Un Fonds Européen pour le Climat

Jérôme Creel, Fipaddict, Clara Leonard, Nicolas Leron et Juliette de Pierrebourg

Comment sortir du dilemme entre épuisement planétaire et contraintes budgétaires dans lequel se trouvent les États européens ? Ces derniers sont pris en étau entre l’ampleur des investissements à réaliser pour respecter leurs engagements en matière de réduction des émissions carbone et la nécessité de respecter un équilibre budgétaire dicté par les règles européennes. Si ce dilemme n’est pas résolu, les gouvernements risquent de revoir à la baisse leurs ambitions climatiques. Sans assouplissement des règles budgétaires nationales, une seule voie est possible pour résoudre ce dilemme : celle d’un projet et d’un financement commun au niveau de l’Union européenne au travers de la création d’un Fonds Européen pour le Climat[1].



Les États membres de l’Union européenne font face à des injonctions contradictoires que la création d’un Fonds Européen pour le Climat participerait à atténuer, sinon à résoudre. D’un côté, ils doivent réaliser les investissements nécessaires pour respecter leurs objectifs de réduction des émissions carbone et atteindre l’objectif net zéro à l’horizon 2050. De l’autre, ils sont contraints par les règles budgétaires européennes et la remontée des taux, qui limitent leurs capacités d’endettement et de financement. Pris dans cet étau, les gouvernements ont, jusqu’ici, préféré abandonner leurs ambitions climatiques et privilégier la soutenabilité budgétaire. En France, le rabot de 2,1 milliards d’euros sur les crédits dédiés à l’écologie dans le cadre du décret d’annulation visant à tenir nos objectifs budgétaires en constitue l’illustration la plus frappante. Pour répondre à ce dilemme qui met en péril notre capacité à faire face au défi climatique, nous proposons la création d’un Fonds Européen pour le Climat. Chargé d’assurer le financement de la transition, il constituera un pas de plus vers une Europe unie autour d’un enjeu commun.

Les estimations du déficit actuel d’investissements pour atteindre les objectifs de décarbonation s’accordent sur des besoins additionnels significatifs : une fourchette basse autour de 2 à 3 % du PIB européen (cf. tableau). Ces besoins interviennent dans un contexte marqué par un accord sur de nouvelles règles budgétaires européennes tout autant restrictives que les précédentes, et par la disparition à l’horizon 2026 des financements liés au plan de relance Next Generation EU. Au total, ces nouvelles contraintes imposeraient aux États européens de réaliser des économies d’environ 2,5 points de PIB d’ici quatre ans, ce qui paraît difficilement tenable.

Tableau – Estimations des besoins additionnels d’investissement dans la transition écologique en Europe

Estimation (à prix constants) Source
406 milliards d’euros (2,6% du PIB) I4CE (2024)
360 milliards d’euros (2,3% du PIB) Institut Rousseau (2024)
2% du PIB par an jusqu’en 2030, puis 1% jusqu’en 2050. Bruegel (2022)
La Commission Européenne chiffre à 416 milliards d’euros (soit 2,6% du PIB) le besoin d’investissements en Europe jusqu’à 2030. À cela s’ajoutent 205 milliards d’euros additionnels (soit 1,3% du PIB) entre 2030 et 2050. Commission européenne (2020) Commission européenne (2024)

Les investissements nécessaires pour assurer la transition ne sont pas tous rentables et certains, par essence, relèvent de l’échelle supranationale et du bien commun européen (cf. Allemand et al., 2023). Le Fonds pourrait orienter ses financements vers ces investissements qui sont, à l’heure actuelle, mal pris en charge tant par le secteur public que par le secteur privé. Un financement commun aurait de nombreux effets positifs : cela permettrait de réaliser des économies d’échelle, de répondre à la demande concrète des citoyens européens de voir des projets financés à l’échelle européenne, de coordonner et planifier l’effort de transition et de garantir que toutes les dépenses nécessaires aient lieu tout en réduisant leur poids budgétaire pour les États membres. Pour cela, il faudrait privilégier les subventions. D’autres outils pourraient être cependant envisagés en complément, tels que des prêts concessionnels aux États membres à des taux plus faibles que le taux de marché et des garanties de prêts (par exemple, ceux de la Banque Européenne d’Investissement).

Pour financer le Fonds, il faudra à la fois réfléchir à des ressources propres et au versement d’un capital par les États membres en fonction de clés de répartition adaptées à l’enjeu. Si de nouvelles ressources propres de l’Union Européenne pourraient être envisagées, elles risquent de ne pas suffire ou d’être politiquement trop coûteuses pour être mises en place. L’expérience de NGEU ne plaide pas en faveur de cette solution : les ressources propres additionnelles pour rembourser la dette émise pour financer NGEU sont encore bien loin des attentes et des enjeux financiers (et passées assez largement sous silence dans l’évaluation à mi-parcours de NGEU). Il faudra donc avoir recours à un financement commun par les États membres. Il sera alors nécessaire de mener une négociation sur des clés de répartition entre États membres afin de déterminer les critères selon lesquels les fonds seront abondés puis alloués. Différents critères pourraient être envisagés et qui ne refléteraient pas simplement le poids économique ou de population de ces différents États. Le Fonds européen pour le climat pourrait être financé en priorité par les États membres ayant le plus de capacités budgétaires et les émissions historiques les plus importantes ; il pourrait bénéficier en particulier aux États dont les capacités sont trop limitées pour répondre convenablement au défi de la transition, et qui ont les besoins de financement les plus importants pour atteindre leurs cibles de réduction d’émissions. Une telle clé de répartition contribuerait à renforcer la symétrie entre les règles budgétaires et des règles climatiques complémentaires qu’il conviendrait de créer.

Envisager un Fonds Européen pour le Climat permettra à terme de mettre en place une stratégie de financement ordonnée et transparente de la transition écologique en nous forçant à chercher à résoudre le dilemme entre épuisement planétaire et budgétaire. En effet, la répartition de la charge entre l’échelle nationale et européenne, entre États membres, mais également entre le secteur public, les entreprises, le secteur financier et les ménages doit être le fruit d’une concertation. Elle devra mener à la définition d’une stratégie de financement évitant de faire peser des risques systémiques sur l’Europe, que ce soit par surcharge budgétaire ou par inaction climatique. La note dont ce texte est tiré met également en avant la nécessité de développer des estimations des besoins de financement pour chaque pays européen avec une méthodologie harmonisée pour assurer une planification et développer une vision systémique.

Enfin, ce Fonds, en ciblant les investissements essentiels mais peu rentables, répondrait à l’appel des citoyens pour une action à l’échelle de l’UE en faveur des énergies renouvelables, notamment (cf. Eurobaromètre 100 de l’automne 2023). Il pourrait également contribuer à « faire l’Europe », en renforçant la capacité budgétaire de l’UE, que les citoyens européens appellent de leurs vœux.


[1] Ce texte reprend les propositions et analyses d’un rapport publié par l’Institut Avant-Garde dans le cadre de la préparation des Élections européennes de juin 2024.




Le Green Deal dans l’agriculture (II) : enjeux de souveraineté et de soutenabilité environnementale

Sandrine Levasseur

Le 30 janvier 2023, l’OFCE a organisé une Conférence-débat sur le thème du « Green Deal dans l’agriculture » . L’objectif était d’aborder les principaux enjeux du Pacte vert européen en faisant se côtoyer divers experts académiques (Jacques Le Cacheux, Université de Pau ; Hervé Guyomard, INRAE ; Christophe Bureau, AgroParisTech ; Carine Barbier, CNRS-CIRED; une représentante de la Commission européenne Marion Maignan, et un représentant du monde agricole Guillaume Cabot du syndicat des Jeunes Agriculteurs). Cette matinée, fructueuse, a donné lieu à un appel à contributions pour publication dans La Revue de l’OFCE. Quatre articles en sont l’aboutissement et constituent le dossier « Agriculture européenne : enjeux de souveraineté et de soutenabilité environnementale ».

Au regard des manifestations d’agriculteurs qui ont débuté en janvier 2024 en France et dans plusieurs pays de l’Union européenne, ce dossier revêt une actualité toute particulière. Nul doute aussi qu’au Salon international de l’Agriculture qui se déroule à Paris du 24 février au 2 mars 2024, les discussions à propos du Green Deal seront très présentes.

Le Green deal : définition et état d’avancement dans l’agriculture

Lancé en décembre 2019, le Green Deal1 formule des ambitions importantes en matière climatique et environnementale pour l’Union européenne (UE). Son objectif ultime consiste à faire de l’Europe le premier continent neutre en émissions de gaz à effet de serre (EGES) d’ici 2050 tandis que, de manière intermédiaire, il est prévu une baisse de 55 % des EGES en 2030 par rapport à 1990.

Dans le secteur agricole, la stratégie Farm-to-Fork ou « De la ferme à la fourchette » constitue la pierre angulaire de la transition vers des modes de production et de consommation plus respectueux de l’environnement, de sa biodiversité et de la santé des citoyens européens. Formulée en mai 2022 par la Commission européenne, cette stratégie définit des objectifs quantitatifs à l’horizon 2030 tels que diviser par deux le recours aux pesticides, aux engrais chimiques et aux pesticides, consacrer 25 % des terres agricoles à l’agriculture biologique ou encore laisser 4 % des terres improductives (jachère, haies, mares, etc).

Quatre ans plus tard, plusieurs évènements dont la Loi de restauration de la nature (votée en juin 2023, mais vidée de sa substance) et la suspension de certains objectifs quantitatifs tels que la réduction de l’usage des pesticides et la mise en jachère (en février 2024, par la Commission européenne suite aux manifestations d’agriculteurs), montrent à quel point le Green deal ne fait pas consensus, et en premier lieu au sein du monde agricole.

Ce dossier de la Revue de l’OFCE dédiée à l’agriculture arrive à point nommé en apportant des éléments d’éclairage sur les grandes questions et interrogations qui entourent le Green Deal.

Des éclairages utiles à propos du Green deal

L’article de Thierry Pouch et Marine Raffray « Éclipse puis résurgence de la souveraineté alimentaire: une approche en termes d’économie politique » propose une mise en perspective historique d’une notion clé, celle de souveraineté alimentaire, dont le renouveau, déjà amorcé avec la pandémie de 2020, est devenu patent depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Les auteurs y montrent comment la politique agricole commune (PAC), mise au service de la volonté de réduire les dépendances alimentaires de ce qui était alors la Communauté européenne, a permis d’atteindre l’autosuffisance alimentaire mais aussi de faire de la Communauté une grande puissance exportatrice, notamment en céréales. L’article souligne toutefois que la recherche de l’indépendance en matière de production des biens alimentaires s’est accompagnée d’un accroissement des dépendances en termes d’intrants, notamment en protéines végétales et engrais chimiques2. En outre, si le contexte géopolitique actuel est propice à la résurgence de la notion de souveraineté alimentaire, cette notion ne fait cependant pas consensus. En témoignent, notamment, les Plans stratégiques nationaux des États membres censés décliner sur chacun des 27 territoires, les grands principes d’une nouvelle PAC plus « verte », en vue de se conformer aux principes du Green Deal. Comme le soulignent les auteurs, la société est traversée par des oppositions entre ceux qui arguent que respecter le Green Deal permettra de résorber la dépendance aux engrais chimiques (et donc restaurera notre souveraineté en amont) et ceux qui avancent qu’un moindre recours aux engrais portera préjudice aux rendements des productions agricoles (et donc mettra à mal notre souveraineté en aval). Plus généralement, ce sont les pratiques agro-écologiques que le Green Deal promeut qui font l’objet d’attaques par ceux qui sont opposés au verdissement de l’agriculture européenne3.

Deux articles du dossier s’intéressent spécifiquement aux « outils » disponibles pour atteindre les objectifs du Green Deal dans l’UE. Tout d’abord, Hervé Guyomard, Louis-Georges Soler et Cécile Détang-Dessendre, dans « La transition du système agroalimentaire européen dans le cadre du Pacte vert : mécanismes économiques et points de tension » quantifient l’impact de la mobilisation conjointe de trois leviers que sont l’extensification de l’agriculture européenne, la réduction des pertes et gaspillages, la diminution des produits carnés dans nos régimes alimentaires. Leurs résultats, obtenus dans le cadre d’un modèle en équilibre partiel, corroborent, globalement, ceux des précédentes études : la mise en place du Green Deal aura pour effet de réduire les productions agricoles européennes, de modifier les prix relatifs et d’augmenter les importations en provenance des pays tiers. Les EGES liées aux productions européennes seraient fortement diminuées bien que partiellement compensées par les émissions contenues dans les importations. La biodiversité serait accrue. L’article souligne ainsi les points de tension induits par une agriculture plus respectueuse de l’environnement, qui contribuerait à lutter contre le réchauffement climatique mais au risque de dégrader la balance commerciale en produits agroalimentaires. Cependant, les auteurs argumentent que ce constat ne peut suffire pour affirmer que la souveraineté alimentaire de l’UE serait menacée : les (in-)dépendances amont/aval doivent être reconsidérées et, éventuellement, accompagnées de mesures correctrices. Ensuite, l’article de Sandrine Levasseur, « Reducing EU cattle numbers to reach greenhouse gas targets », évalue plus particulièrement l’impact d’une réduction du cheptel bovin dans les pays de l’UE en vue de répondre à la baisse des EGES sous-tendue par le Green Deal. Cette option radicale de lutte contre le réchauffement climatique a notamment fait l’objet de propositions par les gouvernements irlandais et néerlandais ainsi que par la Cour des Comptes en France. Le principal argument qui préside à la réduction des effectifs bovins est leur forte responsabilité dans les EGES du secteur agricole, essentiellement du fait de leur émission de méthane. Une mise à contribution de 30 % de ces effectifs à l’objectif 2030 de réduction des EGES aurait un impact notable sur le cheptel bovin de l’UE ainsi que sur la consommation de viande bovine des citoyens européens en l’absence de substitution par les importations. Finalement, l’article aborde la question des solutions technologiques disponibles et des modèles de production agricoles possibles comme alternatives à une réduction drastique des effectifs bovins. Des choix sont – et seront – inéluctables.

Le dossier se conclut par l’article de Jacques Le Cacheux dont le titre, « Agriculture ‘durable’ et alimentation ‘saine’ en Europe : De la ferme à la fourchette…, un très long chemin », résume bien la difficulté de la tâche. Certes, chacun, et en premier lieu, le milieu agricole, reconnaît la nécessité d’une agriculture au service d’une alimentation « saine ». Pour autant, les intérêts contraires – voire divergents – compliquent le chemin vers cet objectif, tout particulièrement dans un contexte géopolitique dont les conséquences en termes d’inflation des biens alimentaires et la crainte de la perte de souveraineté alimentaire sont prégnantes. L’article rappelle de manière exhaustive, et souvent chiffrée, ce que nous avons à gagner en changeant de systèmes de production agricole et de consommation alimentaire (e.g. une meilleure qualité de l’eau, un recul de l’obésité, l’augmentation de la biodiversité, etc.) et comment la PAC, qui a longtemps financé et encouragé l’intensification des productions agricoles, peut y contribuer. Notamment, l’auteur appelle à un véritable verdissement de la PAC, soulignant que les aides actuelles aux pratiques agro-environnementales ne représentent, en moyenne, que quelques pourcentages du revenu des agriculteurs français. Mais, et c’est là la partie la plus complexe d’une stratégie de changement systémique, il faut aussi faire évoluer rapidement les consommations alimentaires (notamment, en réduisant la consommation des produits carnés), ce qui nécessite la mise en place de politiques publiques proactives. À ce titre, au-delà des campagnes d’information, de l’éducation scolaire, de labels nutritionnels et environnementaux plus explicites, l’auteur propose de mobiliser l’outil fiscal en généralisant la taxe « soda » aux contenus qui augmentent les risques sanitaires et en appliquant aux produits alimentaires une taxe environnementale tenant compte des EGES tout le long de la chaîne de production.

Le dossier, au travers de ses quatre articles, proposent donc des pistes de réflexion sur la façon de mieux articuler productions agricoles, consommations alimentaires et environnement. Dans chacun des articles, les questions relatives à la souveraineté alimentaire, aux dépendances, au recours aux importations y sont présentes, a minima implicitement. De même, la transition vers d’autres systèmes de production agricole y est discutée, selon des variantes palpables d’un article à l’autre. En ce sens, le dossier propose un aperçu des discussions en cours sur les nouveaux modèles agricoles possibles.

Footnotes

  1. Levasseur S. (2023), « Le Green Deal dans l’agriculture :  quelques éléments de cadrage », Blog de l’OFCE, 26 janvier 2023.
  2. Sur la dépendance aux intrants, voir aussi le chapitre de S. Levasseur “Sécurité alimentaire et autonomie stratégique de l’Union européenne”, in L’économie européenne 2023-2024, Éditions La découverte. 
  3. D’un point de vue géopolitique, la dépendance de l’UE aux intrants a aussi son importance selon qu’il s’agit des protéines végétales (dont les importations sous forme de tourteaux de soja proviennent à plus de 80 % du Brésil et de l’Argentine) ou des engrais chimiques (importés à hauteur de 30 % de Russie avant le conflit russo-ukrainien et fortement réduits mais pas totalement annulés depuis lors). Voir S. Levasseur (op.cit) pour une analyse des réponses de l’UE à la dépendance aux intrants.






Où en est l’Union européenne ?

Par Robert Boyer, directeur d’études à l’EHESS et à l’Institut des Amériques

Intervention à la Journée d’études « Économie politique européenne et démocratie européenne » du 23 juin 2023 à Sciences Po Paris, dans le cadre du séminaire Théorie et économie politique de l’Europe, organisé par le Cevipof et l’OFCE.

L’objectif de la première journée d’études du séminaire Théorie et économie politique de l’Europe est d’engager collectivement un travail de réflexion théorique d’ensemble, à la suite des séances thématiques de l’année 2022, en poursuivant l’état d’esprit pluridisciplinaire du séminaire. Il s’agit sur le fond de commencer à dessiner les contours des deux grands blocs que sont l’économie politique européenne et la démocratie européenne, et d’en identifier les points d’articulation. Et de préparer l’écriture pluridisciplinaire à plusieurs mains.



Un apparent paradoxe

Au fil des diverses et riches interventions pointant les lacunes, les dilemmes et contradictions qui caractérisent les processus d’intégration européenne, une question centrale semble émerger :

« Comment un régime politico-économique en permanent déséquilibre, devenu très complexe, a-t-il pu, jusqu’à présent, surmonter un grand nombre de crises dont certaines menaçaient son existence même ? »

Un bref état des lieux est éclairant et rend d’autant plus nécessaire la recherche des facteurs susceptibles d’expliquer cette résilience qui ne cesse de surprendre les chercheurs et spécialistes, au premier rang desquels nombre d’économistes. Face à la succession et l’accumulation de poly-crises et la montée des incertitudes, est-il fondé d’anticiper que l’Union européenne (UE) va continuer sur sa lancée, protégée par la mobilisation des processus qui ont assuré sa survie, entre autres grâce à la réactivité dont ont fait preuve tant la Banque centrale européenne (BCE) que la Commission européenne depuis 2011 ?

Une architecture baroque pleine d’incohérences

Les différents intervenants en ont pointé un grand nombre :

  • Le Parlement européen est une curiosité : c’est une assemblée sans pouvoir fiscal. Suffirait-il de lui donner ce pouvoir pour redorer le blason d’une démocratie à l’échelle européenne ?
  • L’UE émet une dette commune alors qu’elle n’a pas de pouvoir direct de taxation : n’est-ce pas un appel à un embryon d’Etat fédéral ? Ce sentier fait-il consensus politique ?
  • Cette dette correspond au financement du plan Nouvelle Génération UE (Next Generation EU) qui reconnait la nécessité de solidarité envers les pays les plus fragiles, en réponse à un « choc » commun qui ne prête pas à l’aléa moral tant redouté des pays frugaux du Nord. Il résulte pourtant d’un compromis ambigu car il a deux interprétations opposées : une exception qui ne doit pas être renouvelée pour le Nord, un moment fondateur, hamiltonien, pour le Sud.
  • Il n’est pas très fonctionnel ni démocratique d’attribuer au Parlement européen de voter les dépenses communautaires mais aux parlements nationaux de voter les recettes.
  • Est-il logique de faire adopter un programme pluriannuel par une assemblée sortante du Parlement européen, qui s’imposera donc à la suivante ?
  • Le plafond fixé pour le budget européen limite le financement des biens publics européens qui pourtant devrait compenser et au-delà la limitation de l’offre des biens publics nationaux en application des critères encadrant les déficits et dettes publiques nationales.
  • Au niveau européen, la recherche de plus de démocratie tend à se concentrer sur la question du contrôle du politique sur la Commission et la BCE, alors que la démocratie sociale a été par le passé une composante importante dans la légitimité des gouvernements au niveau national.
  • Il en de même pour la question du mode de gouvernance des entreprises européennes, enjeu quelque peu oublié de l’agenda européen qui reprend un certain intérêt face aux transformations impliquées par le numérique et l’environnement.
  • La politique de la concurrence est souvent perçue par les économistes comme l’un des instruments-clé de la Commission car elle est constitutive de la construction du marché unique. Or une analyse juridique montre que la concurrence n’est pas la déclinaison d’un impératif catégorique, défini une fois pour toute, mais une notion fonctionnelle qui évolue au cours du temps. Au point que la Commission peut déclarer qu’elle est aujourd’hui au service l’environnement.
  • Il est habituel de blâmer la Commission pour son rôle de défenseur des acquis, son goût pour un excès de réglementation, une approche technocratique et finalement son inertie. Et pourtant depuis 2011, elle n’a cessé d’innover en réponse aux crises successives au point d’avoir relancé l’intégration européenne.
  • La BCE a été fondée comme incarnation d’une Banque centrale indépendante, typiquement conservatrice et adepte d’une conception monétariste de l’inflation. Et pourtant, sans changement des traités européens, la BCE a su innover et assurer une défense efficace de l’Euro.
  • La Cour de justice de l’UE et les cours constitutionnelles nationales n’ont pas les mêmes intérêts et conceptions juridiques mais jusqu’à présent aucun conflit frontal n’a produit un blocage de l’intégration européenne. Est-ce durable ?
  • La répartition des compétences, fixées par les traités et de facto ajustées au fil des problèmes rencontrés et des crises est-elle satisfaisante et est-elle à la hauteur des défis industriels, environnementaux, de santé publique, de solidarité face à un environnement international dangereux et incertain ?
  • La « Constitution européenne » n’en est pas une car l’intégration a procédé par une série de traités internationaux. Comment expliquer que ces derniers se soient imposés alors que la coordination des pays membres aurait pu passer par l’OCDE, l’AELE, le FMI ou par des accords ad hoc (Agence spatiale européenne, Airbus, Schengen) sans architecture d’ensemble ?

Les raisons d’une surprenante résilience

Il faut en effet rechercher les facteurs susceptibles de rendre compte de cette persévérance dans l’être qui est au cœur de l’intégration continentale et s’interroger s’ils sont suffisamment puissants pour surmonter les multi-crises actuelles.

  • Dès l’origine le projet est politique, puisque le propos est d’enrayer le processus de déclassement de l’Europe à l’issue des deux guerres mondiales. Mais faute d’accord politique sur une défense commune, la coordination de la reconstruction des économies apparait comme un moyen dans la poursuite de ce but. À cet égard, l’invasion par la Russie de l’Ukraine a resserré les liens entre les gouvernements quitte à inverser la hiérarchie entre géopolitique et économie et remettre au premier plan un retour sur la possibilité d’une Europe-puissance.
  • Les conflits d’intérêt entre Etats-nations sont à l’origine d’une succession de crises qui sont surmontées par des compromis ad hoc qui ne cessent de créer d’autres déséquilibres et incohérences qui à leur tour débouchent sur une autre crise. En quelque sorte la perception d’incohérences et d’un inachèvement est un trait récurrent de la construction européenne. Cependant la configuration peut devenir si complexe et difficilement intelligible qu’elle peut dépasser l’inventivité des collectifs que sont les différentes entités de l’UE et leurs aptitudes à se coordonner. À titre d’exemple, une véritable macroéconomie de l’UE reste à inventer et c’est un obstacle important au progrès de l’intégration.
  • Le temps européen n’est pas homogène. Les périodes de mise en place de nouvelles procédures après une avancée donnent l’impression d’une gestion bureaucratique, technocratique à distance de ce que vivent les citoyens. Par contraste, les crises ouvertes interdisent le statu quo car il y va de l’existence de la construction institutionnelle, stratification d’un grand nombre de projets et d’incorporation dans le droit européen. Cette expérience des essais et erreurs est le terreau qui permet par exemple à la Commission d’imaginer des solutions aux problèmes émergents. En conséquence, l’équivalent d’un intellectuel organique semble avoir émergé de cet apprentissage collectif en longue période. C’est l’une des interprétations possibles des paradoxes précédemment mentionnés.
  • Conseils européens, Cour de Justice, BCE, Parlement européen participent à ce mouvement mais c’est sans doute la Commission européenne qui en un sens est porteuse de l’intérêt européen, si ce n’est général. Le fait qu’elle ait un pouvoir d’initiative en matière de réglementation tout comme de gestion des procédures lui donne un avantage par rapport aux autres instances. En effet, beaucoup de gouvernements pourraient se satisfaire de négociations interétatiques, sans construction de commun et jouer le chacun pour soi. Ne pas trouver de solution de compromis reviendrait à la disparition pure et simple de l’UE. De même, sans le « quoiqu’il en coûte » la BCE aurait disparu avec l’Euro. Les grandes crises offrent une forte incitation à dépasser les postures dogmatiques au profit d’une ré-hiérarchisation des objectifs poursuivis et l’invention de nouveaux instruments.
  • Enfin, il est deux faces à la multiplication des règlements, des procédures, des agences européennes adjointes à la Commission. D’un côté, elles suscitent le diagnostic d’une gestion mal maitrisée et les jugements sévères des défenseurs de la souveraineté nationale. Mais d’un autre côté, ce sont autant de facteurs de réduction des incertitudes et de création de régularités qui coordonnent les anticipations dans un contexte où les logiques financières génèrent bulles et instabilité macroéconomique.  En quelque sorte, une certaine redondance dans une myriade d’interventions est un gage de résilience. Par exemple le Mécanisme européen de stabilité (MES) fut une façon de contourner le retard de la BCE quant à la nécessité d’interventions vigoureuses. Ainsi la complexité de l’UE peut aussi signifier redondance et résilience.
  • Le pouvoir politique contribue de façon cruciale à l’évolution des institutions européennes. Il intervient dans le cadre des conseils et des sommets. Jusqu’à présent dans l’arène politique nationale, se sont imposés des gouvernements favorables à une poursuite de l’intégration : c’est parfois l’un des seuls marqueurs de leur politique qui traverse les diverses périodes. De ce fait, un effondrement de l’UE pourrait signifier leur perte de crédibilité. Il serait dramatique pour un gouvernement de se voir imputer la responsabilité de la faillite d’un projet qui s’est construit au fil des décennies. Telle est peut-être une source cachée de la permanence des institutions européennes. De plus, le « Brexit » loin de marquer la fin de l’UE a plutôt resserré les rangs, d’autant plus que les bénéfices attendus pour le Royaume-Uni ne se sont pas manifestés. Attention cependant, la polarisation et division des sociétés entre les gagnants et les perdants de la transnationalisation a favorisé la percée de partis défenseurs d’une souveraineté nationale forte, soit une contre tendance qui interdit de prolonger l’hypothèse d’une hégémonie durable de partis pro européens.
  •  Enfin la succession des crises financières, le retour de pandémies, la dureté de l’affrontement, pas seulement économique, des Etats-Unis et de la Chine, la prise de conscience de l’urgence environnementale et l’installation d’une inflation pénurique que risque d’aggraver le passage à une économie de guerre sont autant de facteurs d’une double prise de conscience. D’une part, les intérêts communs tendent à l’emporter sur les désaccords entre pays membres. D’autre part, chacun d’entre eux pèse peu dans la confrontation avec les Etats-Unis, devenus ouvertement protectionnistes, et la Chine, forte de son dynamisme dans les paradigmes émergents. L’UE se doit d’être un acteur géoéconomique et politique à part entière. Ainsi s’explique l’activisme de la Commission depuis la Covid-19. Au demeurant, les citoyens ont bénéficié de ce sursaut au titre par exemple d’une stratégie commune en matière de vaccins. De leur côté, les gouvernements des économies les plus fragiles ont pu bénéficier de la solidarité européenne qui est venu contrebalancer le principe de mise en concurrence des territoires.     

Bifurcation historique, gouvernance polycentrique ou replis nationalistes ? 

Les processus qui viennent d’être décrits peuvent se recombiner en une grande diversité de trajectoires. La prévision n’est pas possible car ce sont les interactions stratégiques entre acteurs collectifs qui vont déterminer comment surmonter les différentes crises de l’UE. Il est possible d’imaginer trois scénarios à peu près cohérents.

  • Vers un fédéralisme original dissimulé sous une myriade de procédures techniques de coordination

Ce premier scenario est construit sur trois hypothèses centrales. D’abord, il enregistre la fin de la confiance mise en un néo-fonctionnalisme en vertu duquel les gouvernements doivent être les serviteurs des nécessités qu’imposent les interdépendances économiques entre Etats-Nations (figure 1). La sphère du politique poursuit des objectifs propres même si les gouvernements doivent de confronter avec la logique économique. Ensuite, il tire les conséquences de transformations technologiques, géopolitiques, sanitaires et environnementales qui mettent en péril la stabilité des sociétés et la viabilité de leur régime socio-économique. La mise en commun des moyens accroit les chances de succès de chacun des participants aux programmes européens. Enfin, ce premier scenario prolonge les évolutions déjà observées depuis l’irruption de la pandémie.

Dans la mesure où le mot de fédéralisme a un effet répulsif sur des opinions publiques travaillées par un nationalisme populiste, la pratique de coopérations renforcées n’a pas à s’accompagner d’un appel à l’idéal fédéraliste. En revanche une rhétorique habile doit convaincre les citoyens que l’UE assure leur protection et leur ouvre de nouveaux biens communs. En rien ces avancées ne sont des soustractions aux droits sociaux, économiques et politiques garantis à l’échelle nationale. Des politiciennes et politiciens charismatiques doivent pouvoir résister aux discours anti-UE qui s’alimentent de la relative impuissance des autorités nationales submergées par des forces transnationales qui les dépassent.

  • Adapter à la marge une gouvernance polycentrique loin d’une Europe-puissance

Ce second scenario est bâti, au contraire, sur l’hypothèse d’une continuité de la période actuelle avec la trajectoire de longue période de la construction européenne. Le polycentrisme des entités de l’UE est un vecteur d’adaptabilité pragmatique aux questions émergentes, sans nécessité de centralisation du pouvoir à Bruxelles, comme le suggère la diversité des localisations des agences européennes. Essais et erreurs, multiplication de procédures ad hoc et éventuel recours à la méthode de coopérations renforcées autour de questions rassemblant une fraction des pays membres sont alors autant de sources d’adaptation face à la répétition d’événements potentiellement défavorables à l’UE.

On prend en compte ainsi que négocier de nouveaux traités européens semble une mission périlleuse, que les opinions publiques jugent l’UE à l’aune de son apport au bien-être des populations et non pas la transparence et la cohérence de sa gouvernance et qu’une conception impériale est illusoire. On serait tenté d’invoquer une forme de catallaxie appliquée non pas à l’économie et au marché mais à la sphère politique : l’interaction des processus très variés, sans autorité centrale, finit par déboucher sur une configuration à peu près et provisoirement viable. L’expression anglaise « muddling through » capture bien ce pragmatisme marqué par le renoncement à l’explicitation d’un objectif et d’un but par les décideurs publics, si ce n’est persévérer dans l’être.

Le succès n’est pas garanti. D’abord, les succès du passé ne sont pas une garantie de leur prolongement dans le futur. Ensuite, sous l’avalanche d’événements défavorables il n’est pas garanti qu’existe une solution pragmatique car l’affirmation d’un objectif peut s’avérer une condition nécessaire à la levée de l’incertitude qui prévaut quant à l’issue des crises tant institutionnelles qu’économiques. Enfin et surtout, comment légitimer politiquement un ordre dont la logique et la nature échappent aux décideurs ? Cette impuissance n’est-ce pas le terreau du volontarisme populiste ?

  • Les élections nationales et européennes : une majorité nationaliste redessine une autre Europe

Ce troisième scénario part d’une analyse de l’évolution de l’orientation des gouvernements à l’issue des élections récentes en Europe. Tant au Sud (Italie) que dans les pays scandinaves (Finlande, Suède, Danemark) sont venues au pouvoir des coalitions dominées par des partis adversaires de l’immigration, défenseurs de l’identité nationale, bref peu enclins à déléguer à l’UE de nouvelles compétences. En cela ils rejoignent les gouvernements autoritaires et nationalistes de l’Europe Centrale (Hongrie, Pologne). Lors des élections du Parlement européen de 2024 ce mouvement peut-il se traduire par la perte de la majorité favorable aux politiques actuelles de l’UE au profit d’une autre agrégeant des partis nationalistes au demeurant très divers mais partageant une même obsession : bloquer l’extension des compétences de l’UE et en rapatrier le plus grand nombre au niveau national ?

La guerre de la Russie contre l’Ukraine met au premier plan l’impératif de défense, domaine dans lequel l’UE n’a que peu progressé. Dès lors, l’OTAN ne devient-elle pas centrale dans l’organisation politique du vieux continent au détriment des objectifs essentiellement économiques que poursuit l’intégration européenne ?    

La journée du 23 juin appelle une suite tant les questions à éclaircir sont multiples et difficiles. L’analyse croisée de diverses disciplines est plus nécessaire que jamais.




Un second moment hamiltonien

par Hubert Kempf

Dans le débat européen autour du plan Next Generation EU, la décision de 2020 de la Commission européenne d’émettre de la dette au profit des États membres est souvent rapprochée de la décision de l’État fédéral américain de 1790, sous l’impulsion du secrétaire au Trésor Alexander Hamilton, non seulement d’honorer la dette fédérale en cours mais aussi d’assumer les dettes des États fédérés. Ce rapprochement est spécieux. La politique financière d’Hamilton est allée de pair avec la capacité à lever les impôts nécessaires au service de la dette, rendue possible par l’usage de la force militaire. La différence est patente avec la situation de l’Union européenne où la Commission est dépourvue de toute capacité coercitive.



La décision du Conseil européen (du 21 juin 2020, confirmée le 14 décembre 2020) d’autoriser la Commission européenne à répondre à la crise ouverte par la pandémie de Covid-19 par un programme d’émission de dette pour un montant de 750 milliards assumé par le budget de l’Union européenne afin de prêter à taux faible ou d’effectuer des transferts sans contrepartie aux États membres représente une innovation politique et économique qu’il est difficile de sous-estimer et impossible de négliger. Beaucoup de commentateurs ont voulu y voir le « moment hamiltonien » de l’Union européenne. L’expression a été prononcée en 2011 par Paul Volcker, ancien président de la Réserve fédérale américaine de 1979 à 1983 et alors président du Economic Recovery Advisory Board, nommé par Barack Obama. En référence avec la situation européenne, Paul Volcker déclara « Europe is at an Alexander Hamilton moment, but there’s no Alexander Hamilton in sight »[1].

L’expression a fait florès et a été reprise par de nombreux commentateurs, journalistes ou politiques. Elle fait référence à la politique budgétaire et fiscale proposée, négociée et appliquée par Alexander Hamilton en 1790[2]. Nommé par George Washington secrétaire au Trésor le 11 septembre 1789, après la création de cette fonction par le Congrès le 2 septembre, Hamilton s’attela immédiatement à la rédaction d’un rapport qui fit date dans l’histoire américaine. Hamilton proposait dans ce rapport[3] de ne pas faire défaut sur la dette fédérale en cours, d’appliquer le même traitement à tous les détenteurs de titres de la dette fédérale, indépendamment de la date à laquelle ils avaient été acquis, et de transférer les dettes en cours des États fédérés à l’État fédéral. 

Les experts discutent de la pertinence du parallèle établi entre la décision sur les finances publiques fédérales prise par le Congrès américain en 1790 et les annonces faites par la Commission européenne en 2020. Ils concluent que les programmes et les circonstances diffèrent substantiellement au point de vider de sens le parallèle établi[4]. Ces discussions, centrées sur des considérations économiques, sont utiles. Mais elles manquent l’essentiel, l’impact politique de ces actes.

Pour ce qui est de la politique fiscale et financière d’Alexander Hamilton, son importance dans l’histoire politique américaine n’est disputée par personne. Cette importance s’explique par trois raisons :

1/ le redressement immédiat et spectaculaire du crédit de l’État fédéral et des États fédérés américains sur les marchés financiers internationaux ;

2/ La structuration du débat politique américain entre les fédéralistes et les républicains, qui continue de nos jours où les références aux traditions hamiltonienne et jeffersonienne restent vivaces[5] ;

3/ la puissance intellectuelle d’Hamilton qui l’amène à développer une analyse du fonctionnement des marchés financiers très en avance sur son temps[6].

Pour ce qui est de la signification qu’il faut accorder aux annonces des autorités européennes, au risque d’être démenti par les développements futurs, avançons qu’il est pertinent de voir dans ces annonces une innovation évidente : il est maintenant ouvertement admis par tous les pays de l’Union européenne que la Commission européenne peut exercer un pouvoir budgétaire important en cas de circonstances exceptionnelles (sans que soient véritablement définies ce que sont de telles circonstances). De plus, le principe de conditionnalité de l’aide apportée aux États membres est également entériné par le Conseil européen, ce qui place manifestement la Commission européenne en situation d’arbitre et la dote d’un pouvoir discrétionnaire vis-à-vis des États. Mais ces évolutions sont davantage des expédients et ne se traduisent pas par une modification dans les rapports institutionnels de pouvoir entre les États et les instances de l’Union (les autorités européennes)

Dans cette perspective, il est raisonnable de se référer au moment hamiltonien de 1790 pour juger de l’innovation que représenterait la décision de 2020. Dans les deux cas, il y a une décision budgétaire qui modifie les rapports financiers entre les juridictions membres des unions. Plus précisément, l’échelon fédéral dans le cas américain, supra-étatique dans le cas européen assume des charges qui incombaient ou auraient pu incomber aux juridictions étatiques de l’union. On pressent que cette opportunité ne peut qu’impliquer une modification importante, voire radicale, des rapports politiques entre juridictions.

Mais ce seul point de comparaison ne suffit pas. Si le programme fiscal et financier d’Hamilton a eu le succès incontestable qu’on lui reconnaît, cela n’est pas dû au seul passage de la loi ni à sa traduction en des réglementations financières complexes.

Pour le comprendre, il faut singulariser un second « moment hamiltonien ». Celui-ci se situe en 1794 lors de la « rébellion du whiskey » qui secoue l’ouest des 13 États américains qui constituent alors les États-Unis[7].

Cette rébellion[8] est issue de la loi votée par le Congrès en 1789 édictant que des droits d’accise pouvaient être levés par l’État fédéral. Notons immédiatement la différence avec le cas européen : à peine la Constitution adoptée (après la ratification de 9 des 13 États américains existant alors), le premier Congrès exerce son droit à lever l’impôt qui lui est accordé par la Constitution, à la différence de ce que prévoyaient les Articles de la confédération. Ce droit dont ne dispose pas le parlement européen, ni a fortiori la Commission. Dès 1790, Hamilton proposa de lever une taxe sur le whiskey. Ce choix était logique : le whiskey est un produit de choix pour lever un impôt dans un temps où les voies de communication sont difficiles et les échanges commerciaux internes à l’Union, limités : produit non-périssable et transportable, il concentre en un petit volume une production agricole importante mais périssable et s’échange facilement. De plus, il est facile à contrôler – et donc à imposer – car les points de passage sont peu nombreux. Mais sa production est concentrée dans quelques comtés de l’ouest de quelques États alors qu’il est consommé dans l’ensemble du territoire.  L’impôt envisagé fut donc considéré par les producteurs de whiskey comme une discrimination importante à leur encontre puisqu’ils seraient les seuls à le supporter au profit de l’Union tout entière.  Le Congrès, conscient du problème que cela créait, refusa de voter la loi. Il la vota pourtant l’année suivante, soit un an après la loi sur la régularisation des dettes publiques, devant la nécessité de remplir les caisses de l’État fédéral, en particulier pour assumer la charge de la dette fédérale alourdie par sa décision de 1790.

Les désordres ne tardèrent pas à s’installer à partir de 1791, surtout dans les comtés de l’ouest de la Pennsylvanie, encouragés par les opposants au parti fédéraliste conduit par Hamilton. Les tensions devinrent vite une affaire politique, opposant les fédéralistes, partisans d’un État fort et interventionniste, contrôlé par les élites sociales et instruites, et les anti-fédéralistes, qui allaient former le noyau du parti républicain mené par Jefferson. Les premiers, au pouvoir, estimèrent que l’autorité de l’État (fédéral) était en cause et qu’il s’agissait d’un prodrome du retour à l’anarchie qui prévalait avant le vote de la Constitution de 1789. Il devenait selon Hamilton urgent d’agir contre les rebelles mais Georges Washington, président et en tant que tel, chef des armées, temporisa.

En août 1794, le refus de l’impôt mena près de 6 000 opposants en arme à se mobiliser. Ils furent bientôt sur le point de prendre le contrôle de Pittsburgh. Après l’échec d’une énième tentative de conciliation, Washington prit alors la décision d’intervenir militairement contre les rebelles. Il ordonna la levée de 14 000 miliciens, venus de New Jersey, du Maryland, de Virginie et de Pennsylvanie.  Devant un tel déploiement de force (plus important que l’armée continentale qui avait tenu tête aux Britanniques), la rébellion s’effondra immédiatement. Les rebelles se dispersèrent. Les meneurs furent arrêtés et jugés. Deux furent condamnés à la pendaison et finalement graciés par Washington. La conclusion de l’affaire fut tirée par Hamilton : « L’insurrection au final nous aura profité et ajoute à la solidité de toute chose dans ce pays »[9]. C’était particulièrement vrai pour la solidité financière de l’État fédéral.

Ce second moment éclaire et complète le premier moment de 1790, celui de la rédaction du rapport d’Hamilton, puis de l’adoption de la loi qu’il soumet au Congrès. Deux raisons expliquent la promptitude et la détermination avec lesquelles Hamilton conçoit sa politique budgétaire et financière, outre la situation financière catastrophique dans laquelle se trouve la jeune république dont le crédit est alors au plus bas. La première, reconnue par tous, historiens, professionnels de la finance et politiques, est son expertise en ces matières, exceptionnelle pour l’époque, qui lui fait concevoir un plan audacieux et complexe. Ce plan fut peu, voire pas du tout, compris par ses contemporains et en particulier ses opposants, John Adams et Thomas Jefferson en tête, mais il l’est aisément de nos jours où il est reconnu que la crédibilité financière (définie comme la cohérence temporelle d’un plan d’endettement) est un élément central dans la détermination des taux d’intérêt. La seconde, tout aussi importante, est qu’il estime être capable de disposer des revenus fiscaux nécessaires pour assurer le service de la dette. Ce qui implique de pouvoir lever effectivement l’impôt. Hamilton fut un brillant officier de la guerre d’indépendance, remarqué par Washington pour sa bravoure et son intelligence militaire au point qu’il en fit son aide de camp et put ainsi mesurer ses qualités intellectuelles, politiques et militaires. Hamilton connaît le pouvoir des canons[10] autant que le poids des mots. Face à la rébellion fiscale, il n’hésite pas à plaider pour l’exercice du monopole de la violence légitime dont dispose l’État fédéral et convainc le président de mater la rébellion de l’Ouest.

Ce second moment de la fin du XVIIIe est exemplaire de la capacité de l’État fédéral américain naissant de boucler son budget, d’assurer le service de sa dette, même augmentée des dettes des États et donc d’éviter le défaut de paiement. Sans cette capacité, il est douteux que le coup de génie tenté par Hamilton en 1790 eût si bien réussi.

Cet épisode met cruellement en lumière la différence avec la situation européenne des années 2020. À aucun moment, et pour cause, la Présidente de la Commission n’a évoqué clairement la façon dont la dette émise serait remboursée. A fortiori elle n’a pu déclarer que l’Union européenne lèverait des impôts, elle n’en a pas le pouvoir, ni qu’elle mobiliserait si nécessaire les moyens de coercition et de contrainte sur les Européens récalcitrants puisqu’elle n’en a aucun à sa disposition.

On comprend que les « fédéralistes » européens (appelons ainsi les partisans d’institutions européennes supranationales fortes, faute d’une meilleure appellation) se soient emparés de l’expression de « moment hamiltonien » pour qualifier l’adoption par la Commission européenne de son plan de relance. Se placer sous le patronage prestigieux de Hamilton, rapprocher ce plan des propositions faites au Congrès en 1790 et défendues avec brio par Hamilton permet de laisser entendre que l’Union européenne suit à plus de deux siècles de distance un chemin assez similaire à celui que s’est fait la république américaine, à savoir la constitution progressive mais obstinée d’une fédération, d’un ensemble inter-gouvernemental hiérarchisé dominé par l’État fédéral. Mais c’est prendre bien des libertés avec l’histoire et se payer de mots plus que de réalité.

L’histoire de l’union américaine est bien différente de l’histoire de l’union européenne. L’union américaine est née en 1787-1789 de la constatation de l’impéritie de la confédération née en 1776, due à l’incapacité des États américains de coopérer efficacement. Elle s’est caractérisée dès son origine par une volonté de prééminence de l’État fédéral. Celle-ci a certainement mis du temps à s’établir et à exploiter toutes ses potentialités. Le rapport entre l’État fédéral et les États fédérés est toujours susceptible de varier. Actuellement, on assiste à une vague de promotion des États fédérés, voulue en particulier par l’actuelle Cour suprême. Mais de tels mouvements ne sont pas nouveaux et ne modifient pas significativement la domination politique, sociale et économique de l’État fédéral[11]. Cela ne peut nous surprendre : cette prééminence est inscrite dans les textes fondateurs de la république américaine et se lit dans les péripéties politiques de ses premières années comme le montrent clairement les politiques voulues et promues par le plus brillant et efficace de ses dirigeants, Alexander Hamilton. C’est bien ce que montrent les deux « moments hamiltoniens » des années 1790 qui ne peuvent être pensés l’un sans l’autre. Le premier moment hamiltonien incite à rapprocher la politique budgétaire américaine de la fin du XVIIIe siècle menée par Hamilton et les annonces européennes de 2020 en réaction à la pandémie de la Covid-19. Le second moment hamiltonien amène au contraire à mieux voir les différences entre les deux séquences, et à illustrer en quoi le fédéralisme américain n’est pas une préfiguration des évolutions de l’Union européenne. Les premières années de la république américaine, loin de mettre en évidence une congruence entre la destinée américaine et les tâtonnements européens, montrent plutôt leurs différences marquées. La construction européenne n’a rien à voir avec la fondation des États-Unis et ne suit pas les voies fédéralistes suivies par ceux-ci.

Bref, un moment ne suffit pas pour faire une histoire. Les dirigeants et les citoyens européens seraient bien avisés de ne pas oublier cette leçon tirée des débuts de la fédération américaine.


[1] Voir Wheatley (2012), « Analysis: What Europe can learn from Alexander Hamilton ». Reuters.

[2]La biographie de référence sur Hamilton est celle issue de Chesnow, Ron (2005), Alexander Hamilton, Penguin Books.

[3] Hamilton Alexander (1790), Report Relative to a Provision for the Support of Public Credit, U.S. Treasury Department.

[4]Voir en particulier la contribution très fine d’Elie Cohen (2020). Voir également Issing (2020) et Gheorghiu (2022).

[5] Voir Banning, Lance (1980), The Jeffersonian persuasion: Evolution of a party ideology. Cornell University Press.

[6] Thomas Sargent (2012) n’a ainsi aucun mal à interpréter la pensée et l’action d’Hamilton en des termes propres à la théorie économique la plus récente, issue de la révolution des anticipations rationnelles et de la notion de cohérence temporelle.

[7]cf. Krom et Krom (2013).

[8]Nous suivons les développements consacrés à la rébellion par Gordon S. Wood (2009), Empire of liberty. A history of the Early Republic, 1789-1815, Oxford University Press, pp. 134-139

[9]Alexander Hamilton à Angelica Church, 23 octobre 1794, Papers of Alexander Hamilton, Vol. 17, p.340. Cité par Wood (2009), p.138.

[10]« Ultima ratio regum », comme d’autres avant lui l’avait reconnu.

[11]C’est déjà la thèse que je défendais dans les années 1980, preuve que la question n’est pas nouvelle. Cf. Kempf et Toinet (1980).




Réforme du Pacte de stabilité et de croissance : la Commission est tombée sur la dette

par Jérôme Creel

Dans sa communication du 9 novembre 2022, la Commission européenne a esquissé les contours du nouveau cadre budgétaire européen qui devrait, selon ses termes, être simplifié, et adapté aux besoins spécifiques des États en vue d’assurer leur solvabilité et permettre des réformes et les investissements nécessaires. Il devrait également mieux prendre en compte les déséquilibres économiques dont ceux relatifs aux balances commerciales, et enfin être mieux appliqué. Vaste programme !



L’objectif de solvabilité des États membres réitéré par la Commission tient aux niveaux excessifs, dans le cadre budgétaire européen actuel, des ratios de dette publique sur PIB pour un nombre important d’États membres :  12 États membres parmi les 27 auront un ratio de dette publique sur PIB supérieur au seuil de 60 % à la fin de l’année 2022 (graphique 1).

Ces niveaux élevés de dette publique sont le résultat d’une succession de crises économiques, financières et géopolitiques en Europe depuis 2007. Entre fin 2007 et fin 2021, la dette publique a augmenté de près de 30 points de PIB en moyenne, avec une dispersion de l’ordre de 23 points. Comme le montre le graphique 2, certains États membres de l’Union européenne – rappelons que le Pacte de stabilité et de croissance que la Commission envisage de réformer s’impose à tous ces États, et pas seulement à ceux de la zone euro – ont subi des hausses d’endettement de près de 50 points (France, Italie, Chypre, Portugal), voire bien au-delà (Grèce, Espagne). D’autres, comme l’Allemagne, ont vu leurs dettes légèrement augmenter, sinon diminuer (Malte, Suède). Dans ce contexte, l’application homogène ou indifférenciée des règles budgétaires semble difficile sinon impossible à réaliser car elle nécessiterait des efforts substantiels de la part d’États membres qui sortent progressivement d’une crise sanitaire et continuent de subir une crise énergétique dont les effets sur les finances publiques se font durement ressentir[1].

Le Pacte de stabilité et de croissance, appliqué dès la création de la zone euro en 1999, vise à assurer la discipline budgétaire des États de l’Union européenne en prévenant les déficits et les dettes publics excessifs ou en les corrigeant par des politiques budgétaires limitant les dépenses et augmentant les recettes fiscales. Le Pacte n’étant pas appliqué de façon mécanique, son application dépend cependant de l’interprétation des États et de la Commission européenne sur la nature « excessive » des déficits et des dettes. Si des critères numériques ont été annexés, dans un Protocole, au Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne – les fameux critères de 3 % du PIB pour le déficit et de 60 % du PIB pour la dette –, il existe des circonstances exceptionnelles qui permettent de s’en abstraire temporairement. Ainsi quand une crise grave survient, comme ce fut le cas en 2020 avec la pandémie, la clause dérogatoire relative à la suspension du volet préventif du Pacte peut être activée. En l’espèce, le Pacte aura été mis entre parenthèses de 2020 à fin 2023. Á quoi devrait-il ressembler au-delà, selon la Commission ?

Les deux critères numériques du Pacte seraient conservés mais l’outil principal pour les respecter serait modifié. La soutenabilité budgétaire[2], c’est-à-dire la baisse de la dette publique, serait désormais évaluée sur la base d’un seul indicateur : les dépenses primaires, c’est-à-dire les dépenses publiques nettes des revenus discrétionnaires, hors charges d’intérêt sur la dette et hors dépenses d’indemnisation du chômage. La référence du cadre budgétaire actuel à la baisse annuelle de la dette (un vingtième de l’écart entre la dette constatée et la cible de 60 % du PIB) serait abandonnée, tout comme la référence à une baisse minimale du solde public corrigé du cycle. Le nouvel indicateur en remplacerait deux, d’où la simplification selon la Commission.

La cible de dépenses primaires devrait assurer un sentier plausible de baisse de la dette publique vers la cible de 60 % du PIB pendant 10 ans. Cela n’implique pas que la dette devra avoir atteint sa cible au bout de 10 ans, mais seulement qu’elle aura tendu vers elle à un rythme jugé satisfaisant.

Les États membres devraient présenter à la Commission un « plan national budgétaire et structurel de moyen terme » conforme à leurs engagements de discipline budgétaire. La cible de dépenses primaires établie en coordination étroite entre l’État membre et la Commission devrait donc être cohérente avec les dépenses jugées nécessaires par les deux parties pour assurer des réformes structurelles et des investissements. La nature des uns et des autres n’est pas précisée. La cible de dépenses primaires pourrait donc être différente d’un pays à un autre car leurs besoins de réforme et d’investissement sont sans doute différents.  

Les dépenses primaires conformes à la discipline budgétaire seraient prévues sur une période de 3 à 4 ans, engageant la responsabilité de l’État au cours de cette période. Si des circonstances économiques imprévues empêchaient la dette publique de baisser au rythme souhaité (l’engagement des États est assorti d’un scénario de croissance sur le même horizon) ou si les réformes et les investissements ne produisaient pas les effets escomptés, principalement sur la croissance économique, l’ajustement des dépenses primaires pourrait être rallongé jusqu’à 3 ans supplémentaires : l’État aurait au plus 7 ans pour réduire sa dette publique vers la cible de 60 % du PIB à un rythme satisfaisant. La notion de moyen terme qui figure dans la mouture actuelle du Pacte de stabilité et de croissance aurait tendance à devenir très extensible.   

Depuis 2011, l’Union européenne s’est dotée d’instruments de surveillance des déséquilibres macroéconomiques (surchauffe des salaires, déséquilibre commercial, endettement privé excessif, etc.) qui sont jusqu’à présent restés déconnectés du cadre budgétaire européen. La Commission propose de les y intégrer. Par une meilleure surveillance de ces déséquilibres, la Commission ajusterait ses recommandations de réformes et d’investissements pour que soient assurés dans les États membres une croissance soutenable et un désendettement progressif. 

La Commission insiste enfin beaucoup sur la nécessité pour les États de respecter les engagements pris – l’application du Pacte de stabilité et de croissance n’a pas toujours été très scrupuleuse – et sur leur contrôle plus étroit par des organes nationaux (en France le Haut Conseil aux Finances Publiques). Ces organes seraient chargés d’organiser un débat national sur la pertinence des hypothèses pluriannuelles de finances publiques faites par les gouvernements.  

Voilà donc pour le projet de réforme. Qu’en penser ?

Tout d’abord, le projet de réforme, s’il était adopté, élargirait les marges de manœuvre des États par rapport aux règles actuelles : baisse plus lente de la dette, préservation des dépenses d’indemnisation du chômage et prise en considération des investissements. L’austérité budgétaire ne serait pas pour tout de suite.  

Pour autant, l’ajustement des dépenses primaires sur plusieurs années pour assurer la soutenabilité de la dette tout en tenant compte des réformes et des investissements jugés nécessaires ne paraît pas bien différent de la situation qui prévaut aujourd’hui. L’assouplissement serait inscrit dans le nouveau projet là où il est plus improvisé dans la mouture actuelle. Mais en pratique, qu’est-ce que cela change ? Les États avaient déjà coutume de modifier leurs politiques budgétaires pour financer des réformes et des investissements tout en veillant à leur solvabilité. Les auditions devant le Haut Conseil aux Finances Publiques sont d’ores et déjà supposées animer le débat national sur l’orientation à court et moyen terme des finances publiques. Sur ce point également, il est assez difficile de concevoir en quoi la proposition de la Commission est innovante.  

La cohérence a priori entre un objectif potentiellement assoupli de dépenses primaires et le respect toujours en vigueur du critère de déficit public ne va cependant pas de soi. De quelles marges de manœuvre disposeront les États dont le déficit total est au-dessus des 3 % du PIB ? Ils devront certainement trouver de nouvelles ressources pour baisser ce déficit et préserver leur capacité de dépenses primaires afin de financer réformes et investissements. Le défi est de taille, surtout si la conditionnalité macroéconomique quant à la mise à disposition des fonds européens (politique de cohésion, fonds issus de la facilité de relance et de résilience du programme Next Generation EU) s’applique lorsque le déficit public est jugé excessif : l’octroi des fonds européens pourra être suspendu.

Autre élément important : la très grande place prise par la Commission dans le processus budgétaire proposé. La Commission impose le sentier d’ajustement des dépenses et si les États ne parviennent pas à mettre en œuvre leurs plans budgétaires et leurs réformes en temps voulu, elle pourra, magnanime, leur octroyer quelques délais supplémentaires pour y parvenir. Et, proposition de sanction qualifiée d’intelligente[3], elle envisage d’imposer systématiquement aux ministres des Finances des pays n’ayant pas respecté leurs engagements d’aller s’en expliquer devant le Parlement européen. Dans ce processus budgétaire, doit-on vraiment limiter le rôle de la seule assemblée démocratique européenne à humilier systématiquement les fautifs ? Certes, cette disposition existe déjà mais elle n’est pas appliquée systématiquement. Il y a sans doute d’autres moyens d’associer le Parlement européen au nouveau cadre budgétaire[4]. Mais il est vrai que la Commission a une préférence marquée pour les organes technocratiques, comme les comités budgétaires ou hauts conseils aux finances publiques.

Concernant la meilleure intégration des outils de surveillance des déséquilibres macroéconomiques, l’intention d’assurer une cohérence d’ensemble des recommandations de la Commission est très louable. Reste à savoir si les pays qui dépassent le seuil jugé maximal d’excédent commercial – ce qui se reproduira sans doute lorsque les coûts de l’énergie auront baissé – mettront effectivement en œuvre lesdites recommandations. Les gouvernements allemands n’en ont jamais tenu compte jusque-là.

Dernier élément, enfin : il y a quelque chose de très mécanique dans la vision de la politique budgétaire que ce projet de réforme véhicule. Á un horizon de 3 à 4 ans, les fonctionnaires des ministères vont continuer de faire ce qu’ils font depuis que le Pacte de stabilité et de croissance a été mis en place, c’est-à-dire calculer des trajectoires de dépenses compatibles avec une baisse de la dette publique. Et contrairement à ce que la proposition tente de laisser croire, la notion controversée d’écart de production, c’est-à-dire d’écart entre un PIB potentiel non mesurable et le PIB réalisé, n’a pas disparu du cadre budgétaire européen. Elle restera cruciale pour séparer le déficit corrigé du cycle du déficit conjoncturel, et le solde structurel primaire (le solde public hors charges d’intérêt et corrigé du cycle) reste la référence des analyses de soutenabilité de la dette[5]. Vu la succession de crises économiques que nous traversons depuis 15 ans et les hausses de dette qu’elles ont engendrées, il n’est pas certain que ces exercices aient été bien utiles.


[1] Voir les prévisions de l’économie mondiale récemment réalisées par la Département Analyse et Prévisions de l’OFCE.

[2] Sur la soutenabilité de la dette, voir le numéro spécial de la Revue d’économie financière paru le mois dernier.

[3] Le qualificatif d’intelligente figure dans la colonne 3 de la figure 2 de la Communication de la Commission.

[4] C’est l’objet de la ma contribution au numéro spécial de la Revue d’économie financière déjà mentionné.

[5] Voir pp. 11-12 et p. 22 de la Communication de la Commission.






Compte rendu du séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », Cevipof-OFCE, séance 2 – 11 février 2022

Intervenants : Olivier COSTA (Cevipof), Francesco MARTUCCI (Université Paris 2) et Xavier RAGOT (OFCE)

Plan de relance européen et gouvernance économique de l’UE

Le séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », organisé conjointement par le Cevipof et l’OFCE (Sciences Po), vise à interroger, au travers d’une démarche pluridisciplinaire systématique, la place de la puissance publique en Europe, à l’heure du réordonnancement de l’ordre géopolitique mondial, d’un capitalisme néolibéral arrivé en fin du cycle et du délitement des équilibres démocratiques face aux urgences du changement climatique. La théorie politique doit être le vecteur d’une pensée d’ensemble des soutenabilités écologiques, sociales, démocratiques et géopolitiques, source de propositions normatives tout autant qu’opérationnelles pour être utile aux sociétés. Elle doit engager un dialogue étroit avec l’économie qui elle-même, en retour, doit également intégrer une réflexivité socio-politique à ses analyses et propositions macroéconomiques, tout en gardant en vue les contraintes du cadre juridique.



Réunissant des chercheurs d’horizons disciplinaires divers, mais également des acteurs de l’intégration européenne (diplomates, hauts fonctionnaires, prospectivistes, avocats, industriels etc.), chaque séance du séminaire donnera lieu à un compte rendu publié sur les sites du Cevipof et de l’OFCE.

* * *

La perspective économique (Xavier Ragot)

Xavier Ragot, président de l’OFCE, expose l’hypothèse selon laquelle l’inflexion de la gouvernance économique de la zone euro de 2015 ouvre un nouveau paradigme de la coordination par les institutions.

Du début des années 2000 jusqu’au tournant de 2015, la coordination économique de la zone euro relevait essentiellement de la règle. De la violation en 2003 des règles budgétaires européennes par la France et Allemagne à la crise des dettes souveraines du début de la décennie 2010, la gouvernance de la zone euro connaît un processus de complexification des règles de coordination, avec l’apparition de la notion d’output gap, puis l’adoption des dispositifs du two pack, du six pack et du traité budgétaire (traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance -TSCG) dont découle l’inscription des règles budgétaires européennes – à commencer par la « règle d’or » qui interdit tout déficit structurel supérieur à 0,5% du PIB – dans les constitutions nationales (la France optant pour une loi organique).

Le bilan du résultat économique de cette coordination par les règles (austérité généralisée de la zone euro et divergence avec la zone nord-américaine) a poussé la Commission européenne à adopter une nouvelle interprétation du Pacte de stabilité qui de facto modifie le cadre réglementaire budgétaire européen[1]. En adoptant une lecture flexible du Pacte de stabilité, la Commission européenne se donne à elle-même une marge substantielle d’interprétation du Pacte, ce qui l’autorise à intégrer dans sa panoplie la notion d’investissement (plans d’investissement) et les politiques de soutien à la demande. D’autre part s’engage un processus d’institutionnalisation de la coordination de la zone euro, avec la création du Comité budgétaire européen (European Fiscal Board), du Mécanisme européen de stabilité (MES), les conseils nationaux des finances publiques (en France, le Haut conseil des finances publiques), le projet SURE de réassurance des systèmes nationaux d’assurance-chômage, le « plan batteries » etc. La zone euro connaît une véritable dynamique de surinstitutionnalisation : elle passe d’une coordination par les règles à une coordination par les institutions – ce que d’aucuns analysent comme une victoire de la conception française. Sauf que ce nouveau paradigme de la coordination par les institutions, qui fractionne les responsabilités de la coordination en une pluralité d’acteurs institutionnels, n’a pas été pensé dans ses conséquences systémiques. « Aujourd’hui, on a des institutions sans pensée », pourrait-on dire.

Cela appelle à une prise de recul pour penser la nouvelle architecture de coordination de la zone euro – plutôt que de se focaliser sur ses implications concrètes. Le rôle de l’économiste est alors d’identifier les déséquilibres structurels qui nécessitent des efforts institutionnels : quelle sont les institutions minimales pour assurer la survie de la zone euro ? Certains avancent l’idée d’un budget (car il ne saurait y avoir de monnaie sans budget, de zone monétaire sans transferts budgétaires), d’où le plan de relance européen – et ses transferts inédits au profit de l’Italie notamment. Sauf que le budget est un élément d’économie politique, mais pas d’économie. Une autre approche consiste à penser la zone euro sans transferts massifs entre pays, grâce à un budget contra-cyclique. En effet, sur le plan macroéconomique, l’Italie, à l’économie en voie de nécrose (déclin structurel de sa productivité) mais jouissant d’une balance commerciale positive soutenue par un secteur exportateur solide, ne nécessite pas en soi, sur un plan strictement économique, de renflouement budgétaire. Les transferts massifs du plan de relance européen vers l’Italie obéissent ainsi à une logique politique (risque populiste), mais pas économique. Quant à la France, à la balance commerciale structurellement négative, elle souffre – pour partie – de la grande modération salariale allemande, ce qui pose la question d’une coordination par les institutions des marchés du travail européens.

La perspective juridique (Francesco Martucci)

Francesco Martucci, professeur de droit public à l’Université Paris Panthéon-Assas, partage l’idée que nous serions passés d’une discipline par les règles à une discipline par les institutions, avec l’apparition d’un nouveau tournant en 2020-21, à la suite du tournant de 2015. Dès les années 2010, la tendance à l’institutionnalisation a été renforcée par les modifications apportées au pacte de stabilité, à commencer par l’internalisation de la règle disciplinaire européenne avec le pacte budgétaire (TSCG).

D’un point de vue juridique, on reste à un degré de normativité faible (avec des règles d’objectifs) ce qui, paradoxalement, conduit à renforcer le rôle de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Au début de la troisième phase, la Cour de justice n’a que peu de prises. Son arrêt de 2004 a ainsi laissé une large marge d’appréciation aux institutions de l’UE dans la mise en œuvre des règles budgétaires européennes[2]. S’il revient de jure au Conseil de décider, c’est de facto la Commission européenne qui est l’acteur essentiel, avec l’Eurogroupe. Le régime juridique budgétaire européen s’est progressivement complexifié au fil des ajustements apportés en réponse aux crises et difficultés, avec le Semestre européen censé donner un certain cadre à un ensemble certes disparate, mais fondé sur la discipline budgétaire par le droit (article 126 TFUE).

Après les crises des années 2010, la Cour de justice a choisi un rôle décisif en libérant le choix politique de la contrainte juridique. Si celle-ci rappelle l’objectif supérieur de la stabilité au moyen de la discipline par le marché (articles 123 et 125 TFUE), elle a avalisé la possibilité d’une assistance financière et d’achats de titres de dettes par la Banque centrale européenne (BCE) sur le marché secondaire[3]. Les protestations de la Cour constitutionnelle allemande à l’encontre de ce qu’elle estime être un dévoiement des traités européens (la CJUE n’aurait pas suffisamment contrôler les mesures « non conventionnelles » de la BCE au regard des limites fixées dans les traités)[4] n’auront finalement pas débouché sur une crise constitutionnelle. Le programme « PSPP » (Programme d’achat de titres publics) de la BCE sera jugé in fine valide par la Cour constitutionnelle allemande, après que la BCE a fourni des éléments de justification de sa politique monétaire devant le Bundestag[5]. De ce tableau d’ensemble ressort l’idée que la CJUE retient la solution d’une règle d’habilitation, en lieu et place d’une règle de limitation des choix de politique monétaire.

Quant au plan de relance européen, et plus spécifiquement la facilité pour la reprise et la résilience qui prévoit des transferts sous forme de subventions aux montants inédits, il faut souligner le nouveau fondement juridique de l’article 122 TFUE, c’est-à-dire le principe de solidarité entre États membres cette fois-ci explicitement affirmé[6]. Plus encore, la base juridique de la facilité pour la reprise et la résilience est l’article 175 TFUE, c’est-à-dire la politique de cohésion économique, sociale et territoriale – qui s’applique ici à l’échelle nationale. Si les sommes allouées au titre de subventions ne sont finalement pas si énormes (rapportées au PIB de l’UE), le changement de paradigme est indéniable.

La perspective politiste (Olivier Costa)

Olivier Costa, directeur de recherche au Cevipof, souligne trois aspects du plan de relance européen au prisme de transformations plus larges. Premièrement, l’intégration européenne s’opère principalement au fil des crises – même si cela a toujours été plus ou moins le cas, à l’exception notable de l’Acte unique européen ou du projet de traité constitutionnel européen. L’intégration européenne suit alors une logique de subsidiarité : les responsables politiques n’activent le niveau européen qu’en cas de nécessité, sous la pression des événements, et toujours un peu à contrecœur. Ainsi, les multiples projets de transferts de compétences vers l’UE, qui remplissent les tiroirs des think tanks et des administrations, ne sont mis en œuvre qu’à la faveur d’un besoin de répondre à une crise (financière, sanitaire, géopolitique…). Il en va ainsi a fortiori pour les sujets qui touchent au cœur des compétences nationales, comme la compétence budgétaire. La crise du Covid-19, à l’instar des crises précédentes, fait sauter certains verrous « psychologiques » en matière budgétaire et rend, par exemple, possible le chemin vers une dette mutualisée.

On parle alors de « moment hamiltonien », en dressant le parallèle avec l’histoire des débuts des Etats-Unis d’Amérique, quand la confédération américaine se mue en fédération au travers de la création d’une dette fédérale, d’un trésor et d’une citoyenneté fiscale fédérale. Avec le plan de relance européen, l’UE semble accéder à l’union de transferts fondée sur la solidarité, ce qui engagerait en toute logique un renforcement des pouvoirs du Parlement européen. Mais au-delà de l’enthousiasme qui entoure le plan de relance européen, celui-ci est-il réellement le signe d’un moment hamiltonien pour l’Europe ou bien un instrument fonctionnel et éphémère pour résoudre une crise majeure ? Les arguments en faveur d’un moment hamiltonien sont les suivants : la logique d’effet-cliquet selon laquelle les nouveaux acquis se pérennisent ; l’évolution de l’opinion publique, qui ne perçoit plus l’UE comme la source de l’austérité mais comme une entité qui distribue de l’argent selon une logique de solidarité et d’investissement, au moyen de subventions aux montants inédits ; le Green Deal qui amorce une logique de politique industrielle européenne longtemps attendue. Mais des contre-arguments existent : le plan de relance n’aurait été adopté que pour surmonter des difficultés techniques (notamment les limites juridiques posées par la Cour constitutionnelle allemande, qui contraignent l’action de la BCE) ; l’idée de ressources fiscales propres est un vieux serpent de mer ; le plan de Hamilton (l’Assumption Plan) concernait la reprise de l’ensemble des dettes de guerre passées des Etats fédérés, alors que le plan de relance européen n’a trait qu’à des dettes futures, laissant inchangées le niveau actuel d’endettement (et les écarts préoccupants en la matière) des Etats membres de l’UE ; les volumes budgétaires du plan de relance européen demeurent insuffisants pour espérer produire un véritable effet contra-cyclique, à la différence du gigantesque plan américain et des plans nationaux des Etats membres de l’UE.

Deuxièmement, l’UE démontre sa capacité à faire primer la volonté politique sur le droit, même si l’habillage de cette volonté reste juridique. L’intégration européenne a, depuis l’origine, et parce qu’une intégration proprement politique n’était pas envisageable, procédé par le droit : il s’agissait de conduire des politiques essentiellement économiques au moyen d’instruments essentiellement juridiques, pour servir un projet fondamentalement politique (intégrer le continent), qu’on ne pouvait assumer comme tel. Le plan de relance européen illustre une nouvelle fois la plasticité du droit européen qui s’adapte aux exigences politiques du moment. L‘UE, qui était réputée ne pas pouvoir s’endetter, le peut soudainement. Et quand il n’est pas possible d’agir dans un cadre strictement communautaire, l’UE prête en quelque sorte ses institutions à des initiatives intergouvernementales, pour développer des politiques qui ne sont pas à proprement parler des politiques de l’UE. Ainsi, on préserve une sorte d’illusion d’unité institutionnelle européenne, en attendant de pouvoir procéder à un travail d’unification juridique – comme ce fut le cas avec le traité de Lisbonne (2007) qui met fin à la structure en trois piliers. Le droit joue clairement ici le rôle d’instrument du politique.

Troisièmement, l’UE investit de plus en plus le terrain de la politique de puissance, avec l’idée qu’elle doit s’occuper de diplomatie et de défense. Ursula von der Leyen annonçait lors de sa prise de fonction que sa Commission serait « géopolitique ». En l’espace de quelques années, la sémantique européenne a intégré les notions d’autonomie stratégique et de souveraineté européenne. Cette mue de l’UE comme acteur stratégique constitue une inflexion substantielle vis-à-vis de l’esprit initial du projet d’intégration qui mettait à distance la dimension de puissance. Il faut dire que depuis, l’UE a dû faire le constat que ses valeurs, qu’elle considère comme universelles, ne se sont pas universalisées, et qu’elle doit donc défendre ses valeurs face aux autres acteurs géopolitiques. Ainsi, le plan de relance européen intègre pleinement cette dimension de politique de puissance en fléchant les fonds vers les secteurs stratégiques, cruciaux pour l’autonomie de l’Union (numérique, énergie, recherche…).

Cette nouvelle politique de puissance implique également une politique d’identité, car un acteur ne peut être stratégique sans définir son identité et affermir le sentiment d’un destin commun. Cette évolution est, elle aussi, à rebours de l’histoire de l’intégration européenne. Mais qu’est-ce que l’« européanité » ? Celle-ci se heurte à la difficulté de s’affirmer tant au niveau international, du fait du poids du remord colonial, qu’au niveau intra-européen, du fait du poids des identités nationales des Etats membres, et de la diversité des langues, des cultures, des perceptions. La Conférence sur l’avenir de l’UE vise à construire ce sentiment d’identité commune, en demandant aux citoyens de réfléchir aux valeurs et objectifs de l’Union. La nomination du grec Margaritis Schinas au poste de vice-président de la Commission européenne chargé des questions migratoires et de la promotion du mode de vie européen renvoie quant à elle à l’idée que l’affirmation d’une identité européenne passe par un contrôle assumé, voire une fermeture, des frontières de l’Union.

En l’absence de peuple européen, il est difficile d’affirmer l’Europe en tant que puissance. Parmi les solutions à cette absence et à la robustesse des identités nationales, qui ne se sont pas fondues dans un tout européen comme certains l’espéraient et ne le feront pas, l’idée de patriotisme constitutionnel européen suscite un intérêt renouvelé. Elle postule que l’attachement à des institutions, des valeurs et des objectifs partagés est à même de produire l’assise de légitimation nécessaire à l’affirmation de l’Union comme projet politique et comme puissance. La question de la conditionnalité du plan de relance européen en matière de respect des valeurs européennes, avec le bras de fer engagé entre Bruxelles, d’une part, et la Hongrie et Pologne, d’autre part, participe pleinement de ce patriotisme constitutionnel européen.

Les trois dimensions qui caractérisent l’évolution de l’intégration européenne au cours de cette dernière décennie sont ainsi la politisation des enjeux européens, la souveraineté internationale et l’identité européenne.

S’ensuit une discussion avec le public qui est publiée dans le compte rendu complet sous https://www.ofce.sciences-po.fr/seminaires/seminaires_cevipof.php


[1] Commission européenne, Utiliser au mieux la flexibilité offerte par les règles existantes, 13 janvier 2015, COM(2015) 12 final, <https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/IP_15_3220>.

[2] Arrêt de la CJUE du 13 juillet 2004, Commission c/ Conseil, C-27/04.

[3] Arrêt de la CJUE du 11 décembre 2018, Weiss, C-493/17.

[4] Arrêt de la Cour constitutionnelle allemand du 5 mai 2020.

[5] Ordonnance de la Cour constitutionnelle allemande du 29 avril 2021.

[6] Article 122 TFUE : « 1. Sans préjudice des autres procédures prévues par les traités, le Conseil, sur proposition de la Commission, peut décider, dans un esprit de solidarité entre les États membres, des mesures appropriées à la situation économique, en particulier si de graves difficultés surviennent dans l’approvisionnement en certains produits, notamment dans le domaine de l’énergie. 2. Lorsqu’un État membre connaît des difficultés ou une menace sérieuse de graves difficultés, en raison de catastrophes naturelles ou d’événements exceptionnels échappant à son contrôle, le Conseil, sur proposition de la Commission, peut accorder, sous certaines conditions, une assistance financière de l’Union à l’État membre concerné. Le président du Conseil informe le Parlement européen de la décision prise. »




Comment accueillir les réfugiés ukrainiens ?

par Gregory Verdugo

Une crise inédite

Depuis le début de la guerre en Ukraine, un nombre inédit de réfugiés ont afflué aux frontières du pays. Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés recensait au 15 mars plus de 3 millions de réfugiés ayant franchi la frontière depuis le début de l’offensive russe le 24 février. En à peine trois semaines, le nombre de réfugiés surpasse les pics atteints sur une année entière au moment de la crise migratoire de 2015 et 2016. Il surpasse déjà le total de réfugiés qui ont suivi la guerre de Bosnie-Herzégovine dans les années 1993-1995.



Un statut spécifique

Afin d’empêcher de déposer une demande d’asile dans plusieurs pays européens, le règlement de Dublin III (2013) impose aux réfugiés de demander l’asile uniquement dans le premier pays par lequel ils sont entrés dans l’UE. Ce règlement vise à inciter les états frontaliers à mieux surveiller leurs frontières mais aussi à clarifier le pays responsable de l’examen de la demande d’asile et empêcher les tentatives d’« Asylum shopping ».  Lors de la crise migratoire de 2015, ce système avait fait peser de manière disproportionnée le poids de l’accueil des réfugiés sur les pays ayant une frontière méditerranéenne et qui se trouvaient sur la route des réfugiés syriens et afghans. Des pays comme la Grèce ou Malte ont vite été dépassés par le traitement des demandes d’asiles trop nombreuses pour leurs capacités.

Face au flux massif et rapide de réfugiés ukrainiens, l’Union européenne, consciente du caractère inadapté du règlement de Dublin, a réagi de manière inédite. La directive de protection temporaire, élaborée en 2001, a été pour la première fois activée le 4 mars 2022 à la suite de son adoption à l’unanimité par le Conseil des ministres de l’intérieur de l’UE sur proposition de la Commission.

La protection temporaire offre aux réfugiés ukrainiens un droit de résidence d’un an qui peut être prolongé jusqu’à trois ans. Au-delà du droit de séjour, la protection temporaire offre l’accès à l’éducation, qui est crucial étant donné le nombre de familles déplacées, et elle garantit l’accès à l’aide sociale et médicale et le droit au regroupement familial.

La protection temporaire simplifie l’accueil des réfugiés ukrainiens en évitant l’engorgement des systèmes de demande d’asile. Dans certains pays, le traitement des demandes d’asile pouvait durer plusieurs années avant qu’une réponse définitive soit obtenue. Même en cas de mise en place d’une procédure accélérée, il aurait été difficile d’éviter l’engorgement des services de demande d’asile et un allongement des délais de traitement face au nombre de réfugiés ukrainien. Or ces longs délais pénalisent les réfugiés. L’incertitude sur la possibilité de séjourner sur le territoire diminue, notamment les incitations à nouer des liens avec le pays d’accueil ou apprendre la langue (Hainmueller et al. 2016).

La protection temporaire a pour avantage d’autoriser immédiatement les réfugiés ukrainiens à accéder au marché du travail de l’Union. Dans l’Union européenne, seuls quatre pays autorisaient les demandeurs d’asile à accéder immédiatement au marché du travail. Les autres pays restreignaient l’accès à l’emploi sur des périodes comprises entre 2 à 12 mois et parfois même indéfinies. Des travaux récents ont montré que les interdictions de travailler sont particulièrement coûteuses, non seulement parce qu’elles ne contribuent pas immédiatement à l’économie, mais aussi parce qu’elles se traduisent par des effets négatifs persistants sur l’emploi ultérieur des demandeurs d’asile lorsque leur statut de réfugié leur est finalement accordé (Fasani et al. 2021).

Le défi de l’intégration économique

L’ampleur des futures arrivées et la durée du séjour des réfugiés dépendent de l’évolution du conflit et des perspectives économiques de l’Ukraine à l’issue du conflit. Même si tous les réfugiés ne voudront pas rester dans l’Union européenne, l’étendue des destructions déjà constatées suggère que les difficultés économiques du pays après le conflit pourrait inciter de nombreux réfugiés à prolonger leur séjour ou même s’installer. Le retour des réfugiés pourrait également être compromis par l’absence de sécurité dans certaines régions ou le pays entier. Il est donc vraisemblable qu’une partie des réfugiés séjourne de manière prolongée si ce n’est permanente dans l’Union européenne comme cela a été observé pour les réfugiés yougoslaves bien après la fin du conflit (Bahar et al., 2022).

L’intégration économique des réfugiés pose des défis spécifiques (Verdugo, 2019). La plupart des études suggèrent que les réfugiés ont, au moins initialement, plus de difficultés que les immigrés économiques à être employés et intégrés dans le marché du travail de leur pays d’accueil (Dustmann et al. 2017). En effet, les migrants économiques préparent leur migration et ceux qui migrent sont sélectionnés positivement, c’est-à-dire que ce sont les mieux préparés et les plus capables de réussir au sein de leur population d’origine qui tentent leur chance à l’étranger. Plus souvent que les réfugiés, les migrants économiques maîtrisent la langue du pays d’accueil et bénéficient de réseaux de solidarités qui les aide à s’intégrer économiquement (Borjas, 1987). Au contraire, la migration des réfugiés ne répond pas à des motifs économiques. Elle est subie afin d’échapper à l’insécurité physique et s’effectue dans l’urgence. Les réfugiés sont plus souvent des travailleurs dont les connaissances sont moins valorisables dans leur pays d’accueil (Chiswick, Lee et Miller, 2005).

D’un autre côté, contrairement aux migrants économiques, la possibilité de migration retour dans le pays d’origine des réfugiés est incertaine. Leur migration se place plus souvent sur un horizon plus long que celui des immigrés économiques, ce qui peut les inciter à nouer des relations bâties sur le long terme avec le pays hôte. Cortes (2004) constate ainsi qu’aux États-Unis, si les réfugiés rencontrent initialement plus de difficultés économiques, ils tendent à rattraper les migrants économiques à plus long terme.

Comment répartir les réfugiés

La charge de l’accueil des réfugiés a toujours été répartie de manière inégale (Huertas Moraga et Hagen, 2021). La crise ukrainienne ne fait pas exception. La plupart des réfugiés ukrainiens se trouvent actuellement dans les pays frontaliers de l’Ukraine et, à la date du 15 mars, plus de 60% se trouvent actuellement en Pologne. Comme lors de la crise migratoire de 2015, les pays de l’UE font face au défi de répartir leur accueil sur plusieurs pays afin d’éviter que le coût ne repose sur un petit nombre de pays dont la bonne volonté risque de s’épuiser.

Malgré l’adoption en 2015 d’un Agenda européen pour les migrations qui souligne les bénéfices de la coopération, les progrès ont été limités. Le pacte sur la migration et l’asile proposé par la Commission européenne en septembre 2020 doit encore être examiné par le Parlement et le Conseil de l’Union. Dans ce projet, la Commission européenne propose d’instaurer des quotas obligatoires basés sur le PIB et la taille de la population tout en introduisant de la flexibilité. Une proposition nouvelle est que chaque pays peut soit choisir d’accueillir des réfugiés, soit participer au coût du retour au pays des migrants dont la demande d’asile a été rejetée.

D’autres propositions innovantes circulent. Dans un article influent, Fernández-Huertas Moraga et Rapoport (2014) proposent également d’instaurer des quotas mais de les rendre échangeables au travers d’un marché de quotas entre pays de l’Union. Ainsi, si un pays veut réduire son quota et accueillir moins de demandeurs d’asile, il doit payer un autre pays pour qu’il en accueille davantage. Fernández-Huertas Moraga et Rapoport (2014) proposent également d’instaurer un système d’appariement afin de faire correspondre le désir des demandeurs d’asile aux préférences de chaque État. Dans ce système, les demandeurs d’asile expriment leurs préférences pour les pays, et les pays leurs préférences pour différentes catégories de demandeurs d’asile. Un algorithme d’allocation centralisé se chargerait d’allouer les demandeurs d’asile en prenant en compte leurs préférences et celles des pays. Si les gouvernements ont toujours été réticents à offrir plus de choix aux demandeurs d’asile, la Commission propose néanmoins de prendre en compte leur préférences et d’essayer de les accueillir dans les pays où ils ont des « meaningful links ».

Quel que soit le système qui sera mis en place pour les répartir, les réfugiés ukrainiens sous protection temporaire sont pour l’instant libres de se déplacer entre pays européens et ainsi de choisir leur destination préférée. Si des quotas d’accueil sont instaurés, leur effectivité est incertaine à moins de restreindre la mobilité des réfugiés. Or il apparaît difficile de déplacer les réfugiés de manière autoritaire dans des pays qu’ils n’ont pas choisi et où ils n’ont pas de liens et risquent d’avoir du mal à s’intégrer. À court terme, le plus crédible semble ainsi de combiner des dédommagements pour les pays qui accueillent le plus de réfugiés à des incitations à l’installation dans les pays n’en accueillant pas beaucoup.




Guerre en Ukraine : quels effets à court terme sur l’économie française ?

par Xavier Ragot, avec les contributions de Céline Antonin, Elliot Aurissergues, Christophe Blot, Eric Heyer, Paul Malliet, Mathieu Plane, Raoul Sampognaro, Xavier Timbeau, Grégory Verdugo.

L’objet de cette analyse est de fournir une première discussion de l’effet de la guerre en Ukraine sur l’économie française. Une telle évaluation est bien sûr incertaine car elle nécessite une prévision de l’évolution diplomatique et militaire. En particulier, les hypothèses sur les sanctions et réactions de politiques économiques sont essentielles.

Si des conséquences perçues comme négatives sont identifiées, cela ne doit pas être lu comme une critique de ces choix politiques mais comme une contribution à la meilleure manière de limiter les effets négatifs.



Ce document est volontairement synthétique et fait référence aux travaux pertinents pour un approfondissement. Des travaux en cours préciseront les analyses et la quantification.

L’effet de la guerre en Ukraine affectera l’économie française par 11 canaux.

I – Le choc économique : les effets de court terme

  • 1) Le premier effet est bien sûr la facture énergétique de la France

L’augmentation du prix du gaz et du pétrole réduira le pouvoir d’achat des ménages et augmentera le coût de production des entreprises. Le prix du gaz est la première inconnue. La moyenne des prix quotidiens sur 2019 était de 14,6 €/MWh, avant de baisser à 9,6 €/MWh en 2020 du fait de la pandémie. Le prix du MWh a atteint 210 euros le 10 mars 2022 !  Ce niveau si élevé ne va pas durer. Prendre un niveau de 100 €/MWh est une hypothèse réaliste et qui constitue une multiplication par 6 du prix par rapport à 2019. Ensuite, la hausse du prix du gaz ne va pas immédiatement se reporter sur la facture des ménages car de nombreux contrats sont à terme (Antonin, 2022) et la régulation du prix du gaz par le gouvernement va lui faire porter une partie de la facture énergétique. Cependant, la hausse du prix sur les importations sera payée par des agents domestiques.

Les importations françaises de gaz étaient de 632 TWh en 2019 et 533 TWh en 2020, année de ralentissement de l’activité. Il faut cependant considérer les importations nettes qui sont inférieures. Le coût des importations nettes de gaz en 2019 était de 8,6 milliards d’euros. Les importations de 2022 seront marquées par un possible ralentissement de l’activité mais aussi par un stockage de gaz. Pour 2022, une hypothèse considérant le niveau des importations nettes de 2019 est une base de travail. En appliquant une hausse de 85 €/MWh, on aboutit à un surcoût de l’ordre de 40 milliards si la hausse devait durer une année. Si une telle hausse devait durer, elle va générer des effets de substitution à moyen terme, discutés plus loin.

Le prix du pétrole est tout aussi difficile à prévoir car il dépend du comportement d’acteurs stratégiques, comme l’OPEP. Le cours du baril de pétrole Brent oscillait entre 60 et 70 dollars en 2019. Il est monté à 133 dollars le 8 mars avant de redescendre à 114 dollars après une annonce de hausse de production de l’OPEP. Autant que le gaz, le prix du pétrole dépendra des sanctions contre la Russie ; il représentait de l’ordre de 10% des achats de brut en France en 2020 et constitue 4,8% des réserves mondiales connues en 2019. On peut considérer un prix moyen de 110 dollars (ou 100 euros ce qui est en cohérent avec les analyses de l’analyse EIA). En 2019, la facture en pétrole brut de la France était de 21,8 milliards d’euros auxquels il faut ajouter 13,3 milliards d’euros de produit raffinés. À demande inchangée, en prenant ces mêmes montants, on aboutit à une facture pétrolière totale de 58,5 milliards d’euros soit un surcoût  de 24 milliards d’euros. Le taux de change euro/dollar va se modifier dans la crise, avec une probable dépréciation de l’euro difficile à estimer à ce jour. De ce fait, on conservera un taux de change constant à 1,1.

Une telle hausse va nécessairement générer des efforts de substitution et de réduction des importations. Pour l’économie allemande, ces effets sont étudiés (avec les références sur les mesures) par Bachman et al. (2022) qui ne se concentrent que sur les effets de substitution. Utilisant la littérature (Ladandeira et al., 2017), ils retiennent une élasticité de -0,2. Dans le cas d’une réduction de la quantité de gaz et de pétrole, quelle est la capacité résiduelle des entreprises à produire ? La réponse à cette question dépend de l’hypothèse de substitution de l’énergie à d’autres facteurs. Suivant des hypothèses, toutes réalistes, l’estimation va pour l’Allemagne de 0,7 point de PIB à 2,5 points de PIB, voire plus par les seuls effets d’offre.

Pour la France, un exemple concret de substitution serait la réduction du chauffage : une baisse de 1° de chauffage conduit à une réduction de 7% de la consommation de gaz, ce qui permettrait de réduire la consommation de gaz de 4,2 Mds de m3 alors que la consommation de gaz de la Russie est de 14,7 Mds de m3.

Le tableau suivant résume des estimations du surcoût liée à la hausse des prix sous différentes hypothèses. 

Le tableau montre l’incertitude de l’estimation suivant la durée de la hausse et l’hypothèse de substitution partielle à court terme. Un surcoût de 64 milliards d’euros est proche de 3 points de PIB, ce qui serait un choc important sur l’économie française. Une durée de 6 mois avec un comportement de substitution aboutit à un choc d’un point de PIB. On voit ici que l’incertitude politique est majeure.

  • 2) Effet macroéconomique de la hausse du coût de l’énergie

Les effets premiers de la hausse du prix de l’énergie sont une baisse du pouvoir d’achat pour les ménages, un renchérissement du coût de production des entreprises et un coût pour l’État du fait des prix réglementés. L’effet sur la croissance passe par des mécanismes complexes. Comme mentionné plus haut, il passe par des effets de substitution mais aussi par la diffusion des prix de l’énergie aux prix de production et aux salaires.

L’OFCE a estimé les effets macroéconomiques d’une hausse du prix de l’énergie de 3 manières différentes. En utilisant deux modèles macroéconomiques tout d’abord, le modèle emod.fr aussi utilisé en prévision, le modèle Threeme, décomposant les consommations énergétiques par secteur (Antonin, Ducoudré, Péleraux, Rifflart, Saussay, 2015). Une autre stratégie a été d’utiliser de l’économétrie possiblement non linéaire (Heyer et Hubert, 2016 et Heyer et Hubert, 2020). Il faut noter que ces derniers travaux incluent les possibilités de substitution mesurées par les élasticités mentionnées plus haut.

Les résultats sont les suivants. Dans l’approche utilisant les modèles, une hausse durable du prix du pétrole de 10 dollars entraîne de 0,1% à 0,15% de croissance du PIB en moins et une inflation de 0,6% la première année. Pour l’approche économétrique, une hausse du prix de pétrole de 10 dollars réduit la croissance de 0,2% et conduit à une hausse de l’inflation de 0,4% avec un effet plutôt linéaire et un effet maximal après quatre trimestres.

Du fait de la taille du choc, il est difficile de savoir s’il faut considérer les fourchettes hautes du fait des non-linéarités ou les fourchettes basses du fait de l’effort accru de substitution et de baisse du taux d’épargne. De plus l’estimation est faite pour le pétrole et non pour le gaz. Pour cette raison, on considèrera ces effets moyens, sans chercher à maximiser la chute du PIB. Ainsi, une hausse de 40 dollars (par rapport à la situation de 2019) que l’on augmente proportionnellement pour tenir compte de la hausse du prix du gaz, conduit à une chute du PIB de l’ordre de 2,5 points de PIB dans la fourchette haute et une hausse de l’inflation de 3% à 4%. Ce montant correspond à un multiplicateur du choc négatif sur les dépenses énergétiques de -1. À comportement des entreprises inchangé et politiques publiques inchangées, cette baisse du PIB se traduit par une baisse du même ordre de l’emploi marchand, de l’ordre de 600 000 emplois (en variante par rapport à un environnement sans guerre). Dans la fourchette basse (durée courte et substitution), on obtient une chute du PIB cinq fois moindre à 0,5 point de PIB.

Cette estimation ne tient pas compte à ce stade de l’effet du conflit sur les autres matières premières, les céréales ou encore les métaux précieux qui sont du second ordre par rapport au prix de l’énergie et discuté par la COFACE.

  • 3) Canal de l’incertitude

La modélisation de l’effet de la guerre en Ukraine dépend fortement de la réaction des ménages et des entreprises à l’incertitude générée par la guerre. Dans un tel environnement, le taux d’épargne devrait augmenter à moyen terme (après d’éventuels achats de produits de première nécessité), ce qui aggraverait l’ampleur de la récession. Cependant, après la crise de la Covid-19, les ménages ont en France un surcroît d’épargne de 12% du revenu annuel (166 milliards d’euros, OFCE Policy Brief n° 95) dans lequel ils pourraient piocher pour payer la facture énergétique additionnelle sans modifier les habitudes de consommation. Cette attitude dépend de manière cruciale de la perception de la durée du choc. Un choc perçu comme très persistent peut conduire à une hausse additionnelle de l’épargne.

L’attentisme des entreprises conduit à un recul de l’investissement (avant de connaître la dynamique des marchés). Pour les entreprises, la période de forte incertitude de la Covid-19 a été marquée par une bonne tenue des investissements, en partie explicable par le soutien public (OFCE Policy Brief n° 95).

Le troisième effet du canal de l’incertitude est l’accroissement de l’épargne de précaution et la recherche de la sécurité dans l’épargne. De ce fait, l’épargne va plus s’orienter vers des actifs sûrs, parmi lesquels les dettes publiques, et le taux d’intérêt réel sur la dette publique française peut baisser. Après l’éclatement du conflit, les taux ont effectivement baissé en Allemagne (0,20 point), aux États-Unis (0,15), en France (0,20), en Italie (0,35) ou en Espagne (0,2). À plus long terme, l’évolution des taux dépendra de la perception de la politique de la BCE dont on parle plus loin. La recherche d’actifs sûrs va aussi faire chuter les bourses et conduire à des effets négatifs sur la richesse financière, modifiant peu la consommation en France.

  • 4) Effets redistributifs.

La hausse de prix de l’énergie affecte différemment les ménages et de manière disproportionnée les ménages les plus pauvres qui ont des taux d’épargne les plus faibles (Malliet, 2020).

Il existe une grande hétérogénéité dans la structure de la dépense en produits énergétiques. Selon les données de l’enquête Budget des familles 2017 menée par l’Insee, 10 % de la dépense de consommation des ménages du 1er décile s’oriente vers l’électricité, gaz et autres combustibles pour le logement et vers les carburants pour le transport. À l’autre bout de l’échelle des niveaux de vie, les ménages appartenant au 10e décile consacrent moins de 7 % à ces dépenses. Par ailleurs, Malliet (2020) montre qu’il subsiste une forte hétérogénéité dans la structure de consommation de ces produits à l’intérieur même des déciles. Il existe une part non négligeable de la population fortement exposée à certains prix énergétiques, ce qui nécessite de mobiliser des dispositifs ciblés qui devraient tenir compte d’une exposition extraordinaire à certains biens pour lesquels il existe peu de substituts facilement mobilisables en absence d’investissements conséquents pour les foyers.

L’aspect anti-redistributif d’une hausse du prix de l’énergie conduit donc à une baisse marquée de la consommation des ménages qui ont le taux d’épargne le plus faible. Cet effet, en plus du canal de l’incertitude, conduit à une baisse de la demande agrégée et de l’activité. Une compensation de la perte du pouvoir d’achat induite par la hausse du prix du pétrole et gaz à 30% est donc de 20 milliards dans la fourchette haute.

  • 5) Effets financiers déstabilisateurs

En plus de l’effet moyen sur les taux d’intérêt, les sanctions contre la Russie qui conduisent à exclure certaines banques du système Swift conduit des banques russes à la cessation de paiement. Le gel des avoirs de la banque centrale russe conduit à des difficultés qui vont probablement conduire à un défaut explicite sur la dette publique russe (une première depuis 1998) si le conflit continue encore quelques semaines. Selon les agences de notation le risque d’un défaut souverain est imminent. Un décret permet déjà d’envisager le remboursement de la dette publique à certains pays en roubles. Le risque de défaut sur la dette russe s’approche de 1 (mesuré par les CDS) et les évaluations des sanctions sur la dette russe varie d’une chute de 7,5% à 10% du PIB en 2022 (Coface). On observe un accroissement des risques sur les dettes turques et sud-africaines.

L’exposition des banques et des fonds d’investissement français et européens au risque russe (public et privé) est difficile à estimer du fait de possibles effets de contagion. Le montant de la dette publique extérieure est cependant faible, estimé à 60 milliards de dollars. On peut faire confiance à la BCE pour intervenir en cas de hausse de l’instabilité financière cependant le risque d’une dynamique moindre du crédit est probable.

Le graphique suivant représente l’exposition au risque russe par pays, mesurée par la position consolidée des résidents sur les actifs russes (données Banque des règlements internationaux).

On voit que la France à une exposition élevée de 22%, comme l’Italie. Cette exposition cache cependant des possibles effets de contagion de crises financières.

II – Réaction de la politique budgétaire

L’activité économique après un tel choc dépendra de la réponse budgétaire et monétaire.

  • 6) Accueil des réfugiés

Tout d’abord si le but premier de l’accueil des réfugiés n’est évidemment pas économique, cela génèrera des dépenses probablement financées par de la dette qui aura un effet sur l’activité. L’expérience de la dernière crise des réfugiés en 2016 conduit à une première estimation. Comme le note Jean Pisani-Ferry, suivant les analyses de l’UNHCR, l’accueil de 750 000 réfugiés en 2016 par l’Allemagne a conduit à un effort budgétaire de 9 milliards d’euros. On peut donc estimer à 10 milliards d’euros par million de réfugiés. Pour une estimation de 4 millions de réfugiés (sachant le nombre actuel est environ à 2,5 millions), cela conduit à un coût temporaire de 40 milliards pour l’Europe, ce qui est peu à l’échelle de l’Europe mais énorme pour les pays accueillant le plus de réfugiés comme la Pologne.

La question centrale est cependant l’organisation du soutien à ces millions de réfugiés. Grégory Verdugo discutait des enjeux d’un asile européen dès 2019 ainsi que l’intégration des réfugiés. Il est noté que l’effet de long terme de la migration est positif, même si les réfugiés actuels sont essentiellement des femmes et des enfants. Bien sûr ces considérations économiques ne sont pas centrales dans le choix de soutien aux réfugiés.

  • 7) Soutien aux ménages les plus fragiles

Comme il a été noté, la hausse du prix de l’énergie et des prix alimentaires est fortement anti-redistributive, affectant plus que proportionnellement les ménages les plus pauvres. Pour cette raison, pour pallier la hausse de l’inflation fin 2021, l’État français a mis en place une indemnité inflation et un renforcement exceptionnel du chèque énergie de 100 euros pour un coût total estimé à 4,4 milliards d’euros (3,8 et 0,6 milliards). Le gouvernement a annoncé des dépenses pour compenser la hausse de l’énergie, de 24 milliards soit environ 1 point de PIB. C’est l’ordre de grandeur de l’accroissement de la facture pétrolière, sans tenir compte de la hausse du prix du gaz. Le Policy Brief de l’OFCE sur le pouvoir d’achat, à paraître le 17 mars, traite ces sujets.

Cette hausse des prix est un appauvrissement national (choc d’offre négatif) du fait de la dépendance domestique aux importations énergétiques. Une hausse des salaires comme réponse à de tels chocs n’est pas une bonne solution, cela conduisant à une hausse des prix et une inflation induite car les entreprises font elles-mêmes face à une hausse des coûts de production. De ce fait, le soutien aux ménages fragiles doit être budgétaire et non salarial. La faiblesse des taux d’intérêt sur les dettes publiques françaises ouvre un espace fiscal qui doit être utilisé temporairement.

  • 8) Investissement énergétique

La réduction de la dépendance au pétrole et au gaz russe (rendu obligatoire en cas d’embargo sur le pétrole et le gaz russe) conduit à des investissements supplémentaires. Le rapport récent de l’IAE pour annuler cette dépendance conduit à des mesures de sobriété mais aussi à des investissements nouveaux qui sont difficiles à chiffrer pour la France à ce jour.

  • 9) Dépenses militaires

La conséquence de la guerre en Ukraine sera la hausse des dépenses militaires. Ces dépenses entraîneront des investissements à moyen terme dont l’effet économique dépendra du financement (par dette ou impôt). L’Allemagne a annoncé une enveloppe de 100 milliards mobilisables à court terme. La France, quant à elle, a un niveau de dépenses militaires plus élevé et reste avec une politique d’accroissement des dépenses militaires de 3 milliards d’euros par an à ce jour.

  • 10) Europe et règle budgétaires européennes

La guerre en Ukraine va très probablement conduire à la suspension des règles budgétaires européennes encore un an de plus, jusqu’à 2024. La mobilisation d’un endettement commun européen est en discussion mais l’issue reste incertaine.

III – Banque centrale européenne et politique monétaire

  • 11) La BCE est dans une situation délicate, confrontée à une hausse des prix de l’énergie, à une baisse de l’activité et à des niveaux d’endettements publics élevés

Un élément mérite d’être clarifié : la hausse des prix de l’énergie augmentera certes l’indice des prix et donc les prix moyens, mais c’est d’abord un appauvrissement domestique. En d’autres termes, la BCE ne peut pas lutter contre cette hausse des prix induite par les prix de l’énergie (qui conduira par ailleurs les acteurs européens à trouver des dispositifs pour réduire leur dépendance énergétique). Cette hausse des prix engendrera de l’inflation si les salaires et les autres prix commencent à augmenter continument après cette impulsion initiale. En d’autres termes, la BCE doit lutter contre d’éventuels effets de second tour, pas contre les effets de premiers tours. Contrairement au choc des années 1970, il est peu probable que la hausse du prix de l’énergie conduise à une spirale inflationniste du fait de la désindexation des salaires. Le mode d’indexation du SMIC devrait cependant conduire à une hausse de ce dernier. Un effort budgétaire vers les personnes payées au SMIC pour compenser la hausse du coût de l’énergie rend cependant moins pertinente la hausse du salaire minimum induite par la hausse du prix de l’énergie à l’inflation.

Cependant, la difficulté actuelle est l’existence de certains effets de second tour à la sortie de la crise de la Covid-19 (indépendamment du prix de la guerre en Ukraine) car l’inflation sous-jacente est à 2,7% en février, supérieure à la cible de 2%. Il est donc important que l’absorption du choc du prix de l’énergie ne conduise pas à des hausses auto-entretenues de prix. 

Ensuite, la BCE devra gérer une nouvelle vague d’instabilité financière, avec des contagions possibles dans le système financier et la hausse des taux d’intérêt de certains pays.

Enfin, le plus probable est que la BCE mettra en œuvre des mesures d’accompagnement des politiques publiques. Il ne s’agit pas de conduire à une stimulation de la demande qui serait inappropriée dans un tel environnement mais d’éviter des hausses de taux d’intérêt dans certains pays, comme une certaine lecture de ses déclarations de la conférence de presse du 10 mars le laisse penser. En effet, la déclaration du jeudi 10 mars et la réduction du volume de rachats de titres vont de pair avec une déclaration vigoureuse de lutte contre la fragmentation de la zone euro et donc de lutte contre la hausse de spreads de taux d’intérêt qui pourrait déstabiliser les pays fortement endettés comme l’Italie. Notre lecture est donc plutôt une politique de réduction de risque de la BCE sans soutien à la demande, ce qui semble justifié pendant le conflit militaire.

Conclusion

La guerre en Ukraine est un choc de revenu massif conduisant, sans réponse publique, à une chute du PIB de 2,5% et à une hausse de l’inflation de 3 à 4% dans l’estimation la plus haute d’une hausse durable des prix, sans modifications des comportements mais sans tenir compte d’une instabilité financière. La fourchette basse d’un conflit court réduit ces effets de ¾ à une baisse inférieure à 1 point de PIB.

  • La hausse du prix de l’énergie conduit à des effets anti-redistributifs qui devraient conduire à une réponse budgétaire pour les plus pauvres.
  • De ce fait, un soutien public d’au moins 1 point de PIB est probable, limitant la chute du PIB mais poussant l’inflation dans la fourchette haute.
  • Des instabilités financières sont possibles, ce qui augmenterait substantiellement ces effets sans tenir compte bien sûr d’extension de la guerre en Europe hors de l’Ukraine, qui changerait complètement la méthode d’estimation.



Bilan humain de deux ans de pandémie à l’échelle de l’Union européenne

Sandrine Levasseur

Pandémie du grec pan (tout) et demos (peuple). Selon la définition du Larousse, la pandémie est une épidémie étendue à toute la population d’un continent, voire au monde entier.

Les deux ans de la pandémie offrent la triste occasion de réaliser un bilan humain de l’impact de la Covid-19 à l’échelle de l’Union européenne (UE). C’est aussi le moment de souligner les différences observées entre les États membres en termes d’incidence et de mortalité imputable à la Covid-19. Tout d’abord plutôt localisée à l’ouest de l’UE, la pandémie s’est peu à peu propagée vers l’est. Finalement, deux ans après le début de la pandémie, un groupe de pays semble se distinguer tout particulièrement, celui des pays d’Europe centrale et orientale (PECO), très fortement touché par la pandémie bien que les États baltes pourraient être plus proches des pays nord-scandinaves, relativement épargnés par la pandémie. Enfin, il est possible de distinguer les pays du Sud, menés par l’Italie, où la pandémie a eu un effet non négligeable relativement aux pays restant de l’UE.



L’an I de la pandémie

Le 11 mars 2020, lorsque l’Organisation mondiale pour la santé (OMS) déclare que la flambée de Covid-19 constitue une pandémie dont l’Europe est l’épicentre, l’Union européenne (UE) concentre à elle seule plus de 60 % des nouveaux cas recensés au niveau mondial[1]. En fait, à cette date, si tous les États membres sont touchés par la pandémie, l’Italie concentre 57,5 % des 21 695 cas recensés depuis le début dans l’UE. De même, l’Italie représente 87,5 % des 945 morts de la Covid-19 recensés dans l’UE. Rapportés à sa population, l’Italie comptabilise ainsi 206 cas de Covid-19 par million d’habitants contre 48 cas par million d’habitant, en moyenne, dans l’UE. L’Espagne est le deuxième pays de l’UE le plus touché par la Covid-19 à la fois en termes absolus et relatifs, suivie des deux autres grands pays de l’UE (France et Allemagne). Comparés à leur population, le Danemark et la Suède recensent aussi un nombre important de cas de Covid-19 (respectivement 76 et 61 cas par million d’habitants).

L’autre fait marquant de ce début de pandémie, au-delà de cette hyper-concentration des cas et décès en Italie, est le fait que les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) sont très peu touchés par la Covid-19 : à la date du 11 mars 2020, seuls 299 cas de Covid-19 sont recensés dans les PECO (soit 3 cas par million d’habitants). La Slovénie, pays frontalier de l’Italie, est alors le PECO le plus touché par la Covid-19 avec 27 cas par million d’habitants. Un seul mort imputable au Coronavirus est recensé dans les PECO (en Bulgarie). Les données de surmortalité (voir encadré), qui présentent l’avantage de pallier les problèmes des cas de Covid-19 non déclarés et de tenir compte de la mortalité indirecte, confirment que les PECO ont été pendant quelques temps isolés de la pandémie (Graphique 1). En effet, jusqu’en mai 2020, la surmortalité imputable à la Covid-19 est inférieure à 2 % dans les PECO. En fait, c’est seulement à partir d’octobre 2020 que l’impact de la Covid-19 commence à être particulièrement notable dans les PECO : le taux de surmortalité atteint alors 10 %. En novembre 2020, il atteint un pic à 75 %. Tous les PECO sont alors fortement touchés par la pandémie, à l’exception notable de l’Estonie et aussi, mais dans une moindre mesure, de la Lettonie.

Au total, à la fin de l’année 2020, l’UE à 27 comptabilise un peu plus de 576 000 décès en excès ou « anormaux », dont presque 187 000 dans les PECO (Tableau 1). Autrement dit, les PECO comptabilisent presque 1/3 des décès anormaux alors que leur poids dans la population de l’UE est bien moindre, de l’ordre de 23 %. L’Italie reste le pays de l’UE le plus touché par la Covid-19 en termes absolus ou relatifs : elle comptabilise un excès de mortalité de 107 600 personnes depuis le début de la pandémie, soit presque 19 % de l’excès de mortalité comptabilisé par l’UE pour un poids démographique dans l’UE de 15 %. La Pologne, avec 77 700 décès en excès, est devenu le deuxième pays de l’UE le plus touché par la Covid-19 en termes absolus ou relatifs, devançant légèrement l’Espagne (77 500 décès en excès).

En résumé, à la fin de l’année 2020, si la pandémie est un problème pour tous les pays de l’UE, c’est un problème majeur pour l’Italie et c’est devenu un problème très important pour la plupart des PECO. Comparativement, cinq pays de l’UE – le Danemark, l’Irlande, la Finlande, la Lettonie et l’Estonie – sont relativement peu touchés par la pandémie.

La période allant de décembre 2020 à mars 2021 est marquée par le début et la montée en puissance de la vaccination contre la Covid-19. Au printemps 2020, les instances européennes avaient décidé que la procédure de contractualisation et d’acquisition des vaccins serait centralisée au niveau de l’UE de façon à ce que tous les pays de l’UE, quel que soit leur niveau de richesse, puissent offrir à leur population un accès au vaccin dans les mêmes conditions. À la fin décembre, les campagnes de vaccination débutent donc dans tous les pays de l’UE et, dans les mois qui suivent, on observe une même dynamique vaccinale dans presque tous les pays de l’UE, à l’exception notable de quatre d’entre eux – Lettonie, Bulgarie, Croatie et Luxembourg – où, à la date du 11 mars 2021, le nombre de vaccins inoculés en pourcentage de la population est très inférieur à 11 %, soit la moyenne observée aussi bien à l’ouest qu’à l’est de l’UE. Les données de personnes totalement vaccinées confirment qu’à cette date, en matière de vaccinations, aucun retard particulier n’est à noter dans les PECO, à l’exception des pays déjà mentionnés (Lettonie, Bulgarie et Croatie).

Les campagnes de vaccination débutent dans un contexte marqué par un certain reflux de l’épidémie. Malgré tout, les taux de surmortalité demeurent à des niveaux non négligeables : 17,5 % en janvier 2021 dans l’UE27 mais près de 25 % dans les PECO ; moins de 10 % dans l’UE27 en février 2021 mais encore 17,5 % dans les PECO (Graphique 1).

Le jour de l’An I de la pandémie, soit le 11 mars 2021, environ 119 millions de personnes dans le monde avaient contracté la Covid-19, dont 24 millions dans l’UE. En outre, on recensait dans le monde 2,7 millions de personnes décédées de la Covid-19, dont 570 500 dans l’UE. En proportion de sa population, l’UE est un peu moins touchée que les USA à la fois en termes de cas, de morts de la Covid-19 et de surmortalité.

L’an II de la pandémie

La seconde année de la pandémie est marquée par des campagnes vaccinales qui, à partir de l’été 2021, ralentissent dans la majeure partie des PECO. Ainsi, à la fin janvier 2022, au moment où sévit la cinquième vague, 54 % de la population est totalement vaccinée dans les PECO contre 76 % dans le reste de l’UE. C’est même moins de 30 % en Bulgarie (Graphique 2). Comparativement, les populations sont beaucoup plus vaccinées dans les pays du sud de l’UE : Portugal, Malte et Espagne ont un taux de vaccination qui dépasse les 80 % quand celui de l’Italie s’établit à 76,6 %. Les populations nord-scandinaves sont elles aussi plutôt vaccinées, y compris dans les États baltes que sont la Lituanie et la Lettonie où les taux de vaccination sont aux alentours de 70 %.

Ce ralentissement dans le processus de vaccination au sein des PECO intervient alors qu’une quatrième vague a été identifiée. Elle se concrétise, en septembre 2021, par une reprise des cas et des décès liés à la Covid-19 plus forte dans les PECO que dans le reste de l’UE. La surmortalité repart alors à la hausse dans les PECO (Graphique 1). À l’automne 2021, elle atteint des niveaux particulièrement élevés en Bulgarie et Roumanie où le taux de surmortalité s’établit, en moyenne, autour de 70 % de septembre à novembre 2021.

De façon plus générale, les taux de surmortalité observés depuis le début de la pandémie sont sans commune mesure entre les PECO (Estonie et Lettonie mises à part) et le reste de l’UE (Graphique 3). Evalué sur la période allant de mars 2020 à décembre 2021, le taux de surmortalité moyen approche les 30 % en Bulgarie contre environ 5 % en Suède, au Danemark et en Finlande.

Finalement, à la date du 31 décembre 2021, la surmortalité liée à la pandémie s’établit à plus d’1,2 million de personnes pour l’UE (Tableau 1). La Pologne, avec environ 194 000 décès en excès, est le pays de l’UE qui paie le plus lourd tribut à la pandémie, suivie par l’Italie qui en comptabilise environ 170 000[2]. Globalement, la surmortalité est évaluée à plus d’un demi-million de personnes pour les PECO, soit plus de 40 % des excès de décès de l’UE

Pour finir ce tableau statistique de l’impact différencié de la Covid-19 selon les pays, il peut être intéressant de comparer l’évolution de la surmortalité (qui, par définition, est une estimation) à celle des décès officiels de la Covid-19 (qui relève des déclarations et des stratégies de tests pouvant différer sensiblement d’un pays à l’autre). De mars 2021 jusqu’à ce que survienne la cinquième vague en décembre 2021, la surmortalité évolue, en moyenne, peu ou prou comme les décès liés à la Covid-19 dans l’UE hors PECO (Graphique 4). Si une même stabilisation du ratio est observée dans le même temps pour les PECO, la stabilisation s’opère à un niveau 50 % supérieur aux données officielles. Deux explications sont possibles : soient les PECO ont tendance, en moyenne, à sous-estimer systématiquement leurs décès dus à la Covid-19 (du fait d’une stratégie de tests insuffisante), soit les PECO enregistrent un nombre important de décès indirectement liés à la Covid-19 (du fait d’une mise sous tension des systèmes de santé). En fait, les deux explications sont vraisemblablement fondées.

Conclusion

Les facteurs explicatifs de l’incidence plus ou moins marquée de la pandémie selon les pays sont multiples et, souvent, interagissent de manière complexe.

Certains facteurs contribuent à favoriser ou à accélérer la pandémie sans pour autant être discriminants. Ainsi, la mobilité des personnes a favorisé la propagation du coronavirus mais, assortie de mesures telles que la distanciation sociale, la mise en quarantaine et la fermeture des frontières aux non-résidents, n’a pas forcément induit une flambée des cas de coronavirus. L’exemple le plus emblématique en la matière est le retour de plusieurs millions de travailleurs est-européens dans leur pays d’origine (notamment en Pologne, Roumanie et Bulgarie) en mars/avril 2020, à la suite des mesures de confinement mises en place dans des pays où sévissait le virus (notamment au Royaume-Uni, en l’Italie, en Espagne et Allemagne). Organisées et même institutionnalisées par les gouvernements des PECO, ces mobilités de personnes de l’ouest vers l’est de l’UE ne se sont pas traduites par un surcroît de mortalité dans les pays concernés par les retours (Graphique 1).

Ensuite, la mise en place de restrictions des libertés relativement strictes (e.g. confinements, fermetures des écoles et des magasins non essentiels, télétravail, etc.) a pu constituer une réponse à un nombre important et persistant de cas de Covid-19 (e.g. en Italie et Roumanie) ou au contraire viser à éviter l’entrée de la pandémie sur le territoire (cas des PECO lors de la première vague). Comparativement, certains pays ont instauré assez peu de restrictions des libertés sans pour autant enregistrer de flambée de cas de Covid-19 (e.g. les pays nord-scandinaves).

Des températures peu élevées qui, toutes choses égales par ailleurs, sont un facteur favorisant de la propagation du coronavirus n’ont pas non plus donné lieu à une flambée hors de contrôle des cas de Covid-19 dans les pays nord-scandinaves. L’une des explications en serait que, dans ces pays, le froid diminue spontanément le brassage social, les nord-scandinaves restant davantage chez eux comparativement aux personnes vivant sous des climats plus cléments.

À côté de ces différents facteurs explicatifs aux interactions complexes, la couverture vaccinale apparaît comme un véritable facteur discriminant en matière de mortalité. C’est en effet en 2021, notamment lors de la dernière vague (cf. tableau 1 et graphique 1), que les trajectoires de surmortalité des PECO s’écartent de celles du reste de l’UE, les PECO étant comparativement (et en moyenne) moins vaccinés contre la Covid-19 et plus touchés par la pandémie que le reste de l’UE. La faible couverture vaccinale dans les PECO trouve ses racines dans une grande défiance envers les vaccins et, plus généralement, envers l’autorité gouvernementale. Si cette défiance existe aussi dans le reste de l’UE – en témoignent les manifestations anti-passe vaccinal dans tous les pays de l’UE –, cette défiance est beaucoup plus marquée à l’est de l’Europe où les gouvernements peinent, plus de trente ans après la fin du joug communiste, à instaurer croissance économique et baisse des inégalités sociales. En Bulgarie, la forte instabilité gouvernementale n’a pas permis de mettre en place des politiques de communication expliquant les avantages et inconvénients de la vaccination contre la Covid-19. La forte présence des populations Rom dans certains pays de l’Est – jusqu’à 8 à 10 % de la population en Bulgarie, Roumanie, Hongrie et Slovaquie – peut aussi expliquer la difficulté à obtenir une couverture vaccinale élevée, cette population bénéficiant généralement d’un faible suivi sanitaire. Notons que cette présence des populations Rom peut aussi expliquer une partie de la surmortalité observée dans ces PECO, ces populations souffrant davantage de co-morbidités (obésité, diabète et maladies cardio-vasculaires) dont on sait que ce sont des facteurs aggravant de la Covid-19.

Enfin, les systèmes de santé semblent constituer un autre facteur discriminant de l’impact de la Covid-19. Les PECO, mais aussi les pays du sud de l’UE, ont comparativement des secteurs de la santé moins bien dotés en ressources financières que les autres pays de l’UE. À titre d’exemple, les dépenses de santé par habitant dans les PECO atteignent, en moyenne, 43 % de celles réalisées dans le reste de l’Europe[3]. Dans les pays du sud de l’UE, les dépenses de santé par habitant sont certes plus élevées que dans les PECO, mais à seulement 63 % de celles réalisées dans le reste de l’UE. Enfin, sous l’effet de la fuite des cerveaux (brain drain), la sous-dotation en médecins est patente dans les PECO relativement à celle observée dans le reste de l’UE (respectivement 313 médecins pour 100 000 habitants dans les PECO contre 408 dans le reste de l’UE)[4]. Il est manifeste que certains systèmes de santé, y compris au sein des pays les plus avancés de l’UE, sont sous-calibrés pour faire face à la pandémie actuelle.

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Encadré : définition et mesures de la surmortalité

La surmortalité se définit comme l’excès de mortalité imputable à une « crise » (e.g. canicule, pandémie, guerre), c’est-à-dire une mortalité qui n’est pas attribuée aux causes traditionnelles (vieillissement, cancers, maladies cardio-vasculaires, accidents de la route, suicides, etc.).

Le problème du calcul de la surmortalité dans le cas de la Covid-19 est multiple. Certaines causes traditionnelles de décès peuvent être des facteurs favorisant et accélérant (e.g. vieillissement et co-morbidités liées aux maladies cardio-vasculaires et diabète). Ainsi certaines personnes testées et décédées de la Covid-19 seront déclarées – à juste titre – comme décédées de la Covid-19 mais, dans un autre contexte, seraient décédées de leur pathologie (ou d’une autre pathologie) quelques mois ou quelques années plus tard. Autrement dit, d’un point de vue statistique, (i) un nombre important de morts de la Covid-19 n’est pas nécessairement associé à une (forte) surmortalité et (ii) la surmortalité peut être ponctuelle et être suivie, quelques temps plus tard, d’une sous-mortalité. Pour illustrer le point (i), remarquons que peu de personnes sont décédées de la grippe saisonnière durant les hivers 2020 et 2021. Pour illustrer le point (ii), notons que la baisse de l’espérance de vie en 2004, due à la canicule du mois de juillet, a été suivie en 2005 par un « boom » de l’espérance de vie.

Un autre problème tient au fait que la pandémie s’est accompagnée de la mise en place de mesures sanitaires et de restrictions des libertés – plus ou moins strictes selon les pays – qui ont affecté les comportements et donc les causes de mortalité. Les mesures de distanciation sociale, l’usage des gels hydro-alcooliques et l’interdiction des rassemblements, la fermeture des écoles et le recours au télétravail, ont ainsi fait baisser de manière drastique certaines infections et donc certaines causes de mortalité au cours des deux années de pandémie. Et c’est sans compter la baisse de la mortalité par accident de la route lors du premier confinement. A contrario, les reports de certains diagnostics, traitements ou interventions chirurgicales observés lors des différentes vagues ont pu se traduire par une mortalité qui n’aurait pas eu lieu en temps normal.

En l’absence de données très fines et exhaustives sur les différentes causes de mortalité, à la fois avant et depuis la pandémie, le calcul de la surmortalité relève d’un travail d’estimation reposant sur des hypothèses de travail plus ou moins sophistiquées.

Depuis le début de la pandémie, trois principales bases proposent des séries de surmortalité avec de fréquentes actualisations et ce, pour un nombre relativement important de pays. Deux sont sous l’égide d’institutions internationales (Eurostat et l’OCDE) tandis que la troisième (OWiD) est le fait d’un travail joint des chercheurs de l’Université de Berkeley (USA) et du Max Planck Institute for Demographic Research (Allemagne)1.

La fréquence des données de l’OCDE et d’OWiD est hebdomadaire tandis que celle d’Eurostat est mensuelle.

Eurostat et l’OCDE calculent la surmortalité de manière très simple. Pour Eurostat, la surmortalité (mensuelle) est calculée comme l’excès de morts observés le mois m relativement à la moyenne des morts observés le mois m au cours des années 2016-2019. L’OCDE calcule la surmortalité (hebdomadaire) comme l’excès de morts observés la semaine s relativement à la moyenne des morts observés la semaine s au cours des années 2015-2019. Au-delà de la fréquence, ce sont bien plus les années de référence utilisées pour calculer la moyenne qui expliquent les différences de résultats observées entre Eurostat et l’OCDE : l’année 2015 ayant été une année à forte mortalité pour cause de grippe saisonnière2, les données de l’OCDE vont se traduire ceteris paribus par une plus faible surmortalité que celles d’Eurostat. Pour un échantillon de pays de l’UE comparable (tous les pays de l’UE ne sont pas membres de l’OCDE), la minoration de la surmortalité par l’OCDE ne dépasse jamais les 6 ou 7 % sauf pour un certain nombre de pays nord-scandinaves (Danemark, Finlande, Lituanie et Suède).

Les données d’OWid sont calculées avec deux hypothèses supplémentaires : elles sont ajustées au préalable des variations saisonnières de mortalité (e.g. on meurt plus en hiver qu’en été ceteris paribus) et des tendances annuelles de mortalité (e.g. les pays vieillissant connaissent une hausse de la mortalité ceteris paribus). Pour le reste, fréquence et période de référence sont identiques à celles de l’OCDE. Les deux hypothèses supplémentaires vont se traduire ceteris paribus par une mesure de surmortalité plus faible par les données OWiD que par celles de l’OCDE. Pour un échantillon de pays de l’UE comparable, la minoration de la surmortalité par l’OWiD peut être conséquente (jusqu’à 50 % pour l’Allemagne et 33 % pour la France) tandis qu’à la fois d’importantes majorations (Suède, Lettonie et Lituanie) ou minorations (Danemark) peuvent apparaître pour les pays nord-Scandinaves.

Bien que fournissant probablement une fourchette haute de la surmortalité imputable à la Covid-19, les données d’Eurostat nous semblent les moins discutables.

1 Les trois bases sont librement accessibles en ligne.

2 Quatre mois d’espérance de vie ont été perdues, en moyenne, dans l’UE27 entre 2014 et 2015.


[1] Les données de cas et de morts de la Covid-19 ainsi que celles de vaccinations proviennent d’OWiD. Les mesures de surmortalité proviennent d’Eurostat (voir encadré).

[2] Les estimations concurrentes de surmortalité (voir encadré) montrent que, dans tous les cas, l’excès de surmortalité s’établit à plus de 150 000 personnes à la fois en Pologne et en Italie.

[3] Sont considérées ici uniquement les dépenses de santé au titre de l’assurance publique et obligatoire. L’évaluation est en parité de pouvoir d’achat de façon à tenir compte des différentiels de prix entre les pays. Source : Eurostat.

[4] Source : Eurostat.




L’économie européenne sous présidence française

par Jérôme Creel

La nouvelle édition de L’économie européenne 2022 se concentre cette année sur les enjeux de l’après-crise de la Covid-19 pour le fonctionnement de l’Union européenne et principalement sur les questions budgétaires et monétaires. Elle éclaire ainsi quelques-uns des projets annoncés fin 2021 pour la présidence française du Conseil de l’Union européenne.

Depuis le 1er janvier 2022, la France a pris la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne pour un semestre. À ce titre, la France va établir les objectifs à long terme de l’Union européenne et élaborer un programme définissant les thèmes et les grandes questions qui seront traités par le Conseil. Elle ne le fera cependant pas seule et pas seulement pour six mois car la règle en vigueur inscrite dans le Traité de Lisbonne depuis 2009 veut que chaque État membre présidant le Conseil de l’Union européenne établisse ses objectifs et le programme avec les deux autres États qui le précéderont ou lui succéderont dans ce rôle. La France formera ainsi un trio avec la Tchéquie et la Suède. La continuité des travaux du Conseil est donc assurée sur des périodes successives de 18 mois.



Toujours depuis 2009 et le Traité de Lisbonne, la présidence du Conseil de l’Union européenne se distingue de la présidence permanente du Conseil européen dont le rôle est principalement d’ordre administratif (préparation des Conseils) ou de représentation (lors des sommets internationaux). La présidence du Conseil de l’Union européenne conserve un rôle d’impulsion des travaux législatifs du Conseil tandis qu’elle partage avec la présidence du Conseil européen un rôle d’intermédiaire et de producteur de consensus entre les États membres, objectif devenu de plus en plus complexe et donc crucial, à réaliser au fil des élargissements de l’Union européenne.

La présidence française a ceci de particulier qu’elle précédera une période de vacance d’une année d’un représentant de la zone euro à la présidence tournante. Cela n’est sans doute pas sans importance dans le choix de la France de certains grands chantiers de réforme pour le premier semestre 2022, notamment celui du cadre budgétaire européen.

Les priorités de la présidence française se reflètent dans la devise qu’elle a adoptée : « Relance, Puissance, Appartenance » : la relance pour permettre à l’Union européenne de réussir les transitions écologique et numérique ; la puissance pour défendre et promouvoir les valeurs et les intérêts des Européens ; et enfin l’appartenance par la culture, les valeurs et l’histoire commune. Dans son discours du 9 décembre 2021 en vue de présenter les priorités de la présidence française, le Président de la République française, Emmanuel Macron, a défini trois grands axes autour desquels s’articuleront les activités de la présidence : mettre en œuvre un agenda pour une souveraineté européenne, bâtir un nouveau modèle européen de croissance et créer une Europe à taille plus « humaine » dont le point d’orgue pourrait être la conclusion de la Conférence sur l’avenir de l’Europe en mai 2022.

La défense de la souveraineté européenne consistera à maîtriser les frontières en poursuivant trois axes : la gestion des flux migratoires, la politique de défense et la stabilité et la prospérité du voisinage direct de l’Union européenne. La gestion des flux migratoires passera par un pilotage politique plus régulier de l’espace Schengen de libre circulation des personnes et par une meilleure organisation des flux migratoires extra-européens, notamment par l’harmonisation des règles en matière d’asile ou d’accompagnement des réfugiés ou des migrants. Sur les questions de défense, devenues sans doute plus urgentes après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la présidence française ambitionne de présenter l’état des menaces stratégiques qui pèsent sur l’Union européenne et d’aboutir, après les travaux menés depuis la présidence allemande notamment, à la définition d’une souveraineté stratégique européenne. Pour assurer une meilleure stabilité de son voisinage direct, principalement l’Afrique et les Balkans, la présidence française vise à intensifier les investissements européens, y compris dans les domaines de l’éducation, de la santé et du climat.

Du côté de l’agenda de croissance, la France poursuit les ambitions de la Commission européenne présidée par Ursula von der Leyen en faveur de la transition vers une économie bas carbone et vers la digitalisation et la création d’un marché unique du numérique. Pour cela, la présidence française souhaite parachever l’union bancaire et l’union des marchés de capitaux. Elle envisage également que les règles budgétaires européennes accordent la priorité aux investissements nécessaires à l’achèvement de cette double transition. La présidence française souhaite aussi améliorer l’équilibre entre ambition climatique, justice sociale et maintien de la compétitivité. Pour cela, elle espère la mise en place du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières et l’adoption de clauses de réciprocité (ou clauses miroirs) dans les exigences environnementales et sociales des futurs accords commerciaux. Enfin, la France veut contribuer à la création de « bons emplois », qualifiés, de qualité et mieux rémunérés. Sur le plan européen, cela passera par l’adoption des directives sur le salaire minimum en Europe et sur la transparence salariale pour renforcer l’égalité entre les femmes et les hommes.

L’ouvrage L’économie européenne 2022, s’il cherche à analyser en priorité les enjeux de l’après-crise de la Covid-19 pour le fonctionnement de l’Union européenne, et principalement les débats budgétaires et monétaires qu’ils soulèvent, éclaire également certains projets de la présidence française du Conseil de l’Union européenne.

L’ouvrage présente tout d’abord un état des lieux conjoncturel de la zone euro. Coordonné par Christophe Blot, le chapitre expose les conditions de la reprise économique en 2022, notamment le maintien de conditions monétaires souples et le renoncement à l’austérité budgétaire précoce dans un contexte sanitaire en voie d’amélioration. L’incertitude prévaut cependant quant à l’intensité de la reprise attendue, et ce d’autant plus désormais qu’à la crise sanitaire succède une crise géopolitique majeure sur le continent européen.

L’ouvrage dresse ensuite un premier bilan du nouvel outil de gestion Next Generation EU (par Caroline Bozou, Jérôme Creel et Francesco Saraceno). Ce programme européen est dédié à la reprise et à la résilience après la crise de la Covid-19. Le chapitre présente les différentes innovations du programme, ses effets économiques attendus et les conséquences qu’elles pourraient avoir sur l’intégration budgétaire future des États membres.

Le chapitre suivant (par Christophe Blot, Caroline Bozou et Jérôme Creel) revient sur la révision stratégique de la Banque centrale européenne intervenue en juillet 2021. Le chapitre discute des raisons qui doivent inciter les banques centrales à revoir leur stratégie de politique monétaire à intervalles réguliers. Il présente ensuite les différents éléments de cette révision en mettant l’accent sur la définition de la cible d’inflation avant d’exposer des stratégies de révision alternatives qui tolèreraient des écarts plus durables et plus importants de l’inflation à sa cible.

Le quatrième chapitre (par Lucrezia Reichlin, Giovanni Ricco et Matthieu Tarbé) s’interroge sur la nature des relations entre politique monétaire et politique budgétaire : complémentaires afin de poursuivre les mêmes objectifs ou substituables car poursuivant des objectifs distincts ? Dans le premier cas, le besoin de coordination est généralement moins grand que dans le second. Le chapitre montre qu’avec l’avènement des politiques monétaires non conventionnelles, les besoins de coordination se sont plutôt renforcés, un point à garder à l’esprit dans les réformes à venir du cadre budgétaire européen.

Les deux chapitres qui suivent (l’un par Jérôme Creel et Xavier Ragot, l’autre par Xavier Timbeau) reviennent sur plusieurs changements structurels qui modifient la réflexion sur les règles budgétaires européennes : la montée importante des dettes publiques nationales, les charges d’intérêt au plus bas et l’émission d’une dette européenne commune. Le premier des deux chapitres expose les nombreuses propositions de réforme. Dans ce contexte inédit, deux voies de réforme du cadre budgétaire européen semblent souhaitables : l’une, radicale, avec le passage d’une coordination par des critères numériques à une coordination politique des politiques budgétaires, et l’autre, plus incrémentale, avec des règles assouplies associées à la pérennisation de NGEU. Le deuxième chapitre utilise la modélisation Debtwatch pour quantifier l’impact de différents scénarios de réduction des dettes publiques en Europe. La réduction des dettes imposerait à une bonne partie des États membres de la zone euro une austérité longue et peu compatible avec les autres objectifs à moyen et long terme, et ce sans gain économique véritable par ailleurs.

Le septième chapitre (par Catherine Mathieu) présente un bilan de l’application de l’accord du 24 décembre 2020 entre le Royaume-Uni et l’Union européenne sur le commerce de marchandises, la pêche, les services financiers, et l’Irlande du Nord. Les indicateurs suggèrent que le Brexit a eu un impact sur l’économie britannique qui reste cependant difficile à distinguer de celui du choc provoqué par la crise sanitaire.

Enfin, le dernier chapitre (par Tom Bauler, Vincent Calay, Aurore Fransolet, Mélanie Joseph, Eloi Laurent et Isabelle Reginster) expose les enjeux et les défis de la « transition juste » en Europe en proposant une définition claire et opérationnelle de cette notion. Il en explore ensuite les voies d’opérationnalisation au niveau politique. Enfin, il propose l’ébauche de tableaux de bord utiles à la mise en place d’une action publique dédiée aux objectifs de transition juste.

Le présent ouvrage ne traite pas de l’ensemble des grands axes de la présidence française du Conseil de l’Union européenne mais les lecteurs intéressés pourront toujours utilement se reporter aux éditions précédentes qui livrent des analyses toujours d’actualité sur certains d’entre eux. Je pense notamment aux chapitres sur « L’Europe au défi de la nouvelle immigration » (par Grégory Verdugo), sur « L’Europe face aux défis numériques » (par Cyrielle Gaglio et Sarah Guillou) et sur les « Marché(s) du travail : à la recherche du modèle européen » (par Éric Heyer et Pierre Madec) de l’édition de 2019, à ceux sur « La dette climatique en Europe » (par Paul Malliet et Xavier Timbeau) et sur « Polarisation et genre sur le marché du travail » (par Guillaume Allègre et Grégory Verdugo) de l’édition de 2020, ou encore à celui sur « Le Green Deal européen : juste une stratégie de croissance ou une vraie transition juste ? » (par Éloi Laurent) de l’édition de 2021.

Le présent ouvrage partage ainsi avec son objet, l’économie européenne, une dimension de continuité et de longue haleine.