’économie.



Ce retour de l’inflation, après quelque quatre décennies de « Grande Modération », est susceptible de faire renaître le débat qui a opposé keynésiens et monétaristes, économistes de la demande et économistes de l’offre dans les années 1970. La question posée reste la même : celle des causes et coûts de l’inflation ainsi que des remèdes. Le sujet largement occulté reste le même : l’hétérogénéité des secteurs (des micromarchés) en termes de demande ou d’offre excédentaire. Le but de ce billet est de contribuer à éclairer les mécanismes à l’œuvre aujourd’hui en s’appuyant sur des éléments puisés dans la littérature économique de façon à établir les mesures appropriées pour y faire face.

Causes et coûts de l’inflation

L’inflation, qu’il s’agisse d’une inflation tirée par la demande ou d’une inflation poussée par les coûts, résulte de déséquilibres de marché (entre la demande et l’offre des différents secteurs) affectant tout ou partie de l’économie. Ces déséquilibres ont une dimension structurelle quand ils révèlent des changements des paramètres fondamentaux (technologies et préférences) rendant d’actualité une reconfiguration du tissu productif inhérente au progrès technique et à la croissance. Ils peuvent aussi être le fruit de chocs géopolitiques affectant notamment les marchés de matières premières. Sont en jeu les comportements en matière de prix, de quantités produites et d’investissement des entreprises concernées dans différents secteurs. Inversement, des changements structurels importants peuvent résulter d’une forte inflation qui modifie la répartition des revenus et des richesses au détriment des revenus contractualisés (salaires et retraites) avec pour conséquence de pénaliser les achats de biens salariaux et de favoriser celle de biens de luxe[1]. Ils peuvent, en outre, résulter du raccourcissement de l’horizon temporel des entreprises qui ne sont plus incitées à investir à long terme et vont chercher à être flexibles à court terme au risque de contraindre davantage l’offre et d’initier une inflation encore plus forte[2].

S’interroger sur le caractère transitoire ou durable de l’inflation est une façon de détourner l’attention de cette réalité complexe. Tout se passe en effet, dans ce cas de figure, comme si le choix était entre une situation dans laquelle l’inflation n’était qu’un épisode rapidement clos du fait d’un retour à l’équilibre de long terme et une situation où tout contrôle serait perdu le plus vraisemblablement du fait de l’attitude des autorités budgétaires et monétaires persistant dans une relance globale de l’économie. Le débat est celui mis en scène par les monétaristes qui font de l’inflation un phénomène purement monétaire et incriminent comme seule cause de ce phénomène l’impéritie des gouvernements[3]. Soit les gouvernements reviennent à la raison, soit l’économie est sujette à une hyperinflation. Cette approche du problème ignore que l’inflation nait de déséquilibres sectoriels de marché qui sont dans la nature du fonctionnement d’économies soumises de manière récurrente à des changements structurels, qu’une analyse d’équilibre ne peut pas capturer de façon adequate ; ignore par la même occasion qu’une inflation modérée est requise pour rendre plus aisées les variations de prix relatifs et garantir la viabilité des mutations en cours, ignore enfin ce que sont les véritables coûts sociaux d’une inflation, situation dans laquelle  des distorsions sont introduites dans la structure des prix au risque d’engendrer une mauvaise allocation des ressources[4].

L’épisode de faible inflation revisité 

La stabilité des prix observée au cours des quarante dernières années est souvent attribuée par la théorie monétaire dominante à l’action des banques centrales devenues indépendantes. Elle est surtout révélatrice de l’absence de déséquilibres marqués sur les marchés du travail et des biens qui explique que l’on ait pu parler de Grande Modération. Sur le marché du travail, la modération salariale imposée a été rendue possible grâce à l’importation de biens de consommation en provenance des pays émergents produits à bas coûts (ce qui en a en même temps limité l’impact sur le pouvoir d’achat et donc sur l’instabilité sociale). La vigilance des autorités monétaires qui ont agi sur des taux d’intérêt maintenus longtemps élevés s’est accompagnée d’innovations financières qui ont permis, sur les marchés de biens, notamment de biens liés aux nouvelles technologies, de répondre au besoin de financement des investissements et de mettre en œuvre les capacités de production requises en regard des nouvelles demandes.

Depuis le début des années 2000, après une première crise financière (l’éclatement de la bulle internet), des tendances déflationnistes ont vu le jour. Un ralentissement des gains de productivité s’est produit en même temps qu’une insuffisance de demande, l’un et l’autre susceptibles d’annoncer une stagnation séculaire qui se reflèterait dans la baisse des taux d’intérêt devenus proches de zéro[5]. Cela s’est traduit par un excès d’épargne et un recul concomitant de l’investissement productif.  Les liquidités disponibles ont été affectées à des achats d’actifs financiers et immobiliers par les détenteurs de capitaux et au rachat de leurs propres actions par les entreprises. Il s’en est suivi une inflation du prix des actifs financiers et immobiliers alors que les prix des biens de consommation demeuraient stables toujours grâce à la modération salariale et aux importations en provenance des pays à bas salaires.

La résurgence de l’inflation

L’inflation a récemment resurgi sous la forme des hausses de prix sur les marchés de matières premières et de certains biens intermédiaires tels que les composants électroniques. Elle résulte d’un rebond exceptionnel d’activité consécutif à l’arrêt imposé par les contraintes sanitaires et de la persistance de goulets d’étranglement le long des chaînes mondiales d’approvisionnement que la guerre en Ukraine est venue exacerber[6].

Si ces hausses devaient être temporaires, elles ne se transmettraient pas nécessairement aux prix des produits finis car le plus souvent ces produits sont vendus sur des marchés à prix fixes, signifiant que les prix reflètent les coûts observés en moyenne sur une période assez longue, les coûts normaux, et non les fluctuations au jour le jour que l’on attribue à des phénomènes temporaires[7].

Cependant, les prix de certains produits de consommation courante, qu’il s’agisse de produits alimentaires ou de l’énergie, peuvent être, très vite et durablement, affectés par l’envolée des prix sur les marchés de matières premières, auquel cas la répartition des revenus sera elle-même affectée au détriment des ménages les plus pauvres. En outre, nombre d’entreprises dans différents secteurs, du fait de la hausse des prix des consommations intermédiaires, peuvent être confrontées à un manque de trésorerie susceptible d’affecter la poursuite de leur activité. Enfin, des recompositions de l’appareil productif impliquant investissements et relocalisations sont envisagées en réponse aux tensions inflationnistes dans le but pour les entreprises d’éviter de subir à l’avenir les effets de goulets d’étranglement. Cela semble être le cas pour les semi-conducteurs pour lesquels un plan européen est d’ores et déjà acté.

L’impact de la transition écologique et de la révolution digitale 

La résurgence de l’inflation intervient dans un environnement caractérisé par la transition écologique et la révolution digitale qui sont à l’origine d’un processus de destruction créatrice dont la conséquence est la formation de déséquilibres sur différents marchés. D’anciennes activités entrent en déclin et de nouvelles doivent se développer. D’un côté les entreprises font face à des chutes de demande qui les conduisent à licencier, de l’autre elles doivent augmenter leurs prix pour faire face aux hausses de coûts liées à l’ampleur des investissements à effectuer. Le secteur automobile confronté au passage du véhicule thermique au véhicule électrique est emblématique de cette évolution.

Une stagflation, mélange de hausse du chômage et de hausse des prix, n’est pas à écarter. Elle serait le fruit d’une dispersion accrue des demandes et offres excédentaires alors que prix et salaires sont plus flexibles à la hausse qu’à la baisse[8]. Elle persisterait si les ajustements de l’offre et de la demande dans les différents secteurs étaient bloqués ou ralentis faute d’investissements suffisants en capital physique et capital humain avec pour conséquence de peser négativement sur les gains de productivité et les taux de profit attendus.

Cette situation s’apparente à celle des années 1970 quand précisément la hausse des prix des matières premières a conduit à des restructurations industrielles visant à économiser les ressources et pour ce faire à redéfinir les modes de production. La réponse consistant à stimuler la consommation globale n’a fait, à cette époque, que renforcer les tendances inflationnistes sans résorber les poches de chômage alors qu’était en cause une défaillance de l’offre et donc de l’investissement dans les nouveaux domaines d’activité. Il a bien fallu alors retenir comme seul objectif l’éradication de l’inflation avec comme conséquence de contraindre les salaires réels mais aussi l’investissement, ce qui était, d’une certaine manière, accepter la défaite en renonçant à s’interroger sur les voies et moyens de la restructuration du tissu productif.

Le risque de dérive inflationniste

Aujourd’hui, les pressions sur les cours de toutes les matières premières vont persister voire s’amplifier car leurs marchés vont rester durablement déséquilibrés : dans le domaine des énergies fossiles où la demande reste élevée alors que les investissements sont en recul, dans celui des matières premières exigées par la transition énergétique, dans celui des productions agricoles soumises aux aléas climatiques. Sans compter les raretés induites par les embargos, voulus ou subis, liés aux événements géopolitiques. En outre, les coûts de construction des nouvelles capacités requises par la transition seront élevés et en partie répercutés sur les prix des produits. Enfin, des tensions salariales peuvent apparaître dans les pays où le taux de chômage est faible d’autant que l’offre de travail dans les métiers nouvellement demandés y est encore limitée, sans toutefois que l’on puisse s’attendre à une spirale inflationniste dans le contexte institutionnel actuel.

D’un autre côté, la persistance d’un excès d’épargne reflétant aussi bien le peu de confiance des plus riches dans l’avenir prenant la forme d’achats d’actifs existants que la hausse de l’épargne de précaution des plus modestes maintient une pression déflationniste.

L’impasse monétaire

Si l’inflation devait persister et s’amplifier, il y a peu de doute que le débat vieux de cinquante ans resurgirait et que serait accusée une politique budgétaire et monétaire trop accommodante justifiant une hausse des taux d’intérêt. La situation des États-Unis pourrait donner lieu à pareil revirement[9]. L’erreur serait, pourtant, de s’en tenir à la dimension globale du phénomène et d’ignorer la nécessaire adaptation sectorielle de l’offre aux nouvelles conditions de croissance.

De fait, une politique monétaire fortement et rapidement restrictive aurait pour effet un effondrement des marchés financiers et un alourdissement du coût des dettes publiques en outre différencié suivant les pays créant une difficulté particulière au sein de la zone euro. Cela comprimerait la demande globale, nuirait à la croissance, sans résoudre aucun des déséquilibres sectoriels et des goulets d’étranglement qui caractérisent la mutation structurelle de l’économie. Les pressions inflationnistes seraient contenues mais au prix d’une pénalisation des investissements productifs, d’une hausse du taux de chômage et de retards pris dans les mutations structurelles.

L’impasse dans laquelle se trouve la politique monétaire vient de ce qu’elle ne peut avoir pour but de combattre une inflation qui peut s’avérer utile si elle reste modérée et favorise les ajustements structurels. Il revient alors aux Banques Centrales et notamment à la Banque Centrale Européenne de s’en tenir à préserver la stabilité financière en prévenant des hausses de taux d’intérêt malencontreuses[10]. La stabilisation de l’économie au sens large ne dépend pas de la contrainte monétaire globale. Ce qui importe c’est la façon dont les contraintes de financement vont jouer sur l’allocation du capital.

Les moyens d’une transition réussie

Le scénario favorable est celui dans lequel seraient engagés les investissements en capital physique et en capital humain nécessaires pour que les ajustements structurels puissent prendre place et les déséquilibres sectoriels (excès d’offre et de demande) soient en voie de résorption. La tenue de ce scénario dépend du comportement des pouvoirs publics, des intermédiaires financiers et des entreprises.

Les pouvoirs publics doivent créer un environnement favorable à la mise en œuvre des mutations structurelles par le moyen de l’investissement public, de la réglementation, des subventions et de la taxation. L’objectif est de mobiliser les ressources publiques disponibles pour orienter les décisions d’investissement vers les nouvelles activités dont le développement est requis par la transition écologique et la révolution digitale. Ce choix ne dispense pas de devoir affronter des difficultés à court terme pouvant impliquer de recourir temporairement à des contrôles de prix et à des subventions aux ménages.

Le système financier doit être régulé et organisé de telle manière à ce que les détenteurs de capitaux s’engagent sur des volumes importants pour des durées longues permettant de sécuriser les investissements innovants des entreprises[11]. En effet, si l’offre de financement ne suffit pas à créer une incitation à investir, le type d’investissement effectué dépend de la structure de cette offre de financement, autrement dit du degré de patience des détenteurs de capitaux. Ce qui, à n’en pas douter, pose le problème du positionnement et du rôle des banques comme de la place des marchés financiers[12].

Les entreprises doivent pouvoir faire des anticipations fiables leur permettant de s’engager dans des investissements longs, ce à quoi doivent concourir l’action publique et le comportement des détenteurs de capitaux, mais pas seulement. Des formes d’entente entre entreprises aux activités aussi bien concurrentes que complémentaires sont nécessaires qui doivent faire l’objet de l’attention des autorités de la concurrence qui doivent en apprécier la pertinence au regard de l’objectif d’innovation. Il devrait en être de même pour les aides publiques.

Si un tel scénario pouvait prévaloir, l’économie serait maintenue dans un corridor de stabilité. Une inflation modérée pourrait perdurer jusqu’à ce que les nouvelles capacités de production deviennent opérationnelles. L’excès de l’épargne sur l’investissement pourrait être résorbé. Une hausse progressive du taux d’intérêt serait en phase avec la hausse du taux de croissance elle-même associée à une hausse des profits tirés des investissements à long terme.

L’Union Européenne est confrontée à une difficulté spécifique dans la mesure où les effets structurels des tensions inflationnistes varient d’un pays à l’autre alors que l’exigence de convergence est plus forte que jamais. Non seulement la Banque Centrale Européenne doit prévenir les différences de taux d’intérêt entre les pays membres de la zone euro, mais un plan budgétaire commun visant à soutenir l’investissement doit pouvoir être mis en place de même qu’il faut envisager des avancées dans les domaines bancaire et financier.

Conclusion

Mieux gérer la poussée inflationniste requiert d’échapper aux dichotomies entre inflation par la demande et inflation par l’offre, entre inflation temporaire et inflation durable dont le défaut est de faire fi des transformations structurelles et des déséquilibres sectoriels dans la genèse et le développement des tensions inflationnistes. Prendre ainsi le contrepied d’une analyse trop exclusivement macroéconomique conduit à se garder de politiques globales restrictives, notamment monétaires, et à accepter la complexité d’un phénomène auquel il importe de répondre en mobilisant plusieurs instruments tant au niveau macro que microéconomique : one size does not fit all. L’objectif est de résorber les déséquilibres sectoriels et de maintenir l’économie dans un corridor de stabilité en donnant aux entreprises les moyens de s’adapter aux nouvelles donnes. Gouvernance des entreprises, organisation et réglementation du système financier, politique industrielle et politique de la concurrence, gestion budgétaire entrent en jeu en vue de soutenir les investissements à long terme porteurs de mutations technologiques[13]. À défaut d’une transition réussie, qui réduirait la dispersion des déséquilibres de marché et maintiendrait l’inflation à un niveau modéré, le risque est réel de voir l’économie osciller entre une envolée du taux d’inflation et une forte récession induite par des politiques restrictives, et l’Union Européenne osciller entre divergence et convergence de performances nationales indexées sur les capacités d’adaptation aux changements structurels.


[1] Sur ce point voir N. Georgescu-Roegen, 1976, « Structural Inflation Lock and Balanced Growth » in Energy and Economic Myths, New York, Pergamon Press.

[2] Sur ce point voir D. Heymann et A. Leijonhufvud, 1995), High Inflation, Oxford, Oxford University Press

[3] M. Friedman, 1968, « The Role of Monetary Policy », American Economic Review, n° 58, pp. 1-17.

[4] Voir sur ce point A. Leijonhufvud, 1981, « Costs and Consequences of Inflation » in Information and Coordination, Oxford, Oxford University Press, p. 256-261.

[5] Voir sur ce point R. J. Gordon, 2015, « Secular Stagnation : A Supply-Side View », American Economic Review, vol. 105, n° 5, pp. 54-59. L. H. Summers, 2015, « Demand Side Secular Stagnation », American Economic Review, vol. 105, n° 5, pp. 60-65.

[6] La situation de 2021 est documentée dans « Supply Bottlenecks: Where, Why, How Much, and What Next ? » IMF Working Paper, European Department, WP/22/31.

[7] De fait il existe deux types de marchés, les marchés à prix fixes sur lesquels les stocks effectifs sont inférieurs ou supérieurs aux stocks désirés et garantissent la relative viscosité des prix et les marchés de matières premières industrielles ou agricoles à prix flexibles sur lesquels les stocks effectifs incluant les stocks des négociants sont égaux aux stocks désirés ce qui explique la forte volatilité. Voir sur ce point J. R. Hicks,1974, The Crisis in Keynesian Economics, Oxford, Blackwell.

[8] Cette analyse a été développée dans les années 1970 par J. Tobin (1972), Inflation and Unemployment, American Economic Review, n° 62, pp. 1-18) et J.-P. Fitoussi (1973), Inflation, équilibre et chômage, Paris, Cujas.

[9] La poussée d’inflation aux États-Unis a entraîné la Réserve fédérale à augmenter en mars, pour la première fois depuis 2018, son taux directeur et à annoncer d’autres augmentations dans un futur proche sans craindre un ralentissement excessif de l’économie, ni une correction forte sur les marchés financiers.

[10] Voir sur ce point X. Ragot et alii, « Guerre en Ukraine : quels effets à court terme sur l’économie française ? », OFCE Le Blog, 2022.

[11] La notion d’engagement se substitue ici à celle de contrôle des managers exécutifs conformément à l’analyse développée par C. Mayer, 2013, Firm Commitment, Why the Corporation Is Failing Us and How to Restore Trust in It, Oxford, Oxford University Press.

[12] Voir sur ce point J.-L. Gaffard et J.-P. Pollin, 1988, « Réflexions sur l’instabilité des économies monétaires », Revue d’Économie Politique, vol. 98, n° 5, pp. 599-614.

[13] Cet ensemble de questions est traité dans J.-L. Gaffard, M. Amendola et F. Saraceno, 2020, Le temps retrouvé de l’économie, Paris, Odile Jacob.




La guerre en Ukraine infléchit-elle la politique monétaire des banques centrales ?

par Christophe Blot

La fin de l’année 2021 avait été marquée par une préoccupation croissante des banques centrales concernant l’inflation[1]. L’invasion de l’Ukraine par la Russie peut-elle modifier le discours et les décisions à venir concernant l’orientation de la politique monétaire alors que les tensions sur les prix se sont intensifiées ? En effet, au mois février, le taux d’inflation atteignait 5,9 % dans la zone euro et 7,9 % aux Etats-Unis[2], dépassant ainsi largement la cible de 2 % retenue par la BCE et la Réserve fédérale. Les réunions de politique monétaire du mois de janvier suggéraient une augmentation prochaine des taux aux États-Unis et probable d’ici la fin de l’année dans la zone euro[3]. Qu’en est-il aujourd’hui ? La guerre entre la Russie et l’Ukraine a non seulement bousculé la situation géopolitique mais devrait affecter l’économie mondiale accentuant les pressions inflationnistes, réduisant le pouvoir d’achat des ménages et provoquant une augmentation de l’incertitude. Enfin, le risque d’un défaut souverain de la Russie pourrait également raviver les tensions financières, en particulier via un effet de risque de contagion dans les pays émergents. Dans ce nouveau contexte, on aurait pu s’attendre à une prudence accrue et un discours plus attentiste comme suggéré dans ce post de Xavier Ragot. Pourtant, ni la BCE lors de sa réunion du 10 mars, ni la Réserve fédérale le 16 mars n’ont infléchi leur discours. Les banques restent concentrées sur l’inflation.



Comme indiqué dans la déclaration introductive de la conférence de presse qui s’est tenue le 10 mars, Christine Lagarde a reconnu les nombreuses incertitudes liées aux répercussions économiques du conflit. Mais elle soulignait également la solidité de la reprise économique avec une croissance qui atteindrait 3,7 % en 2022 et 2,8 % en 2023 en zone euro selon l’Eurosystème. Ces prévisions ont été révisées à la baisse depuis décembre 2021 de 0,5 et 0,1 point respectivement. Pourtant, la BCE a décidé de mettre fin plus rapidement au programme d’achats d’actifs (APP) puisqu’ils diminueraient progressivement, en terme net, pour atteindre 10 milliards en juin. Au-delà, « le calibrage des achats nets pour le troisième trimestre dépendra des données et reflétera l’évolution de notre évaluation des perspectives ». Dit autrement, les achats nets devraient cesser sauf dans l’éventualité d’une très forte réduction de l’inflation et des anticipations d’inflation[4]. Rappelons qu’en décembre 2021, il était envisagé que les achats effectués dans le cadre de l’APP se poursuivent jusqu’au troisième trimestre 2022[5]. De fait, à court terme, le choc de l’invasion russe en Ukraine se traduira bien par une inflation plus élevée, alimentée en particulier par une hausse du prix de l’énergie mais aussi de certaines denrées alimentaires. Ainsi, les anticipations d’inflation de la BCE ont été révisées à la hausse : 5,1 % en moyenne sur 2022 contre une prévision de 3,2 % en décembre 2021. Faut-il en déduire que la BCE envisage une remontée prochaine des taux ? Le communiqué de presse publié lors de la précédente réunion du 3 février indiquait : « Le Conseil des gouverneurs s’attend à ce que les achats nets se terminent peu de temps avant de commencer à relever les taux directeurs de la BCE ». Sous l’hypothèse d’un arrêt des achats d’actifs dorénavant prévu en juin, cette probabilité deviendrait plus élevée. Il faut cependant nuancer puisque dans sa déclaration du 10 mars, il est précisé que « tout ajustement des taux d’intérêt directeurs de la BCE aura lieu quelque temps après la fin de nos achats nets dans le cadre de l’APP et sera progressif ». L’arrêt des achats est certes avancé mais la hausse des taux n’interviendrait plus « peu de temps après » mais « quelque temps après ». Cette possibilité reste donc largement envisagée sans pour autant que l’on puisse affirmer qu’elle est plus forte aujourd’hui qu’à l’issue de la réunion du 3 février. D’ailleurs, à un journaliste posant explicitement la question de savoir si le « quelque temps après » excluait la possibilité d’une hausse de taux cette année, Christine Lagarde a répondu qu’aucune action n’était écartée et que la communication de la BCE avait pour objectif de se donner le plus d’options possibles. Il reste que la BCE semble bien mettre l’accent sur l’inflation. Au-delà du choc inflationniste de court terme, la BCE porte son attention sur l’inflation à un ou deux ans puisque c’est l’horizon auquel une décision de politique monétaire affecte la dynamique des prix. Plus que l’inflation de 2022, c’est l’anticipation d’inflation pour 2023 et 2024 qui sera déterminante pour le scénario de taux. Si l’inflation converge durablement vers la cible de 2 % ou dépasse cette valeur, la BCE ne manquerait pas de remonter les taux jugeant que le besoin de soutien monétaire s’estompe[6]. Selon les dernières prévisions, la BCE prévoit une inflation à 2,1 % en 2023 et 1,9 % en 2024, soit des niveaux proches de la cible (graphique 1).

Avec une inflation proche de la cible, une croissance robuste et un chômage en baisse, la perspective d’une normalisation de la politique monétaire peut sembler appropriée. Il faut cependant noter que la hausse de l’inflation est en grande partie tirée par l’évolution des prix alimentaires et de l’énergie. En dehors de ces deux composantes, la BCE anticipe une inflation de 1,8 % en 2023 et 1,9 % en 2024[7]. Dans ces conditions, la BCE se trouve dans une situation de dilemme avec un choc se traduisant par une hausse de l’inflation mais une baisse probable de la croissance qui pourrait retarder le retour de la croissance vers son potentiel[8]. Si l’inflation reste essentiellement tirée par les prix de l’énergie et alimentaires, la hausse des taux serait peu efficace pour la réduire alors qu’elle accentuerait le choc négatif sur l’activité. Même si l’objectif prioritaire de la BCE reste l’inflation, un durcissement de la politique monétaire n’a d’intérêt que s’il permet d’atteindre cet objectif. Dans le contexte actuel, la BCE devra trouver le bon dosage entre la lutte contre le risque d’emballement de l’inflation lié à des éventuels effets de second tour et le risque de casser la reprise.

De ce point de vue, la situation américaine est différente même si comme dans la zone euro, les membres du FOMC ont révisé à la baisse la prévision de croissance américaine pour 2023 et à la hausse, la prévision d’inflation. L’économie américaine serait probablement moins exposée au choc de la guerre. La différence principale avec la zone euro tient cependant au niveau et à la nature de l’inflation. De fait, l’évolution de l’inflation ne résulte pas uniquement des tensions sur les prix de l’énergie puisque le glissement annuel de l’indice des prix à la consommation sous-jacent augmentait de 6,4 % en février contre 2,7 % dans la zone euro. Par ailleurs, les indicateurs de salaires suggèrent aussi une accélération reflétant des tensions sur le marché du travail américain et donc un risque de surchauffe bien plus élevé que dans la zone euro, ce qui justifierait une action plus rapide et probablement plus forte de la Réserve fédérale[9]. Il n’est donc pas surprenant que les membres du FOMC se soient largement prononcés pour une hausse du taux des fonds fédéraux d’1/4 de point lors de la réunion qui s’est tenue le 16 mars[10]. Cette remontée du taux de politique monétaire avait été implicitement annoncée lors de la précédente réunion et largement anticipée. Le mouvement pourrait même s’accélérer puisqu’à l’issue de la réunion du FOMC prévue le 15 juin, selon les FED watchers le taux atteindrait 1,25 % avec une probabilité de 55 % et 1,5 % avec une probabilité de 33 % (graphique 2)[11]. Pour autant, même si la hausse des taux semble plus justifiée aux États-Unis, il reste que la Réserve fédérale devra aussi tenir compte de l’incidence des taux d’intérêt sur la dynamique de la dette à moyen terme. Le niveau de dette publique (130 % en 2021 contre 109 % en 2019) nécessite probablement une coordination étroite des politiques monétaire et budgétaire pour concilier les objectifs de lutte contre l’inflation, de maintien de la croissance et de désendettement public progressif. Comme le rappelle Gilles Dufrénot, la réduction de la dette après la Seconde Guerre mondiale s’est accompagnée d’une stratégie de taux réels bas[12].


[1] Voir le post de l’OFCE du 20 janvier 2022.

[2] Le déflateur de la consommation, indicateur suivi par la Réserve fédérale, augmentait de 6,1 % en glissement annuel en janvier 2022.

[3] Notons qu’au Royaume-Uni, l’inflation de janvier s’élevait à 5,5 % et la Banque d’Angleterre avait déjà relevé par deux fois son taux d’intérêt directeur.

[4] Les flux d’achats d’actifs réalisés par la BCE dans le cadre du programme APP conduisent à une augmentation de la taille du bilan. L’arrêt d’un programme n’implique pas un arrêt des achats mais seulement la fin de l’augmentation de la taille du bilan. Ainsi, la BCE remplace les actifs qui arrivent à échéance par des achats qui permettent de stabiliser le bilan.

[5] En décembre 2021, la BCE envisageait des achats nets à hauteur de 30 milliards au troisième trimestre 2022.

[6] On peut effectivement imaginer qu’étant donné le niveau actuel des taux, une faible remontée ne contribuerait pas à freiner l’activité mais se traduirait pas un moindre soutien.

[7] Rappelons que depuis le mois de juillet 2021, la BCE a communiqué une nouvelle cible d’inflation qui est de 2 % contre « proche mais inférieure à 2 % » auparavant. La mesure de l’inflation reste cependant bien l’inflation mesurée par l’IPCH, soit un indicateur qui inclut les prix de l’énergie et des denrées alimentaires. Voir Blot, Bozou et Hubert (2021) pour plus de détails.

[8] En effet, les banques centrales réagissent généralement à l’écart entre l’inflation et sa cible et à l’écart entre le niveau d’activité et le PIB potentiel. Ainsi, une croissance rapide n’indique pas que l’activité dépasse son potentiel. En effet, selon l’OCDE, cet écart de croissance serait toujours négatif en 2023 (-0,3 %). Cette estimation ne tient cependant pas compte de l’impact du choc économique lié à la guerre entre la Russie et l’Ukraine.

[9] Voir Domash et Summers (2022) pour une analyse plus approfondie des tensions sur le marché du travail américain. Bien que le taux de chômage n’ait pas encore retrouvé son niveau de début 2020, d’autres indicateurs tels que le taux de démission et le taux d’emplois vacants témoignent de tensions plus fortes.

[10] Tous les membres sauf un ont voté en faveur de cette hausse et la voix dissonante s’est prononcée pour une hausse d’1/2 point.

[11] Une réunion est également prévue le 4 mai avec une anticipation de hausse de taux de 0,25 point avec une probabilité de 58 % et de 0,5 point avec une probabilité de 42 %, à cette occasion.

[12] Voir Reinhart et Sbrancia (2015) pour une analyse plus détaillée de la réduction de la dette publique après 1945 dans les pays industrialisés.